Phnom Penh le 11/12/1999

Chers amis,

Mon voyage au Cambodge est l'un des plus beaux et des plus intéressants que j'aie jamais fait. Bien sûr, les traces de la longue guerre et de la tragédie  subies par ce peuple sont encore bien visibles. On rencontre dans les rues de nombreux  mutilés qui ont sauté sur les mines vendues par les soins des pays riches. Mais il faut se souvenir qu'avant le conflit, le Cambodge ne comptait que 6 millions d'habitants. On ignore le nombre des morts causés par la guerre proprement dite. Pour ce qui concerne la période pendant laquelle le Cambodge fut sous administration khmère rouge, le nombre des victimes varie de 1 million (chiffre officiel de l'ONU) à 3 millions (chiffre avancé par les Cambodgiens). Suivant le nombre retenu, la population, lors de l'arrivée des troupes vietnamiennes, devait donc compter, un maximum de 3 à 5 millions de personnes. Or, cette population dépasse aujourd'hui les 11 millions. Elle est donc très jeune et, pour ceux qui ont aujourd'hui vingt ans ou moins et qui constituent la majorité de la population, les événements auxquels nous pensons inévitablement en évoquant le Cambodge sont de l'histoire ancienne.

Il est notoire, et je me le suis fait confirmer par mes interlocuteurs, que, sans le coup d'Etat pro-américain de Lon Nol, qui renversa le régime neutraliste du prince Sihanouk, les Khmers rouges n'auraient jamais eu la moindre chance de parvenir au pouvoir. Avant le coup d'Etat, une guérilla khmère rouge existait bien, mais ses membres étaient peu nombreux et elle végétait. Le coup d'Etat lui donna l'occasion de recruter massivement. En effet, il entraîna une insurrection générale du pays, à l'appel du prince chassé du pouvoir. Les paysans étaient très attachés à la monarchie et ils le sont encore. Ils rejoignirent en grand nombre les maquis qui existaient déjà, ceux des Khmers rouges. La population cambodgienne étant rurale à plus de 80%, on imagine aisément le potentiel révolutionnaire ainsi créé. Quand la guerre du Vietnam se termina, Lon Nol fut abandonné par ses alliés américains et, comme il n'avait que de très faibles appuis dans la population, sauf sans doute dans les villes, ses jours étaient comptés. Naturellement, le triomphe de la guérilla ne pouvait que porter au pouvoir ceux qui en étaient les initiateurs et qui la dominaient: Pol Pot et ses amis. Entre parenthèse, Pol Pot était le fils de l'un des rois du Cambodge et de l'une de ses concubines. Nos interlocuteurs ont été unanimes pour reconnaître que les Khmers rouges ont été accueillis en libérateurs. Tout le monde ou presque se réjouissait de leur victoire et de la chute du régime  étranger de Lon Nol. Les gens pensaient que la guerre était finie et, qu'entre Cambodgiens, il serait facile de se réconcilier. Malheureusement, l'expérience prouve que l'on ne sort pas aussi facilement d'un conflit.

La tâche du nouveau gouvernement était très difficile. Plus de la moitié de la population s'était réfugiée dans les villes et la menace de bombardements américains était toujours redoutée, probablement à tort d'ailleurs. Ceci explique, dans une certaine mesure, l'expulsion de la population citadine, sans en excuser les excès. On connaît la suite et ses tragiques conséquences: la mégalomanie ultra-révolutionnaire du pouvoir khmer rouge, les déplacements de population, la séparation des familles, l'embrigadement massif de la jeunesse, les mariages collectifs forcés,  la désorganisation généralisée de l'économie, la famine et les exécutions sommaires. Rares sont les familles qui n'ont pas eu un ou plusieurs de leurs membres victimes de le folie meurtrière qui s'était emparée des dirigeants de leur pays. Un des fils de notre guide de Siem Reap a été décapité à dix huit ans. Cet homme n'a pu survivre qu'en se sustentant avec du bouillon de peaux de serpents ramassées sur les chemins après la mue.

Toutes ces atrocités sont réelles, du moins nous l'a-t-on confirmé. Toutefois, les Khmers rouges, s'ils se sont livrés à des manifestations d'hostilité à l'encontre de la religion, ont, en général, respecté les sites archéologiques, contrairement à ce qui était dit dans nos médias. Certes, les sites ont souffert, mais c'est surtout à cause du manque d'entretien causé par la guerre et la période troublée qui a suivi. La nature reprend vite ses droits sous un climat tropical! Aujourd'hui, les sites ont été débroussaillés, les chemins déminés et l'on peut à nouveau les visiter sans risque. Les dégâts causés par la guerre sont très peu nombreux, même si les troupes vietnamiennes, comme tous les envahisseurs, n'ont pas été très scrupuleuses en matière de respect du patrimoine architectural du pays envahi.

