En Bolivie (novembre 1991)
 
 
 
Après voir traversé le lac Titicaca, nous poursuivons notre chemin en voiture en direction de La Paz. 

La Bolivie compte environ 7 millions d'habitants. A peu près le quart de ses 1,7 millions de travailleurs est employé dans l'agriculture. Les ressources minières sont importantes: étain, argent, or. Ce pays a connu des périodes politiques agitées avec des alternances de pouvoir civil et de dictature militaire. Pour le moment, les militaires ont regagné leurs casernes et la paix civile semble régner. 

C'est le moine espagnol Pedro de la Gasca qui décida de fonder, en 1548, Nuestra Señora de la Paz pour fournir une étape abritée des vents froids et des gels nocturnes de la sierra aux caravanes qui transportaient, vers les ports du Pacifique, le minerai d'argent enlevé au cerro Rico Potosi. La ville ancienne fut édifiée sur une terrasse à 3500 mètres d'altitude. Les quartiers résidentiels modernes s'établirent ensuite au fond de la vallée, où la vue est moins belle mais où l'on jouit d'un climat plus doux. Capitale administrative de la Bolivie, dont la capitale politique est Sucre, La Paz est la cité la plus haute du monde. Située dans une cuvette, dominée par le pic Illimani, elle compte environ 2 millions d'habitants. 

Une infusion de coca nous attend dans notre chambre d'hôtel en guise de bienvenue. Pendant le repas du soir, nous entendons de nombreuses détonations. Mais, renseignement pris auprès du serveur, il ne s'agit que d'un monôme d'étudiants qui célèbrent je ne sais quelle fête en faisant éclater des pétards. 

Le lendemain matin, nous partons en voiture pour Tihuanaco. Nous nous arrêtons en chemin pour visiter une église. Elle a été édifiée avec des pierres de Tihuanaco, qui servit de carrière aux Incas, puis aux Espagnols. On remarque, auprès de la porte, un singe sculpté. Cet animal n'existe pourtant pas dans la région. 

Nous traversons ensuite l'Altiplano bolivien qui rappelle, peut-être en plus désolé encore, celui du Pérou. Puis nous parvenons enfin aux ruines de l'antique et mystérieuse cité disparue, à près de 4000 mètres d'altitude, sur le haut plateau inhospitalier de la rive sud du lac Titicaca.

Voici le peu que mes lectures m'ont appris sur la civilisation de Tihuanaco qui domina les hauts plateaux boliviens pendant près de deux mille ans. Ses temples jouaient avec des orientations astronomiques savamment calculées aux solstices et aux équinoxes. Un vaste édifice semi-souterrain y entretient le mystère attaché d'ailleurs à beaucoup de sites pré-incas avec sa façade ornée de 175 têtes en relief, toutes différentes, et présentant des traits négroïdes ou européens jusqu'à présent inexpliqués. L'existence des ruines cyclopéennes de cette civilisation, encore visibles aujourd'hui, pose plusieurs énigmes irrésolues: qu'elle est l'origine du peuple de Tihuanaco? A quelle date débuta cette civilisation? Les avis divergent de 10000 ans à 2000 ans avant notre ère. Pourquoi et comment disparut-elle? Par suite de pénurie alimentaire, de guerre civile ou étrangère, d'un cataclysme naturel, d'une épidémie? Comment s'y prit-on pour élever ces murs de pierres monumentales, attachées entre elles par des clés de bronze fondu coulé dans des mortaises? Aucune carrière n'existant à proximité, d'où provenaient les immenses blocs utilisés dans la construction des édifices? Des carrières ont certes été découvertes à 100, voire 300 kilomètres de là. Mais alors comment des monolithes de plus de 100 tonnes ont-ils pu être transportés sur des distances aussi considérables, sur des terrains aussi accidentés, avec les moyens rudimentaires de l'époque? Les traces d'un réseau de chemins ont été trouvées mais il n'en reste pas moins difficile d'imaginer comment des hommes de l'âge de la pierre ont pu venir à bout de difficultés qui semblent aujourd'hui presqu'insurmontables.  

