Lecture des mémoires du baron Dufour ordonnateur de la Garde impériale
Guerre de Russie - 1812
 
La campagne de Russie de 1812 a été motivée par la volonté de rétablir la Pologne. Napoléon était conscient que son oeuvre était inachevée pour protéger l'Europe des ambitions du Nord. (Ce point de vue est contestable. Rien ne permet de penser que Napoléon voulait sincèrement rétablir la Pologne. Par contre, la Russie, lasse du système continental, s'apprêtait à entrer en guerre et l'empereur des Français ne fit que devancer son adversaire, comme il en avait l'habitude). 

Sur quels pays la France pouvait-elle compter? Le Danemark, que l'Angleterre avait par deux fois brutalement attaqué, constituait l'allié le plus solide, mais il manquait de moyens, sa flotte lui ayant été ravie par les Britanniques. La Bavière, le Wurtemberg, Bade et les autres petits princes de la Confédération du Rhin étaient des alliés assez sûrs; l'armée française avait par deux fois libéré la Bavière d'une invasion autrichienne et les troupes françaises y avaient été bien accueillies; le roi de Wurtemberg tenait sa couronne de Napoléon. Le royaume de Westphalie, créé de toutes pièces après la campagne de 1806-1807, manquait d'homogénéité et était mal gouverné par le roi Jérôme. Les villes hanséatiques, qui souffraient du blocus continental, étaient hostiles à la France. La Prusse, travaillée comme le reste de l'Allemagne par les sociétés secrètes anti-françaises imbues pourtant des principes de la Révolution française, était humiliée par la défaite de 1806 et par l'occupation de ses forteresses par les troupes napoléoniennes, par suite de son incapacité à régler les indemnités de guerre. La Suède aurait pu constituer un allié intéressant, dans la mesure où la Russie venait de lui ravir la Finlande, mais son prince royal, Bernadotte, nourrissait une animosité ancienne contre Napoléon, par ailleurs, le cabinet suédois pensait pouvoir s'indemniser de la perte de la Finlande en s'emparant de la Norvège danoise; enfin, l'occupation de la Poméranie suédoise, pour les besoins du blocus continental, avait jeté une pomme de discorde entre la France et la puissance du Nord. Au sud, la Russie était engagée dans une guerre avec la Turquie, mais ce dernier pays n'avait aucune capacité offensive et était coutumier de faire la paix au premier signe de conciliation de son ennemi. L'Autriche, n'était pas disposée à céder la Galicie à la Pologne et ne pouvait pas voir d'un bon oeil l'accroissement de la puissance française qui résulterait d'une nouvelle victoire sur la Russie; le mariage de la fille de l'empereur d'Autriche avec Napoléon n'entrait pratiquement pas dans les considérations du cabinet de Vienne; il fallait donc s'attendre à ce que les forces autrichiennes ne participent aux opérations qu'en traînant les pieds; au mieux, elles ne pouvaient servir que d'auxiliaires. Le roi de Saxe et la population de ce pays étaient fidèles à l'alliance française, mais la noblesse saxonne était acquise à la cause prussienne. La Pologne, pour qui on allait se battre, était un pays arriéré, pauvre, disloqué, à la population dispersée et qui manquait de moyens de communication; sa noblesse était courageuse, mais n'était pas en mesure de mettre sur pied de guerre un contingent capable de protéger l'indépendance du pays, au cas où celui-ci serait rétabli dans son intégrité antérieure. Le roi de Saxe, qui était nominalement à la tête du Grand Duché de Varsovie, n'exerçait en fait aucun pouvoir sur ses nouveaux sujets.  

Quelle était la situation des futurs belligérants? La France était au sommet de sa puissance et le pouvoir impérial n'y était pas contesté. Ce pays manquait encore d'une marine capable de rivaliser avec celle de l'Angleterre, mais son importance maritime ne cessait de croître et la guerre contre l'Angleterre était perçue comme une cause nationale. En revanche, la population n'était pas disposée à partir se battre pour restaurer la lointaine Pologne. La Russie, pays à l'histoire agitée, pleine de crimes et de massacres, n'était pas encore sortie du Moyen Âge. C'était un vaste empire peu peuplé, sans industrie autre qu'étrangère car la noblesse aurait pensé déroger en s'y livrant et parce que les classes inférieures, abruties par le servage, en étaient incapable; la population était difficile à rassembler; la propriété, qui dans les nations civilisées sert à mesurer la richesse, n'existait pas ou plutôt elle ne comptait qu'en nombre de serfs. La noblesse, que le blocus continental avait privé d'une partie de ses ressources, voulait s'en affranchir à tous prix; le soldat russe était courageux mais la supériorité des troupes françaises était reconnue, même par leurs adversaires. On pouvait donc penser que, sans événements extérieurs qui viendrait en perturber le cours, la France sortirait une fois de plus triomphante d'une confrontation classique. 

Effectifs des armées en présence. L'armée française pouvait aligner 744833 hommes, sans compter les états-majors et les emplois administratifs isolés. Mais il lui fallait garder les côtes, maintenir la paix intérieur du vaste empire et poursuivre la guerre en Espagne. Le tiers seulement était disponible pour l'expédition de Russie (environ 250000 hommes). Napoléon, en fait, n'employa que 250 bataillons d'infanterie et 235 escadrons de cavalerie. Il compléta l'armée grâce à l'apport des nations alliées qui lui amenèrent 320 bataillons d'infanterie et 266 escadrons de cavalerie, parmi lesquels le contingent polonais (80 bataillons et 64 escadrons) était le plus important; il convient d'observer que les troupes étrangères excédaient les troupes françaises. Au bord du Niemen, avant de franchir la frontière russe, la Grande Armée comptait environ 400000 hommes. Voici quelle était la répartition des effectifs: 1er corps: prince d'Eckmülh (70000 hommes); 2ème corps: duc de Reggio (25000); 3ème corps: duc d'Elchingen (30000); 4ème corps: vice-roi d'Italie (40000); 5ème corps: prince Poniatowski (36800); 6ème corps: général Saint-Cyr (25000); 7ème corps: général Reynier (15400); 8ème corps: duc d'Abrantès (13500); 9ème corps: duc de Bellune (42000 - réserve); 11ème corps: duc de Castiglione (46000 - réserve); corps détachés à droite: Autrichiens (30000) de Schwartzemberg et à gauche: Prussiens (30000) du duc de Tarente; corps de cavalerie: 1er corps (général Nansouty), 2ème corps (général Montbrun), 3ème corps (général Grouchy) sous les ordres du roi de Naples (22000 hommes); Garde impériale (32000 hommes); troupes du grand quartier général et isolés (10 à 12000 hommes). Les effectifs globaux des 5ème, 7ème, 8ème est 4ème de cavalerie étaient estimés entre 75000 à 80000 hommes. Les hommes employés aux réquisitions de vivres et les retardataires avaient évidemment réduit l'armée et plusieurs soldats ne rejoignirent qu'à Vitebsk. Le corps autrichien ne franchit le Niemen qu'à la mi-juillet; le 9ème corps pénétra en Russie début septembre et le 11ème parvint en Lituanie en octobre et novembre. La supériorité du 1er corps, qui occupait le centre du dispositif, est flagrante; elle s'opérait au détriment d'autres corps (6ème, 7ème, 8ème) qui auraient pu être renforcés en regroupant les troupes d'une même nation, mais, dans la plupart des cas, les contingents étrangers avaient été dispersés entre plusieurs corps, peut-être pour mieux les contrôler. Par ailleurs, les corps autrichiens et prussiens, peu sûrs, avaient été détachés à droite et gauche, ce qui comportait un risque qui se concrétisera à l'époque des revers.  

Dès Tilsit, la Russie songea à la revanche. Mais son dessein ne devint évident qu'à partir de 1810. Elle renforça alors ses armées de l'ouest en procédant à plusieurs reprises au recrutement de nouvelles troupes au moyen d'oukases. En 1810, l'armée russe comptait théoriquement 597085 combattants, mais, en réalité, elle ne dépassait pas les 500000. Cette armée, en guerre contre la Turquie, essuyait des pertes importantes. Les nombreux recrutements, notés ci-dessus, visaient à combler les pertes et surtout à la mettre sur pied de guerre, dans l'éventualité d'un affrontement avec la France. En 1812, on peut estimer les effectifs de l'armée russe à 527294 hommes dont 11000 cosaques. A la fin de la campagne, ces troupes avaient fondu et ne comptaient guère plus de 115000 à 120000 combattants; les pertes furent aussi élevées que celle de l'armée française, mais un grand nombre de soldats russes, laissés en arrière dans leur pays, étaient sans doute en mesure de se refaire et de rejoindre ultérieurement leurs corps, alors que les Français moururent ou furent faits prisonniers. Les deux armées essuyèrent environ 80% de pertes; une telle hécatombe montre bien dans quel gouffre se précipitèrent les deux empires en entrant en guerre l'un contre l'autre. 

Qu'en fut-il de l'administration de l'armée pendant la campagne? Il faut tout d'abord remarquer que l'alternance rapide des conditions climatiques affaiblirent fortement l'armée durant sa progression vers l'intérieur de la Russie; sans cela, il est probable qu'elle aurait mieux résisté au cours de la retraite. Depuis la première campagne d'Italie, Napoléon estimait que la guerre doit nourrir la guerre, réquisitions et maraude suppléant aux carences de l'administration militaire; mais une telle pratique, admissible dans les pays riches et peuplés, trouve rapidement ses limites dans une vaste contrée dépourvue de ressources. L'administration de l'armée impériale, héritée de l'Ancien régime et de la Révolution, souffrait d'une organisation mal coordonnée, du manque de prestige de ses membre et aussi de la malhonnêteté de certains d'entre eux. Napoléon s'était rendu compte des imperfections du système  dès la campagne d'Austerlitz; il avait réformé l'administration de la Garde impériale ce qui avait eu d'heureux résultats; mais il n'était pas parvenu à étendre le nouveau système à l'ensemble de l'armée. Malgré les études réalisées, les voitures utilisées pendant la campagne de Russie, trop lourdes, ne convenaient pas à la situation d'un pays aux routes mauvaises où les chariots s'ensablaient. Napoléon, cependant, n'avait pas fait preuve d'imprévoyance; la Prusse avait été autorisée à payer ses indemnités de guerre en nature et d'immenses magasins avaient été constitués. Mais, entre la vistule et le Niemen, il n'existait aucun échelon intermédiaire digne de ce nom pour les y transporter assez rapidement afin que les troupes les y trouvent à leur passage, compte tenu de l'incertitude des mouvements que l'Empereur gardait secrets jusqu'au dernier moment. Les routes, encombrées de sables et de marécages, retardaient les charrois et exigeaient de nombreuses réparations. Les voies navigables, concentrées au nord, se trouvaient éloignées des lieux de passage des armées et les canaux latéraux ne permettaient pas l'arrivée rapide des subsistances. Les Prussiens, humiliés par la défaite de 1806, n'étaient pas sûrs et les Polonais, théoriquement intéressés par la victoire française, étaient d'une pauvreté absolue; les paysans ne partageaient pas l'enthousiasme national de la noblesse. Avant même d'aborder le territoire ennemi, les difficultés d'approvisionnement apparurent. On cru y remédier par les réquisitions; celles-ci désorganisèrent l'armée, entraînèrent de nombreux gaspillages et l'hostilité des populations locales; elle fut loin d'apporter une solution satisfaisante aux problème rencontrés. 

Dès le printemps 1812, l'armée d'invasion se mit en mouvement. L'accueil fut partout chaleureux; on aurait imaginé davantage une armée revenant victorieuse qu'une troupe s'engageant sur le chemin, toujours empli d'aléas, d'une nouvelle campagne. A Dresde, le roi et la reine de Saxe, à l'unisson de leur population, reçurent avec beaucoup de faste l'armée française. Ce ne furent que fêtes et réjouissances. Au début de ses autres campagnes, Napoléon rejoignait le champ de bataille en secret; cette fois-ci, la discrétion céda la place à l'ostentation; l'Empereur se rendit à Dresde en compagnie de son épouse et y convia les souverains d'Europe; on remarqua la froideur de ses rapports avec le roi de Prusse; cet allié de fraîche date ne pouvait pas rendre de grands services, mais il pouvait causer beaucoup d'embarras avec les Anglais, compte tenu de la longueur des côtes qui allaient être laissées sur les arrières de l'armée. Aussi Napoléon prit-il ses précautions; les Danois furent chargés de lever un contingent de 12000 hommes, qui devaient se porter sur les endroits menacés, et la Prusse fut placée sous tutelle; on promit le Hanovre à son roi, mais la garnison de Berlin fut mise sous les ordres d'officiers français. Dans toutes ces fêtes pointait une certaine inquiétude, manifestée par la reine de Saxe appela l'attention des Français sur les périls qu'ils allaient courir: la Pologne ne tiendrait pas ses engagements et l'armée risquerait de périr de faim dans les vastes déserts de la Russie; cette mise en garde reste sans effet tant était immense le prestige de Napoléon.  

Une fois franchie la frontière de Pologne, on s'aperçut rapidement que l'on n'était plus en Allemagne; les Polonais, prompts à s'enflammer pour une cause qu'ils faisaient leur, se montraient incapables de s'organiser pour la soutenir. Le pays était d'ailleurs si pauvre qu'il offrait peu de ressources. Rapidement, les approvisionnements firent défaut. Ney proposa de procéder à des réquisition; cette suggestion reçut l'approbation de Napoléon qui envisagea de l'étendre à la Garde; Dufour, s'y opposa: il ne fallait pas risquer de désorganiser ce corps d'élite; ces arguments convainquent l'Empereur: la Garde continua d'être approvisionnée par les moyens réguliers. Le problème des charrois se posa à nouveau; à partir de Mayence, le quart des chevaux étaient fourbus, il fallut les remplacer par des réquisitions; mais la Silésie exigeait que les chevaux qu'elle fournissait ne dépassent pas la Vistule; Davout fut donc chargé d'en lever dans l'île de Nogat; il n'y parvint pas. Les récriminations parvenaient de partout au quartier général au sujet du gaspillage entraîné par des réquisitions désordonnées; Napoléon en fit le reproche à Ney, mais c'était trop tard; du reste, ce maréchal avait agi de même au Portugal, avec le même insuccès. On envisagea de faire passer des subsistances de Koenigsberg au Niemen par les voies d'eau: elles parvinrent trop tard.  

A Thorn, l'encombrement atteignit des proportions phénoménales; l'Empereur fortifia la ville pour en faire un point d'appui; ce choix était parfaitement judicieux, mais les travaux envisagés se révélèrent démesurés. Les voitures furent chargées de fournitures, mais la marche de l'armée était trop rapide pour qu'elles puissent la suivre; les caissons d'artillerie furent mis à contribution pour transporter des vivres, mais on ne savait pas à qui ces vivres étaient destinés. Napoléon quitta un moment les troupes en mouvement pour organiser les arrières.  

A Insterbourg, la prévoyance et l'activité de Davout pourvurent l'armée de pain; la discipline qui régnait dans le corps de ce maréchal constituait malheureusement une exception qui suscitait des jalousies qui ne tarda pas à  jeter le discrédit sur ce valeureux homme de guerre dans l'esprit même de Napoléon. D'Insterbourg, la Garde se rendit à Gumbinnen, cité bâtie par Frédéric le Grand, où le sens de l'ordre germanique sautait aux yeux. Deux voitures de biscuits arrivèrent à la Garde; une fois déchargées, elles furent remises à la réquisition car les autorités de l'endroit manquaient plus de moyens de transport que de denrées. Dufour rend cette justice à l'Empereur que, partout où il se trouvait, il veillait avec un soin jaloux à la bonne marche de l'Administration et des approvisionnements de l'armée. Napoléon concentra son armée vers Kovno pour franchir le Niemen; l'endroit aurait été bien choisi si son arrière pays n'avait pas été dépourvu de ressources ce qui pouvait poser problème au cas où les Russes opposeraient de la résistance; aussi l'Empereur décida-t-il d'instituer un nouvel établissement de vivres à Volkovysk d'où, le 22 juin, il adressa la fameuse proclamation à l'armée; cette proclamation grandiloquente eût été encensée, s'il avait réussi; elle fut décriée, parce qu'il échoua. 

Le centre de l'armé française se concentra dans la boucle du Niemen, aux environs de Kovno; la gauche (Mac Donald) était vers Tilsit et la droite (roi de Wetsphalie) vers Grodno. En face, deux armées russes, sous les ordres de Barclay de Tolly et de Bagration, étaient chargées de défendre le territoire de l'empire russe; elles étaient mal organisées, occupaient un territoires coupé et marécageux où il leur était difficile de se réunir, et les récents changements d'affectation de leurs officiers n'avaient pas encore permis à ces dernier de bien contrôler leurs troupes; l'ensemble semblait conçu pour préparer une retraite sur le camp retranché de Drissa en cas de revers. La Grande Armée franchit le Niemen sans opposition notable; un orage de grêle éclata bientôt; a posteriori, il fut pris pour un mauvais présage, mais, sur le moment, il n'inquiéta personne. Kovno tomba; les troupes de Davout continuèrent de respecter une stricte discipline, mais les fantassins de la vieille Garde se livrèrent au pillage, encouragés par le maréchal Lefebvre qui s'attira une vigoureuse remontrance de Napoléon; d'utiles approvisionnements furent gaspillés; cette mauvaise action était d'autant plus regrettable que l'on se trouvait en Lituanie, c'est-à-dire chez des alliés potentiels! Le Niemen était tenu comme non navigable pour des bateaux de fort tirant; il n'en demeura pas moins que Baste, des marins de la Garde, réussit à surmonter les difficultés et à amener des approvisionnements; mais il ne parvinrent à destination qu'à une époque où l'armée  déjà partie. La Vilia, qui descend de Vilna, n'était pas navigable: on la remonta grâce à des radeaux. Kovno fut aménagé pour devenir le magasin et l'hôpital arrière de l'armée; la ville fut mise à l'abri d'un coup de main.  

A gauche, Mac Donald entra sur le territoire russe, pour tenter de tourner la droite ennemie et la couper de ses arrières. Au centre, le gros marcha sur Vilna. A droite, Jérôme, patientait pour donner le change. Le centre approcha de Vilna sous la pluie; du haut de la colline de Ponary, les soldats aperçurent une cité qui paraissait engloutie dans les sables et dont on ne mesurait l'importance qu'au nombre des clochers; la route, bordée d'arbres abattus, était dans un état lamentable; le mépris des populations locales pour les voies de communication s'expliquait par le fait qu'ils attendaient l'hiver et le gel pour s'y déplacer en traîneaux. La manoeuvre de l'Empereur réussit à séparer les deux armées russes; la premières fut même coupée en deux et une parties de ses troupes, séparée d'elle, fut contrainte de se joindre à la seconde armée. Barclay de Tolly se retira sur Drissa, tandis que Bagration, que Jérôme était chargé de tourner, regroupait ses forces pour faire face à Davout; si la manoeuvre avait réussi, la seconde armée russe aurait vécu. 
  
L'arrivée à Vilna, capitale de la Lituanie, offrit l'occasion d'une réflexion sur la situation du royaume de Pologne. Ce royaume tint sa force de la réunion avec la Lituanie; il parvint à son degré le plus élevé de puissance sous les Jagellon et les Casimir, princes lituaniens. La monarchie élective, qui succéda à cette ère de grandeur, entraîna des divisions entre les factions soutenant les candidat; les grandes puissances voisines en profitèrent pour s'introduire dans le jeu politique du pays en opposant les partis les uns contre les autres. Cette sorte d'anarchie aristocratique déboucha sur le partage de la Pologne entre la Prusse, l'Autriche et la Russie. Charles XII, puis Pierre le Grand, imposèrent tour à tour leur candidat au trône de Pologne. Catherine II soutint son favori, Poniatowski, prince peu goûté de ses sujets, qui, malgré quelque velléités d'indépendance, fut contraint de se plier aux volontés de sa protectrice. La Pologne avait cessé de tenir un rôle en Europe. Au moment de l'invasion de la Russie, la France croyait pouvoir compter sur un soulèvement des Lituaniens; mais, si les classes dominantes accueillirent triomphalement nos guerriers, les masses populaires, subjuguées par des décennies d'oppression russe, se montrèrent indifférentes; plus tard, les réquisitions et les exactions de toute sorte de nos troupes montèrent même les paysans contre nous. A la différence des territoires polonais sous domination prussienne, qui bénéficièrent des apports civilisateurs de leur nouveau maître, les territoires polonais sous la coupe de Moscou demeurèrent dans leur état de servitude et d'arriération; les Juifs, pourchassés dans le reste de l'empire, y trouvèrent un refuge; nombreux et en butte à l'hostilité du reste de la population, ils furent désignés par les autorités locales en priorité pour fournir les corvées et les fournitures de subsistances exigées par l'armée française; ils en rendirent responsables nos soldats et c'est ce qui explique peut-être les vengeances qu'ils exercèrent sur eux lors de la retraite. 

Une députation de la diète se rendit auprès de Napoléon pour lui demander de placer sous sa protection le rétablissement du royaume de Pologne. Napoléon accueillit avec bienveillance cette démarche prématurée; il ne pouvait pas s'engager à une époque où une campagne, dont on ne connaissait pas encore les résultats, ne faisait que commencer; par ailleurs, il fit observer aux députés qu'il ne lui appartenait pas de disposer de la Galicie, possession autrichienne, que le cabinet de Vienne, son allié, refusait de céder. 

