|
Prise des îles de France et de Bourbon
par les Anglais (1810-Août-Déc.) - Au mois de juin
1810, cinq mille hommes de troupes anglaises (européennes et indiennes)
furent réunies, sous les ordres du lieutenant-colonel Keating, à
Calcutta, par lord Minto, gouverneur-général des établissements
britanniques dans l'Inde, à l'effet de s'emparer de la colonie française
de Bourbon (alors nommée île de la Réunion), dans les
mers d'Afrique.
L'escadre qui portait ces forces se présenta devant le port de Saint-Denis, le 6 août; elle allait effectuer un débarquement, lorsque le gouverneur de l'île, à la vue d'un armement aussi formidable, proposa de rendre la colonie par une capitulation avantageuse: elle fut signée le 8, et, le 10, les troupes anglaises prirent possession des places de Saint-Denis et de Saint-Paul, et bientôt de l'île entière. Peu de temps après, un nouveau corps de douze mille hommes de troupes anglaises et indiennes fut encore rassemblé par lord Minto, et embarqué à bord d'un armement de soixante-dix voiles, vaisseaux de guerre et transports, pour attaquer et s'emparer de l'île de France. Le général Decaen, capitaine-général de cette colonie, n'avait à sa disposition qu'une force peu nombreuse en troupes de terre, six frégates et quelques autres bâtiments de guerre. Avec ces faibles moyens maritimes, il n'avait cependant pas cessé de donner beaucoup d'inquiétude aux Anglais dans les mers de l'Inde. Des croisières, conduites avec une grande intelligence par les capitaines Duperé, Hamelin et Bouvet, s'étaient emparées d'un grand nombre de bâtiments de commerce de la compagnie des Indes, et de la frégate portugaise la Minerva: cette dernière avait été prise par le capitaine Duperé. Depuis la conquête de l'île Bourbon, quatre frégates anglaises le Sirius, l'Iphigénie, la Magicienne et la Néréide, étaient revenues sur les côtes de l'île de France pour y tenter quelque entreprise. Dans la nuit du 13 au 14 août, favorisés par un temps très-brumeux et une mer calme, ces bâtiments ennemis enlevèrent l'île de la Passe, à trois milles environ du Port-Royal, où le capitaine général avait établi un poste et une forte batterie. Enflés de ce succès, les capitaines anglais redoublaient de vigilance et de précautions pour empêcher le retour des croisières parties du port, ou l'arrivage des autres bâtiments qui tentaient d'y rentrer. Combat naval dans la rade de Port-Royal, à l'île de France. - Le 20 août, on signala de l'île cinq bâtiments, à vue du port de l'est, appelé le grand port; et, bientôt après, on reconnut que c'était la division Duperé, qui revenait de croisière, et traînait à sa suite deux vaisseaux de la compagnie anglaise, le Ceylan et le Windham, capturés le 3 juillet, après un combat assez vif (1). Cette division était composée des deux frégates la Bellone et la Minerve, et de la corvette le Victor, autre conquête du capitaine Duperé, dans une de ses précédentes croisières. Celui-ci, en approchant du grand port, vit une frégate au mouillage près de l'îlot fortifié qui en défendait l'entrée; mais il n'en conçut point d'inquiétude, parce qu'il savait qu'à cette époque une frégate, la Sémillante, cédée au commerce, pouvait être arrivée à l'île de France, et qu'ainsi les signaux qu'on lui faisait devaient lui être inconnus, ce qui expliquait son silence. Le capitaine Bouvet eut ordre de prendre la tête de la ligne et de faire route pour le port, la corvette en avant pour éclairer la passe; il était suivi immédiatement par le Ceylan. A peine le Victor était-il arrivé sous la volée du fort et de la frégate étrangère, que le pavillon français, qui flottait sur ces deux points, fit place au pavillon anglais. Les feux réunis du fort et de la frégate forcèrent aussitôt la corvette française à baisser son pavillon, et à obéir à l'ordre de mouiller sur-le-champ, qui lui fut donné par le commandant anglais. La Minerve et le Ceylan étaient alors engagés dans la passe, présentant l'avant aux batteries ennemies, et recevant ainsi leurs feux, sans pouvoir riposter. Toutefois, ces deux bâtiments n'essuyèrent aucun dégréement majeur dans ce trajet. Passant entre le Victor et la frégate ennemie, le capitaine Bouvet ordonna au capitaine de la corvette de couper son câble et de le suivre; ce qu'il exécuta: dans le même temps, la Minerve envoya sa volée à bout portant sur la hanche de la frégate ennemie, et fit route pour le mouillage, où les trois bâtiments (la Minerve, le Victor, le Ceylan) jetèrent l'ancre vers deux heures après midi. A ce moment, la Minerve avait vingt-trois hommes hors de combat. Le capitaine Duperé, resté hors de la passe, manoeuvrait pour sauver un homme de son équipage qui était tombé à la mer. Il n'hésita que fort peu d'instants sur le parti qu'il avait à prendre; et, par un mouvement d'intérêt bien naturel pour la division qu'il