Voici quelques éléments de réponse tirés de la légende et des spéculations des archéologues.  

Selon la tradition indienne, Tihuanaco aurait été construite en une seule nuit, après le déluge, par des géants inconnus qui, pour n'avoir pas tenu compte d'une prophétie annonçant la venue du Soleil, auraient été anéantis par ses rayons, ainsi que leurs superbes palais, qui auraient été réduits en cendres. 

La civilisation de Tihuanaco serait passée par trois phases qui auraient duré un millénaire environ. La première phase, qualifiée de formative ou paysanne, aurait débuté un millier d'années avant notre ère. La seconde, qualifiée d'urbaine, se serait développée du début de l'ère chrétienne jusqu'à la fin du 4ème siècle. La dernière, enfin, qualifiée d'impériale, aurait été le témoin de l'âge d'or de Tihuanaco et de son expansion territoriale. Elle se serait achevée 300 ans avant l'arrivée des Espagnols. Lorsque les Incas conquirent la contrée, au 15ème siècle, la cité était déjà en ruines. 

Cinq villes se seraient superposées sur le site. Elles auraient été détruites par des secousses sismiques et des éruptions volcaniques. A l'époque impériale, une cité immense, conçue selon un plan d'urbanisme rigoureux, aurait entouré les temples et palais monumentaux. Il ne reste plus trace des maisons d'habitation, faites de briques de terre séchées au soleil. Elles ont été réduites en poussière au cours du temps. 

Enfin, pour ce qui concerne la construction des édifices, des expériences ont prouvé qu'il était possible de transporter des blocs d'andésite, de plusieurs centaines de kilos, de la péninsule de Copacabana, située de l'autre côté du lac Titicaca, jusqu'à Tihuanaco. La traversée du lac, sur des radeaux de balsa, s'est avérée praticable et le transport par terre d'un bloc de 600 kilos, traîné grâce à des cordages, n'a pas exigé la présence de plus de six soldats indiens. A Iwawe, situé sur le bord du lac, à 22 kilomètres de Tihuanaco, à l'extrémité d'un chemin précolombien, de gigantesques piliers, similaires à ceux des ruines, ont d'ailleurs été trouvés. 

Nous parcourons le site à la découverte des pièces archéologiques qu'il recèle.  

Voici une pierre bien étrange. A quoi pouvait-elle servir? Peut-être est-ce la maquette d'un temple, ce qui prouverait le haut degré d'organisation sociale de cette civilisation capable de consacrer du temps à la spéculation intellectuelle. 

Voici maintenant un dessus de porte mutilé, sans doute par les Incas ou les Espagnols. La trace des clous laisse supposer que la pierre était revêtue de métal (or, argent, airain?). 

Enfin voici la "croix de Tihuanaco", une croix en escaliers, que l'on a si souvent l'occasion de voir sur les cerros dans le nord du Chili, témoignage de l'influence que la civilisation des hauts plateaux boliviens exerça sur le monde andin. 

Nous longeons un mur aux pierres lisses parfaitement agencées. Il est orné de sortes de chenaux destinées peut-être au drainage des eaux. 

Voici une statue. On l'a baptisé "El Frayle" (Le Moine). La notion du relief y est figurée par l'inversion des doigts de la main droite. Sa ceinture est ornée d'une frise de crabes, animaux évidemment inconnus sur l'Altiplano. Peut-on en déduire que les habitants de Tihuanaco étaient en relation avec les régions côtières du Pacifique? A moins que, comme certains vestiges d'installations portuaires trouvées dans les ruines le laissent supposer, Tihuanaco n'ait été située autrefois au bord d'une vaste étendue d'eau (lac Titicaca ou mer?). 

Sur une seconde statue, on voit comment le sculpteur représentait symboliquement les cheveux au moyen de bandes verticales illustrées de dessins géométriques. Cette statue a été anathématisée par les Espagnols. A leurs yeux, elle incarnait le diable. Ils gravèrent une croix et un triangle sur l'un de ses bras. La croix était destinée à éloigner le démon. Le triangle représentait la Sainte Trinité. A l'issue de la cérémonie de conjuration, la statue fut enterrée. 