Les troupes déferlèrent à travers la Lituanie pour se porter à la poursuite des armées russes en retraite. L'organisation de l'administration de la Grande Armée était défectueuse, comme il a déjà été dit, celles du 1er corps de Davout et de la Garde impériale excepté. Les troupes souffrirent beaucoup du manque de vivres et de la pluie qui décima les chevaux et retarda l'arrivée des convois. Les réquisitions effectuées en Pologne arrivèrent trop tard à Vilna; elles y furent arrêtées pour être mises en magasins, de sorte que rien de ce qui avait été réquisitionné ne parvint aux corps d'avant-garde. Une proportion trop élevée des vivres fut utilisée pour les besoins des quartiers généraux, alors que les troupes au contact de l'ennemi auraient dû être privilégiées. Le même système défectueux de réquisition qu'en Pologne fut appliqué à la Lituanie, ce qui contribua à refroidir les populations à notre égard. La confusion inhérente au passage d'une armée nombreuse, qui se déplaçait rapidement, accrut le gaspillage. Néanmoins, la Garde Impériale parvint à assurer des distributions régulières; les autres troupes la jalousèrent, ce qui était injuste car elle leur envoyait les surplus qu'elle dégageait, grâce à sa bonne administration. Les lourds chariots utilisés au début de la campagne, qui s'enlisaient dans les sables, furent abandonnés au profit des voitures plus légères du pays; Napoléon ferma les yeux sur cette entorse au règlement. 

A Vilna, Napoléon s'efforça d'organiser la Lituanie et d'en tirer le meilleur parti pour la suite de la campagne, en tempérant l'impatience des Polonais. Les brusques variations climatiques, une chaleur suffocante suivie par une pluie glaciale, affectaient l'armée et le morale de l'Empereur s'en ressentit. La 1ère armée russe, sous les ordres de Barclay de Tolly fit retraite sur le camp retranché de Drissa, suivi par le centre-gauche de l'armée française, en se tenant toujours à bonne distance de ses adversaires et en détruisant systématiquement les ressources susceptibles de servir à l'armée française. Des corps de sa droite furent coupés et firent chemin en direction de la 2ème armée de Bagration. Le camp de Drissa était établi dans une bonne position et il était bien défendu mais il présentait deux inconvénients majeurs: il laissait l'armée française libre de ses mouvements et obligeait l'armée russe à s'entasser dans un espace trop restreint pour pouvoir se déployer; en conséquence, il s'avéra inutile, comme il fallait s'y attendre. Bagration devait naturellement se rapprocher de Barclay de Tolly; il laissa une 3ème armée russe relativement importante en Volhynie face au corps autrichien de Schwartzemberg qui formait l'extrême-droite de l'armée d'invasion. Le général russe se rendit rapidement compte qu'il était coupé de la 1ère armée et chercha à se dérober à l'étreinte du corps de Davout, aidé de celui de celui du vice-roi Eugène de Beauharnais, tandis que le prince Jérôme menaçait sa droite. Ce dernier, cependant, malgré l'impétuosité des Polonais de Latour-Maubourg, qui tentèrent plusieurs fois en vain d'entamer les Russes, ne se montra pas à la hauteur de la mission qui lui était confiée et laissa le temps à son ennemi d'échapper au piège qui lui était tendu; il faut reconnaître à la décharge du prince que les forces qu'il commandait était relativement faibles et surtout composées de troupes hétéroclites qui ne se comprenaient pas voire se détestaient; probablement Napoléon pensait-il que le corps de son frère ne jouerait qu'un rôle d'appoint dans la mesure où Bagration devait se diriger plus au nord et c'est ce qui expliquerait cet agencement fautif de son armée. Quoi qu'il en soit, Davout, furieux de voir sa proie lui échapper, se plaignit à l'Empereur qui releva son frère de son commandement. En même temps, sans doute inquiet de laisser un allié douteux couvrir sa droite, il rappela de Volhynie où Reynier succéda au général autrichien. Ces mouvements ralentirent la poursuite et permirent à Bagration de se retirer d'abord en direction de la Bérésina, ensuite en direction du Dniepr et de Smolensk, tandis que les corps coupés de la 1ère armée, trouvaient l'opportunité de se rapprocher d'elle. La manoeuvre de séparation des deux armées russes venait d'échouer et la suite de la campagne s'en trouvait gravement compromise. Bagration s'offrit même le luxe d'affronter Davout devant Saltanovka, mais les bonnes dispositions prises par le maréchal français, triomphèrent de l'impétuosité des Russes qui subirent de lourdes pertes. Davout organisa Minsk en place de guerre, pourvue de magasins et mise en état de défense. 

L'échec de l'opération contre Bagration aurait pu amener Napoléon a diriger le gros de ses forces vers Vitebsk, afin d'empêcher Barclay de Tolly de rejoindre le second corps d'armée russe. Mais, Barclay s'aperçut vite des inconvénients du camp de Drissa et, après avoir jeté Wittgenstein de l'autre côté de la Dvina, où il surprit les cantonnements français, il leva le camp sans tenir compte de la menace que représentait l'attaque d'Oudinot, qui s'efforçait de s'emparer du pont pour franchir le fleuve. Le général russe laissa Wittgenstein face au duc de Reggio, avec des forces suffisantes pour le contenir, et battit en retraite vers Vitebsk. L'abandon des retranchements de Drissa, et le départ du Tsar de l'armée, pour aller lever de nouvelles forces à Moscou, au nom de la lutte pour la défense du christianisme(!), démoralisa l'armée russe. L'armée française, cherchait à entrer en contact avec les forces adverses sans trop savoir où elles se trouvaient. La rencontre se produisit à Ostrovno où  l'avant-garde française rompit rapidement le corps russe d'Ostermann. Le lendemain, l'armée russe parut décidée à recevoir le combat; l'affaire tourna à l'avantage des Français; le successeur du général Ostermann, ce dernier ayant été remplacé, retira ses troupes sur une nouvelle position; les soldats français de la division Delzons, du corps d'Eugène de Beauharnais, fatigués par le combat, montraient quelques hésitations, malgré les exhortations de leurs chefs, lorsque l'Empereur apparut sur le théâtre des opérations; sa présence suffit à leur redonner courage; ils s'élancèrent et enfoncèrent les lignes russes, malgré la mort du général Roussel, tué d'un coup de pistolet. Le jour suivant, les Russes, réorganisés, paraissaient vouloir à nouveau disputer le terrain où ils s'étaient installés; les Français s'apprêtèrent à livrer bataille, la Garde impériale mit ses plus beaux habits; sur la gauche, deux compagnies, emportées par leur impétuosité, se trouvèrent isolées au milieu de la cavalerie ennemie; on les crut perdues, mais elles se mirent en cercle et firent front à des forces supérieures, jusqu'à ce que des renforts soient en mesure de les dégager; Napoléon accorda une moisson de médailles à ces braves; les Russes reculèrent derrière la Loutchiosa, une rivière encaissée, où ils s'établirent à la tombée du jour. Le lendemain, ils avaient déguerpi, au nez et à la barbe des Français, qui ne se rendirent compte de leur mouvement qu'une fois le jour levé. Napoléon, contrarié par l'échec de ses moeuvres et la dérobade d'un adversaire qu'il pensait tenir, laissa éclater sa mauvaise humeur sur ses subordonnés. On ne savait pas quelle était la direction prise par l'armée adverse; en fait, Barclay, qui venait d'apprendre que Bagration avait essuyé un échec à Moghilev, s'était rendu compte qu'il ne pouvait plus compter sur la jonction des deux armées russes et s'était résolu à prendre le chemin de Smolensk. Une avant-garde française ayant rencontré un fort contingent de Cosaques, on cru avoir retrouvé les Russes. Tout se mit en mouvement avec promptitude, mais l'armée ennemie était hors de portée. Napoléon revint sur Vitebsk, le 29 juillet, pour donner quelques jours de repos à ses soldats et organiser les magasins de la cité. 

Avant de quitter Vitebsk, les Russes brûlèrent les ponts plus par instinct de destruction que par utilité militaire. L'Empereur disposa son armée pour une halte plutôt que pour un repos prolongé. Les 2ème et 6ème corps tenaient Wittgenstein en respect vers Polotsk, Montbrun couvrait la route de Saint-Petersbourg à Ghodorek, le roi de Naples, qui suivait l'armée russe, occupait Inkovo, appuyé par les 3ème et 4ème corps, le prince d'Eckmülh (1er corps) était à Doubrovna, le 8ème corps à Orcha et le 5ème à la droite de Moghilev. Les Russes n'avaient pas formé de magasins à Vitebsk; de plus, une grande partie des notables s'étaient enfuis avant l'arrivée de nos troupes. Les ressources étaient rares; au cours des premiers jours, on rencontra des difficultés pour se loger, en raison du grand nombre de personnes qui accompagnaient les états-majors et du manque d'organisation dans l'affectation des ressources; ensuite, la pénurie de vivres obligea à continuer le système défectueux des réquisitions; le manque de pain conduisit les soldats, pour la plupart de jeunes recrues peu aguerries, à consommer trop de viande; il en résulta une épidémie de dysenterie qui causa des pertes sévères. Les conditions d'existence de la cavalerie et du 3ème corps, autour de Liozna, étaient désespérantes. Tous ces ennuis aigrissaient le caractère de Napoléon qui se montra injuste envers ses subordonnés. Il fit cependant le nécessaire pour transformer Vitebsk en place de guerre, en la dotant des magasins et de moyens d'approvisionnement nécessaires, avec son activité coutumière. Il passait souvent les troupes en revue et nomma Friant à la tête des grenadiers de sa Garde, sans doute pour récompenser un des divisionnaires du 1er corps, modèle de discipline et de bonne tenue. 

Que se passait-il sur les ailes de l'armée? A droite le 7ème corps de Reynier avait été dirigé sur la Volhynie, en remplacement des Autrichiens dirigés sur Minsk. Une avant-garde saxonne occupait Kobryn; elle y fut attaquée, le 28 juillet, par les troupes russes de la 3ème armée ( Tormassov); elle résista courageusement, mais finit par succomber avant l'arrivée de Reynier. Celui-ci appela Schwartzemberg à l'aide. Le général autrichien revint sur ses pas, malgré les ordres qui lui avaient été donnés, pour appuyer le 7ème corps français. Le 8 août, les troupes autrichiennes forcèrent les Russes à se replier derrière la Wessetz. Le 11 août, les forces autrichiennes et les forces françaises étaient réunies. Le 13 août, elles attaquèrent les Russes dans la position de Gorodetchna; Reynier tourna la gauche ennemie qui fut contrainte de dégarnir la position stratégique de Podubué; les Autrichiens, qui se battaient convenablement lorsqu'ils étaient dans les rangs français, ne saisirent pas cette occasion d'enfoncer l'ennemi, leur général faisant preuve d'une prudence excessive (pour ne pas dire plus); Reynier dut détacher des forces sur ce point pour forcer la décision; les Russes furent battus et se retirèrent mais, par la faute du général autrichien, la victoire ne fut pas décisive.  

A gauche, Mac Donald (10ème corps) s'était dirigé vers Riga et s'était mis en relation opérationnelle avec le 2ème corps d'Oudinot; mais ses forces étaient trop faibles pour appuyer les mouvements de ce dernier. Le duc de Reggio tenta de refouler les Russes de Wittgenstein du côté de Sebei mais, contrairement à ce qu'affirmèrent les Russes, il n'eut jamais l'intention de marcher sur Saint-Petersbourg, ce qui eût été une folie. Le 30 juillet, un premier engagement eut lieu vers Jakoubowo; le lendemain, le général russe, conscient de l'avantage de sa position, attaqua à nouveau les Français qui durent se replier en direction de Polotsk. Le jour suivant, Oudinot profita du fait que ses adversaires étaient engagés dans un défilé, entre Moskolniki et Boïartchina, pour prendre une éclatante revanche; les Russes perdirent 12 pièces de canons et laissèrent 2000 prisonniers entre les mains du vainqueur. Le duc de Reggio put alors regagner Polotsk sans encombre. Wittgenstein se porta ensuite sur la droite du 10ème corps; Oudinot le suivit et un engagement favorable aux Russes se produisit le 11 août, après quoi le duc de Reggio retraita à nouveau sur Polotsk. L'idée vint alors au général russe d'assaillir les Français dans leur camp retranché; Le 17 août, les troupes russes se lancèrent à l'assaut; elles se heurtèrent à une résistance d'autant plus vive que le 2ème corps venait d'être renforcé par l'arrivée du 6ème corps, sous les ordres du général Gouvion Saint-Cyr; le maréchal Oudinot, blessé d'un coup de biscayen au cours de la mêlée, dut laisser son commandement aux mains de Saint-Cyr. Malgré son échec, Wittgenstein ne renonça pas; son adversaire le trompa en feignant l'évacuation des impedimenta de l'autre côté de la Dvina et prit ses dispositions pour attaquer, dans la soirée du lendemain, les Russes dont il avait endormi la méfiance; vers cinq heures du soir, une violente décharge de l'artillerie française donna le signal de l'assaut; le plan du général français se déroula comme prévu; les Russes furent bousculés; mais, alors que nos troupes, sous les ordres du général Verdier, tentaient un dernier effort, la réserve ennemie les foudroya avec son artillerie. Wittgenstein, qui venait d'engager ses dernières forces, put battre en retraite. Le camp retranché de Polotsk était sauvé par Saint-Cyr; il en fut récompensé par un bâton de maréchal. Le calme se rétablit alors sur ce front, les armées adverses, affaiblies par deux jours de furieux combats, éprouvant le besoin de souffler. 

Napoléon apprit à Vitebsk la signature du traité de Bucarest, entre la Russie et la Turquie; ce dernier pays venait, une fois de plus, de laisser passer une occasion de récupérer une partie de ses territoires perdus, par l'impéritie de ses dirigeants. Une armée de 40000 hommes renforçait le corps de Tormassov en Volhynie et menaçait l'aile droite de la Grande armée, affaiblie par une présence autrichienne déjà suspecte. Le repos auquel se livrait l'armée française l'obligeait à s'étendre, mais l'empereur en plaçant au sud le 1er, 5ème et 8ème corps, ce dernier vers Orcha, se réservait habilement plusieurs possibilités de concentration suivant l'endroit d'où viendrait la menace. Les deux armées russes, de leur côté, s'étaient réunies, mais leurs mouvements allaient être contrariés par plusieurs facteurs, dont le moins grave n'était pas la mésentente qui régnait entre Braclay et Bagration. Le 8 août, les armées russes s'ébranlèrent; l'avant-garde de Sébastiani fut surprise à Inkovo, mais les Russes furent incapables d'exploiter leur avantage par suite des fausses manoeuvres de Barclay. L'éveil venait d'être donné à Napoléon qui, connaissant désormais les intentions de ses adversaires, décidait de manoeuvrer par le sud afin de s'emparer de Smolensk avant l'ennemi et pour ainsi dire dans son dos.  

La Grande Armée se déplaça avec sa célérité habituelle. Des désordres, inséparables d'une marche rapide, eurent lieu à Liady, dernier endroit où il était possible de s'approvisionner auprès de la population juive, très nombreuse dans cette cité. Liady marquait en effet les limites de l'ancienne Lituanie, au-delà commençait la terre russe d'où les Juifs étaient bannis; au contraire, dans l'ancienne Pologne, les Russes les encourageaient afin de faire obstacle au développement d'une classe moyenne frondeuse susceptible de contester leur domination. A Krasnoïé, le corps russe de Neverovski, qui protégeait Smolensk au sud, sévèrement accroché et contraint de battre en retraite. A la veille de son anniversaire, Napoléon, prit ses dispositions pour s'emparer de Smolensk en chargeant le 4ème corps (Vice-Roi Eugène) de protéger la gauche de l'armée en surveillant le passage du Dniepr contre un retour offensif des Russes sur ce point.  

Le 16 août, l'armée était aux abords de la ville, une ancienne place d'armes fortifiée, dont les imposants remparts étaient en mauvais état par manque d'entretien depuis que la conquête de la Lituanie avait déplacé la frontière de la Russie plus à l'ouest. Le maréchal Ney attaqua avec opiniâtreté le faubourg de Krasnoïé mais cette action ne rencontra pas le succès escompté; elle permis néanmoins de gagner un position d'où l'on pouvait voir, sur l'autre rive, de grandes masses arriver au secours de la ville. Napoléon comprit alors que sa manoeuvre pour prévenir les Russes à Smolensk avait échoué, mais, certain maintenant qu'aucune menace ne surgirait sur sa gauche, il rappela à lui le 4ème corps. Le 17 août, l'Empereur différa son attaque jusqu'à deux heures de l'après-midi afin de compléter son dispositif. Le déploiement de l'armée russe devant Smolensk était rendu impossible, les Français étant trop proches de la place. Sur la droite, des détachements pouvaient déboucher sur la route de Moscou et couper la retraite aux Russes obligeant ces derniers à distraire une partie de leurs forces pour prévenir un événement dont les suites seraient désastreuses; Bagration fut dirigé sur ce point tandis que l'armée de Barclay s'échelonnait sur la route de Saint-Petersbourg, la défense de la ville proprement dite étant confiée à Dokhtourov. A deux heures, comme il vient d'être dit, l'attaque commença sur la droite par une charge de la cavalerie de Bruyère qui dégagea les abords des faubourgs; en même temps, les Polonais de Poniatowski s'emparaient du faubourg de Nicolskoï, mais ils étaient ramenés par une contre-offensive des renforts russes, ils repartirent à l'assaut et confinèrent leurs adversaires dans le chemin couvert mais ne purent pas aller plus loin. A gauche, la maréchal Ney emporta le faubourg de Krasnoïé, mais là aussi, une contre-attaque russe, bloqua l'avance française. Au centre, le 1er corps (Davout) s'avança, d'abord caché à la vue de l'ennemi par des replis de terrain, sous une voûte de fer et de feu que s'échangeaient les tirs des batteries françaises et russes; lorsqu'il fut à découvert, une grêle de balles et de mitrailles éclaircit ses rangs qui se reformèrent instantanément, comme à la parade; ce comportement héroïque souleva les acclamations de la Garde Impériale qui assistait à ce spectacle du haut d'une éminence située en arrière du lieu de l'action; enhardis par ces encouragements, les soldats de Davout se ruèrent sur l'ennemi aux cris mille fois répétés de "Vive l'Empereur". Ce dernier, ignorant le danger, se rendait d'un point à un autre pour vérifier que ses ordres étaient correctement  exécutés. Cependant, malgré les efforts des Français, l'enceinte tenait toujours; la batterie installée pour détruire les ponts qui unissaient les deux parties de la ville, de part et d'autre du Dniepr, et permettait à l'ennemi d'acheminer ses renforts, venait d'être éteinte. Au centre, les abords de la muraille avaient été dégagés, mais l'on se battait furieusement à la porte encombrée d'un enchevêtrement de poutres où le feu s'était mis. La nuit vint enfin interrompre le combat; les Russes étaient toujours maîtres de la cité. C'est alors que l'atmosphère lourde de poussière et de fumée consécutive à un combat se mit soudain à rougeoyer; on ne sut pas tout d'abord à quoi attribuer cette immense lueur qui embrasait le ciel; personne ne pouvait croire que les Russes venaient de sacrifier une ville qu'ils avaient défendue avec tant d'acharnement. Au milieu de la nuit, quelques soldats, poussés par la curiosité, franchirent les murs inviolés; un silence poignant régnait sur des amas de décombres, jonchés de morts et de mourants; ils revinrent effrayés de cette lugubre solitude. 

Les Russes quittèrent une ville qui n'était plus tenable, après avoir perdu la moitié de leur effectif engagé. Ils profitèrent de l'incendie qu'ils avaient allumé, et du tumulte de l'armée ennemie, pour partir sans que celle-ci ne se doute de leur mouvement. Comme ils ignoraient encore la direction que prendrait l'armée française, Barclay garda la route de Saint-Petersbourg et Bagration celle de Moscou. Les Français pénètrèrent le lendemain dans une cité désolée, où se rencontraient à chaque pas les horreurs d'un champ de bataille. L'arrière-garde russe leur défendait la rive droite du Dniepr, le temps de permettre aux troupes en retraite de prendre de l'avance. Une fois la rive gauche occupée, les Français s'aperçurent que, si l'attaque du maréchal Ney avait été plus soutenue, la ville fût tombée plus rapidement car les Russes n'eussent plus été en mesure de secourir leurs troupes engagées au sud; mais on voulut courir deux lièvres à la fois, en attaquant à gauche et en cherchant à couper la route de Moscou à droite. Le Maréchal Ney et le roi de Naples poursuivirent l'armée russe en retraite tandis que le 8ème corps était chargé de leur couper la route de Moscou. Barclay, qui connaissait maintenant les intentions de Napoléon, se rabattit en direction de l'est pour rejoindre Bagration.  

Dufour donne une description intéressante de Smolensk avec ses belles places, où la Garde fut passée en revue, ses maisons de maîtres, qui ressemblaient à de petits palais de bois, mais aussi les tanières n'ayant que deux trous: la porte et la cheminée, où s'entassaient les gens du peuples. Les Russes qui restés sur place s'étonnaient de voir les Français prier et soigner indifféremment les blessés des deux camps; décidément, les envahisseurs n'étaient pas les ogres qu'on leur avait décrits; cela incitaient ceux qui étaient partis à revenir. Malgré l'incendie, les ressources qui subsistaient n'étaient pas négligeables; on s'efforça de les rassembler et de remettre la cité en état pour en faire une place de guerre en arrière de l'armée; les troupeaux amaigris rejoignirent. Dufour critique l'organisation du service de santé de l'armée; on s'attendait à une grande bataille et, malgré cela, les mesures nécessaires ne furent pas été prises; au lieu de concentrer les ambulances, ce qui créa encombrement et désordre, il eût fallu les échelonner vers l'arrière et évacuer les blessés; on les regroupa pour qu'ils rejoignissent plus rapidement leurs corps, résultat: beaucoup moururent faute de soins; les ressources en personnel étaient importantes, mais toute l'administration de l'armée ne fut pas été mise au service des blessés, comme cela aurait dû être le cas, et fut fait en d'autres circonstances (l'intérêt de Dufour pour les blessés, et le grand soin qu'il apportait à tout ce qui pouvait améliorer leur sort, n'étaient pas nouveaux, le baron Larrey les notait déjà après Eylau). 

