Lecture des mémoires des Souvenirs de la Guerre d'Espagne de Fée
 
Fée obtient une commission de pharmacien militaire pour échapper à la conscription. Piqué par la curiosité, il part en Espagne le coeur léger. Cependant, un officier qu'il rencontre sur la route, Chabrier, lui dépeint le pays où ils se rendent sous des couleurs rien moins qu'engageantes. Les Pyrénées atteintes, nos hommes se joignent à un convoi en partance pour Madrid. Les armes des officiers de santé ne sont que des armes de parade qui seraient de peu d'utilité en cas d'attaque. Le convoi, lourdement chargé en argent et en munitions, est accompagné de bataillons de marche, une véritable cohue où toutes les armes se trouvent.  

Après Saint-Jean de Luz, il franchit la Bidassoa, près de l'île aux Faisans, puis passe par Irun, Hernani, Tolosa, Alegria, Villafranca, Villaréal, qui grouille de troupes, ce qui pousse quelques imprudents à pousser jusqu'à Ansuola. Mal leur en prend; ils ne tardent pas à traverser le lieux d'un affrontement récent où il n'est pas nécessaire de gratter longtemps la terre pour découvrir les cadavres de soldats français sommairement inhumés; de quoi refroidir l'ardeur du petits groupe d'isolés qui se hâtent de rejoindre le village; ils y sont accueillis avec une évidente mauvaise volonté et non sans menace; la nuit se passe dans l'inquiétude; heureusement, le convoi arrive au matin: c'est la délivrance! L'alcade d'Ansuola avait envoyé un émissaire à Villaréal pour prévenir du danger couru par une poignée de Français dans une région infestée de guérillas, ce geste étant aussi une sauvegarde pour ses administrés vis-à-vis de l'armée française.  

A Vitoria, Fée noue un début d'intrigue amoureuse avec la fille de son logeur, Casilda, qui lui offre un souvenir. Puis on traverse Miranda, sur l'Ebre, et le défilé de Pancorbo, où de nombreux soldats périrent sous les coups des guérilleros, (malheur à ceux qui, comme en Arabie, s'écartent de la caravane!). Avant d'arriver à Briviesca, alors que tout le monde se sent en sécurité, une multitude d'hommes armés gesticulant descend en désordre d'une montagne; Chabrier invite Fée à se servir de ses pistolets pour ne pas tomber vivant entre leurs mains! Les femmes du convois sont au désespoir; les soldats organisent la défense tant bien que mal; quelques coups de feu sont tirés; tout se termine bien grâce à l'arrivée d'une unité de cavalerie impériale qui disperse les assaillants. Burgos a beaucoup souffert du passage des Français; la population y vit misérablement. Torquemada a été réduite en cendres pour avoir brûlé en effigie l'Empereur sur une place publique. Dueñas offre un bon exemple de la saleté castillane. Les clochers et les grands édifices de Valladolid se voient de loin; la ville est encore emplie des souvenirs de l'Inquisition; Fée y assiste à l'exécution par le garrot de quatre criminels accompagnés de religieux qui font la quête parmi la foule pour le salut de l'âme des condamnés.  

Les bourgades de Valdesillas, Olmedo, Santa Maria de Neva sont alors des places de guerre où il est devenu difficile de se nourrir compte tenu de la relative stérilité des environs. Deux jours plus tôt, des dragons sont tombés dans une embuscade où plusieurs ont trouvé la mort. Le convoi croise des prisonniers de la bataille d'Ocaña qui vient d'ouvrir aux Français la porte de l'Andalousie; ceux qui ne peuvent pas suivre sont impitoyablement fusillés. Ségovie possède une belle cathédrale, un alcazar et un aqueduc romain attribué à Trajan; de là, on voit le Guadarrama recouvert de neige. La montagne est franchie sans difficulté. On passe près de l'Escurial. On bivouaque au milieu des ruines de Galapagar dont il ne reste que l'église dont le clocher sert de tour de guet à une petite garnison qui se réfugie dans un blockhaus dès que la sentinelle frappe sur la cloche. Le 24 décembre 1809, après 25 jours de voyage, le convoi entre dans Madrid où il se dissout.  

Le pharmacien en chef de l'armée, Laubert, met Fée en disponibilité au quartier général. Notre apothicaire en profite pour visiter la capitale espagnole. Il est logé Calle des los Remedios, ce qui n'est pas mal pour un pharmacien, chez doña Juana Echevaria, mère de deux filles; le jeune homme y est bientôt entouré d'un essaim de jeunes filles qui s'ingénient à lui apprendre l'espagnol; il y rencontre aussi un autre jeune pharmacien avec lequel il se lie, Devergie. Il reçoit l'ordre de partir pour l'Andalousie et se met en route le 11 janvier 1810 pour rejoindre le 1er corps. La victoire d'Ocaña a rendu les routes relativement sûres et une faible escorte suffit. Au pont de Tolède, il ne manque qu'une rivière! On traverse une région quasi désertique au pas lent des voitures tirées par des boeufs. Avant d'arriver à Almagro, Fée est témoin de l'intempérance des soldats où il voit une cause de désorganisation de l'armée.  