Pour ce qui concerne cette invasion, lors de mon précédent voyage au Vietnam, on m'avait affirmé que les troupes de Hanoï n'avaient fait que répliquer à une agression cambodgienne. Cette version est confirmée par la visite du musée du génocide de la capitale cambodgienne. On y apprend que le régime de Pol Pot, qui dénigrait la révolution vietnamienne, jugée trop molle, s'est livré à de multiples provocations contre son voisin et traditionnel ennemi de l'Est. Il était d'ailleurs encouragé par la Chine qui tenta, en vain et au prix de 10000 morts, d'envahir à ce moment le Vietnam. L'armée vietnamienne, qui est l'une des plus puissante d'Asie du Sud-Est, n'eut évidemment aucune peine à vaincre la petite armée cambodgienne. Mais les troupes vietnamiennes ne parvinrent jamais à occuper l'intégralité du pays et les guérillas, essentiellement kmères rouges, continuèrent à faire la loi dans les forêts de l'Ouest, à la frontière de la Thaïlande, avec l'aide de la Chine et aussi celle des Etats-Unis. C'était l'époque où des intellectuels français s'élevaient avec vigueur contre l'intervention vietnamienne au Cambodge. Pourtant cette intervention sauva objectivement la vie de nombreux Cambodgiens car on ne sait pas jusqu'où aurait pu aller le délire sanguinaire de Pol Pot et de ses amis qui, après s'en être pris aux partisans de Lon Nol, puis aux intellectuels, en venaient à décimer leurs propres rangs! L'invasion des troupes de Hanoï fut donc perçue par nombre de Cambodgiens comme une libération, même s'ils ne portent pas leurs voisins dans leur coeur et si ceux-ci ne sont pas venus uniquement pour les sauver. C'est tellement vrai que, dès la chute de Pol Pot et l'arrivée au pouvoir de Hun Sen, la population regagna massivement ses foyers dévastés et se mit  vigoureusement à repeupler le pays, en dépit des difficultés.

 Il faut, en effet, se souvenir que ce malheureux pays, ruiné par la guerre et la dictature de Pol Pot, fut alors placé sous embargo par l'ONU, sous la pression des Etats-Unis. Heureusement, pour l'honneur de l'Occident, des organisations caritatives, américaines et australiennes notamment, passèrent outre aux interdictions et vinrent porter assistance à une population plongée dans un dénuement complet. Alors que nous y étions, on commémorait l'anniversaire de cette assistance et un membre de la délégation américaine rappelait dans la presse, avec émotion, quel sentiment de désolation il avait ressenti en prenant contact pour la première fois avec Phnom Penh qui ressemblait à un cimetière mâtiné de décharge publique! Le contraste avec la ville d'aujourd'hui était frappant, disait-il, même si celle-ci reste l'une des plus pauvres capitales du monde.

Maintenant, la paix est revenue au Cambodge. Il n'y existe plus de guérilla khmère rouge. Pol Pot est mort, certains disent assassiné par ses compagnons. Les soldats khmers rouges ont été incorporés dans l'armée et le pouvoir prône la réconciliation nationale. Cela fait évidemment mal au coeur à ceux qui ont perdu des membres de leur famille et ils sont légion. Nombreuses aussi sont les veuves, car les femmes furent moins persécutées que les hommes. La revanche des opprimés n'a pas eu lieu. Seuls quelques responsables khmers rouges ont eu maille à partir avec la justice. Il est difficile d'imaginer qu'il puisse en être autrement quand on sait qu'au moins 20% de la population faisait partie de l'administration révolutionnaire et que la majeure partie de la paysannerie était favorable au régime défunt. Simplement les Khmers rouges ne sont plus autorisés à constituer un parti politique.