L'armée s'attendait à ce que Napoléon prît ses quartiers d'hiver à Smolensk. Cette place, sur la frontière de l'ancienne Russie, reliée à d'autres places convenablement approvisionnées et mises en  état de défense, pas trop éloignée des deux ailes de la Grande Armée, pouvait facilement être défendue jusqu'au printemps. Elle offrait le double avantage d'aider la Lituanie à se réorganiser, sans lui imposer un système qu'elle rejetterait, et de désarmer le nationalisme russe en montrant que l'empire français ne voulait nullement à abattre la Russie, comme la propagande ennemie cherchait à le faire croire; la noblesse et les classes aisées de Lituanie étaient disposées à seconder les mesures qui seraient prises pour restaurer l'antique Pologne, si la masse du peuple, abrutie par le servage, restait amorphe; les Juifs étaient en mesure de contribuer efficacement à l'approvisionnement de l'armée, à condition de consentir quelques sacrifices pécuniaires. Malheureusement, Napoléon estimait que son armée était plus propre à l'attaque qu'à la défense et c'est pourquoi il se résolut à poursuivre une guerre de conquêtes (Dufour se trompe une fois de plus, l'Empereur, au contraire hésita avant de prendre une décision et ce sont les maréchaux qui le poussèrent à prendre des risques, notamment Davout, en observant qu'il avait toujours forcé ses ennemis à signer la paix après s'être emparé de leur capitale). Le maréchal Ney et Murat furent désignés pour suivre l'armée russe en retraite; le choix n'était pas judicieux car l'on pouvait craindre que ces deux guerriers impétueux ne se laissent entraîner dans quelque dangereuse aventure; rapidement, ils s'aperçurent que l'ennemi prenait la route de Moscou et l'y talonnèrent; plusieurs engagements eurent lieu, dans un pays coupé par les affluents du Dniepr, qui formaient autant de défenses naturelles.  

A Valoutina, l'engagement prit la forme d'une véritable bataille (19 août); le 8ème corps, commandé par Junot, qui aurait dû franchir le Dniepr en amont et fermer la retraite aux Russes, n'était pas là; le duc d'Abrantès, déjà atteint par la maladie qui devait l'emporter, n'était plus le bouillant soldat qu'il avait été autrefois; le corps de Ney, et la réputation du maréchal, étaient compromis; il jeta toutes ses forces dans la bataille pour tenir jusqu'à ce que le corps de Davout, qui était encore loin, puisse s'aligner; le chef du 1er corps précipita son mouvement; il détacha une division, commandée par le général Gudin, qui parvint à marches forcées sur les lieux de l'affrontement; le maréchal Ney lui confia un poste particulièrement périlleux; le vaillant général se porta à la tête de ses troupes où il fut frappé mortellement d'un boulet de canon; ses soldats, commandés par le valeureux général Gérard, qui venait de le remplacer, se ruèrent néanmoins sur l'ennemi qu'ils enfoncèrent; la bataille était gagnée au prix de lourdes pertes, mais celles des Russes étaient encore plus grandes. Napoléon, qui n'avait pas assisté à l'engagement, fut très contrarié de la perte de Gudin et il blâma fortement l'inertie de Junot à laquelle il en attribua la cause; il décida de distribuer des récompenses aux braves les plus méritants et demanda aux soldats de désigner eux-mêmes ceux qui devaient être décorés, mesure habile qui permettait à ceux qui n'obtenaient pas la croix d'avoir tout de même l'honneur de l'attribuer à leurs camarades. Davout remplaça Ney à l'avant-garde; ce choix eût été des plus judicieux, si le maréchal, dont les qualités d'organisateur, la circonspection et la ténacité dans les combats n'étaient plus à démontrer, n'avait pas été subordonné en même temps au fantasque roi de Naples. A cette époque, le quartier général reçut les nouvelles des victoires de Gorodetchna, sur la droite, et de Polotsk, sur la gauche; les ailes semblaient désormais en état de contenir l'ennemi, ainsi une poussée en avant du centre ne paraissait pas présenter beaucoup de risque; mais c'était tomber dans le piège tendu par l'ennemi. 

Les Russes s'attendaient à être poursuivis l'épée dans les reins. Mais Napoléon dut réorganiser son corps de bataille afin de protéger ses arrières et ses flancs en envoyant des renforts notamment à Vitebsk menacée par des partis de Wintzigerode; l'armée française n'entreprit donc aucun mouvement le 20 août. Le 21 août, la cavalerie de Murat et le 1er corps de Davout se mirent à la poursuite de l'ennemi, mais celui-ci avait passé le Dniepr pour mettre ce fleuve entre ses adversaires et lui; il poursuivit sa retraite en ne laissant qu'une arrière-garde pour retarder le franchissement de l'obstacle représenté par le fleuve. Napoléon, informé de la retraite russe, mit la Grande Armée en marche de Smolensk en direction de Moscou le 22 août, la cavalerie de Grouchy et le 4ème corps couvrant la gauche et le 5ème corps couvrant la droite. Murat retrouva l'arrière-garde russe devant Mikhaïlevska le même jour; une charge de cavalerie dispersa les Cosaques de l'extrême gauche russe et le roi de Naples aperçut alors l'armée russe rangée en ordre de bataille; emporté par sa fougue, nonobstant la faiblesse de ses forces, il décida de livrer bataille; il ordonna donc à Davout d'aborder le centre ennemi, ce dernier refusa de compromettre son corps d'armée dans une entreprise vouée à l'échec; une mésentente préjudiciable à la bonne marche de l'armée s'élevait entre deux hommes peu fait pour s'entendre; Napoléon connaissait bien ce genre de problème qui n'était pas nouveau, mais il n'y attachait pas une importance excessive (certains prétendent que l'Empereur, y voyait même un avantage, celui de diviser pour mieux régner; pourtant la mésentente entre les maréchaux fut une des causes essentielles des échecs essuyés pendant les guerres de la Péninsule ibérique); l'Empereur, qui recevait des dépêches contradictoires de ses lieutenants, se porta auprès d'eux; mais les Russes, qui se savaient vulnérables, ne l'avaient pas attendu; ils s'étaient retirés sur Dorogobouj. La Grande Armée les y suivit, sauf le 4ème corps, dirigé sur Doukovechina et les Polonais qui marchèrent sur Woloczok.  

Les Français entrèrent le 25 août dans Dorogobouj, qui n'avait presque pas souffert du passage des troupes. Malheureusement, dans les jours qui suivirent, les traînards déclenchèrent par imprudence des incendies, dans cette ville en bois, à l'exception du château construit en briques; on s'inquiéta peu au début, le sens du vent étant défavorable à la propagation du sinistre; mais le vent tourna et il fallut s'employer à éteindre les flammes qui se répandaient partout; elles parvinrent jusqu'à la haute tour de bois de l'église qui s'embrassa et finit par s'effondrer; il n'y avait plus de salut possible que dans la fuite. Dufour donne une description saisissante de cet événement dont il fut témoin de bout en bout et dont il garda un souvenir plus terrible encore que des incendies de Smolensk et de Moscou. Les Russes retraitaient maintenant sur Viasma; on espérait que Barclay, qui venait de recevoir un renfort de 14 à 15000 hommes amenés par Miloradovitch, et qui était réuni à Bagration, tenterait le sort d'une bataille; les escarmouches livrées par son arrière-garde le laissait penser. Cependant, Napoléon recevait des nouvelles contradictoires des deux chefs de l'avant-garde; la tension était devenue telle entre Davout et Murat qu'ils en vinrent à s'invectiver sous les yeux de l'Empereur et que l'on craignit même un moment qu'ils ne vident leur querelle dans le sang. Tout opposait les deux hommes: Murat était fougueux, brave jusqu'à la témérité, fantasque, jouisseur de la vie, aimé de ses proches pour sa franchise et sa faiblesse qui pouvait aller jusqu'à l'injustice et qui tolérait l'indiscipline; Davout était sérieux, réfléchi, il connaissait parfaitement son métier de soldat, brave sur le champ de bataille, il ne risquait jamais sans utilité le sang de ses soldats, sévère, inflexible, exigeant pour les autres autant que pour lui-même, il était plus craint qu'aimé, (mais il était probe, ce qui était rare dans la Grande Armée,) il imposait une stricte discipline et veillait à ce que ses troupes bénéficient, dans la mesure du possible, de tout l'approvisionnement nécessaire en maintenant un ordre strict dans l'administration de son corps. Au cours de la campagne de Russie, le roi de Naples utilisa la cavalerie sous ses ordres comme s'il était à proximité de ses dépôts; il ne la ménagea pas, au contraire, il l'usa parfois inconsidérément et il la ruina moins dans les batailles que par des marches forcées de 15 à 18 heures par jour entreprises souvent sans utilité. 

A Dorogobouj, l'armée croyait encore prendre ses quartiers d'hiver à Smolensk; elle pensait que la poursuite des Russes ne visait qu'à se donner du champ pour se protéger et s'assurer des subsistances. Malgré l'incendie de Smolensk, qui pouvait être attribué aux bombardements de la ville, et celui de Dorogobouj, qui était accidentel, on n'imaginait pas l'ennemi capable d'user de la tactique ruineuse de la terre brûlée. Napoléon, qui espérait toujours une bataille qu'il était certain de gagner, décida de continuer la poursuite des Russes. Bientôt, le pays où les Français avancèrent ne fut plus que ruines et décombres fumants qui encombraient leur marche et semaient la confusion dans leurs rangs. La cavalerie de Murat, trop faible pour emporter Viasma, fut contrainte de s'arrêter et l'ennemi en profita pour mettre le feu à la ville, entreprise d'autant plus facile que beaucoup de maisons étaient en bois et qu'elles étaient entourées de palissades de résineux qui favorisaient la propagation du sinistre. Heureusement, l'arrivée des deux ailes de la Grande Armée menaça l'arrière-garde russe d'encerclement et elle neut pas le temps d'achever la destruction de la cité où, de l'autre côté de la rivière qui la partageait en deux, s'élevaient des maisons en briques plus résistantes. Les troupes françaises s'employèrent à circonscrire l'incendie et à sauver ce qui pouvait l'être. Les ressources restantes n'eussent pas été négligeables s'il eût été possible de les soustraire au pillage; mais même la présence de l'Empereur ne put en venir à bout; la Garde impériale, employée à rétablir l'ordre fut suspectée de vouloir s'approprier pour elle l'intégralité des subsistances; tous les corps, Garde comprise, participèrent à la curée à laquelle mirent seuls fin la fatigue et l'ébriété. On sauva du désastre de l'eau-de-vie, qui s'avéra utile quelques jours plus tard lorsqu'il fallut livrer bataille, ainsi qu'une boisson fermentée pétillante fabriquée avec la sève de bouleau. On commença à installer une manutention de 12 fours à pain qui fut abandonnée, encore inachevée, quand l'armée quitta la ville.  

Le lendemain de l'entrée à Viasma, le roi de Naples, rencontra l'armée ennemie au devant de Tsarevo-Zaimichtché; il se persuada qu'elle offrait le combat et donna l'ordre à Davout d'engager l'une de ses divisions; ce dernier refusa en termes énergiques et, une fois de plus, le désaccord entre les deux chefs de l'avant-garde se manifesta à la vue de leurs soldats. Dufour en profite pour blâmer la faiblesse de l'Empereur à l'égard des membres de sa famille: son frère avait fait manquer la manoeuvre de séparation des armées russes et maintenant son beau-frère entretenait la discorde au sommet de l'armée! Dans l'armée adverse, l'entente ne régnait pas davantage entre les Barclay et Bagration; le Tsar appuyait le premier, mais celui-ci, qui était étranger, se heurtait à l'hostilité des généraux russes et Alexandre se vit obligé de le sacrifier; il nomma généralissime Koutouzov; on pouvait espérer que cet ancien compagnon se Souvorov allait enfin défendre la terre russe avec plus de vigueur et accepter une bataille; les renseignements indiquaient en effet qu'il mettait en défense un terrain propice en avant de Moscou. L'avance se poursuivait au milieu des incendies, que les canons et les voitures de munitions devaient traverser au galop, quand il ne fallait pas franchir des fondrières.  

Un orage éclata au moment d'aborder Gjatsk que les Russes paraissaient vouloir défendre; plusieurs charges de cavalerie dispersèrent les Cosaques qui formaient un rideau devant la cité et les troupes françaises pénétrèrent à l'intérieur pêle-mêle avec eux. Un partie de l'agglomération fut ainsi sauvée de la destruction et nombre d'habitants n'eurent pas le temps de fuir. On y trouva de la toile qui servit aux ambulances et des stocks peu considérables de farine grossière; mais, aux environs, se dressaient de forts beaux moulins à vent en état de fonctionner; le pays alentour était couvert de champs qui eussent été en état d'être moissonnés sans les dégâts causés par le feu réciproque de l'artillerie des deux armées qui avait consumé les récolte. Tout annonçait que le choc final n'était plus éloigné; l'Empereur donna trois jours de repos à son armée et se livra à un recensement des forces dont il pouvait encore disposer; les états de situation révélèrent que les effectifs étaient déjà réduits dans des proportions considérables; néanmoins, Napoléon gardait confiance et il prit toutes les dispositions nécessaires afin de livrer avec succès une grande bataille et pour que les blessés pussent être soignés convenablement; les soldats eux-mêmes aspiraient au combat et manifestaient même leur impatience.  

Le 4 septembre, l'armée reprit sa marche en avant. Le roi de Naples accrocha les Russes qui tenaient une bonne position devant Gridnevo, mais ceux-ci plièrent bagages dès que les ailes (4ème et 5ème corps) menacèrent de les tourner. On atteignit l'abbaye de Kolotsky (ou Kolotskoï) laquelle, sans les coupoles dorées qui la couronnaient, aurait pu passer pour une forteresse en raison des fortes murailles qui la ceinturaient; il s'agissait bien sûr de protéger les biens des moines, mais aussi de fournir un point de refuge au pouvoir durant les querelles qui agitèrent la vieille Russie avant l'avènement de Pierre le Grand. De là, on apercevait de gros nuages de poussière dans la direction de Moscou, indice certain des mouvements que l'armée russe se donnait pour préparer l'endroit où elle allait offrir bataille. L'imprécision des cartes à la disposition de l'armée française ne permettait pas d'appréhender avec précision les particularités du terrain sur lequel elle allait se dérouler. Le canon se fit entendre sur la droite et l'on s'aperçut que la cavalerie se heurtait à une grande redoute isolée en avant des retranchements russes (Chevardino); le général Compans fut chargé de l'emporter; il la fit d'abord vigoureusement canonner, pour éteindre son feu, ce qui donna peu de résultats; alors, il lança le 61ème régiment à l'assaut; celui-ci s'empara de l'ouvrage à la baïonnette, mais il en fut chassé par des renforts ennemis; plusieurs charges, suivies de retraites, se succédèrent jusqu'à ce que, la redoute étant tournée par les troupes françaises qui s'avançaient de part et d'autre, les Russes finissent par abandonner la partie; ce sanglant affrontement laissa augurer de l'opiniâtreté des combats qu'il allait falloir livrer.  

Le matin du 6 septembre, Napoléon observa soigneusement le terrain afin de prendre ses dispositions en conséquence; les troupes françaises se trouvaient sur une éminence, à la hauteur de la redoute prise la veille (Chevardino); une dépression les séparait de l'armée russe. Celle-ci occupait une position bonne par elle-même qui avait été renforcé encore par plusieurs ouvrages; sur sa droite, dont la défense était confiée à Barclay, son front était couvert par la Kalouga, rivière peu profonde mais encaissée, qui allait se jeter au nord dans la Moskova; sur la gauche, dont la défense était confiée à Bagration, le front était protégé par un ruisseau affluent de la Kalouga; les pentes en arrière de ce ruisseau étaient encombrées de taillis et de broussailles qui constituaient autant de chicanes où les Russes avaient disposés des chasseurs à pied en embuscade; la réserve russe se trouvait derrière la jonction entre leurs deux armées; au nord du confluent du ruisseau avec la Kalouga s'élevait le village de Borodino qui pouvait servir de point d'appui; au sud de la Kalouga, près du confluent, à la jonction des deux armées, les Russes avaient construit une grande redoute; une autre redoute (Gorka) appuyait également les arrières de l'armée de Bagration et des ouvrages moins importants protégeait son front devant Séménovskoïé. En face, l'armée française conservait l'organisation qui avait été la sienne lors de la poursuite; une partie de la cavalerie était sur les ailes; à gauche, au nord de la nouvelle route de Smolensk à Moscou, le 4ème corps d'Eugène de Beauharnais était chargé de tenir Barclay en respect, de s'emparer de Borodino, puis d'attaquer la grande redoute; à droite, les Polonais de Poniatowski, devait tourner la gauche de Bagration, au niveau de l'ancienne route de Smolensk à Moscou, en direction de Jelnia; le gros de l'armée, au centre, était concentré entre les deux routes de Smolensk à Moscou, le 1er corps de Davout à droite, le 3ème corps de Ney à gauche; le corps westphalien, sous les ordres de Junot, et la garde impériale formaient la réserve, en arrière de ces deux corps; la cavalerie de Murat se trouvait sur la droite, en arrière de Davout; les corps d'armée disposaient d'une nombreuse artillerie (60 à 80 pièces) et ils pouvaient compter sur l'aide des cent bouches à feu de l'artillerie de la Garde dont Napoléon se réservait l'usage pour la porter à l'endroit où le coup décisif pourrait être porté. Napoléon passa les troupes en revue sous une bise froide à laquelle succéda une pluie fine; il regagna sa tente vers cinq heures de l'après-midi; il y reçut M. de Beausset qui lui amenait de Paris un portrait du roi de Rome; il fit place ce portrait au devant de sa tente afin que les officiers et les soldats pussent l'admirer et lui faire part de leurs remarques sur les ressemblances des traits de l'enfant avec ceux du père. Cependant, de l'autre côté, se déroulaient des processions conduites par des popes, revêtus de leurs habits de cérémonie et portant la croix, les sauvages clameurs des soldats se mêlant aux cantiques des prêtres qui imploraient l'intervention divine pour chasser l'envahisseur de la Sainte Russie et le précipiter dans l'enfer qui l'avait vomi. Ces farouches admonestations ne troublèrent nullement le repos des Français qui se préparèrent au combat en passant une nuit aussi tranquille que possible, sous la pluie et dans une ombre intense. 

Au matin, le soleil se dégagea des brumes; Napoléon fit lire un proclamation aux troupes; on attendit ensuite que le bruit de l'entrée en  contact de Poniatiowski, sur la droite, donne le signal du combat; comme celui-ci tardait à venir, ce fut une violente canonnade partie de la redoute de Chevardino qui mit les corps en mouvement. La Garde fut déplacée légèrement du centre-gauche vers le centre-droit, auprès de la redoute de Chevardino. La Division Delzons, du 4ème corps (Beauharnais) se porta sur Borodino qu'elle enleva ainsi que le pont sur la Kalouga; elle aurait dû s'en tenir là mais le 106ème, emporté par son élan, franchit le pont à la poursuite de l'ennemi et se trouva compromis; il ne fut sauvé d'une perte complète que par le renfort du 92ème; le général Lausanne trouva la mort dans cette échauffourée. Le corps Polonais (Poniatowski) fut retardé dans sa marche pour tourner la gauche russe car il rencontra, sur son chemin, un corps nombreux de troupes russes (Toutchkov); comme il lui parut dangereux de poursuivre sa manoeuvre avec cette menace sur son flanc, il décida d'en venir d'abord à bout avant de poursuivre; il engagea le combat et refoula les Russes qui s'établirent solidement sur un mamelon qu'ils défendirent avec acharnement jusqu'à ce que le sort de la bataille sur d'autres point rendît leur sacrifice inutile; la manoeuvre prescrite aux Polonais ne put donc s'accomplir comme il était prévu.  

Au centre, les corps de Davout (1er) et de Ney (3ème) s'ébranlèrent en direction des pentes de Chevardino, avec de la cavalerie dans les intervalles. A gauche, après la prise de Borodino, Eugène de Beauharnais franchit la Kalouga et lança une vigoureuse attaque sur la grande redoute. Les soldats de Davout traversèrent l'espace difficile qui les séparait des ouvrages défensifs russes, les célèbres flèches de Chevardino, sous une grêle de balles et de boulets; le général Compans fut mis hors de combat et le maréchal prince d'Eckmühl fut lui même contusionné après une chute de son cheval tué sous lui; le combat été acharné et Bagration, conscient de l'enjeu, fit rempli l'intervalle entre sa position et celle de Toutchkov, aux prises avec Poniatowski, par une division de cuirassiers; de son côté, le général en chef russe, Koutouzov, rappela de sa droite le corps de Baggovout et poussa en avant une partie de sa réserve pour renforcer Bagration. L'un des trois retranchements venait de tomber au pouvoir du 57ème régiment (Compans), tandis que le 24ème léger (Ledru) y arrivait par le côté opposé; les deux autres retranchements étaient attaqués aussi; notre infanterie se trouva soudain confrontée à la cavalerie ennemie; une furieuse mêlée s'en suivit et les Français fut contraints de rétrograder tandis que leur cavalerie (Beurmann et Bruyères) ramenait celle des Russes.  