Le convoi fait halte aux approches des la Sierra-Morena dont les 1er, 4ème et 5ème corps d'armée sont en train de forcer le passage. Le franchissement de la montagne s'effectue péniblement sous la neige. DE l'autre côté, vers la Carolina, c'est déjà le printemps. Mais les habitants ont fui et l'armée s'est abattu sur la région comme une nuée de sauterelles, tout est dévasté. Le passage sur le champ de bataille est l'occasion de réflexions amères sur la conduite de Dupont à Baylen. A Andujar, Fée est rattaché à la 3ème division commandée par le général Villatte. Il part pour Cordoue, ancienne ville maure qui vient de recevoir en grande pompe le roi Joseph. On passe ensuite par Carlotta, Ecija, où il fait si chaud que l'on appelle cette ville la poêle à frire d'Andalousie, à Luisiana, une petite colonie allemande, à Carmona, à Alcala de Guadayra, qui s'appelle aussi Alcala des boulangers d'où l'on aperçoit Séville.  

Les habitants de la grande cité andalouse font mine de vouloir se défendre. L'armée couche sous ses murs, prête à donner l'assaut. Fée dort mal incommodé par l'odeur énervante du safran. Au matin, la ville se rend sans combattre et le roi Joseph y fait une entrée triomphale d'où il repart trôner à Madrid. Le 1er corps ne reste pas longtemps à Séville. Pourtant, l'armée n'a pas fait assez diligence pour empêcher les Espagnols de se réorganiser et de s'approvisionner à Cadix. Fée se rend à Xérès, puis de là à Chiclana, d'où l'on entend gronder le canon de Cadix assiégée par Victor. La flotte anglaise couvre la mer et bombarde les lieux tenus par les Français; des éclats de pierre endommagent la maison du pharmacien espagnol qui loge Fée à Puerto-Real.  

A Chiclana, quartier général de Victor, Fée est logé chez l'alcade dont les filles, apeurées, se sont déguisées en cendrillons pour éviter les assauts de la galanterie française. La famille est patriote, ce qui n'empêchera pas une des filles de se marier avec un capitaine français! Pendant que les fantassins remue la terre pour les travaux du siège, la cavalerie bat la campagne pour fourrager. De nombreux habitants ont fui et la physionomie du pays, où s'installent les baraquements de la troupe, change prodigieusement. Le feu de l'ennemi, les épidémies et même le suicide déciment l'armée. Les moustiques sont nombreux et un vent torride venu d'Afrique, le solano, souffle le crime, les maladies, la licence et la mort; on ne peut s'en prémunir qu'en tenant tout fermé et en arrosant le sol et les murs des pièces. Fée visite ses amis, non sans risquer de se perdre où de tomber sur des guérillas; il s'initie à la pêche au thon, nourriture jouant un rôle important dans l'alimentation des Espagnols et, en compagnie de ses amis, se fait même interpréter des chants patriotiques espagnols par doña Maria, une de ses gracieuses hôtesses!  

Avant la guerre, Napoléon était adoré par les Espagnols qui attendaient de lui qu'il les délivre de Godoy, Premier ministre détesté. Le peuple espagnol faisait même brûler des bougies devant les effigies de Napoléon. L'invasion changea cette adulation en haine. Une tempête jette des navires anglais sur la côte; Les épaves sont pillées et les officiers français s'emparent des chargements de tissus qu'ils contenaient pour le vendre à leur profit, d'où l'expression de vent de percale que l'on donnera à cette tempête. Après la bataille de Chiclana, notre apothicaire observe que: "A la fin de la journée, le chirurgien qui a opéré, le pharmacien qui l'a secondé, sont étonnés de se sentir encore debout. Tout ce qu'ils ont vu de brisures et de mutilations les fait douter de leurs propres organes. Après avoir vu tomber les hommes sous le fer, comme l'herbe des prairies sous la faux, ou comme les épis sous la faucille, il leur semble qu'ils ne sont plus composés que de parties molles et sans consistance, incapables de résister au moindre choc." 