Nous voici maintenant face à un gigantesque portique taillé dans un seul bloc d'andésite. C'est la Porte du Soleil, qui se dresse face au levant dans l'enceinte du Grand Temple. Ce monument est aujourd'hui fendu par la foudre. Son linteau est orné de sculptures caractéristiques du style de Tihuanaco. On en retrouve les motifs dans les peintures qui figurent sur les vases et sur les étoffes. Entourée de personnages réduits, brandissant des sceptres condors, la figure centrale, ornée d'un masque de puma, pourrait représenter Kon-Tiki Viracocha, le dieu créateur du monde andin. D'autres veulent y voir un chef entouré de ses guerriers, et d'autres encore le plus vieux calendrier du monde. Mais, en dépit de nombreuses tentatives d'interprétation, ces figures demeurent indéchiffrables. 

On accède à Kalasasaya, le Grand Temple ou Temple du Soleil, par un escalier monumental. La hauteur des marches lui a fait donner le nom d'Escalier des Géants. Mais ces derniers devaient certainement se baisser pour franchir la porte où mène l'escalier, car celle-ci est de dimension tout à fait normale.  

Nous nous rendons maintenant au Petit Temple, le Templete. Il fut mis au jour par la mission française de Créqui en 1903. Ce temple était à demi enseveli. Seules émergeaient du sol les pierres les plus hautes. D'où provenaient les terres sous lesquelles il était  enfoui?  

Le Templete a été reconstitué en 1964 par des archéologues boliviens. Des représentations de 175 têtes humaines sont fixées entre les pierres des murs; comme on l'a déjà dit plus haut, certaines de ces têtes présentent des traits négroïdes ou européens jusqu'à présent inexpliqués. On s'interroge sur leur signification: conclave de chefs des tribus réunies ou têtes de prisonniers sacrifiés? On a découvert à Tihuanaco de nombreux crânes humains polis qui servaient de coupes à boire. Ces crânes laissent supposer que des sacrifices humains y étaient pratiqués. 

Plusieurs sculptures ont été découvertes dans le Templete. Trois stèles de grès rouge ont été relevées en son milieu.  

L'une des statues a le visage décoré d'une moustache et d'une barbe. Les aborigènes américains étant imberbes, l'existence de cette idole soulève une énigme qui s'ajoute à celle des têtes emmurées. Toutefois, son examen attentif a conduit des archéologues à penser que les ornements du visage pourraient être la classique nariguera, large anneau en or ciselé des grands prêtres qui perçait la cloison nasale et retombait sur le bas de la figure. Les partisans de la moustache et de la barbe, en lieu et place de la nariguera, pensent que cette statue représenterait Kon-Tiki Viracocha, dieu blanc et barbu, qui serait apparu à Tihuanaco après un déluge de soixante nuits. Ce cataclysme aurait englouti des cités féeriques. Des plongeurs ont d'ailleurs découvert, au fond du lac Titicaca, des constructions monumentales: murailles cyclopéennes, digues et voies dallées qui accréditeraient la thèse du déluge. 

On aperçoit également, gravé sur l'un des monolithes, un énormes serpent, genre boa, animal inconnu sur l'Altiplano, ce qui laisse supposer des contacts de Tihuanaco avec l'Amazonie. 

Enfin, une pyramide s'élevait également sur le site de Tihuanaco. Malheureusement, elle n'est plus qu'un amas de terre. Elle a disparu sous la pioche des Incas et des Espagnols, qui l'ont transformée en carrière. A son sommet, des pierres levées font penser qu'elle était utilisée comme observatoire astronomique. De là, on jouit d'une belle vue sur le Grand Temple et sur l'ensemble des fouilles. 

La visite terminée, nous revenons à La Paz. L'après-midi, nous avons quartier libre et, demain matin, nous prendrons l'avion pour Arica, dans le Nord du Chili.

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