Cependant, les divisions du vice-roi ( Morand, Gérard et Broussier) progressaient à travers un terrain accidenté et boisé, propice aux embuscades, en direction de la grande redoute; parvenue à découvert, la division Morand se forma en bataille avec un calme et une détermination qui frappa l'ennemi d'admiration; l'assaut, sous une pluie de mitraille, soutenu par 40 pièces d'artillerie, fut couronné de succès, l'ouvrage étant menacé sur la droite par le 30ème régiment de Bonamy; les Russes s'enfuirent en abandonnant leurs canons, leurs morts et leurs blessés; la prise de la grande route aurait pu être décisive si Eugène de Beauharnais avait disposé de réserves suffisantes, ce qui n'était pas le cas; il demanda des renforts auprès de l'Empereur; mais il n'entrait pas dans les plans de ce dernier de pénétrer au sein du dispositif russe avant la chute des flèches de Chevardino; c'est sur la gauche des Russes qu'il avait décidé de peser en priorité et c'est pour donner éventuellement le coup de boutoir final dans cette direction qu'il réservait sa Garde; le vice-roi se trouva donc d'autant plus compromis que les Russes, effrayés de la tournure des événements, massèrent des forces immenses pour reprendre la redoute qu'ils avaient perdue; Eugène fut contraint de céder à la force et se retira mais en restant à bonne distance de façon à contenir la progression russe et à accabler les nouveaux défenseurs de la redoute avec son artillerie.  

A droite, Ney et Davout s'apprêtaient à lancer une nouvelle offensive contre les flèches en engageant les divisions Marchand et Friant secondées par la cavalerie du roi de Naples; des combats furieux s'engagèrent; le ravin fut franchi et le village de Séménovskoïé enlevé par le général Dufour à la tête du 15ème léger; malheureusement, nous manquions de troupes fraîches et l'ennemi fit déferler sur nos unités décimées et fatiguées des unités qui n'avaient pas encore combattues; elles avancèrent en poussant de sauvages clameurs, malgré les décharges d'artillerie qui labouraient leurs rangs; la mêlée fut bientôt générale et on lutta à l'arme blanche pendant deux bonnes heures au cours desquelles l'ennemi avançait lentement.  

La journée n'était encore qu'à moitié écoulée; Napoléon, trompé dans son espoir d'enlever la gauche ennemie, ordonna à Junot de porter les Westphaliens entre le 1er (Davout) et le 5ème corps (Poniatowski) afin de remplir cet intervalle puis de se porter dans la trouée qui séparait Bagration de Toutchkov tandis qu'un nouvel effort serait tenté sur les flèches; malheureusement, Baggovout arrivait et, aidé par la cavalerie qui se trouvait à cet endroit, il s'opposa avec efficacité à l'attaque de Junot tandis que Poniatowski finissait enfin par chasser Toutchkov de l'éminence qu'il lui disputait depuis le matin. L'incertitude sur l'issue de l'affrontement n'était pas encore levée; les officiers des deux camps rivalisaient de courage au milieu de leurs troupes; le roi de Naples envoyait à Napoléon ordonnance sur ordonnance pour demander des renforts; l'Empereur conservait son calme et refusait encore d'engager la Garde; dans ces conditions, il ne restait plus qu'à vaincre seuls en tentant un ultime effort; Ney et Murat se placèrent à la tête de leurs soldats et, animés d'une rage héroïque, ils se ruèrent sur les Russes qui, glacés d'épouvante, abandonnèrent le terrain.  

Pendant ce temps, les Russes avaient tenté sur leur droite une diversion en jetant à travers la Kalouga, sur la gauche du vice-roi, quelques unités de cavalerie et de Cosaques qui furent facilement repoussées; une nouvelle tentative contre la grande redoute fut préparée; des unités du 4ème corps, renforcé par la légion de la Vistule devaient l'aborder tandis qu'un corps de cavalerie détaché de la droite devait la tourner; la division Friant avec 80 bouches à feu était chargée de contenir une offensive russe qui se dessinait, entre la grande redoute et les flèches, pour percer notre ligne et reprendre les flèches, clé du champ de bataille; malgré toute la diligence qu'il mit, Eugène ne put parvenir avant les cavaliers à la grandes redoute et ce fut le 5ème régiment de cuirassiers qui y pénétra le premier par la gorge; les Russes furent sabrés sur leurs pièces; le général Caulaincourt, qui commandait cette belle charge, paya de sa vie cet exploit; il venait juste de succéder au général Montbrun lui aussi tué au cours de la bataille. Les Russes, privés de leurs principaux ouvrages défensifs, flèches et grande redoute, accablés aussi par la mort de Bagration, tué au milieu de ses soldats, se réorganisèrent sous l'impulsion de Barclay, sinon pour vaincre au moins pour limiter les conséquences de la défaite.  

Les charges se succédèrent autour de la grande redoute dont les alentours furent bientôt jonchés de débris sanglants, tandis que des torrents de fumée, rougie par les décharges, couvrait ce champ de carnage. Les pertes russes, qui chargeaient en masses profondes, furent immenses et bien supérieures à celles des Français. Le combat se termina par un duel d'artillerie qui ébranla encore longtemps les échos. Vers trois heures de l'après-midi, les chefs russes, convaincus de l'inutilité de la lutte et sans doute soucieux d'éviter la ruine complète de leur armée, ramenèrent lentement leurs unités sous les canons de leur seconde redoute, celle de Gorka. Il était temps encore d'achever l'ennemi, mais les troupes françaises étaient lasses et Napoléon se refusa à engager la Garde; il se contenta de faire avancer une batterie de 80 canons, sous les ordres du colonel Drouot, pour entretenir avec l'ennemi un feu qui ne s'éteignit qu'à la nuit. 

On reprocha à Napoléon de n'avoir pas engagé la Garde, ce qui aurait entraîné infailliblement la perte des armées russes. On dit aussi qu'il ne s'est pas montré à la hauteur de sa réputation au cours de cette journée. Pour ce qui concerne l'emploi de la Garde, son engagement prématuré eût évidemment été une sottise; vers la fin de la journée la victoire étant acquise, était-il nécessaire de risquer ce corps d'élite pour détruire un ennemi battu, mais encore capable d'opposer une résistance meurtrière, et qui était en mesure de se reconstituer ultérieurement? Bessières demanda à Napoléon l'autorisation de charger et l'Empereur lui répondit que la mort de l'un de ses soldats ne valait pas un succès de plus! Pour ce qui est de l'état physique et moral de Napoléon, ce dernier était certes fatigué et il souffrait d'un gros rhume contracté la veille sous la pluie; mais il ne montra jamais le moindre signe de faiblesse; certes, il ne resta en retrait, mais il connaissait parfaitement le champ de bataille, qu'il avait soigneusement, exploré et, d'où il était, à portée des coups de canons ennemis, il dominait parfaitement les clés de la position: la grande redoute et les flèches; il n'avait donc nul besoin de se porter en avant et de là il dirigea sans difficulté les combats; aucune bataille ne ressemble à une autre et le comportement du chef n'a jamais à se calquer sur celui qui fut le sien en d'autres circonstances. On peut lui reprocher de ne pas avoir pourvu Poniatowski de forces suffisantes pour tourner les positions russes; Davout proposa d'ailleurs de le seconder, ce qui eût été facile au début de la bataille; l'Empereur refusa la suggestion du maréchal; il fit donner les Westphaliens plus tard, là où le prince d'Eckmülh avait voulu passer, mais il était trop tard: Baggovout avait comblé le vide qui s'y trouvait ouvert!  

Les pertes essuyées par les deux armées étaient terrifiantes; des monceaux de morts et de blessés couvraient le sol; Dufour évalue à 60000 hommes les pertes russes et à 25000 celles des Français; les 1200 pièces d'artillerie qui s'étaient affrontées, les mêlées à la baïonnettes... étaient responsables de cet horrible carnage, un des plus important de l'histoire moderne; la Grande Armée, au soir de la bataille, ne comptait guère plus de 100000 combattants parmi lesquels les Français représentaient à peine 20%! On regrettait la mort de plusieurs généraux: Montbrun, Caulaincourt, Lausanne, Huart, Compère, Marion, Romeuf, Lanabère et de Lépel; Davout, Nansouty, Latour-Maubourg, Grouchy, Compans, Rapp, Morand, Desaix*, La Houssaye, Bonamy et le colonel Fabvier étaient blessés. Du côté russe, les deux Koutaisov, les deux Toutchkov et Bagration périrent, Saint-Priest, Likhachev, Golitsyn, Yermolov, Bakhmetiev, Koutov et Vorontsov furent blessés. Les blessés furent ramassés et conduits dans les village et surtout dans l'abbaye de Kolotsky; là encore, il furent gardés à proximité du champ de bataille dans l'espoir fallacieux de permettre plus facilement à ceux qui guériraient de rejoindre plus rapidement leur unité; cette organisation était d'autant plus vicieuse que le pays alentour avait été complètement ruiné, par la tactique russe de la terre brûlée et les pillages de nos troupes, et que les habitants des villages avaient fui dans les forêts, d'où ils allaient ressortir, dès le retour des Cosaques, pour se livrer sur nos blessés à d'inqualifiables représailles; il aurait fallu renvoyer les blessés vers l'arrière et les disperser, afin d'éviter les contagions, au lieu de les tenir concentrés; les mesures d'évacuation furent prises trop tardivement, très peu de temps avant la retraite (même remarque qu'après Smolensk au sujet des blessés).  

* Il s'agit très certainement du général Dessaix qui, déjà blessé à Mohilow, eut le bras fracassé par un biscaïen à la Moskowa. Il dut alors céder son commandement à Rapp qui fut lui aussi blessé de quatre balles.  

Pendant la nuit, des bruits furent entendus dans le camp ennemi qui laissaient présager une retraite. Au matin, en effet, les Français ne trouvèrent plus personne en face d'eux. Le temps de découvrir la direction de la retraite russe, vers Moscou, les troupes se mirent à la poursuite, le 4ème corps flanquant la gauche et le 5ème suivant l'ancienne route de Moscou, jusqu'à son embranchement sur Kalouga, le roi de Naples à l'avant-garde du gros à la tête de la cavalerie. Les soldats traversèrent en silence le champ de bataille, en évitant de fouler au pied des visages parfois connus, et en s'étonnant d'être encore debout. Le passage auprès des ultimes retranchements russes montrait combien Napoléon avait été sage de ne pas engager la Garde qui eût certainement perdu beaucoup de monde pour les enlever. Le roi de Naples fut arrêté, en avant de Mojaïsk, par un profond ravin au-delà duquel, l'arrière-garde russe fit mine de résister. A l'arrière, une incursion de Cosaques jetait pour un moment un peu de confusion. Murat canonna l'ennemi sans grand résultat; faute d'infanterie, il ne pouvait pas faire beaucoup plus. L'Empereur coucha dans une habitation de fortune par un temps pluvieux.  

Au matin du 9 septembre, les Russes évacuèrent Mojaïsk; les Français pénétrèrent dans une ville encombrée de blessés russes, l'église en était si remplie qu'il y régnait une odeur infecte et qu'une épidémie menaçait; l'évacuation des Russes ne se fit pas sans résistance car ils craignaient d'être fusillés, comme l'affirmait la propagande de la Gazette de Saint-Petersbourg; ils furent tout étonnés des soins mis à les installer le plus confortablement possible dans des granges, sur de la paille, et à les faire panser par les chirurgiens de l'armée. Par imprudence ou pour une autre cause, l'entrepôt où avait été casernée la Garde fut détruit par un incendie. Murat demanda à Napoléon de lui confier un renfort de fantassins de la Jeune Garde pour continuer la poursuite de l'ennemi; l'Empereur acquiesça mais il adjoignit Mortier à son beau-frère pour calmer les ardeurs de ce dernier. L'avant-garde française rejoignit l'arrière-garde russe, maintenant commandée par Miloradovitch, devant Krémenskoïé; la position tenue par les Russes était formidable; Murat engagea néanmoins le combat sans grande utilité; courageux jusqu'à la témérité, le roi de Naples, n'était pas ménagé du sang des soldats qui lui étaient confiés; il le fit voir une fois de plus en cette occasion; Napoléon fut vivement affecté par les pertes subies par sa Jeune Garde et il prescrivit à son beau-frère de s'en tenir dans l'avenir à poursuivre l'ennemi sans l'attaquer.  

Le 11 septembre, les Russes prirent le large; le gros de l'armée était encore entre Mojaïsk et le lieu du dernier engagement, ce qui contraignait l'avant-garde à la circonspection. Le 12, l'armée repartit en avant, alors que les Russes étaient déjà sous les murs de Moscou. Koutouzov manifesta l'intention de livrer une nouvelle bataille pour défendre la capitale; il avait prétendu être victorieux à Borodino et, à l'annonce de cette victoire les églises de Moscou avaient retenti d'actions de grâces; le nombre des blessés qui affluaient dans la ville semait l'inquiétude, mais la vérité était tenue soigneusement cachée sous les peines les plus sévères; rien n'était prévu pour l'évacuation de la population; cependant un complot se tramait déjà au fond des prisons; on proposait la liberté aux détenus à condition qu'ils incendient la ville. La volonté guerrière manifestée par Koutouzov n'était peut-être qu'une feinte; quoi qu'il en soit, elle se heurta à l'hostilité de ses généraux qui estimaient leurs forces incapables de subir un nouvel assaut. La décision fut donc prise d'abandonner Moscou; l'armée russe traversa la ville pendant la nuit, le plus discrètement possible et, au matin suivant, la population fut évacuée, dans la plus complète confusion, chassée comme du bétail, sous les lances des Cosaques. Du haut de l'éminence où les Russes avaient dressé quelques médiocres ouvrages pour un dernier baroud, les Français aperçurent la cité sainte, la nouvelle Jérusalem, rutilante de l'or des coupoles de ses nombreuses églises et de ses couvents, environnée d'une belle campagne où se découvraient de multiples châteaux et résidences secondaires, les masures les plus humbles voisinant avec les demeures les plus luxueuses, au milieu des bosquets, comme pour rehausser les secondes; et au milieu de cette immense agglomération, comme pour la couronner, surgissaient les tours et les vieilles murailles crénelées du Kremlin que le temps avait respectées. 

Du 12ème siècle à 1812, Moscou, construite en grande partie en bois, fut détruite, partiellement ou totalement par de multiples incendies causés tant par les invasions tartares que par les dissensions internes. Dufour n'en recense pas moins de cinq, sans parler de la terrible famine de 1602 qui fit périr 600 mille habitants! La catastrophe de 1812 ne manquait donc pas d'antécédents et ce n'est pas sans raison que Moscou avait été qualifiée de phénix du nord. Avant de pénétrer dans la capitale russe, l'armée traversa une plaine sablonneuse peu fertile où la route se subdivisait en autant de branches qu'il y avait de portes à joindre. Dufour pénétra par le faubourg de Borogomilov en longeant un vaste cimetière entouré de maisons de plaisance. Le roi de Naples et la cavalerie entrèrent dans la ville à la poursuite de l'armée adverse en retraite. Mortier, à la tête de la Jeune Garde le suivait pour occuper les positions à l'intérieur de la cité et y maintenir l'ordre; ce maréchal était investi du gouvernement de la province alors que le général Durosnel était chargé du commandement de la ville. A part ces troupes, nul ne fut admis à l'intérieur de la cité pour éviter tout pillage et tout désordre. Berthier veillait lui même au respect de la consigne et les personnes ayant reçu de l'Empereur l'ordre de pénétrer dans la cité, comme ce fut le cas de Dufour, devaient lui montrer patte blanche (Dufour se rendit à Moscou en compagnie de Daru, et probablement aussi du général Mathieu Dumas, dont il ne parle pas; d'ailleurs, s'il nomme bien Daru dans son ouvrage, il ne parle de lui, avec une certaine  pudeur, que sous son titre d'ordonnateur de la Garde).  

Moscou était entourée d'une enceinte de valeur défensive médiocre; deux obélisques surmontés de l'aigle impérial en marquaient l'entrée; le faubourg était essentiellement composé de maisons en bois, ses rues, non pavées, étaient couvertes de fascines et de poutres grossièrement équarries; un pont de bois permettait d'accéder à la ville de terre aux maisons plus spacieuses; ensuite, après la traversée d'un boulevard planté d'arbres, on entrait dans la ville blanche, dont les maisons plus hautes, somptueusement ornées à la grecque, entourées de terrains arborés, avoisinaient les chaumières dévolues aux serfs, marqués au coin du maître comme du bétail; on arrivait enfin au Kremlin, une ville dans la ville, forteresse de pierre renfermant plusieurs édifices administratifs et militaires, ainsi que le palais des tsars et deux églises; à peu de distance gisait, à demi ensevelie sous les décombres d'un incendie, l'énorme cloche qui n'avait jamais été relevée; au-delà du Kremlin, s'étendait la ville chinoise renfermant les marchandises de l'Asie; et, plus loin on retrouvait la ville blanche, les différentes villes s'englobant les unes dans les autres comme des poupées gigognes. La ville était presque déserte; à peine 8% de la population étaient restés sur place; les autres avaient été contraints de prendre la fuite.  

Lorsque Murat parvint aux alentours du Kremlin, une rapide échauffourée opposa l'avant-garde française à un rassemblement de vagabonds rassemblés par Rostopchine pour un dernier baroud d'honneur; quelques coups de sabre dispersèrent cette foule que le roi de Naples négligea; il n'avançait cependant que très lentement car Miloradovitch ne reculait que  pas à pas, tant pour ramasser une foule de traîneurs, qui s'étaient dispersés pour se livrer au pillage et à l'ivrognerie, que pour permettre l'évacuation par la Moskova des nombreuses barques chargées des effets des citadins en fuite, lesquelles barques ne cheminaient qu'avec de grandes difficultés, dans une eau peu profonde coupée de bancs de sable. Daru et Dufour se mirent en devoir de découvrir des ressources pour l'armée; l'approche d'un magasin fut défendue par des Cosaques, le temps nécessaire pour l'incendier, mais une partie des grains et des farines put néanmoins être sauvée; d'autres personnes s'assuraient que le Kremlin n'était pas miné et que Napoléon pouvait venir y loger sans risque.  

Le lendemain de l'entrée dans la ville, un premier incendie éclata dans le bazar; des dispositions avaient été prises par les Russes pour y placer des matières inflammables et en rendre l'accès difficile; néanmoins, le sinistre fut rapidement circonscrit. Ce n'était malheureusement que partie remise; un nouvel incendie éclata bientôt, toujours dans le bazar, et, cette fois, il fut impossible de le maîtriser; on se contenta donc d'évacuer rapidement tout ce qui pouvait être sauvé; mais, comme le feu gagnait et s'approchait de l'amoncellement des objets soustraits aux flammes, il fut impossible de contenir plus longtemps la multitude qui se rua sur eux, soldats français, Russes, Juifs et étrangers mêlés, chacun pour saisir ce qui lui faisait envie; la discipline fut rompue et le pillage donna lieu ultérieurement à un commerce improvisé, comme on le verra plus bas. Cependant, la Grande Armée avait pris position autour de la ville, la Garde étant casernée à proximité du Kremlin et la cavalerie dans les faubourgs, tandis que Junot, posté à Mojaïsk, protégeait l'ambulance de Kolotsky et assurait les communications avec l'arrière. On n'imaginait pas encore que les Russes aient pu concevoir le plan de la destruction générale de leur capitale. Mais, le surlendemain de l'entrée des premières unités dans Moscou, de nouveaux incendies éclatèrent, cette fois délibérément allumés dans les faubourgs de l'ouest, le vent soufflant de ce côté. Peu de temps plus tard, d'autres incendies s'élevèrent un peu partout et il devint impossible d'y faire face. Les toitures en tôle étaient de peu de secours car leur métal, chauffé au rouge par la chaleur ambiante, enflammait les poutres qui les soutenaient. L'incendie cerna bientôt le Kremlin et, malgré ses hésitations et sa répugnance à l'évacuer, Napoléon fut contraint de le quitter par une porte dérobée qui donnait sur le quai de la Moskova; il gagna Péterskoïé, suivi par son Quartier général, sa Garde et de nombreux habitants, en traversant des décombres encore chauds; de cette retraite, à plus de 3 kilomètres de Moscou, on pouvait lire la nuit comme en plein jour et l'on entendait distinctement le pétillement de l'incendie et le fracas des poutres et des murs qui s'effondraient.  

La propagande s'empara de l'événement; on essaya d'attribuer le désastre à l'armée française pour monter l'opinion publique contre Napoléon; cette tentative n'ayant convaincu personne, on revendiqua l'incendie au profit du patriotisme des Moscovites et cette thèse ne rencontra pas beaucoup plus de succès; force fut alors de reconnaître la vérité, c'est-à-dire la préparation méticuleuse du sinistre par le gouverneur Rostopchine, avec le concours de la lie de la population secondée par des repris de justice extraits des prison en échange de leur participation à l'oeuvre de destruction; des incendiaires arrêtés, la torche à la main, par l'armée française ne laissent aucun doute à ce sujet. On se perd en conjectures sur les raisons qui motivèrent une entreprise qui ruina tant d'habitants de cette populeuse cité et brûla vifs une dizaine de milliers de blessés russes de Borodino; la perte de Moscou n'était pas de nature à gêner considérablement les opérations de l'armée française et ce n'est pas lui qui est responsable de son anéantissement; peut-être Rostopchine voulait-il par ce geste forcer la main du Tsar et rendre la paix impossible; la meilleure explication est qu'un tel acte ne pouvait être conçu que par un cerveau dérangé.  