A Xérès, on ne peut pas s'éloigner sans danger des portes de la ville. Des cavaliers espagnols munis d'un crochet de fer vienne même jeter le grappin sur les sentinelles françaises qu'ils traînent derrière leur cheval jusqu'à ce qu'elle soit en pièce lorsqu'ils ont la chance d'en crocheter une. Un Espagnol, pourtant très patriote, protège une bibliothèque d'ouvrages français. Naudet, un officier lettré avec qui Fée se lie, serait le véritable auteur des mémoires de Soult. Le capitaine de cet officier est conduit à épouser une Espagnole après être tombé de la fenêtre où il lui faisait la cour. A Séville, la population semble s'accommoder de l'occupation française et on y est aussi tranquille que dans une ville française. Les officiers de santé touchent rarement leur solde et s'aident mutuellement. Un dernier autodafé de sorcière est encore dans toutes les mémoires: il s'agissait d'une femme brûlée vive pour avoir été soupçonnée de pondre des oeufs! L'ancien palais de l'Inquisition est devenu le siège d'une loge maçonnique et l'initiation y a lieu dans les souterrains encore emplis d'instruments de torture. Soult donne de nombreuses réceptions très suivies où il prend des airs de Napoléon. 

L'Andalousie est une région très fertile, au climat favorable. Elle aurait donc pu facilement nourrir le surcroît de population que représentaient les 70000 hommes de l'armée française. Malheureusement, le gaspillage régnait; la discipline se relâchait; les officiers, qui avaient beaucoup à se reprocher, n'osaient plus faire preuve de sévérité à l'encontre des soldats. Le mauvais exemple venait d'ailleurs du sommet. La conséquence fut une affreuse disette qui fit périr des centaines d'Espagnols et réduisit l'armée à la demi-ration, les soldats facétieux disait que le maréchal Soult forçait l'admiration! Soult disposait pourtant de tous les pouvoirs. Il se comportait en véritable vice-roi, s'entourant d'une cour et traitant de haut ses subalternes. Il poussa le général Godinot à se suicider en lui adressant des reproches d'un ton excessif. 

Pendant l'absence de l'armée, qui se porta trop tard au secours de Badajoz, les Français se réfugièrent à la Chartreuse. Pourtant, malgré l'apparition des Espagnols insurgés, la ville resta calme et aucun Français ne fut molesté. La défaite des Arapiles obligea l'armée à évacuer l'Andalousie. Les adieux de Soult aux Sévillans furent l'occasion d'un festin fastueux accompagnés d'illuminations et de feux d'artifice où fut employée toute la poudre qui ne pouvait pas être emportée. Beaucoup d'habitants paraissaient regretter le départ des Français et redouter le retour de leurs compatriotes. Beaucoup de coeurs aussi étaient brisés et de beaux yeux noirs emplis de larmes. Quelques soldats français furent pris et dépouillés par les Anglo-Espagnols; les Sévillans leur fournirent des habits et des secours en argent. 

Le convoi qui quitte Séville est immense. Les Afrancesados, qui redoutent les représailles de leurs compatriotes, en prennent la tête. Soult contraint les propriétaires des voitures, qui font preuve d'un égoïsme incroyable, à convoyer les malades et les blessés. Ils disparaîtront à l'aube du second jour sans que l'on sache ce qu'ils sont devenus! Le convoi avance lentement, sous une chaleur torride, sans avoir pour se désaltérer d'autre boisson que l'eau de quelques mares fétides. A l'étape de Marchena, Fée, harassé, dort si bien qu'il ne se réveille qu'après le départ du convoi. Seul au milieu des Espagnols, il n'en mène pas large. Il est sauvé de ce mauvais pas par son hôte qui le présente à ses persécuteurs potentiels comme un bon chrétien. Il sort du village au galop sous une grêle de pierres que lui lancent des galopins. 

Notre apothicaire est séduit par les environs de Grenade, où l'on trouve toute l'année à profusion fruits et fleurs en même temps, sous un climat tempéré et dans un environnement de montagnes enneigées. Il admire les monuments de l'époque des Maures mais se montre critique à l'égard des Espagnols dont les constructions ont défiguré la ville. En revanche, l'occupation française lui a été plutôt bénéfique. Le séjour dans ce lieu paradisiaque dure peu et la marche de l'armée reprend, accompagnée par les Espagnols insurgés de Ballesteros qui la suivent de loin sans oser l'attaquer. On traverse des régions désertiques couvertes d'une herbe sèche à laquelle les soldats mettent le feu ce qui oblige les bivouacs à se déplacer. Un soldats, parti en maraude, manque être écharpé par des villageois; il ne s'en sort, tout contusionné, que grâce à l'intervention du prêtre du village.  