Le régime en vigueur est une monarchie constitutionnelle. Le roi, Norodom Sihanouk, qui avait été renversé par le coup d'Etat pro-américain de Lon Nol, est monté sur le trône. Il règne, mais ne gouverne pas. Il y a trois partis  politiques principaux: le parti du peuple cambodgien, communiste pro-vietnamien, qui semble fortement implanté dans les campagnes, le parti monarchiste, le parti libéral, vaguement  pro-occidental. Les communistes ont gagné les dernières élections et Hun Sen, qui avait été porté au pouvoir par les Vietnamiens, est Premier ministre. Il gouverne avec l'appui du parti monarchiste, second parti du pays. Le fils du roi,  Ranariddh,  leader du parti monarchiste, ex-Premier ministre conjointement avec Hun Sen, est président de l'Assemblée nationale. Le parti libéral est dans l'opposition et les échos perçus dans la presse laissent supposer qu'il est profondément divisé. D'ailleurs, d'après ce que l'on m'a dit, de nombreux clans existent dans tous les partis et la situation politique est loin d'être claire, au moins pour un étranger. Les communistes et les monarchistes, maintenant alliés, se sont combattus lors des élections. Il y a eu un coup d'Etat pro-communiste, voici deux ans et une tentative d'assassinat du Premier ministre l'an dernier. Des luttes pour le pouvoir assez vives opposent donc les différentes factions politiques même si, la colère passée, les adversaires, qui sont d'ailleurs tous plus ou moins des princes, se réconcilient sous la houlette du roi. Mais celui-ci est malade et il a averti son peuple à la télévision qu'il devait se préparer à son départ. Cette éventualité n'est pas de nature à faciliter la cohabitation des différents princes dans la mesure où le nouveau roi sera choisi par le conseil de la couronne parmi les descendants des rois antérieurs, la monarchie cambodgienne n'étant pas héréditaire.

Que dire de plus? Que le Cambodge est l'un des pays du monde où le niveau de vie est le plus bas. Mais la misère n'est pas sordide dans la campagne où la nourriture semble assez abondante. Et la majeure partie de la population est encore agricole. La corruption est évidemment grande et elle s'explique par le bas niveau des salaires. Un policier gagne environ 10 dollars par mois. Il garde donc pour lui les contraventions et vend ses insignes aux touristes. Il n'est pas armé, autrement il vendrait peut-être ses armes! Un enseignant gagne entre 20 et 30 dollars par mois. Les ouvriers sont privilégiés: ils se font jusqu'à 120 dollars par mois avec les heures supplémentaires. Encore plus privilégiés sont ceux qui parlent une langue étrangère: ils peuvent servir de guides et toucher de juteux pourboires! Les députés sont engraissés avec à peine 500 dollars par mois!

Le tourisme est l'une des principales ressources du pays. Celui-ci accueille actuellement 800000 touristes par an et il en attend plusieurs millions dans les années à venir. En tête viennent les Japonais, ensuite les Chinois (tourisme sexuel), puis les Français, ou plutôt les francophones (il y a des Québécois; nous en avons rencontré un à Angkor Thom). Le développement du tourisme suppose la construction d'hôtels, on s'y emploie à tour de bras. La qualité de l'hôtellerie actuelle est d'ailleurs convenable. Dans l'ensemble, j'ai été agréablement surpris. Je ne m'attendais pas à autant de confort dans un pays qui a tant souffert. La nourriture est abondante, savoureuse et très digeste. On trouve même du vin français. Mais il n'est pas toujours bien conservé. Il ne faut en prendre que dans les restaurants chics. Le point noir reste les voies de communications. Ce sont la plupart du temps des pistes où les nids ne sont pas de poule, mais de buffle, d'éléphant, voire de baleine, comme disent les Cambodgiens eux-mêmes. Mais tout cela devrait s'arranger avec le temps, si la stabilité politique se maintient.

Quelques détails supplémentaires glanés au hasard des rencontres et des bavardages:

Les Cambodgiens venus en France à l'occasion de la guerre de 14 - 18 étaient surnommés les "barins" (Bas-Rhin).

Des scènes sculptées des bas-reliefs des temples laissent supposer que la boxe thaïlandaise et le sumo japonais étaient pratiqués au Cambodge entre le 9ème siècle et le 13ème siècle.

D'après notre guide, la décadence de l'empire khmer aurait pu être causée par l'observance trop stricte des huit principes du bouddhisme. Cette religion,  qui prône le renoncement, n'est évidemment pas propre à assurer la survie d'un pays environné d'ennemis: Siamois, Chams, Vietnamiens...

Enfin, les Cambodgiens semblent très superstitieux. Notre guide nous a raconté plusieurs histoires de rêves prémonitoires ou de souvenirs de vies antérieures.

Au plaisir de vous lire et de vous revoir.

 

              Jean Dif  (décembre 1999)
 



 
Retour

Naviguez sur l'ensemble du site de Jean Dif:
Accueil    Logiciels    Textes     Images     Musique