Tandis que l'incendie dévorait la ville, les soldats français s'efforçaient de retirer des flammes tout ce qu'ils pouvaient, au risque parfois de leur vie. Lorsque le sinistre s'acheva faute d'aliment, et aussi par suite de la chute du vent accompagnée d'une forte pluie, Napoléon regagna le Kremlin qui avait été épargné. Beaucoup de places d'armes se convertirent en bazar; une frénésie d'échanges s'empara des soldats et, en un hommage rendu à l'ordre, des piquets s'installèrent spontanément pour protéger les lieux où étaient entreposés des objets susceptibles d'exciter la convoitise. On vit des soldats se gorger d'aliments vils servis sur de la porcelaine de Chine; certains campaient dans des voitures de maîtres; d'autres circulaient à travers les rues en wurtz... Ces scènes dignes du carnaval, souvent décrites, se déroulaient dans une confusion où se commirent certes quelques excès individuels mais rien qui puisse entacher gravement l'honneur de l'armée. 

Lors du retour, l'Empereur parut vivement affecté du triste spectacle qui s'offrait à ses yeux, à la traversée du faubourg de Tver, où était naguère concentrée une grande partie des plus riches demeures de la ville; seul l'arc de triomphe, qui marquait l'entrée de la cité, se dressait encore au bout d'un monceau de ruines; encore était-il maculé de suie et souillé de débris. Pour avoir une idée de l'ampleur des dégâts, il est nécessaire de se souvenir que presque toutes les meilleures familles de Russie possédaient une résidence à Moscou et que cette capitale, carrefour de l'Europe et de l'Asie, rassemblait un nombre immense de marchands qui offraient à l'oisiveté et à au goût de la nouveauté de la classe supérieure, plus fortunée encore que celle des autres pays, tout ce que deux continents offraient de luxe et de dissipation. Tout cela était parti en fumée; on ne voyait plus que des éclats de vaisselles et de lustres brisés, des débris de murs et de plafonds, des meubles éventrés... et dans les parcs et les jardins une boue noirâtre et infecte emplissant les réservoirs et les canaux. On l'a dit l'hôpital où s'entassaient environ 10000 soldats russes blessés à Borodino fut la proie des flammes; ces malheureux avaient été abandonnés sans sauvegarde par leur armée en retraite, qui préféra mobiliser les moyens de transports pour évacuer les habitants; et l'armée française n'eut pas le temps de s'occuper d'eux. Le départ précipité de Napoléon pour Péterskoïé fut une source de malheurs supplémentaires, et pour ces soldats, et pour la ville, car il devint impossible d'y maintenir l'ordre. Les incendiaires purent donc se livrer sans obstacle à leur sinistre besogne; ils furent parfois secondés par les domestiques des nobles qui incendièrent les demeures de ces derniers, pour s'en venger ou pour dissimuler leurs larcins; quelques traîneurs de la Grande Armée, surtout parmi les troupes étrangères d'après les Russes eux-mêmes, participèrent aussi à la curée, mais ils ne furent pas très nombreux.  

Dès son retour au Kremlin, l'Empereur s'efforça de rétablir l'ordre et, le 20 septembre, le duc de Trévise (Mortier), le général Durosnel et le préfet de Lesseps s'employèrent à prendre les mesures nécessaires à la répression des excès. La ville fut divisée par quartiers où les commandants furent invités à faire régner une discipline stricte et à sévir avec rigueur contre les vagabonds et les maraudeurs; des patrouilles fréquentes et nombreuses la sillonnèrent; les immeubles restant furent minutieusement visités; on y trouva quantité de matières inflammables, notamment dans l'hôtel de Rospotchine qui fut conservé en entier. Les incendiaires pris la torche à la main avaient été immédiatement passé par les armes; un grand nombre tombèrent encore entre les mains de nos troupes dans les jours qui suivirent le rétablissement de l'ordre, parfois dénoncés par les habitants restés sur place; des Commissions militaires les jugèrent; malgré leur défense fondée sur les ordres reçus, 23 furent fusillés le 24 septembre et leurs cadavres furent exposés liés aux poteaux des réverbères de la place du couvent de la Passion; 130 autres subirent le même sort un peu plus tard; la foule se montra particulièrement heureuse de la peine infligée à un lieutenant de police nommé Ignatiev qu'elle semblait détester; mais Napoléon se lassa vite de cette répression qu'il jugeait excessive et il témoigna un vif mécontentement de la précipitation avec laquelle certains prévenus avaient été condamnés.  

Les églises et les couvents, construits en pierre, avaient moins soufferts que les habitations; les plus abîmés servirent d'écuries ou d'entrepôts pour l'armée, d'autres furent convertis en casernes pour les troupes ou en logements pour les habitants démunis; le restant fut rendu au culte. Les bâtiments de l'Université étaient eux aussi à peu près intacts et, si les étudiants avaient été éloignés, le directeur, M. Eulolinin, s'était refusé à abandonner son poste. Des ressources non négligeables en farine de première qualité, en vins et liqueurs de toutes sortes, en thé et café, en sucre, en viandes et poissons salés ou séchés, en cuir, en toiles, en fourrures... furent retirés des décombres. Mieux encore, quatre vingt-dix-mille fusils, une centaine de canons et une grande quantité de poudre, de soufre et de charbon, ainsi que beaucoup de cartouches furent trouvés dans les divers arsenaux de la ville; (les Russes avaient préféré emmener les pompes à incendie plutôt que le matériel de guerre!) Moscou, comme on l'a dit plus haut, avait donc était livrée aux flammes sans aucun profit militaire pour les Russes! L'armée s'employa à donner de l'occupation aux habitants restés sur place, à les pourvoir de subsistances et à les loger; des ateliers furent ouverts, ils fournirent aux hôpitaux et autres établissements militaires et permirent de remettre en état le matériel de l'armée; les anciens valets de la noblesse se trouvèrent de nouveaux maîtres qu'ils servirent avec la même obséquiosité, il regrettèrent même plus tard le départ des Français qui les livrait à la brutalité des Cosaques; il ne fut pas facile, cependant, de pourvoir aux postes importants de l'administration, tant la crainte de l'avenir retenait ceux qui auraient pu les occuper; à force de sollicitations, on finit néanmoins par obtenir leur concours. L'établissement des enfants trouvés, bien pourvu de médicaments, de charpie et d'autres impedimenta, fut converti en hôpital pour l'armée, tandis que l'hôpital de Cheremetiev fut assigné à la Garde.  

Revenons maintenant aux opérations militaire. Murat accompagnait la retraite russe sur l'Oka plus qu'il ne poursuivait l'ennemi; ce dernier assista à la ruine de Moscou sans profiter de l'occasion pour attaquer une armée française dispersée et qui eût été surprise, s'il est possible de s'exprimer ainsi, entre deux feux. Koutouzov obliqua pour se rapprocher de l'ancienne route de Kalouga où se trouvaient d'abondantes ressources; on prétendit plus tard que ce mouvement visait à couper Napoléon de ses arrières, mais cette combinaison stratégique eût été extrêmement risquée et il est peu probable que le vieux et prudent maréchal y ait jamais songé. Il se contenta de détacher des Cosaques et le général Dorokhov pour gêner les communications des Français; des convois et des estafettes furent attaqués, certains furent saisis, ce qui jeta une certaine émotion dans Moscou. Napoléon envoya des renforts en direction de Mojaïsk, où se trouvait Junot, sous les ordres du Major Letort, puis du général Saint-Sulpice; dans le même temps, les garnisons de l'arrière furent prévenues et il leur fut ordonné de regrouper les convois en effectifs ne devant pas descendre en dessous de 1500 hommes, lesquels devaient se tenir constamment sur leurs gardes. L'Empereur prescrivit à Murat de reprendre l'offensive et de percer le rideau de l'arrière-garde russe afin d'obliger l'ennemi à dévoiler ses intentions.  

Le 25 septembre, un engagement eut lieu dans les environs de Mojaïsk, il amena l'Empereur à envoyer dans la direction de Golitsyn les chasseurs de la Garde et deux brigades de cavalerie légère bavaroise sous les ordres du général Guyot, ainsi que la division d'infanterie Broussier du 4ème corps. Ainsi, l'ennemi, poussé vivement par le roi de Naples et menacé sur sa gauche par les renforts, à supposer qu'il ait voulu nous tourner, se trouverait presque dans la position de l'arroseur arrosé. Les Russes continuèrent de reculer et leur arrière-garde, aux ordres de Miloradovitch et de Raevski, eût été gravement compromise si Murat avait eu sous la mains des forces suffisantes. Ils s'éloignèrent de Moscou, qui retrouva ainsi suffisamment d'espace, pour s'établir vers Vinkovo où une sorte d'armistice tacite fut conclu entre les deux armées. Cependant, la situation des forces en présence était bien différente: les Français, éloignés de leur base, ne pouvait guère compter que sur eux-mêmes tandis que les Russes se renforçaient de jour en jour. D'autre part, le silence du Tsar devenait inquiétant; Napoléon dépêcha un de ses aides-de-camp, le général Lauriston, auprès de l'autocrate russe pour tenter de parvenir à un arrangement; Lauriston fut retardé aux avant-postes russes par des manoeuvres dilatoires; lorsqu'il parvint enfin auprès de Koutouzov, celui-ci refusa de le laisser partir pour Saint-Pétersbourg, il se chargea de transmettre lui-même à son maître la dépêche de Napoléon. Visiblement, nos adversaires ne cherchaient qu'à gagner du temps et ne semblaient nullement disposés à traiter. Le maréchal russe reprenait même à son compte, en les justifiant de manière outrancière, les atrocités commises sur les soldats français par les Cosaques et les paysans. Et Napoléon, comme frappé d'un étrange engourdissement, demeurait plus longtemps qu'il n'était nécessaire à Moscou tandis que les nuages de l'hiver s'amassaient à l'horizon. 

Après les fatigues de la campagne, une halte était nécessaire pour reposer l'armée et refaire les forces et la santé des soldats; mais 10 à 12 jours eussent suffi. Ensuite, il eût fallu quitter Moscou et marcher sur Kalouga, en dirigeant les bagages sur Mojaïsk accompagnés d'une forte escorte. Au lieu de cela, la station s'éternisa. Napoléon, pour occuper les troupes, les passait fréquemment en revues, mais celles-ci ne parvenaient pas à chasser la morosité. Bien que relativement peu éloignés les uns des autres, les différents corps semblaient être isolés, tant les communications étaient malaisées. Un séjour trop prolongé minait la discipline et la combativité de la Grande Armée. L'offre de paix avait été envoyée à un moment inopportun; au lendemain de la victoire de Borodino, elle eût paru magnanime; après la destruction de Moscou, elle devenait un aveu de faiblesse; en attendre des résultats positifs était faire preuve de peu de sagacité; les troupes françaises étaient entourées d'espions dont les rapports renforçaient l'intransigeance russe.  

Les vivres ne manquaient pas au début, on l'a dit, malgré l'incendie de la ville; mais la viande commença bientôt à se faire plus rare; le bétail envoyé de l'arrière mourait en route et les élevages étaient rares autour de Moscou; on en fut réduit à chasser les corbeaux, heureusement nombreux en cette saison; ensuite, on s'inquiéta pour le pain et surtout pour la nourriture de la cavalerie. Une bonne organisation de l'administration des subsistances aurait sans doute permis de faire face, comme le montrait 1er corps (Davout) qui avait constitué des dépôts divisionnaires; mais cette organisation était défectueuse, insuffisamment centralisée, ce qui favorisait les gaspillages; tour à tour, les soldats se procuraient du superflu, par crainte de pénurie, puis consommaient sans compter, sur la foi d'un prochain départ. Une meilleure exploitation des zones d'où les Russes avaient été chassés aurait procuré certainement de précieuses ressources; on laissa passer le temps et les fourrageurs se trouvèrent aux prises avec les Cosaques; il est vrai que, si les voitures de transport étaient assez nombreuses, on manquait de chevaux pour les atteler; il eût fallu ménager les étapes sur la route de l'arrière et s'étendre de part et d'autre de cette route pour y ramasser les subsistances; ces opérations délicates auraient dû être dirigées par des personnes chevronnées et non par de jeunes auditeurs du Conseil d'État, comme ce fut trop souvent le cas. Le renforcement de l'armée était devenu inutile depuis Borodino et la division de Jeune Garde, sous les ordre du général Delaborde, qui fut appelée à Moscou, eût été plus utile à Viazma, pour sécuriser les communications, procéder au ravitaillement de l'armée et faciliter l'évacuation des blessés; on confia à Baraguey d'Hilliers le soin de s'établir dans cette ville et de protéger la route de Smolensk à Moscou, sans lui en fournir les moyens, tandis que les soldats continuaient à affluer dans une capitale qu'il faudrait bientôt quitter!  

Ce ne fut que le 6 octobre, c'est-à-dire près d'un mois après Borodino, que Napoléon ordonna à Baraguey d'Hilliers de placer des corps puissants à Dorogobouj, Viazma et Gjatsk; entre temps, les Cosaques étaient de retour et les paysans s'étaient enfuis dans les forêts avec le peu de bien qui leur restait; l'ordre fut bien donné au gouverneur de Smolensk d'arrêter tous les mouvements ascendants de troupes après le 14 octobre, mais cette mesure de bon sens était trop tardive. Le déplacement du 4ème corps (Eugène de Beauharnais) de la route de Tver sur celle de Semenovskoïé, la réorganisation du train d'artillerie et la revue des équipages par le comte de Narbonne, laissaient présager un prochain départ, mais que les travaux défensifs réalisés au Kremlin révélait les incertitudes de l'Empereur.  

Le 18 octobre, au cours d'une revue, une estafette du roi de Naples prévint Napoléon que son avant-garde venait de subir un important revers devant Vinkovo. Cette avant-garde était en grande partie composée d'une cavalerie (12000 cavaliers pour 16000 fantassins) que son chef n'avait pas ménagée au cours de la campagne; on s'interrogeait sur les motifs qui avaient pu pousser l'Empereur à laisser ainsi compromettre cette arme. Une fois les Russes repoussés, Murat aurait pu se positionner derrière le défilé de Voronova, dans une excellente position facile à défendre; il ne le fit pas, sans doute par fierté, et l'on s'étonna que Napoléon ne lui en eût pas donné l'ordre. Dans les positions où elles étaient, les troupes françaises, moins nombreuses que celles de leur adversaire, étaient vulnérables; cette circonstance n'échappa point au colonel Toll qui conseilla à Koutouzov de tenter l'enlèvement de l'arrière-garde française. Celle-ci était affaiblie par le manque de subsistances et les difficultés de s'en procurer, dans une régions infestée de partis ennemis (ce camp était effectivement celui de la famine, des hommes comme des chevaux; les premiers en étaient réduits à manger les viscères des bêtes abandonnées par les bouchers russes, et les seconds étaient nourris avec la paille usagées dans laquelle leurs cavaliers avaient dormis, d'après le cavalier  wurtembergeois Vossler); l'Empereur avait bien proposé à son beau-frère de lui envoyer quelques sacs de farine, mais sous la condition qu'il se chargeât du transport, exigence d'autant plus étrange que les voitures ne manquaient pas à Moscou. Nos troupes se gardaient mal; Sébastiani se trouvait en l'air et sa situation était d'autant plus critique qu'un bois sur son flanc pouvait dissimuler un mouvement de l'ennemi; ce dernier entretenait par ailleurs la confiance des Français dans une trêve qui n'avait fait l'objet d'aucune discussion formelle et qui n'avait pas été signée. Dans la nuit du 17 au 18 octobre, les forces russes se mirent en marche avec l'intention de couper la retraite des Français sur Voronova; le premier choc jeta la confusion dans les unités de la Grande Armée qui se voyaient tournées; elles refluèrent en désordre en abandonnant leur artillerie; toute l'avant-garde était menacée d'être enveloppée et contrainte de mettre bas les armes; une charge furieuse de Murat, à la tête des carabiniers, rétablit la situation; les Polonais se ressaisirent et continrent les Russes, tandis que Dufour les menaçait en flanc et que Claparède et Latour-Maubourg rouvraient le chemin de la retraite derrière le défilé de Voronova. La tentative russe avait échoué, mais les troupes françaises venaient d'être sérieusement malmenées. Napoléon manifesta un vif mécontentement, surtout à l'encontre de Sébastiani qui avait déjà été surpris à Drouïa et à Inkovo; l'échec de Murat l'obligeait à quitter Moscou dans les plus mauvaises conditions, sous la contrainte, et son orgueil en était blessé.  

Le soir même, le 1er corps fut mis en marche en direction de Vinkovo tandis que les autres unités se préparaient à suivre le même chemin le lendemain. On ne laissait à Moscou que la division de Jeune Garde aux ordres de Delaborde, la brigade d'infanterie du général Carrière, environ 500 chevaux et quelques compagnie du génie et de l'artillerie, le tout dirigé par Mortier. On rassembla suffisamment de vivres; les voitures ne manquaient pas pour transporter ce qui ne serait pas distribué; pour ce qui concerne la Garde, chaque soldat était pourvu de 4 jours de vivres et les magasins en contenaient pour 6 autres jours avec de l'eau-de-vie et du riz pour la même durée; on pouvait cependant regretter que les objets d'utilité, comme le cuir, entassés au Kremlin, n'aient été distribués que le 16 et le 17, c'est-à-dire trop tardivement pour être employés à la réfection du matériel endommagé. Mais le vrai problème venait de l'insuffisance des moyens en chevaux; ces derniers, exténués et mal nourris, mouraient victimes d'inflammations intestinales; le fait avait été signalé dans les rapports, mais, pour une raison inconnue, il n'avait pas été porté à la connaissance de Napoléon; ce dernier en fut vivement contrarié car cette information eût été de nature à avancer son départ de Moscou; il adressa de vifs reproches à Dufour en lui disant qu'il aurait dû court-circuiter la hiérarchie pour lui en parler directement. Au moment de quitter la capitale russe, l'armée française comptait encore 130000 hommes, blessés compris (d'autres sources parlent de moins de 100000 hommes). Compte tenu des insuffisances en matière de charrois, il eût été judicieux de n'emmener qu'une centaine de canons, comme le suggéraient les généraux de cette arme; mais, Napoléon, qui pensait qu'il lui faudrait peut-être à nouveau livrer bataille, se refusa à sacrifier les 450 à 500 pièces qu'il fallait abandonner. C'est donc une armée lourdement chargée et peu mobile qui quitta la ville le 19 octobre pour n'y plus revenir. 

Tandis que la Grande Armée occupait Moscou ruinée, que se passait-il sur ses ailes et ses arrières? A droite, après la victoire de Reynier, Schwartzemberg, avait suivi Tormassov en retraite, puis s'était contenté de le surveiller tandis que l'armée de Moldavie de Tchtitchagov, libérée par la paix avec la Turquie, venait renforcer celle de Volhynie, circonstance que le général autrichien ne pouvait pas ignorer. Une fois la jonction des deux armées russes réalisées, la faiblesse numérique des forces franco-autrichiennes les autorisait à battre en retraite. Mais leur devoir leur dictait de protéger les communications de la Grande Armée ainsi que les précieux magasins que la prévoyance impériale avait organisés à Minsk. Au lieu de cela, Schwartzemberg se porta sur le grand duché de Varsovie. A l'extrême-gauche, Mac Donald assiégeait mollement Riga, malgré un équipage de siège de 130 bouches à feu. Les assiégés résistaient dans l'attente du renfort du corps de Finlande, aux ordres de Steingell. Une fois ce corps sur les lieux, l'infériorité numérique des Prussiens de Yorck les obligèrent à battre en retraite (27 septembre); le général prussien, qui avait remplacé Grawert perclus d'infirmités, après avoir rassemblé ses forces, reprit l'offensive et repoussa les Russes. Puis, l'honneur de ses armes étant sauf, il se contenta de reprendre le siège sans poursuivre son avantage.  