Une nuit, Fée découvre le cadavre d'un vieillard dans le lit où il s'apprêtait à coucher dans une maison abandonnée d'un village déserté par ses habitants. La région des rizières, que notre mémorialiste voit pour la première fois, est ravagée par une épidémie de fièvre jaune. On interdit aux soldats d'entrer dans les villes de peur que l'épidémie ne gagne l'armée; interdiction qui s'avère vaine: des pillards, soldats mais aussi officiers, passent outre et paient cette désobéissance de leur vie. Fée, sans le savoir, se couche dans une grange où l'on entasse les pestiférés; heureusement, il est tiré du sommeil par un soldat qui le met au courant; il ne se le fait pas répéter deux fois et détale; il sera harcelé pendant des jours par la crainte de tomber malade! Enfin, la jonction de l'armée du midi avec l'armée d'Aragon s'effectue à Jaca. Les soldats de Soult font piètre figure à côté de ceux de Suchet; ce dernier a maintenu les discipline et ses soldats, bien nourris et correctement vêtus, font bonne mine à côtés de leurs camarades d'Andalousie hâves et en guenilles. Suchet est un bon soldat doublé d'un administrateur remarquable. 

A Almanza, les pharmaciens font l'apprentissage de la misère. Les gros bonnets, ou ceux qui se croient tels, accaparent les meilleurs logements. Les distributions de vivres sont très irrégulières. Les officiers de santé passent en dernier. Ils sont méprisés de la troupe qui les assimile aux administratifs honnis. On ne se souvient d'eux qu'à l'heure du péril et des blessures. Heureusement, les officiers de santé se serrent les coudes. Ils en sont réduits à manger des topinambours qui poussent à côté d'un cimetière, racines qui les rendent malades. Fée finit par découvrir un champ de pommes de terre, mais ils est vite dévalisé par les soldats. C'est à proximité d'Almanza que le duc de Berwick battit les armées anglaises, portugaises et espagnoles, victoire qui assura le trône à Philippe V petit-fils de Louis XIV. Le roi Joseph et le maréchal Suchet confèrent avec le maréchal Soult et la décision est prise de marcher sur les Anglais qui sont à Madrid. L'armée reprend aussitôt de la vigueur. 

Près de Chinchilla, la foudre tombe sur un donjon escarpé que les Espagnols voulaient défendre; ils y voient la main de Dieu et se rendent. La traversée de la Manche, région désolée, est une succession monotone de désolations. L'armée anglaise se retire sans combattre. On atteint Aranjuez qui a été dévasté par le passage des soldats. On y a brûlé en une nuit pour plus d'un demi-million de francs de quinquina gris de Loxa; les belles glaces du château sont brisées, des pianos ont servi de bois de chauffage et livres et tableaux n'ont pas été mieux traités. Il est de plus en plus difficile de se loger et de se nourrir sur une terre ruinée. Et la pluie se met de la partie. L'armée est mal équipée pour se défendre contre les rigueurs du climat; l'habillement des officiers de santé est un non sens et, sans la solidarité qui les unit, ils ne pourraient pas résister. Les traces du passage de l'armée en retraite sont partout visibles. Dans un couvent, on prétend ne plus rien avoir à donner; mais un soldat entend des grognements derrière une porte récemment murée; il la défonce et tombe sur une véritable basse-cour qui ne fera pas long feu et dont les Français se régaleront pour le plus grand déplaisir des moines. 

Près du Rio Tormès, Fée et ses amis ont la bonne fortune de se loger dans une maison. Ils n'y restent pas longtemps car des soldats viennent en enlever les poutres pour faire du feu et les pharmaciens doivent s'éclipser sous une grêle de tuiles. Les villages sont ainsi complètement détruits pour alimenter les bivouacs. Le 13 novembre, l'armée se présente devant Alba de Tormès où Wellington venant de Burgos a fait sa jonction avec Hill retraitant de Madrid. On espère une bataille décisive où l'on espère se venger de la défaite des Arapiles, qui ne sont pas loin. Elle n'aura pas lieu à cause du mauvais temps. La rencontre se soldera par la prise de Lord Paget et de quelques officiers supérieurs mais Wellington pourra regagner son sanctuaire portugais. L'armée, dépourvue de tout, en est réduite à se nourrir de glands doux.  