commandait, il se dévoua à suivre la destinée de la Minerve; il força, ainsi que l'avait fait le capitaine de cette dernière frégate, l'entrée du port, et rallia les trois bâtiments déjà entrés. Le Windham, dont le capitaine n'osa pas suivre le mouvement de la Bellone, fut pris le lendemain par la croisière anglaise. Celle-ci se composait, comme nous l'avons dit plus haut, de quatre frégates, dont trois du premier et une du second rang. C'est cette dernière qui avait pris l'îlot de la passe, y avait mis garnison, et s'était embossé sur ce point, ainsi qu'on vient de le voir. Il ne paraissait point douteux aux deux capitaines Duperé et Bouvet qu'ils seraient attaqués le lendemain par les quatre frégates réunies; le port étant ouvert à l'ennemi, et aucun ouvrage extérieur n'existant pour protéger efficacement les quatre bâtiments français. Le commandant Duperé assembla son conseil. Persuadé que la colonie allait être attaquée sérieusement, sachant que le capitaine-général n'avait que peu de troupes à sa disposition, et que les frégates allaient lui être moins utiles pour la défense que les hommes qui les montaient, Duperé penchait vers l'avis de détruire les bâtiments, et de former un corps de leurs équipages pour les réunir aux forces de terre. Le capitaine Bouvet ne fut pas de cette opinion; il proposa, au contraire, d'attendre l'ennemi dans une position qu'il indiqua, et de résister là jusqu'à la dernière extrémité; presque certain que les frégates anglaises n'arriveraient pas sur la division française, sans toucher sur quelques bancs qui la couvraient, et dont il convenait d'enlever les balises. Ainsi partagés d'avis, les deux capitaines résolurent de s'en remettre à la décision du capitaine-général. Le soir même, un officier partit pour le port N. O., afin d'annoncer l'arrivée de la division, et l'embarras où elle se trouvait. Le général Decaen fit sortir en toute hâte une autre division de trois frégates et une corvette qui était au port N. O., sous le commandement du capitaine de vaisseau Hamelin, avec l'ordre de venir joindre la division Duperé sans aucun retard; et il vint lui-même au port S. O. pour annoncer aux deux capitaines ce renfort inespéré. Ces derniers ne s'occupèrent plus alors que des préparatifs de leur défense. Ils s'embossèrent au-dedans de plusieurs récifs ou bancs, marqués par des balises, qu'ils enlevèrent, après avoir pris position de manière à ce que l'ennemi ne pût tenter de couper leur ligne ou de la déborder, sans s'échouer. Dans les journées du 22 et 23, les quatre frégates anglaises se rallièrent sous l'îlot de la passe. Le 23, à cinq heures du soir, elles se mirent en mouvement sur deux colonnes, et se dirigèrent dans cet ordre: la Néréide et le Sirius sur la Bellone; la Magicienne et l'Iphigénie sur la Minerve. Cependant la division Hamelin (c'est-à-dire la Vénus, la Manche et l'Astrée, et la corvette l'Entreprenant), annoncée par le capitaine-général, et depuis deux jours en route pour venir au secours de la division Duperé, ne paraissait pas. Les équipages de la Bellone, de la Minerve et du Victor, durent croire alors qu'à eux seuls allait appartenir la gloire de la résistance. Le péril auquel les exposait l'infériorité de leur force, loin de les effrayer, accrut leur énergie, et redoubla leur enthousiasme héroïque. La Néréide, en avant de sa colonne, plus petite et tirant moins d'eau que le Sirius, franchit le banc, et mouilla à portée de pistolet de la Bellone; le Sirius échoua, présentant l'avant à son travers. La Magicienne, en avant de la seconde colonne, échoua à portée de fusil par le travers de la Minerve, et lui présenta son avant; l'Iphigénie, qui la suivait, vint sur bâbord, et mouilla par le bossoir de la Minerve, à demi-portée de canon. Il était alors cinq heures et demie. Le feu commença dans cet état avec une grande vivacité de part et d'autre. A la nuit, les embossures de la division française ayant été coupées par les boulets, manquèrent à chacun des bâtiments, à peu près au même instant, à la réserve du vaisseau de la compagnie anglaise le Ceylan, qui fut obligé de couper les siennes pour suivre le mouvement des deux frégates, qu'il croyait ordonné; mais la rencontre du récif du fond de l'anse, près duquel la division avait étendu sa ligne, l'arrêta si brusquement, qu'elle ne put représenter à l'ennemi un front aussi respectable que dans la première position. Toutefois, bien que les bâtiments français se trouvassent masqués en partie les uns par les autres, l'ennemi ne dut s'apercevoir d'aucune diminution dans la vivacité de leur feu. Des ponts volants, que les capitaines français dressèrent entre eux, leur servir à se communiquer tous les secours que les circonstances exigeaient: ceux contre l'incendie étaient les plus importants, parce que les bâtiments combattaient sous le vent; qu'il ventait