Cependant, un nouveau plan russe, élaboré à Saint-Pétersbourg, prévoyait un mouvement de Steingell sur la Dvina, pour venir appuyer Wittgenstein et l'aider à chasser Gouvion Saint-Cyr de Polotsk; dans le même temps, Tchtitchagov devait se séparer de Tormassov et marcher sur Minsk; les deux généraux russes devaient ensuite se porter à la rencontre l'un de l'autre et fermer sur la Bérésina la retraite de l'armée revenant de Moscou, ainsi prise au piège de sa conquête. On a vu que Schwartzemberg, en abandonnant Minsk, facilitait la réalisation de ce plan. Mac Donald, de son côté, jugeant sans doute les Prussiens sous ses ordres peu sûrs, ne fit rien pour gêner les mouvements de Steingell. Ce dernier, après une marche discrète au nord de la Dvina, franchit ce fleuve pour prendre à revers les forces de Gouvion Saint-Cyr. Le maréchal français fut contraint de diviser ses troupes pour se défendre sur les deux rives contre les entreprises ennemies et se ménager une voie de repli. Wittgenstein, au repos depuis le 18 août, attaqua prématurément les défenses françaises le 18 octobre, espérant sans doute cueillir tous les lauriers de la prise du camp retranché. Son attente fut trompée; à l'abri derrière des fortifications solides, les Français infligèrent des pertes sévères aux Russes qui se retirèrent, après plusieurs assauts infructueux. Mais Saint-Cyr estima, à juste titre, sa situation trop périlleuse et, pendant la nuit, il décida de lever le camp en sourdine; cette retraite aurait été ignorée de l'ennemi sans l'incendie de leurs baraques par les soldats de la division Legrand; les flammes donnèrent l'éveil aux Russes, ils furent mis en un instant sous les armes et se lancèrent, une fois de plus, à l'assaut des retranchements de la ville; l'arrière-garde, aux ordres du général Merle, bien protégée par une forte palissade, fit bonne contenance et tua ou blessa plus de 12000 Russes, avant de battre lentement en retraite, de passer les ponts et de les brûler. Gouvion Saint-Cyr, blessé, céda le commandement à Legrand qui, ne s'estimant pas capable de tenir cet emploi, le passa au général Merle; le général de Wrède, peut-être froissé de n'avoir pas été choisi pour remplacer le maréchal français, quitta le deuxième corps avec les débris de ses Bavarois en direction de Gloubokoïé. Il ne restait plus au 2ème corps (Saint-Cyr) et au 9ème corps (Victor), qui se trouvait dans les environs de Smolensk, qu'à se réunir pour tenter de maintenir ouvert le passage de la Bérésina. Les troupes du duc de Bellune (Victor), qui auraient pu sécuriser le chemin de la retraite de la Grande Armée, en s'échelonnant de Smolensk à Mojaïsk, ne pouvaient plus servir à colmater cette immense brèche, les maigres forces de Baraguay d'Hilliers, sur la route de Yelnia, étant elles-mêmes insuffisantes pour cet objet. Le décor du drame de la retraite était ainsi planté 

Le 19 octobre, au matin, le grand Quartier général et la Garde quittèrent donc Moscou pour s'engager sur la vieille route de Kalouga, en direction de Taroutino, à la rencontre de Koutouzov. Le 1er corps (Davout) les y avait précédé la veille et le 3ème corps (Ney) devait former l'arrière-garde. L'armée était encombrée de plus de 8000 voitures de toute sorte et d'une foule de civils des deux sexes, évaluée à 40000 personnes, qui fuyaient les représailles: commerçants, serfs, valets suivant leur nouveaux maîtres..., en une indescriptible cohue vociférante qui obstruait la route et ralentissait la marche. Les soldats, soucieux de l'avenir et désireux de se procurer de l'aisance, traînaient avec eux tout ce qu'ils avaient pu emporter, sans se préoccuper de la fragilité des chariots et de la faiblesse des chevaux, harassés et malades par suite d'une nourriture défectueuse; il était loin le temps de la frugalité républicaine! Dufour fustige avec raison ce comportement d'Ancien Régime, encouragé par Napoléon, désireux de rétablir le faste d'antan. Bientôt, les chemins, détériorés par la pluie, défoncés par le passage des premiers charrois, obligèrent à détruire des caissons et des voitures; les explosions qui les faisaient sauter se mêlèrent aux cris des uns et des autres. L'Empereur n'avait nullement l'intention d'aller livrer bataille à l'armée russe; il avait pris cette première direction pour donner le change à l'ennemi et l'amener à se resserrer sur ses cantonnements. A proximité de Gorki, il obliqua sur la droite pour rejoindre la nouvelle route de Kalouga, dans la direction de Fominskoïe, où se trouvait le 4ème corps (Eugène de Beauharnais) pour tenter de gagner Kalouga via Maloyaroslavets.  

Ce plan était bien conçu, malheureusement, il eût exigé une rapidité impossible à atteindre, compte tenu de la lourdeur de l'armée et de l'état des chemins. Dufour estime qu'il eût fallu diriger les équipages sur Mojaïsk, où était le 8ème corps (Junot); une protection d'infanterie eût suffi à dissuader les Cosaques de l'attaquer, cette troupe indisciplinée redoutant les coups de fusils (cette opinion est discutable puisque Napoléon ne savait pas encore à ce moment qu'il allait devoir revenir sur la route de l'aller). Les lents mouvements de l'armée française ne pouvaient pas échapper à la vigilance russe. Dokhtourov, qui formait la gauche de cette armée, découvrit la marche de flanc des Français et en avisa Koutouzov. Cependant l'avant-garde du 4ème corps, sous les ordres du général Delzons, entra dans Maloyaroslavets bourgade située sur une hauteur, à laquelle on accédait en gravissant une pente raide, après avoir franchi sur un pont la Luzha, une rivière qui coulait à ses pieds; la pente et le pont étant sous le feu de l'artillerie placée sur la hauteur, la possession de la bourgade était vitale pour poursuivre la route. Le général français commis la faute de laisser seulement deux bataillons à la garde de cette position. Ces faibles forces furent bientôt assaillies par le corps de Dokhtourov accouru pour les en chasser; elles ne purent résister.  

Le lendemain (24 octobre), le vice-roi ordonna de tout faire pour reprendre l'agglomération. Delzons paya de sa vie son erreur en montant à l'assaut à la tête de ses soldats qui refoulèrent les Russes. Eugène de Beauharnais le remplaça par le général Guilleminot et fit avancer le plus rapidement possible les troupes sous ses ordres. Guilleminot comprit qu'il ne pourrait tenir sans s'assurer la possession de quelques points d'appui inexpugnables; il jeta son dévolu sur une église et sur deux ou trois maisons qu'il fit occuper. De part et d'autre les renforts affluaient; l'arrivée de la division Broussier, vers 10 heures du matin, fit pencher un moment la balance en faveur des Français; mais, du côté russe, le corps de Raevski entrait dans la mêlée; la cavalerie ne pouvant se déployer dans cet espace trop réduit, les fantassins livrèrent un combat furieux et meurtrier, au milieu des maisons de bois en feu, tantôt avançant et tantôt reculant; 25 mille Russes et 13 à 14000 Français et Italiens se jetèrent ainsi progressivement dans la fournaise. Finalement, les Français restèrent maîtres du terrain; mais, l'immense armée de Koutouzov apparaissant sur le plateau, il leur fut impossible de déboucher. Le 1er corps, qui venait d'arriver, traversa la rivière et vint prendre position de part et d'autre de la ville. L'arrière-garde russe se replia à portée de canon tandis que Koutouzov campait un peu plus loin en arrière. Le feu cessa, si l'on excepte quelques fusillades d'avant-postes vers les dix heures du soir. 

Le 25 octobre, aucun ordre de mouvement ne fut donné, mais l'armée s'attendait à livrer bataille; c'était d'ailleurs l'objet de ses voeux. Napoléon se mit en devoir d'observer les positions ennemies. Platov et ses Cosaques, qui avaient franchi la Luzha, s'approchèrent, à la faveur des bois, des avant-postes français qui se gardaient mal; ils se précipitèrent soudain, la lance au poing, sur l'artillerie et sur les hommes isolés, créant un moment de panique. Napoléon, faiblement accompagné, prit d'abord ce tumulte pour l'arrivée de détachements polonais; un officier qui, revenait à bride abattue, l'obligea à se retirer, malgré ses réticences, sans avoir eu le temps de lui fournir la moindre explication. L'Empereur venait d'échapper de peu à une captivité dont il est difficile d'imaginer les suites (on sait que, pour faire face à ce genre d'éventualité, Napoléon portait toujours sur lui un sachet de poison dont il usa à Fontainebleau au moment de son abdication). La cavalerie de la Garde, qui eut tôt fait d'intervenir, nettoya les environs mais ne put reprendre aux Cosaques les 11 pièces d'artillerie dont ils s'étaient emparées. Napoléon revint à son Quartier général de Gorodnia, puis se rendit à Maloyaroslavets en prenant toutes les précautions nécessaires pour éviter une nouvelle surprise. La ville, encombrée de décombres fumants, offrait un spectacle navrant; de nombreux cadavres gisaient carbonisés dans les ruines; le silence n'était troublé que par les salves qui rendaient un dernier hommage à quelques braves, dont le général Delzons. L'Empereur, revint soucieux vers Gorodnia et s'enferma dans la chaumière qui lui tenait lieu de palais; Murat, Davout, Berthier, Eugène et Bessières l'y accompagnèrent. Murat et Davout, pour une fois d'accord, préconisèrent l'offensive; il fallait passer sur le corps des Russes dont l'armée, composée en grande partie de recrues, serait incapable rivaliser avec les vieilles bandes françaises; une victoire ouvrirait la voie vers les riches contrées du sud, encore indemnes. Mais, si ces deux maréchaux s'accordaient sur la nécessité d'un affrontement, ils divergeaient sur la façon de l'engager; le bouillant Murat voulait aborder tout de suite l'ennemi avec sa cavalerie tandis que le prudent Davout proposait de concentrer d'abord l'armée en rappelant les corps encore éloignés. Comme souvent en pareil cas, ce désaccord permit aux plus timorés de faire valoir leur opinion; le mot de retraite fut prononcé que Napoléon ne manifestât d'humeur. Davout, abandonnant alors, par un sentiment, d'obéissance, sa première idée, soumit le projet de se retirer sur Smolensk  par Medyn et Elnia, chemin plus court et exempt de dévastations, au lieu de revenir par la route de l'aller. Mais Napoléon connaissait cette dernière alors qu'il ignorait tout de l'autre et c'est ce qui détermina son choix (on peut remarquer aussi que la route de Elnia était plus proche des Russes que l'on allait tenter d'éviter par une marche de flanc).  

Le 26 octobre au matin, le Quartier général et la Garde se portèrent sur la Luzha; ce mouvement laissa croire à l'armée qu'une bataille était imminente; il n'en était rien: ce mouvement ne visait qu'à tromper l'ennemi. Pendant ce temps, les Russes battaient eux-mêmes en retraite de sorte que les deux armées allaient se tourner le dos! Mieux eût valu sans doute, pour l'armée française, poursuivre un ennemi manifestement peu disposé à lui faire face; la retraite, par un chemin ruiné, était pleine de péril; la discipline, un moment rétablie dans la perspective des combats, allait se relâcher à nouveau; les soldats se transformeraient en maraudeurs pour survivre et finiraient même par jeter des armes encombrantes devenues inutiles. Le séjour à Moscou, fut sans doute trop long; mais la décision de battre en retraite par la route de l'aller fut la cause essentielle des malheurs de l'armée. Napoléon exerçait une autorité absolue sur les délibérations; il n'acceptait pas, à juste titre, que les décisions du général en chef soient discutées; mais il confondait trop souvent la direction et l'exécution; il ne se contentait pas de la connaissance des détails mais tenait aussi à présider à leur mise en oeuvre; dépourvus de marge de manoeuvre, ses subordonnés perdaient le sens des responsabilités et le goût de l'initiative; dès lors, la moindre indisposition du chef se traduisait par un ralentissement de l'action préjudiciable à sa réussite. Ce jour même, l'ordre avait été donné au 3ème corps (Ney) de rétrograder sur Véréïa, avec le parc d'artillerie et les bagages; le 4ème corps (Eugène), relevé à Maloyaroslavets par le 1er (Davout), se rendait à Ouvanovskoïé, peu distant de Borosk, où le Quartier général, la Garde et les 2ème et 4ème réserves de cavalerie devaient arriver le soir même; le corps polonais, qui venait d'avoir avec l'ennemi un engagement vif et meurtrier, dans lequel le fils de Platov avait perdu la vie, devait prendre position à Jegorievskoïé pour couvrir la gauche de l'armée; Davout, qui formait l'arrière-garde avec les 1ère et 3ème réserves de cavalerie, se porta au-devant des Russes, dont l'arrière-garde, commandée par Miloradovitch, n'attendit que la nuit pour décrocher. 

Le 27 octobre, Ney atteignit Mojaïsk, la Garde et la cavalerie vinrent à Véréïa et le 4ème corps à Alférievo; Davout était à Borosk où il détruisit le matériel que l'on était contraint d'abandonner. A Véréïa, Mortier et la 2ème division de la Jeune Garde, qui revenaient directement de Moscou, retrouvèrent l'armée. Ils ramenaient deux prisonniers de marque: le général Wintzigerode et un de ses aides de camp, Narichkine; ces derniers, ne voyant plus aucun Français sur la route de Tver, où se trouvaient les troupes de Wintzigerode, s'étaient imprudemment avancés jusque dans les rues de la capitale russe; une patrouille française les y avait cueillis. Sur les ordres de Napoléon, reçus le 22 octobre, le duc de Trévise avait miné et fait sauter le Kremlin; l'explosion, entendue à une très grand distance, avait certes entretenu l'ennemi dans l'idée que les Français étaient toujours à Moscou, mais ce faible profit ne compensait pas la souillure faite à nos drapeaux par un acte assimilable à une basse vengeance. 

Le 28 octobre, Ney campait entre Mojaïsk et Gjatsk; la Garde était à proximité du champ de bataille de Borodino; le prince Eugène formait, à Mitnievo, la liaison avec l'arrière-garde, qui se trouvait à Véréïa. C'est dans cette ville que commença le système de destruction systématique, inspiré des Russes, qui causa tant de torts à l'armée; en voici la raison: Junot avait mis la ville en état de défense mais, au moment de nos revers, les habitants s'enhardirent, firent pénétrer dans la ville quelques soldats russes tandis que d'autres démantelaient assez facilement la palissade qui servait de protection; des Westphaliens, surpris, furent égorgés; un sentiment de vengeance s'empara alors de leurs camarades et, pour donner satisfaction à ces derniers, la ville complice du crime fut brûlée. Derrière la passage victorieux de la Grande Armée, de nombreux groupes de partisans s'étaient formés; ils harcelaient nos troupes, gênaient les communications et s'emparaient de la correspondance et des vivres, chaque fois qu'ils le pouvaient; c'était de bonne guerre; mais il se livraient aussi à d'horribles attentats sur les soldats qu'ils saisissaient allant jusqu'à les enterrer vifs. Aussi nos troupiers devenaient-ils impitoyables et, dans la suite de la retraite, ils mirent systématiquement le feu à tout ce qui restait debout; cela ne gênait pas trop l'avant-garde mais, ceux qui venaient derrière s'en trouvaient privés de toute ressource et de tout abri (des ordres auraient été donnés pour pratiquer, à l'instar des Russes, la tactique de la terre brûlée). On reprocha à Davout de n'avoir pas retraité assez vite; ce reproche n'est pas fondé si l'on songe que, surtout au début d'une retraite, il importe d'abord de faire bonne contenance pour en imposer à l'ennemi. 

Le 29 octobre, la Garde laissa sur sa gauche le champ de bataille de Borodino, où les cadavres gonflés et noircis, à moitié dévorés par des  nuées de corbeaux, achevaient de se putréfier. On dit que quelques blessés furent retrouvés vivants (ce détail est exact). A l'abbaye de Kolotsky, le spectacle n'était pas moins triste. La gendarmerie veillait à ce que tous les blessés transportables fussent mis sur des chariots; malheureusement, la plupart périrent avant d'avoir atteint le Niémen. Sur la gauche de la grand route gisaient, alignés en file, plusieurs centaines de prisonniers russes, sauvagement massacrés à coups de crosse par des troupes alliées, en expiation de la surprise de Véréïa et des mauvais traitements infligés à nos soldats par les partisans (Napoléon aurait ordonné de fusiller les prisonniers russes qui ne pourraient pas suivre; on les laissait souvent s'échapper, mais ils répugnaient à se retrouver seuls. Plusieurs témoins parlent de ces malheureux sommairement tués d'une balle dans la tête, dont le cavalier wurtembergeois Vossler; les exécutions auraient été le fait de grenadiers badois; pour être juste, il convient de préciser que les prisonniers des Russes n'étaient pas traités moins cruellement). On parvint à Gjatsk à la nuit; on se souvient que la partie en briques de cette ville avait pu être sauvée des flammes grâce à la bravoure des soldats français; le 3ème corps était en avant, sur la route de Viazma; le 4ème bivouqua en deça de Kolotsky et Davout atteignit Mojaïsk. Un froid très vif commençait à se faire sentir; l'hiver approchait; il rendrait la marche lente et difficile, dans un pays coupé de nombreux ravins dont il fallait gravir les pentes glissantes avec des chevaux exténués dépourvus de bonne ferrure. Le 30 octobre, le mouvement se poursuivit; le 31, Ney, le Quartier général et la Garde se réunirent à Viazma; Eugène prit position à Yackovo, pour attendre le 1er corps dont la situation s'avérait maintenant dangereuse. 

Miloradovitch n'avait pas tardé à s'apercevoir que Davout s'était retiré. D'abord timidement, ses troupes s'avancèrent; elles trouvèrent les bivouaques du 1er corps encore chauds; mais tout montrait que la Grande Armée battait en retraite. Koutouzov, rapidement prévenu, s'en montra à la fois soulagé et étonné. Il donna aussitôt des ordres pour que l'armée russe se porte sur la route de Medyn, qu'il pensait que les Français choisiraient. Par suite d'un malentendu, Miloradovitch n'opéra pas à temps sa jonction avec Paskievitch, détaché dans cette direction pour surveiller les Polonais de Poniatwski (5ème corps); ce général russe se trouvait ainsi en l'air et, si l'armée française avait pris cette route, sa division aurait été gravement compromise. Comme les rapports montraient que la Grande Armée se retirait par Borovsk, Véréïa et Mojaïsk, c'est-à-dire en empruntant un arc, Koutouzov décida de suivre la corde ce qui lui permettrait de rattraper, et au-delà, les marches qu'il avait perdues sur elle. Cependant, sa progression fut ralentie par les fréquentes réorganisations qu'il fut contraint d'imposer à une armée russe mal préparée aux aléas de la guerre qui lui était imposée.  

Le 27 octobre, les Russes arrivèrent à Polotnianny-Zavod, Platov dirigea quelques régiments en direction de Borovsk. Ce général se trouvait le 28 à proximité de cette ville tandis que Paskievitch se portait à Kreménskoïé et Miloradovitch à Adamskoïé, le gros séjournant à Polotnianny-Zavod. Le 29, Miloradovitch rejoignit Paskiévitch à Jegoievskoïé, un détachement de six régiments partit éclairer la route d'Elnia tandis qu'un autre détachement était dirigé sur Gjatsk; Platov atteignait Staroié et commençait à s'engager contre Davout qui arrivait à Mojaïsk. Le 30, Koutouzov, qui pensait ne pas pouvoir atteindre l'armée française du côté de Mojaïsk, obliquait sur la gauche et gagnait Kreménskoïé; Platov, peu heureux dans ses tentatives contre Davout, se rabattait dans la même direction. Le 31 octobre, vers dix heures du matin, en face de l'abbaye de Kolotsky, la hardiesse de l'ennemi amena Davout à penser qu'il ne tarderait pas à avoir un corps d'infanterie sur les bras; il fit ralentir la tête de sa colonne, forma ses divisions en échiquier et se dégagea, non sans pertes de quelques canons et voitures, mais en donnant une sévère leçon à ceux qui le serraient de trop près; le prince Eugène, qui se trouvait à proximité de Gjatsk, inquiété par la canonnade qu'il entendait à l'arrière, tint ses troupes sous les armes jusqu'à la nuit tombée. Le même jour, tandis que Miloradovitch et Paskiévitch poursuivaient leur mouvement sur le flanc gauche de la Grande Armée, Koutouzov prenait la direction de Viazma. Le 1er novembre, Platov entra à Gjatsk, que Davout venait de quitter; il y fit prisonniers quelques traînards; Koutouzov décida de lui adjoindre de l'infanterie pour inquiéter plus efficacement l'arrière-garde française. Miloradovitch, arrivé entre Gjatsk et Viazma, poussa sa cavalerie dans un intervalle des divisions du 4ème corps (Eugène); elle jeta quelques désordre dans les équipages, mais le retour de l'infanterie française en eut rapidement raison. Le corps de bataille de l'armée russe vint à Soudeiki, sur la route de Gjatsk à Youckovo. Jusqu'alors, les engagements n'avaient presque jamais dépassé le stade de l'échauffourée, mais le nombre de plus en plus élevé de cavaliers voltigeant autour des Français en retraite laissait présager des affrontements plus sérieux.  

Le 3 novembre, Miloradovitch, parvenu à hauteur de Fédéroskoïé, s'aperçut qu'une large lacune séparait le 1er corps, dont les troupes commençaient à quitter ce village, du 4ème corps, plus loin, sur la route de Viazma. Il résolut d'en profiter pour couper la retraite à Davout, en s'insérant entre les deux corps de l'armée française, puis en refoulant le 1er corps sur Paskiévitch et Platov qui le suivaient. Après un moment de flottement, les troupes de Davout s'apprêtèrent à s'ouvrir un passage à la baïonnette. De son côté, Eugène de Beauharnais, toujours attentif à ce qui se passait à l'arrière-garde, alerté par le bruit du canon, fit arrêter le 4ème corps; laissant en réserve la Garde royale italienne et une de ses divisions près de Viazma, il fit revenir son artillerie, déjà dans la ville, la plaça sur une éminence, qui dominait la route où se trouvaient les Russes, et rétrograda avec deux divisions pour se porter au secours de Davout. Ce dernier, à qui ces préparatifs n'échappèrent point, se mit en devoir de se dégager; il lança une nuées de tirailleurs sur sa gauche pour éloigner les Russes de ce côté; cette action connut un tel succès qu'une batterie faillit tomber entre les mains des tirailleurs. La cavalerie qui barrait la route, coupée à son tour, s'égailla pour tenter de rejoindre son armée à travers les fourrés; le gros des forces de Miloradovitch, tourné par une partie des troupes du 4ème corps, n'était pas dans une meilleure situation. Dès que le passage fut libre, une masse désordonnées de fuyards se précipita pour aller se placer sous la protection du 4ème corps. Miloradovitch, qui entendait le canon sur sa gauche, pensa que Koutouzov engageait ses forces sur ce point et s'apprêta à reprendre l'offensive. Mais le vieux maréchal, malgré les injonctions du général anglais Wilson, se refusait à commettre une telle imprudence; il avait simplement d'étaché sur Viazma un gros corps de cavalerie pour faire prisonniers ceux qui échapperaient à ses lieutenants. Le 3ème corps (Ney), étant  judicieusement placé en face de la route de Youckovo, dans une position rendue inabordable, derrière une zone marécageuse, les adversaires se contentèrent d'échanger des coups de canon sur ce point. Si le bruit de l'artillerie qui tonnait vers Viazma encourageait Miloradovitch à poursuivre la lutte, il semait aussi la panique dans les trop nombreux non combattants qui encombrait l'armée française et gênait ses mouvements.  