L'ordre arrive de se diriger sur Salamanque, une ville universitaire réputée, qui contient surtout beaucoup d'édifices religieux mais qui, pour le moment, n'a presque plus ni moines ni étudiants. Les officiers de santé et leurs deux fourgons traversent le champ de bataille des Arapiles. Il neige et une mince couche de glace couvre le sol. La route a disparu sous la neige et nos hommes s'égarent. Un fourgon s'enlise. Fée garde le fourgon tandis que ses camarades partent chercher du secours. La nuit tombe; il éteint son feu pour ne pas attirer les guérillas et se couche à l'intérieur du fourgon; des voix le réveillent; il soulève le couvercle du fourgon et aperçoit un cavalier; craignant d'être découvert, il lui tire un coup de pistolet; tout le monde détale mais notre homme juge plus prudent de ne pas rester là; il sort de son fourgon et se réfugie avec son cheval dans un petit bois d'où il en tend rôder toute la nuit des Espagnols qui vouent les Français aux gémonies; le matin, il réussit à gagner, non sans difficulté, un village où il retrouve ses camarades. Le second fourgon s'est aussi enlisé et ils n'ont trouvé aucun secours pour le tirer de la boue. Ils tentent en vain de nouveaux efforts puis se rendent auprès du fourgon gardé par Fée; celui-ci est en morceau: les pillards ont bu, à leurs risques et périls, les potions alcoolisées qu'il contenait. On ne retire du naufrage que deux sacs de farine et une petite caisse de vin de Xérés. Ces maigres ressources sont précieuses; après quelques échanges, nos pharmaciens sont pourvus de farine et de viande de porc et de mouton, de quoi confectionner un bon repas arrosé de Xérès, qui changera des glands doux. Les reliefs seront donnés aux maîtres des lieux, de pauvres Espagnols qui n'ont visiblement pas aussi bien mangé depuis longtemps. 

A Piedrahita, le château du duc d'Albe est transformé en caserne. Soult s'émeut de la perte des deux caissons comme de sa première chemise; il y avait pourtant dedans des ingrédients bien utiles aux soldats en cas de blessure ou de maladie! Fée est saisi par la fièvre et doit être hospitalisé à Avila où il reçoit la visite de Broussais. Une fois éloignés les cauchemars de la fièvre, Fée se lie avec deux autres malades de l'hôpital, les numéros 8 et 12 et, comme il porte lui-même le numéro un, le trio forme le nombre 1812 millésime de l'année en cours. Dès qu'ils le peuvent, les nouveaux amis quittent leur chambre pour se livrer à des promenades. Avila est une ville fortifiée où naquit Sainte Thérèse, une mystique rapprochée de Saint Augustin par notre mémorialiste. La ville possède un quemadero où étaient brûlés les sorciers qui échappaient à celui de Valladolid. Au cours d'une sortie, Fée acquiert d'un paysan quelques pièces et médailles romaines que ce dernier a trouvé dans un vase d'argile. 

Début 1813, notre apothicaire, définitivement guéri, part pour Tolède rejoindre son unité. Chemin faisant, il note une coutume singulière bien digne des temps féodaux: une maison où le roi s'est logé est ornée de chaînes, symboles de la soumission, en mémoire de cet événement! Le retour de l'enfant prodigue est copieusement arrosé au cours d'un repas terminé par des bris d'assiettes et de verres. Tolède est une ville maure où le culte chrétien subsiste sous une forme altéré: le rite mozarabe. La ville comporte de nombreux monuments où les vainqueurs se sont servis sans vergogne; le narrateur ne cite personne, mais tout le monde reconnaîtra Soult, grand amateur de peinture! L'armée du midi apprend dans cette ville le désastre de Russie. Elle est affaiblie par des détachements dirigés vers le nord; Soult lui-même part rejoindre l'Empereur et l'armée du midi passe sous les ordres direct du roi Joseph et de son chef d'état-major, le maréchal Jourdan. Fée, qui ne supporte pas l'inaction, demande à changer d'affectation et part pour Cuenca en compagnie de la 2ème division de dragons. 

La route s'effectue à travers la Manche, déjà bien connue. Au gîte, on ne trouve généralement qu'un aubergiste obséquieux et rien à manger; il ne reste à ce dernier que l'envie d'avoir! Le soldat qui sert de domestique à notre apothicaire lui accommode un jour une soupe au lièvre. Cuenca est l'une des villes les plus pittoresque d'Espagne, perchée sur une montagne abrupte coupée par une faille profonde où coule un torrent tumultueux surmonté de ponts vertigineux. La ville est entourée de hautes murailles percées de six portes. Fée ne reste à Cuenca que trois ou quatre jours. Sa division traverse à nouveau la Manche pour se porter vers la Nouvelle Castille. A Tomelloso, il est pris pour le fils du seigneur du lieu, le jeune comte de Cerbera. Ses dénégations ne parviennent pas à convaincre ses interlocuteurs qui pense qu'il refuse de reconnaître ses origines parce qu'il sert le roi intrus. Ils l'invitent même à changer de camp et, malgré son refus, ils le comblent de prévenances et de cadeaux.  