grand frais, et que l'embrasement de l'un d'eux eût entraîné la perte de tous. Vers la troisième heure du combat, le commandant Duperé fut blessé à la tête, et perdit connaissance. Dès ce moment, le capitaine Bouvet resta chargé du commandement de la division jusqu'à la réduction des frégates ennemies, dont le feu se ralentit à minuit, et ne se ranima plus que par intervalle. Le 24, au point du jour, la Néréide était amenée; l'Iphigénie, qui jusqu'alors l'avait soutenue d'un peu loin, se retira hors de portée, et les Français virent, par les manoeuvres des embarcations ennemies, que les frégates le Sirius et la Magicienne faisaient de vains efforts pour se mettre à flot. Des cris de joie, poussés alors par les équipages de la division française, apprirent aux habitants de la colonie, accourus en foule sur le rivage voisin, que les Anglais étaient vaincus. Cependant le Sirius et la Magicienne continuèrent un feu très-meurtrier pendant toute la journée du 24. Ce ne fut que vers le soir que, désespérant de se relever, le commandant anglais fit mettre le feu à la Magicienne, après avoir fait passer son équipage sur l'Iphigénie; et le lendemain il prit le même parti à l'égard du Sirius. L'Iphigénie, ainsi surchargée d'équipage, se retira sur l'îlot de la passe. Alors parut à l'entrée de la baie la division Hamelin, qu'un vent contraire ou du calme avaient empêché de venir plus tôt au secours de la division attaquée. Le capitaine Hamelin envoya un canot à l'Iphigénie pour la sommer de se rendre à lui; le capitaine Bouvet y envoya également le sien: cette frégate et la garnison de l'îlot de la passe se rendirent à discrétion. Telle fut l'issue d'un des combats les plus honorables pour la marine française. Le nombre des prisonniers faits sur les quatre bâtiments s'élevait à mille. Le capitaine-général Decaen donna les plus grands éloges aux officiers et aux équipages de la division Duperé, et nomma, sur le champ de bataille, le capitaine de frégate Bouvet capitaine de vaisseau. La perte de l'ennemi en tués était énorme, attendu la quantité surabondante d'hommes dont ses vaisseaux étaient pourvus, en expectative de l'attaque générale de la colonie, qui allait s'effectuer sous peu. La division Duperé avait eu trente sept hommes tués et cent douze blessés: ses équipages n'en furent que plus ardents à courir à de nouveaux combats; mais malheureusement les deux frégates la Bellone et la Minerve étaient hors d'état de reprendre la mer; la corvette le Victor seule le pouvait (2). Le capitaine général fit passer le capitaine Bouvet au commandement de la frégate anglaise l'Iphigénie, dont on forma l'équipage, avec ce qui restait des hommes de la Minerve, et quelques hommes détachés des autres bâtiments. Le capitaine Bouvet se remit bientôt en croisière avec son bâtiment, la frégate l'Astrée, et la corvette l'Entreprenant, dont le commandement supérieur lui fut confié. Le capitaine Hamelin partit également pour une mission pareille, avec la Vénus, la Manche, et la corvette le Victor. Reddition de l'île de France. - Cependant le grand armement dont nous avons parlé plus haut, avait mis en mer. Les 28 et 29 novembre, quelques troupes anglaises effectuèrent un débarquement, sous la protection de l'escadre de l'amiral Bertée, et sous le commandement du major-général Abercomby. Elles furent attaquées les jours suivants, et perdirent, dans différentes affaires, plus de deux cents hommes tués ou blessés; mais le capitaine-général Decaen n'ayant pu empêcher le débarquement du reste de l'armée ennemie, le siège fut bientôt mis devant le Port-Royal (ou Port-Louis), capitale de la colonie. Cette place, ainsi que le reste de l'île, se rendit par capitulation le 4 décembre. Les Anglais trouvèrent dans le port, outre les quatre frégates et les deux vaisseaux de la compagnie des Indes précédemment capturés, les deux frégates françaises la Bellone et la Minerve, un sloop de guerre, deux bricks et cinq canonnières, et vingt vaisseaux marchands, portant depuis 150 jusqu'à 1000 tonneaux. L'artillerie dont ils s'emparèrent se composait de 178 pièces de canon et 31 mortiers. Par la perte de cette dernière colonie, la France vit compléter
l'anéantissement de son commerce avec l'Inde.
1- La Minerve, commandée par le capitaine Bouvet, avait eu, dans cette affaire, quarante-cinq hommes hors de combat, et la Bellone trois. La perte de l'ennemi avait été incomparablement plus grande; ses vaisseaux avaient, outre leur équipage au grand complet, quatre cents hommes de troupes passagères (du vingt-quatrième régiment), un officier-général et un état-major nombreux. 2- Au cours
de ces combats, fut tué le lieutenant de vaisseau Malo de Montozon,
apparenté à la famille de Lameth, qui commandait en second
la Bellone, sous le capitaine Duperé.
Un extrait des mémoires de l'amiral Bouvet est ici |