Dès que Davout fut dégagé, Eugène remit ses troupes en retraite; mais le prince d'Eckmülh, peut-être vexé de devoir le succès de la journée à un camarade, disputa pas à pas le terrain aux Russes; plusieurs fois son arrière-garde, aux ordres de Compans, manqua d'être à nouveau coupée et se dégagea à la baïonnette. La Grande Armée s'écoula à travers Viazma incendiée, peut-être à cause de l'artillerie mais plus probablement par les soldats français, afin de retarder les Russes, qui n'allèrent pas plus loin. De l'autre côté de la bourgade, dont les ponts étaient détruits, l'armée française put goûter quelques heures de repos; elles étaient les premières pour les troupes de Davout depuis Maloyaroslavets. On reprocha beaucoup à ce dernier la lenteur de sa retraite; mais, comme on l'a déjà dit, il lui fallait en imposer à l'ennemi; d'autre part, sa marche était ralentie par la nécessité de détruire les ponts derrière lui, de faire sauter les caissons et les voitures devenus inutiles et de recueillir les traînards des corps qui le précédaient; il foulait, en outre, un chemin défoncé par les troupes qui l'avaient devancé au milieu d'un pays ruiné; une arrière-garde ne peut pas se déplacer avec la célérité des corps qu'elle est chargée de protéger! On remarquera que Napoléon, parti la veille pour Stakhov, ne revint pas diriger le combat de Viazma et laissa à ses lieutenants le soin de se tirer d'affaire seuls, ce qu'ils firent avec bonheur. Cette journée coûta à l'armée française au moins 4000 de ses meilleurs combattants; c'était beaucoup, les pertes russes atteignant à peine la moitié. Les troupes engagées de part et d'autre (30 à 32000 hommes) étaient à peu près égales, mais le matériel des Français était détérioré alors que celui de leurs adversaires était dans le meilleur état; il en allait de même pour la cavalerie; quant aux hommes, les fantassins français commençaient à être exténués de faim et de fatigue (on en était déjà depuis longtemps à s'enlever littéralement le pain de la bouche, je veux dire qu'un soldat disposant d'un morceau de pain pouvait être tué par un de ses camarades qui allait jusqu'à chercher entre ses dents le pain qu'il avait déjà mâché, s'il faut en croire le sergent Leifels). 

A partir de Viazma, Ney assura l'arrière-garde, tandis que le 1er corps (Davout) suivait le 4ème (Eugène), afin de se réorganiser. Il en avait bien besoin: le nombre des soldats encore capables de combattre se trouvait considérablement réduit; bien des troupiers avaient jeté leurs armes pour fuir plus vite, sans penser que la meilleure manière de conserver la vie était encore de faire front avec leurs camarades. Au lieu d'opposer comme Davout, de fortes masses à l'ennemi, Ney distribua ses régiments par échelon, il sacrifia impitoyablement tout ce qui retardait la marche de l'armée et poussa les traînards vers l'avant afin de dégager les unités combattantes et d'accroître leur célérité. Ces dispositions se révélèrent appropriées, mais les insinuations malveillantes qu'elles lui suggérèrent, à l'encontre de son prédécesseur, étaient dénuées de fondement sérieux, la situation n'étant plus la même. Les 4ème et 1er corps bivouaquèrent près de Stakhov, où Napoléon avait séjourné, tandis que Ney suivait, escorté par les Cosaques, qui s'efforçaient de se glisser entre ses échelons, mais fuyaient dès les premiers coups de fusil. Koutouzov, quant à lui, se déplaçait parallèlement à la Grande Armée, dans la direction d'Elnia, avec l'espoir de la rattraper, avant le passage du Dniepr; la suivre, sur un chemin ruiné, eût été suicidaire; il avait donc rappelé à lui Paskievitch, laissant le soin à Platov et Miloradovitch de harceler la retraite des Français. 

Dans la soirée du 4 novembre, le ciel s'obscurcit, le vent éteignit les feux des bivouacs, nombre de soldats se perdirent dans l'obscurité et tombèrent aux mains des Russes. Le lendemain, un épais linceul de neige couvrait le paysage. Chaque obstacle, côte ou ravin, devenait désormais presque infranchissable, l'armée étant mal préparée à l'affronter. Beaucoup de gens restaient en compagnie de leurs voitures, parfois chargées de nourriture, mais plus souvent emplies des pillages de Moscou; distancés par les combattants, ils finissaient par être faits prisonniers; mieux eût valu tout sacrifier d'emblée! Le 5, Ney prit position derrière l'Osma, tandis que le gros de l'armée atteignait Dorogobouj incendié lors de l'invasion. Tout le monde rêvait de Smolensk comme à une terre promise; malheureusement, l'administration de l'armée y avait failli à sa tâche par manque de moyens; l'Empereur y détacha des ouvriers du corps d'ouvriers d'administration de la Garde qui avaient échappé à la tuerie perpétrée, le 18 octobre, aux environs de Mojaïsk, au cours de laquelle nombre de leurs camarades, qui accompagnaient des blessés, avaient été massacrés; ils arrivèrent le 7 dans la ville. 

Le 6, au matin, le 4ème corps fut détaché sur Douhovchina, dans la direction de Vitebsk. Napoléon avait prescrit à Victor de rejeter Wittgenstein derrière la Dvina; sans doute envoyait-il le prince Eugène à la rescousse, pour faciliter cette mission et sécuriser les magasins de Vitebsk. Le 4ème corps, à la traversée du Dniepr et après, rencontra une foule de difficultés qui retardèrent sa marche; l'insuffisance des chevaux et le nombre encore élevé de bouches à feu qu'il emmenait encore à sa suite, le contraignirent à des haltes pour faire gravir aux canons, un par un, les pentes en organisant des norias de chevaux; ce travail harassant s'exécutait sous les insultes incessantes des Cosaques de Platov; ce dernier s'était séparé de Miloradovitch, lequel continuait à suivre Ney. Le vice-roi détacha des sapeurs en avant pour préparer le passage du Vop; mais l'établissement d'un pont, sur cette rivière en crue, dont les deux berges étaient infestées d'ennemis, s'avéra impraticable ou l'ouvrage manqua de solidité; la Garde royale italienne fut invitée à donner l'exemple; elle traversa à gué, avec de l'eau glacée jusqu'à la ceinture, en écartant les glaçons à la pointe du sabre; le reste de troupes suivit mais l'état des berges rendit bientôt vain tout espoir de sauver l'intégralité de l'artillerie et des bagages. Tout ce qui refusa de se mettre à l'eau devint la proie des Cosaques. Le temps pris pour le passage de la rivière avait permis aux Russes de fermer le chemin de Douhovchina; mais Eugène forma la Garde royale en carré, l'appuya de ce qui lui restait d'artillerie et, aux pas de charge, il enfonça l'ennemi qui se dispersa, poursuivi par quelques tirailleurs. Douhovchina offrit de précieuses ressources aux rescapés du 4ème corps, qui ne comptait alors pas plus de six à sept mille hommes sous les armes, pourvus de 12 à 15 canons, sur la centaine qu'il possédait avant le passage du Vop; des soldats épuisés étaient morts de froid sur la berge salvatrice, juste après être sortis de l'eau! 

Pendant ce temps, le gros de l'armée approchait de Smolensk et Koutouzov surprenait les troupes aux ordres de Baraguey d'Hilliers, qui se gardaient mal et n'étaient pas concentrées, dans les environs d'Elnia. Le général français, qui n'avait pas été prévenu de l'arrivée des Russes, les attendait vers l'est, par où ils auraient dû arriver, et pensait replier ses échelons, les uns sur les autres, dès l'entrée en contact; malheureusement, par une marche oblique, l'ennemi tomba au milieu de ses cantonnements; malgré une belle résistance, les troupes coupées furent contraintes de déposer les armes; ceux qui purent s'échapper refluèrent sur Smolensk. Baraguey d'Hilliers, injustement blâmé, en mourut plus tard de chagrin; ses troupes, composées de recrues et de régiments de marche ne présentaient pas la solidité requise pour remplir la mission qui leur avait été confiée. Junot, avec les sept ou huit cent Westphaliens qui lui restaient, fut chargé de contenir les Russes sur la route d'Elnia; il aurait probablement subi le même sort que Baraguey d'Hilliers si ses adversaires, qui pensaient la Grande Armée à Smolensk, n'avaient pas craint de l'affronter. 

Cependant, les soldats se ruaient sur Smolensk dans l'espoir d'y trouver la nourriture et le repos. Des vivres leur furent distribués, par le gouverneur Charpentier; mais l'on s'aperçut vite qu'ils se débandaient, dès que la distribution était achevée, pour se livrer au pillage et incendier la ville; on voulut donc les remettre en marche; ils s'y opposèrent. Bientôt, la presse fut telle que l'on se bouscula aux portes et dans les rues, au milieu des imprécations, que l'on foula aux pieds les plus faibles et que beaucoup de soldats moururent victimes de l'impatience et de la rapacité de leurs camarades. L'arrivée de la Garde rétablit un peu de calme. Napoléon se fit dresser un état des effectifs pour procéder à une distribution dans les règles; mais cela s'avéra impossible, les effectifs étant surévalués; par ailleurs, la ration qui convient à une troupe convenablement nourrie, ne suffit pas à des soldats affamés disposés à engloutir tout ce qu'ils trouvent, au risque de périr d'indigestion; enfin, la quantité de farine panifiée était insuffisante pour les raisons évoquées plus haut; les ouvriers sur place, avant l'arrivée du renfort de la Garde, permettaient à peine de subvenir aux besoins de la garnison et le froid, en ralentissant la fermentation, retardait maintenant la confection du pain et du biscuit. Aussi, lorsqu'il fallut abandonner la ville, les provisions de route furent-elles en grand partie constituées de matières non confectionnées. Il existait pourtant de grandes quantités de vivres (légumes secs, eau-de-vie...) et Napoléon s'efforça de partager équitablement les ressources entre les différents corps; mais, on l'a vu, il y eut tricherie; de plus, l'administration se montra sans doute exagérément tatillonne et imposa le respect d'un formalisme que les circonstances rendait odieux autant qu'il était inadapté. Sans doute, une fois les vivres attribués à un corps, eût-il fallu les placer sous sa sauvegarde pour les protéger et empêcher les gaspillages, mais c'est le contraire qui fut fait! Aussi, dès le départ de l'Empereur, les magasins furent-ils pillés et les 3ème et 4ème corps furent privés d'une partie de ce qui leur revenait, circonstance d'autant plus grave que les fours à cuire cessèrent de fonctionner dès le départ des ouvriers de la Garde. L'administration s'attira les critiques et la Garde, qui avait concouru à maintenir l'ordre, fut accusée de tout accaparer; Dufour fut soupçonné, par la Jeune, comme par la Vieille Garde, de favoriser l'une par rapport à l'autre (d'après d'autres auteurs, la Garde participa elle aussi au pillage des magasins). 

A Douhovchina, Eugène reçut l'ordre de rallier le gros de l'armée; l'opération sur Vitebsk était abandonnée (cette ville était tombée au pouvoir de l'ennemi, ce que semble ignorer Dufour). Le 12 novembre, il se mit en marche, continuellement harcelé par Platov, et rejoignit Smolensk exténué, le 13 au soir; pour protéger sa marche, les 1er et 3ème corps furent contraints de stationner autour de Sloboda-Puewa; il en résultat un surcroît de fatigue et de privations pour leurs soldats; l'intensité du froid rendait très difficile l'acheminement des vivres à leur intention et beaucoup d'hommes, aux vêtements en guenilles, eurent les mains et les pieds gelés. Le 1er corps entra dans Smolensk le 14 novembre au matin et le 3ème y parvint dans la soirée, en continuant à guerroyer pour en interdire les approches à l'ennemi. L'Empereur et sa Garde étaient déjà partis pour Korytnia, précédés par le corps polonais (5ème), les Westphaliens de Junot, les débris de la cavalerie, la division Claparède, chargée de la garde du Trésor, les parcs d'artillerie et les équipages de l'État-major général. Les soldes avaient été acquittées, afin d'alléger les voitures du Trésor. Eugène suivit le 15, Davout le 16 et Ney ferma la marche le 17. Napoléon, qui paraissait se sentir en sécurité, avait allongé la ligne de l'armée, sans doute pour contraindre son adversaire à agir de même; peut-être espérait-il passer au croisement de Krasnoïé, où se rencontraient la route suivie par la Grande Armée et celle empruntée par l'ennemi, avant l'arrivée de ce dernier; cet espoir fut déçu. 

Tandis que l'armée française était à Smolensk, les Russes prenaient leurs dispositions pour lui barrer la route vers Krasnoïé. Le 12 novembre, un détachement commandé par Ojerowsky occupa cette ville. Le lendemain, les corps de Miloradowitch et de Raevski n'étaient plus qu'à une journée de marche du chemin que devait emprunter la Grande Armée. Le 14, la droite russe atteignait Zadoragié et sa gauche Yourovo. Le 15, Miloradovitch et Raevski, occupaient les hauteurs de Rjawka, tenant ainsi la route entre Korytnia et Krasnoïé sous le feu de leurs batteries. Koutouzov, quant à lui, progressait en direction de Krasnoïé. Cependant, le 14, Sébastiani avait chassé Ojerowski de cette ville; le même jour, à quatre heures du matin, la Garde impériale quitta Smolensk; quoique affaiblie, sa colonne avait encore fière allure, au milieu de la plaine enneigée; elle coucha le soir à Korytnia; le lendemain matin, la descente de cette bourgade, située sur une hauteur, s'avéra périlleuse, en raison de l'état du chemin qui était verglacé; des véhicules versèrent; il fallut dégager la route, ce qui occasionna des retards; pour sortir de ce chaos, des conducteurs passèrent à travers champs et se lancèrent sur la pente à leurs risques et périls. On a reproché à Napoléon de ne pas avoir retraité assez vite, comme s'il montrait quelque regret d'abandonner sa conquête; cette critique est injustifiée; l'Empereur devait échelonner son armée de telle sorte que les embarras ne créent pas de goulots d'étranglement tout en s'assurant que les échelons étaient suffisamment proches pour s'épauler en cas de danger; il s'y est toujours tenu. Malgré les retards, une partie du parc et des gros équipages, partis la veille, étaient rejoints lorsqu'une fusillade se fit entendre sur les devants; la Garde doubla le pas, laissant derrière elle des traînards et des bagages, parmi lesquels se trouvait Dufour; tout ce monde marchait sans ensemble, car il se sentait en sécurité, quand, soudain, un groupe de 3 à 400 Cosaques se posta sur la route tandis, qu'en queue, d'autres troupes légères de la même nation s'en prenaient aux voitures du Trésor. Comme aucun officier supérieur français n'apparaissait dans cette cohue, les regards se tournèrent vers Dufour qui fut chargée de diriger les opérations; un officier de la Garde arriva opportunément avec un canon et ses servants; mettre la pièce en batterie fut l'affaire d'un instant; dès la première volée de mitraille, les Cosaques s'enfuirent; ils emmenaient un malheureux soldat égaré qu'ils avaient pu saisir; un sous-officier du train des équipage offrit d'aller le délivrer; il sabra 5 ou 6 Cosaques et ramena le malheureux. Dufour et son armée improvisée poursuivirent leur chemin sous une grêle de projectiles qui leur fit peu de mal, les artilleurs russes ne paraissant pas très adroits (Dufour, toujours discret sur lui-même, omet de rappeler qu'il était un ancien officier des armées de la République, dans lesquelles il avait servi avec distinction et avait même été grièvement blessé). Devant eux, la Garde déblayait la route en contenant fermement les troupes que Raevski lui opposait et, plus en avant encore, Napoléon, au milieu du gros de la Garde, cheminait vers Krasnoïé en fanfare! Les attaques russes n'étaient pas assez concentrées pour arrêter une troupe déterminée à leur disputer le passage; leur butin fut maigre si l'on fait exception des nombreuses voitures qui furent sacrifiées au fond du ravin de la Lossmina; leurs propriétaires comprirent enfin qu'ils devaient se résoudre à les abandonner pour sauver leurs existences; les plus marris furent les cochers et les domestiques qui les avaient surchargées du produit de leurs rapines.  

Pendant la nuit, Napoléon fit attaquer par la Jeune Garde, sous les ordres du général Roguet, le village de Koutovo, tenu par Ojerovsky; il s'agissait d'éloigner les Russes de Krasnoïé et de les amener à concentrer leurs forces, afin d'ouvrir le passage aux corps qui suivaient; la surprise eut un plein succès mais elle coûta environ 200 hommes à la Jeune Garde, dont le colonel Lenoir qui, une cuisse emportée par un boulet, n'en poursuivit pas moins la retraite sur un traîneau jusqu'en France! Le regroupement de l'armée russe à bonne distance permit au 4ème corps (Eugène) de parvenir jusqu'à Mikoulino sans rencontrer d'ennemis. Mais, aux approches de Krasnoïé, les Russes barraient la route; il fallait s'ouvrir un passage de vive force. Eugène de Beauharnais chargea son chef d'état-major, le général Guilleminot, de réunir aux sapeurs et marins de la Garde qui se trouvaient là les hommes en état de combattre et d'en former un carré au milieu duquel seraient placés les individus désarmés. Pendant ce temps, sur la gauche, la division Broussier abordait vigoureusement l'ennemi et renversait sa droite; malheureusement, elle se trouva bientôt sous le feu d'une batterie de 24 pièces qui l'écharpa, tandis que toute la cavalerie de Raevski lui tombait dessus. Au centre, la division Philippon s'acharnait en vain à ouvrir la route; la disproportion des forces rendait le courage inutile. A droite, la Garde royale italienne, et la réserve, aux ordres du général Triaire, rongeaient leur frein en voyant leurs camarades se faire tuer sans résultat. Eugène ordonna alors à Broussier un nouvel et violent effort contre la droite ennemie, pour obliger les Russes à y concentrer leurs forces, tandis que Philippon et Triaire se dégageraient à travers champ sur leur droite. La nuit venant, Broussier se retira insensiblement, à la faveur de l'obscurité, et les restes du 4ème corps, réduit de moitié (environ 3000 hommes), rejoignirent les unités de la Jeune Garde positionnées dans le ravin de Lossmina. 

Les pertes essuyées par Eugène convainquirent Napoléon qu'il devait entreprendre une nouvelle action contre les Russes. Le 17 au matin, les deux divisions de la Jeune Garde, aux ordres du duc de Trévise (Mortier), se portèrent en face d'Ouvarovo; la Vieille-Garde fut rangée en bataille en arrière, sa gauche ayant vue sur le hameau de Koutovo; la cavalerie de la Garde, et celle de Latour-Maubourg, furent distribuées en arrière de la Vieille-Garde et dans la plaine entre Ouvarovo et Krasnoïé; la défense de la ville fut confiée au bataillon de service et à la division Claparède; un petit corps d'observation fut chargé d'éclairer l'intervalle jusqu'au Dniepr; et le 4ème corps reçut l'ordre de partir pour Liady, en nettoyant le chemin des partisans russes qui s'y étaient montrés. L'Empereur disposait tout au plus de 20000 hommes pour affronter l'armée russe, mais il s'agissait de la Garde et ses soldats brûlaient du désir de montrer à leurs détracteurs qu'ils étaient encore à la hauteur de leur réputation. L'attaque de Mortier sur Ouvarovo obtint un plein succès; le corps de Golytsin fut culbuté et mis en péril; Koutouzov dût se résoudre à appeler Miloradovitch à son secours; l'arrivée de ce puissant renfort interdisait à la Jeune Garde de poursuivre son avantage, mais elle prouvait aussi que le 1er corps (Davout), n'avait plus à craindre de rencontrer ces fâcheux sur sa route. Le prince d'Eckmühl, parti le 15 novembre de Smolensk, avait dépassé Korytnia dans la soirée du 16; le 17, il traversa le champ de bataille du 4ème corps, encombré de débris; entendant le canon de l'action de la Garde sur sa gauche, il força le pas pour rejoindre. Une fois la réunion réalisée, la Garde se retira insensiblement du combat pour se positionner autour de Krasnoïé; cette ville, entourée d'un double cours d'eau, se prêtait admirablement à la défense.  

Tous les partis ennemis paraissant se diriger vers Liady, Napoléon pensa que Koutouzov allait tenter de lui barrer à nouveau le passage plus loin et que la route entre Krasnoïé et Smolensk était désormais libre. Il décida donc de poursuivre la retraite. Le temps s'était radouci; l'armée était revigorée par les succès obtenus contre un ennemi au moins quatre fois supérieur en nombre. Napoléon prit la tête de la colonne, en s'appuyant sur un bâton, sans émotion apparente au milieu de ses généraux. Les combattants étaient formés en carré long pour recueillir, en leur milieu, les non combattants. Malheureusement, si cet ordre était respecté à l'heure du danger, il ne tenait plus dès que la sécurité semblait acquise; les hommes désarmés se débandaient pour marauder ou gagner plus vite l'étape. C'est ce qui se produisit aux approches de Liady où un pont rompu causa une cohue épouvantable; la nuit du 17 au 18 novembre suffit à peine pour rétablir un semblant d'ordre. Cependant Davout, qui fermait la marche, tenait les Russes en respect, malgré les harcèlements incessants des Cosaques. Une neige abondante s'était mise à tomber et le temps était plus doux; c'était une contrariété supplémentaire, qui rendait la marche plus difficile et amollissait le caractère des hommes. La ville de Liady fut quittée avant l'aube; on était dans une région boisée où s'apercevaient de nombreux villages; Davout traversait à nouveau, la mort dans l'âme, l'endroit prospère où il était cantonné pendant le repos de Vitebsk. Doubrovna était intacte et ses habitants, dont de nombreux Juifs, se montraient disposés à approvisionner l'armée, moyennant paiement; la garde des magasins en fut facilitée; néanmoins, une fausse alerte se produisit pendant la nuit; on en attribua la responsabilité à des soldats malintentionnés qui souhaitaient en profiter pour se livrer au pillage. 