La division passe ensuite à Toboso, patrie de Dulcinée, puis à Ocaña, où se livra la bataille qui ouvrit la porte de l'Andalousie aux Français; la ville est détruite et ses habitants survivent comme ils peuvent. L'oisiveté pousse Fée au jeu où il perd, s'endette puis gagne à nouveau de quoi rembourser ses dettes; cela lui servira de leçon. Une partie de la division loge ensuite à Aranjuez encore admirable malgré les destructions. Puis la division se rapproche de Madrid au mois de mars. Les domestiques, restés en arrière, sont attaqués par des voleurs. Dans la capitale, Fée se rend chez sa logeuse de 1809 où il est bien reçu. La tristesse et la préoccupation se lisent dans la ville sur les visages. Au bout de huit jours, l'officier de santé rejoint sa division en marche sur Toro. On est en avril et le temps est beau. En avançant vers l'Escurial, la troupe essuie des coups de feu et le général ordonne de serrer les rangs. On passe à la Venta de Saint Raphaël, dont le propriétaire sert les Français et leurs adversaires avec le même enthousiasme.  

Sur la route de Salamanque, Fée rencontre un de ses compagnons d'Avila; il a pris du galons et va partir pour le nord, c'est-à-dire l'Allemagne; c'est l'occasion pour Fée de glisser un aparté sur l'insensibilité des officiers qui attendent l'avancement de la mort de leurs supérieurs; il ajoute que la  croix d'honneur est préférée aux galons car l'Empereur ne la distribue qu'avec parcimonie. Après avoir quitté la route de Salamanque et pris celle de Zamora, la division passe à Medina del Campo qui se trouve dans un territoire humide et malsain. Près de Las Siete Iglesias, qui ne compte qu'une église, les membres momifiés d'un condamné à mort sont exposés attachés à des poteaux pour dissuader les imitateurs potentiels. Puis, c'est Tordesillas, une ville assez considérable, encombrée de troupes. 

A Toro, Fée est logé chez un barbier qui remplit aussi les offices de médecin, de chirurgien, de dentiste et d'accoucheur; il dispose de trois pièces chacune, pourvue du matériel et de la solennité nécessaire, étant réservée à l'exercice d'un des métiers de ce Figaro à usages multiples qui prend l'habit et les manières de l'emploi, chaque fois qu'il change de pièce et de profession. Ensuite, Fée loge chez un notaire âgé marié à un tendron qu'il séquestre par jalousie. Ce dernier demande à notre apothicaire s'il est exact que les Juifs sont faits comme les autres hommes et si les francs-maçons tuent des nouveaux nés lors de leurs cérémonies! Le séjour à Toro est l'occasion d'une charge contre les cérémonies religieuses espagnoles qui tiennent autant de la mascarade que de la dévotion. 

Wellington étant entré en campagne, le 28 mai 1813 la division de dragons à laquelle Fée appartient marche en avant. L'armée française souffre d'une infériorité numérique importante; elle compte à peine 75000 hommes dispersés contre 125000 soldats alliés. Les dragons se rendent à Zamora où une partir de l'armée alliée effectue une démonstration pour donner le change tandis que le reste se dirige vers le nord pour tourner les troupes françaises. Il ne s'agit pas pour les dragons français de prendre l'offensive mais simplement de résister pour permettre à l'armée de se concentrer.  

C'est à Zamora que le Cid tenta en vain de se montrer infidèle à Chimène. Fée loge chez un chanoine qui n'aime pas les Français mais redoute encore plus le retour prochain de Ferdinand. Sous la pression des alliés portugais, les Français rétrogradent sur Toro. Chemin faisant, un soldat met le feu à la maison où a été logé Fée et se réjouit du spectacle des flammes dansant dans la nuit! L'armée se dirige ensuite sur Burgos. La ville semblait se refaire, mais ce n'était que reculer pour mieux sauter. La destruction du fort et des munitions qu'il contient est décidée; la charge est mal calculée et les débris tombent aux alentours écrasant civils espagnols et soldats français sans discrimination; l'impéritie des dirigeants de l'armée est manifeste et elle laisse mal augurer de la suite des événements. 

A Vitoria, Fée entend les sons émouvants d'un piano qui lui rappelle la France. Il retrouve ses anciens logeurs. Le scapulaire que lui a remis la jeune fille lui a porté chance. La bataille se déroule comme il fallait s'y attendre. Les ponts n'ont pas été détruits ce qui facilite l'approche de l'ennemi. L'armée française est mal positionnée et un amoncellement de voitures est de civils derrière elle l'empêche de manoeuvrer. Les dragons, placés à l'extrême droite du dispositif, font ce qu'ils peuvent. Fée est même entraîné par son cheval, qui suit les autres, dans une charge. Mais la pression est trop forte; il faut reculer et se frayer un passage entre les voitures et les civils apeurés; c'est la débandade. Chacun fuit comme il peut à travers les montagnes en direction de Pampelune au milieu des cris des civils que les cavaliers anglais sabrent. Fée, dont le cheval est blessé, parvient non sans mal à franchir un fossé boueux dans lequel pataugent d'autres cavaliers. Heureusement, les alliés, attirés par le butin des voitures, ne poursuivent pas l'armée qui bivouaque sur les hauteurs illuminées par les feux de camp, civils aux vêtements déchirés, hommes, femmes et enfants, pêle-mêle avec les soldats. 

La retraite se poursuit dans une misère absolue. Les femmes espagnoles, qui redoutent le sort que leurs compatriotes leur réservent, sont les plus à plaindre. Dans un village, Fée tente en vain de s'opposer au pillage de son hôte qui ne s'attendait pas à la visite des soldats français en fuite; sa cave est mise à sac et le vin se répand à flots sur le sol. Les portes de Pampelune sont fermées à l'armée de peur des exactions et elle n'a pas d'autres ressources que de se diriger vers la frontière française. Les officiers n'exercent plus aucune autorité. Fée parvient à pénétrer dans la cité où il se fait voler ses bagages par des soldats allemands. Il demande justice au gouverneur de la place qui l'envoie au diable: il a d'autres chats à fouetter, il faut organiser les défenses de la ville qui va être assiégée. La démarche de notre mémorialiste intimide néanmoins les malandrins qui rendent les bagages à son domestique. Fée se dirige ensuite vers Le Bourguet, où il essaie en vain de soustraire de pauvres filles à la convoitise lubrique de soldats qui le mettent en joue et où son domestique le régale avec la chair gélatineuse d'un cochon de lait crevé. 

 Puis on passe par la vallée de Roncevaux. Une partie des fuyards vient s'entasser sur une corniche sans issue d'où elle descend dans un profond cul-de-sac d'où Fée ne se tire qu'avec beaucoup de peine en montant une pente rocailleuse menacé de coups de fusils par les soldats restés dessous lesquels reçoivent sur la tête les pierres que lui et son cheval tenu par la bride font rouler. Un mulet tombe dans un précipice avec sa charge, se remet sur ses pieds au fond près du ruisseau et se met à brouter comme si rien ne lui été arrivé! Enfin, notre apothicaire atteint un poteau sur lequel est écrit: "Respect aux propriétés; territoire de l'Empire. Tout maraudeur sera puni de mort." Il pleure de joie en s'asseyant sur la terre de France. 

Fée arrive à Saint-Jean-Pied-de-Port où il apprend que sa division de dragons est déjà passée. Il se lance sur ses traces jalonnées de cadavres de chevaux. Perdu seul sous la pluie, il demande l'hospitalité dans une ferme où il est bien accueilli par des Basques avec qui il converse par le truchement d'une femme qui parle français. Ses hôtes redoutent une invasion; il les rassure en affirmant que les Pyrénées sont infranchissables tant que Pampelune est aux mains des Français, mais il n'y croit pas trop. On le sustente et on s'occupe de sa monture. Il savoure la joie de coucher dans un vrai lit mais le sommeil tarde à venir à cause d'un trop grand confort dont il est déshabitué. Il retrouve enfin ses camarades. Soult est de retour et il a réorganisé les débris de l'armée du midi, de l'armée du Portugal et de l'armée du centre pour former l'armée des Pyrénées qui compte guère plus de 60000 hommes avec un territoire immense à défendre face à des ennemis plus d'une fois et demi plus nombreux. Beaucoup de cadres sont en surnombre et Fée est mis en disponibilités. Il regagne ses foyers en attendant une nouvelle affectation. 

Suivent des réflexions sur la guerre d'Espagne très marquées par l'époque où elles ont été écrites et formulant souvent des observations sans doute justes mais déjà si amplement répétées qu'elles en sont presque devenues des lieux communs. L'intérêt en est donc réduit, à l'exception de quelques pensées personnelles. Fée estime, par exemple, que la France impériale n'avait pas à intervenir pour tirer l'Espagne de la décadence en précisant: "Quand une nation est malade, il faut la laisser se guérir seule", formule qui devrait être encore méditée de nos jours! Fée montre les avantages que possédaient les Anglais, bien renseignés par de nombreux espions, attaquant seulement là où ils pouvaient vaincre, et, en cas de nécessité, toujours à même de se retirer sur leurs bateaux, où ils étaient inexpugnables, bien nourris, toujours frais et disciplinés, par rapport aux Français, tenus sans cesse en haleine par les guérillas, fatigués, dépourvus de presque tout et indisciplinés. A la lumière des récits anglais, on trouve les différences quelque peu exagérées, même si elle ne sont pas totalement inexactes. En revanche, il met à juste titre en valeur les résultats obtenus par Suchet qui montrent que la soumission de l'Espagne n'aurait pas été impossible en employant des méthodes appropriées, en particulier en évitant de se conduire dans un pays considéré comme allié comme en pays ennemi. Il distingue deux catégories d'Afrencesados: ceux qui voulaient introduire en Espagne les réformes inspirées de la Révolution française, sous un prince espagnol de la famille royale, ce qui était une chimère, et ceux qui ne voyaient de salut pour leur pays que dans le changement de dynastie; on appelait ces derniers les Josefinos. Les premiers furent victimes de la restauration et les seconds finirent leur jour en exil en France. Les Français avaient donc des adhérents, si leurs adversaires, principalement le clergé qui craignait de perdre ses prérogatives, étaient les plus nombreux; la majorité du peuple était indifférente et il n'aurait pas été impossible de se l'attacher. La haine et la cruauté dont elle fit preuve à notre égard sont des traits du caractère espagnol qui s'exercèrent contre les soldats français comme il s'exercent contre les Espagnols eux-mêmes qui se méprisent et se détestent de région à région et s'entre-tuent au cours de fréquentes luttes civiles. Au début du soulèvement, ce sont d'ailleurs, à quelques exceptions près, des Espagnols qui en furent victimes: don Miguel de Saavedra et des notables à Valence, les gouverneurs de Cuenca et de Carthagène, celui de Malaga, coupé en morceaux brûlés sur la place publique, le corregidor de Jaen, le marquis de Solano en Andalousie et bien d'autres. L'Espagne devint un gouffre qui dévora les soldats français, sans espoir de solution, dans une lutte qui, sans l'intervention extérieure anglaise, eût pu devenir éternelle, les Espagnols se relevant toujours de leurs défaites et de leurs humiliations et les Français, désunis et éparpillés, se montrant incapables d'imposer leur loi partout. 

Suivent encore une série de notes explicatives écrites longtemps après les événements qui donnent des renseignements complémentaires sur les lieux et les personnages cités ainsi que sur leur évolution. On y apprend notamment que Laubert, un émigré napolitain, fut le véritable découvreur de la quinine, découverte améliorée par Pelletier, qui en tira le plus grand profit; que le neveu de Parmentier fut scié entre deux planches par les guérillas; que le cabinet d'histoire naturelle de Madrid était rempli de pièces sans intérêt qui tenaient plutôt de la fable que de la science (épée de Roland, casque d'Annibal, fer à cheval cassé en deux de la main du maréchal de Saxe...). Les victimes de Cabrera périrent surtout du fait de l'incurie de l'Administration espagnole, incapable d'assurer un approvisionnement régulier de l'île. Les glands doux fournissent une farine panifiable. Beaucoup d'Espagnols des classes cultivées adhérèrent à des loges maçonniques après l'entrée des Français dans leur pays. Une loge maçonnique était l'héritière de l'Ordre du Temple; le duc de Cossé-Brissace, égorgé à Versailles pendant la Révolution, en fut le Grand-Maître; des exilés de la Péninsule en firent partie, dont Llorente, évêque d'Oporto; le Grand-Maître, Fabré Pellaprat, fut inquiété sous la Restauration, mais il avait pris ses précautions et la police ne put rien découvrir. La défaite de Vitoria n'est pas due à l'accumulation des bagages mais à l'impéritie du commandement; mais cette accumulation rendit la défaite désastreuse; il y avait là, outre les fourgons de l'armée, les bagages des Afrancesados avec toute leur fortune et aussi ceux des Français vivant en Espagne qui fuyaient les représailles; c'était une cohue inimaginable; il aurait fallu s'en débarrasser en les poussant vers la France, mais on se conduisit comme si la victoire était assurée. En franchissant la frontière des Pyrénées, beaucoup de soldats français se réjouirent non pas de combattre pour leur pays mais plutôt de se trouver dans un pays neuf où il y aurait davantage de ressources à chaparder! Il était fréquent que beaucoup de vin était répandu et bu par le sol dans les caves visitées par les soldats; certains se noyèrent dans le vin versé; un cuirassier tomba même la tête la première dans une jarre sur laquelle il se penchait et périt dans cette grande amphore! En 1856, de nouveaux troubles sanguinaires agitèrent l'Espagne au nom du communisme et de la religion: on blessa l'alcade de Valencia et celui de Dueñas, la fille et la femme de l'alcade de Rioseco furent maltraitées et blessées par des émeutiers parmi lesquels se trouvaient de nombreuses femmes transformées en furies.

 

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