Le 19 novembre, le quartier impérial et la Garde partirent pour Orcha, précédés par ceux qui faisaient désormais la guerre pour leur propre compte; ces malheureux rendaient tout de même le service d'éclairer l'armée; leur flottement était à cet égard le signal sûr d'une présence ennemie. Jomini, qui commandait à Orcha, avait pris la précaution de garnir de fascines les abords des ponts; aussi, le Dniepr fut-il franchi aisément, nonobstant ses hautes eaux. La stupeur des gendarmes fut grande en voyant dans quel état revenait une armée, qu'ils avaient quittée si prospère, et qui n'était maintenant guère plus présentable qu'une bande de Romanichels. Un bataillon de Vieille Garde avait été envoyé en avant pour protéger les approvisionnements; déjà la manutention était en pleine activité. Des mesures sévères furent prises pour remettre de l'ordre, mais elles restèrent à peu près sans effet. Les officiers de tous grades, que la perte de leurs hommes laissait sans emploi, furent constitués en bataillon sacré. 

Au moment de quitter Orcha, on apprit que le 3ème corps (Ney) venait de rejoindre; cette nouvelle emplit de joie l'armée tout entière. Voici ce qui s'était passé du côté de ce corps. Il avait quitté Smolensk le 17, Ney s'efforçant d'emmener avec lui le maximum des traînards (plusieurs milliers de blessés demeurèrent à Smolensk). Il avait ensuite traversé le champ de bataille du 14 août où le maréchal montra, de la pointe de l'épée, l'endroit où il avait triomphé, en célébrant à coups de canons l'anniversaire de l'Empereur. L'ennemi ne se montra pas jusqu'à Katowa. Arrivé là, les hommes du 3ème corps l'aperçurent, rangé en bataille, de l'autre côté du ravin de Lossmina. A peine les têtes de colonnes françaises furent-elles vues des Russes qu'une grêle de boulets s'abattit sur elles. Ney lança ses troupes à l'assaut; celles-ci se précipitèrent avec furie et renversèrent à la baïonnette les deux premières lignes; les Russes furent saisis d'épouvante; 40000 hommes étaient au moment d'être vaincus par 8000 braves (d'autres auteurs parlent de 6000); mais Miloradovitch engagea ses réserves et rétablit la situation; l'abondante artillerie russe causa de larges trouées dans la ligne française et la rompit; les cavaliers ennemis en profitèrent pour s'y insérer; une mêlée confuse s'en suivit; Ney fut contraint de battre en retraite. Le maréchal reforma ses maigres troupes et, une fois de plus, il les jeta dans la mêlée; mais la victoire était impossible et, au lieu de livrer l'assaut, il fallait maintenant se défendre. La nuit mit fin à cette boucherie.  

Les Russes n'osèrent pas quitter le champ de bataille. Leur camp s'illumina bientôt de mille feux; de leur côté, les Français multipliaient les leurs, pour donner le change. Dans la stupeur général, Ney ordonna à ses hommes de rétrograder sur Smolensk; par crainte d'être espionné, il ne dévoila son plan qu'au dernier moment. Après quelques kilomètres de marche, il commanda de quitter la route et de se diriger droit sur le Dniepr, pour le franchir à un endroit propice. Il ne fallait pas songer à sauver l'artillerie mais, du moins, la glace, en dépit du dégel, était sans doute assez solide pour supporter le poids des hommes. Les premiers s'engagèrent non sans appréhension; la glace craquait sous les pieds. Mais les plus courageux passèrent, les plus faibles préférèrent attendre l'ennemi. Parvenus sur l'autre berge, les rescapés n'étaient pas au bout de leur peine. Après avoir occupé Smolensk, Platov s'était contenté de faire suivre le 3ème corps par un détachement; il avait emmené le gros de ses troupes sur la rive droite du fleuve, en direction de Gusinoïé. Ney et Platov se trouvaient face à face. Le maréchal français forma ses soldats en colonne, en appuyant sa gauche au fleuve et en couvrant sa droite par des tirailleurs; il affronta courageusement ce nouvel obstacle, malgré une pluie de projectiles qui lui venait de la lisière d'un bois, sur sa droite; mais, en arrivant sur la partie de la forêt située en tête de sa colonne, il y fut accueilli par les décharges d'une batterie masquée qui jeta l'effroi chez les survivants; les plus timorés parlèrent de se rendre; furieux, le maréchal, accompagné de ses officiers, se jeta sur la batterie; les soldats honteux le suivirent; les Russes épouvantés prirentt la fuite dans les taillis. Désormais, le 3ème corps ne fut plus inquiété que par quelques Cosaques isolés; Platov était démoralisé. A Yaboukovo, Ney envoya deux de ses officiers vers Orcha pour prévenir de son arrivée et demander de l'aide. Au premier avis, Eugène de Beauharnais sauta à cheval et, suivi des troupes de son corps qu'il avait pu réunir, il vola au secours de son camarade, en emportant autant de vivres que possible pour restaurer les soldats du 3ème corps, qui devaient être affamés. Les deux corps confondus regagnèrent Orcha sous les acclamations de l'armée (Napoléon partage la liesse de l'armée; la manoeuvre de Ney est considérée comme un des plus beaux faits d'armes de la campagne, même s'il ne ramène qu'environ 1200 hommes). 

On a reproché à Napoléon, non sans raison, de ne pas s'être arrêté à Smolensk à l'aller. Il faut tout de même reconnaître que la progression en direction de Moscou était solidement protégée par une réserve de cent mille hommes. A gauche, les 2ème (Oudinot), 6ème (Saint-Cyr) et 10ème corps (Mac Donald) tenaient solidement la Dvina et devaient interdire à Wittgenstein son franchissement. A gauche, les Autrichiens de Schwartzemberg et les Saxons de Reynier étaient suffisamment forts pour contenir les armées russes de Volhynie et de Moldavie. Entre ces deux formidables barrières, le 9ème corps (Victor) sécurisait les communications entre Smolensk et Moscou. Toutes les précautions paraissaient donc prises pour parer à toute éventualité. Malheureusement, la perte de Polotsk et le comportement de Schwartzemberg devaient réduire à rien cette belle construction. Sans doute eût-il suffit que Mac Donald envoyât une de ses divisions à la poursuite de Steingell pour que Wittgenstein fût dans l'incapacité de prendre l'offensive contre Saint-Cyr; mais, peut-être peu confiant en la fidélité de ses Prussiens, il ne le fit pas. Après avoir chassé les Français de Polotsk, Wittgenstein, embarrassé par la destruction des ponts, dirigea Steingell sur Polodovitsi, où ce général arriva le 18 octobre; il s'y heurta aux troupes françaises qui le rejetèrent sur l'autre rive; mais il reparut le 23, en même temps que Wittgenstein, qui venait de franchir le fleuve, se portait sur Ouchatch, où le 2ème corps s'était retiré tandis que le 6ème, avec la brigade Corbineau, se dirigeait sur Globokoé, pour couvrir Vilna. La séparation des deux corps d'armée français (2ème et 6ème) et le changement de commandement, Saint-Cyr blessé cédant la place à Oudinot, affaiblissaient le dispositif français. Le 2ème corps se rapprocha donc du 9ème afin que les deux corps réunis pussent tenir tête à Wittgenstein et à Steingell; de son côté, Victor revenait à l'ouest de Smolensk en laissant trop peu de troupes sur la route de Moscou pour que la sûreté des communications fût préservée; il est hors de doute que, si son corps d'armée avait été maintenu entre Smolensk et Moscou, jamais Koutouzov n'aurait osé s'opposer à la retraite et celle-ci en aurait été grandement facilité; pourtant, on ne saurait discuter le changement de destination du 9ème corps qui était imposé par les circonstances. Le 3 novembre, Wittgenstein attaqua l'avant-garde de Legrand, qui était en l'air, et la refoula sur sa division restée à Smoliany; les Russes s'étendirent ensuite, face aux Français, derrière la Loukomlia, engageant un duel d'artillerie, sans montrer l'intention de vouloir forcer le passage de la rivière. Les Français, alors commandés par Victor, qui n'osa pas compromettre les dernières réserves de l'armée, se retirèrent sur Sienno sans être poursuivis mais, comme la route de Vitebsk était découverte par leur mouvement, le général russe y envoya le général Laharpe; ce dernier surprit la petite garnison française et fit prisonnier son chef, le général Pouget. 

Cependant, des événements encore plus graves se produisaient à l'aile droite. Après la jonction des armées russes de Volhynie et de Moldavie, Schwartzemberg s'était retiré sur Brest-Litovsk, dans une bonne position. Les Russes, désormais sous les ordres de l'amiral Tchtitchagov, l'y suivirent. Comme ces derniers manifestaient l'intention de livrer bataille, le général autrichien, prétextant l'insuffisance de ses forces, quitta sa position, dans la nuit du 10 au 11 octobre, pour se diriger sur Wisokié, tandis qu'il ordonnait à Siegenthal de se rendre à Biéloveïé. Les Russes l'accompagnèrent à nouveau. Cependant, leur avant-garde, aux ordres du général Essen, s'étant engagée imprudemment vis-à-vis d'un marais, que Reynier avait garni d'artillerie et de tirailleurs, subit un échec meurtrier; Tchtitchagov, renonçant alors à toute velléités d'attaque, se replia, mit une partie de ses troupes en cantonnement, et jeta les autres dans le Grand-Duché de Varsovie, pour y porter l'alarme, puis, en préparation de l'étape suivante, il détacha Sacken sur Proujany, avec deux divisions d'infanterie et quelque mille chevaux, soi disant pour éclaire la route de Slonim, Volkovysk et Grodno, tandis que lui-même séjournait à Brest-Litovsk, à portée de secourir l'un ou l'autre de ses lieutenants. Schwartzemberg envoya alors Reynier à Biala, avec mission de mettre un terme aux incursions russes; Tchtitchagov, averti du mouvement des Saxons, fit appuyer ses détachements par une forte division aux ordres d'Essen; celui-ci, qui avait une revanche à prendre, se précipita avec témérité sur les forces de Reynier et reçut à nouveau une terrible correction. L'amiral russe, qui venait de recevoir un renfort de 5000 chevaux, et qui constatait que ses adversaires lui laissaient le champ libre, pour se porter au devant de Wittgenstein et fermer ainsi la retraite aux Français revenant de Moscou sur la Bérésina, se mit en devoir de remplir les ordres de sa cour à ce sujet. Il laissa Sacken, avec environ 55000 hommes, opposés aux Autrichiens et aux Saxons et se dirigea sur Proujany, Slonim et Nevsije avec le reste de ses forces; de la dernière bourgade, il détacha Tchernitchev, avec un régiment de Cosaques, pour aller prévenir Wittgenstein; chemin faisant, ce détachement délivra le général Winzigerode et son aide de camp, faits prisonniers à Moscou, que des gendarmes français conduisaient à Vilna. On remarquera, qu'en séparant ses forces, l'amiral russe commettait une imprudence; mais n'était-il pas déjà assuré du manque d'énergie de son adversaire!   

Le 12 novembre, l'avant-garde russe, commandée par le général Lambert, bouscula une poignée de Polonais et de Lituaniens; cette échauffourée ouvrait le chemin de Minsk qui tomba sans coup férir, avec ses magasins. Entre temps, Dombrovski avait reçu l'ordre de quitter Bobrouïsk pour occuper Borissov avec sa maigre troupe de 4000 soldats; il espérait y retrouver la garnison de Minsk mais celle-ci, qui avait pris une fausse direction, ne fut pas au rendez-vous. Le général Polonais mit tout en oeuvre pour protéger le pont, seule chance pour l'armée en retraite de franchir la Bérésina sans encombre; cet ouvrage dominait la rivière et un lac fangeux sur une portée de plus de 300 mètres. Tchtitchagov, de son côté, après avoir donné deux jours de repos à ses troupes, bien équipées et bien nourries, parvint le soir du 20 novembre à portée de Borissov. Le lendemain, à la pointe du jour, l'attaque commença; les Polonais se défendirent avec acharnement; la ligne russe fut rompue à plusieurs reprises; l'artillerie infligea des pertes sévères aux assaillants; le combat dura la journée entière mais, le soir, les Polonais, exténués, furent contraints d'abandonner la partie; Dombrowski ne put se résigner à détruire un ouvrage, vital pour l'armée française, qu'il avait défendu avec tant d'opiniâtreté; celui-ci tomba intact aux mains des Russes qui poursuivirent leurs adversaires jusqu'aux hauteurs de Nemonitsa. Sur ces entrefaites, Oudinot avait repris le commandement du 2ème corps; il se rapprochait de l'armée en retraite de Moscou lorsque, dans la soirée du 22 novembre, il apprit, à Roubki, la chute de Minsk. Faisant alors volte-face, il se tourna sur Borissov, recueillit la division polonaise et infligea une sévère défaite à l'avant-garde russe à qui il prit 1500 à 1800 hommes. Tchtitchagov fit alors détruire une partie du pont pour mettre ses forces à l'abri du retour offensif des Français; il se contenta de garder la ville et de surveiller les points de passage de la Bérésina. Pendant ce temps, après un repos de 15 jours, Schwartzemberg, reprenant l'offensive, s'avançait sur Brest-Litovsk, Volkovysk et Slonim, où il parvint le 13 novembre. Il était suivi, à deux jours de marche, par les Saxons qui couvraient son mouvement. Sacken en profita pour accabler Reynier sous des forces supérieures; le général français manoeuvra habilement, bien secondé par son divisionnaire Durutte, tint bon, bien que son quartier-général faillît être enlevé dans la nuit du 13 au 14 novembre; cependant, le 16, les Saxons se trouvèrent enserrés dans une nasse dont il était peu probable qu'ils pussent se dégager; le matin du 17, la situation paraissait donc désespérée lorsque l'avant-garde autrichienne, qui arrivait sur les lieux de l'affrontement, prit les Russes en flanc et les obligèrent à desserrer l'étau. Le général autrichien eût dès lors pu se porter sur les arrières de l'amiral russe et le bloquer dans Borissov, tandis que le 2ème corps et les débris de l'armée de Moscou l'assaillaient sur l'autre rive; la bataille de la Bérésina se fût déroulée dans de bien meilleures conditions. Mais, après n'avoir rien entrepris pour empêcher la prise de Minsk, ce douteux allié ne fit rien non plus pour faciliter la retraite, comme s'il souhaitait acculer Napoléon à la reddition. 

Le 21 novembre, les différents corps quittèrent Orcha pour Borissov, à l'exception du 4ème (Eugène) qui formait l'arrière-garde. Les ressources trouvées dans la ville avaient permis à l'armée de se refaire quelque peu et la discipline avait été partiellement rétablie. On détruisit le matériel de franchissement des rivières, de peur que l'ennemi ne s'en emparât et ne s'en servît pour franchir le Dniepr. Les soldats ignoraient encore la perte de Minsk; ils espéraient pouvoir s'y établirent et y trouver vivres et effets d'habillement. Ce malheureux événement était pourtant connu de l'Empereur et de son  entourage depuis Doubrovna; il finit naturellement par se répandre dans l'armée; elle y trouva un motif supplémentaire de découragement. Le comportement déloyal des Autrichiens fut l'objet de bien des commentaires acerbes; on s'inquiéta du sort des soldats français qui combattaient à leur côté. Le 22 novembre, on atteignit Kokanova et le lendemain Toloczin; on trouva dans cette dernière bourgade des abris et des provisions venus de l'arrière, notamment un troupeaux de bêtes échappées à la destruction, à l'inverse de tant d'autres qui gisaient, mortes de froid, à demi ensevelies sous la neige, dans les fossés où elles s'étaient réfugiées, en bord de route. Un  convoi de biscuits destinés à la Garde rejoignit aussi; un deuxième convoi était attendu, mais il fut renvoyé sur Borissov.  

On apprit la prise de cette ville, et la destruction de ses ponts par l'ennemi, et l'on ne manqua pas d'en exagérer les conséquences; les esprits agités critiquèrent les mauvaises décisions prises (Dufour se montre même quelque peu injuste à l'encontre des officiers chargés de défendre Minsk et Borissov). Napoléon en parut affecté, mais il se reprit rapidement. La décision fut prise de donner le change à l'ennemi, en feignant de préparer un passage en force à hauteur des ponts, tandis que le gros de l'armée partirait en catimini pour le nord, où le duc de Reggio (2ème corps) reçut la mission de trouver un autre passage. En cas d'échec de cette manoeuvre, on aurait toujours la possibilité de tourner la Bérésina vers sa source pour marche ensuite sur Vilna. Éblé fut chargé, avec ce qui restait d'ouvriers du génie, de marins de la Garde et de pontonniers, de réaliser les travaux nécessaires; heureusement, il avait eu la prévoyance de conserver deux voitures d'outils et il était doué d'assez d'industrie pour se procurer ce qui lui manquerait. Les circonstances paraissaient néanmoins graves et Daru reçut l'ordre de détruire la quasi totalité des papiers de la chancellerie.  

La nouvelle de la destruction des ponts de Borissov avait accablé l'armée. Les vétérans, accoutumés aux difficultés des campagnes de la République, résistèrent mieux que les jeunes qui n'avaient connus que l'ivresse des victoires; les premiers savaient que l'on s'exagère souvent les difficultés et vivaient dans l'espoir d'un avenir meilleur pour affronter le présent; les autres cédaient à un sombre fatalisme annonciateur de la mort. Il ne faudrait pourtant pas croire que tous les vieux se montrèrent courageux et que tous les jeunes sombrèrent dans le désespoir; il y eut des âmes fortes et des faibles, des traits de dévouement et d'héroïsme ou au contraire des comportements indignes et de l'égoïsme chez les uns comme chez les autres. La Garde, en particulier, au milieu de la cohue désarmée qui la suivait, quoique affaiblie, gardait sa contenance; il était loin le temps où on l'accusait de favoritisme; maintenant l'armée n'attendait plus son salut que de cette solide phalange, encore capable de réaliser des exploits. Proche de Napoléon, elle était informée la première des événements et des décisions prises; les mauvaises nouvelles émanaient donc d'elle, mais aussi l'espérance. 

Le 24 novembre, près du village de Lokniza, l'armée rencontra les postes avancés d'un régiment de chasseurs à cheval du 2ème corps. Ces derniers cédèrent la place dans les maisons à ces camarades qui arrivaient dans un état si piteux qu'ils n'osaient pas les interroger de peur de froisser leur orgueil. Les revenants de Moscou apprirent avec avidité de leur bouche le récit de la rencontre au cours de laquelle le 2ème corps avait triomphé de l'avant-garde de Tchtitchagov, qu'il avait rejetée sur Borissov. Cette victoire ruinait le plan des Russes qui ne pouvaient plus espérer enfermer les Français dans une nasse sur un terrain favorable à sa destruction. Le passage de la Bérésina, en effet, offrait de grandes difficultés à l'armée française, mais la rivière séparait également les armées russes et les empêchait de coordonner leurs actions pour anéantir leur adversaire. C'est pourquoi Tchernitchev avait été détaché avec un régiment de Cosaques, afin de prévenir Wittgenstein, pour que ce dernier participe au plan d'enfermement de l'armée française, entre le Dniepr et la Bérésina, lequel plan venait d'être déjoué. On a reproché à Oudinot de s'être précipité trop tôt sur les Russes, avant la réunion de leur armée, et celle de la nôtre; toutefois, il est peu vraisemblable que l'amiral eût osé affronter le 2ème corps renforcé de la Garde et des débris des troupes ramenées de Moscou, adossé à une rivière, avec le risque d'être anéanti et d'offrir ainsi aux Français la possibilité de retraiter par les ponts de Borissov, lesquels eussent été promptement rétablis. 

Le 25 novembre, en approchant du champ de bataille qui avait vu récemment triompher les armes françaises, on entendit le canon sur la droite. On était dans la forêt de Borissov. Napoléon ordonna la halte afin d'envoyer aux renseignements. On se souvient que le duc de Bellune avait été laissé dans les environs de Sienno. Pendant un peu moins de deux semaines, Mortier, manoeuvra prudemment de façon à préserver la ligne de communication de l'armée. Le 14 novembre, Wittgenstein lui offrit le combat; il ne l'accepta pas, mais, feignant de menacer le centre russe, il se jeta sur une des ailes qu'il renversa avec perte de plusieurs milliers d'hommes. Dès que le duc de Reggio eut repris sa place à la tête du 2ème corps, les deux maréchaux se séparèrent. Les ordres leurs prescrivaient de rester unis et de rejeter Wittgenstein au delà de la Dvina, mais ils étaient devenus inexécutables; au surplus, les caractères des deux hommes s'opposaient, rendant problématique leur collaboration; Oudinot ne rêvait que d'en découdre alors que Mortier, plus prudent, ménageait ses troupes, afin de garder ouvert le chemin de la retraite. Quoi qu'il en soit, le 22 novembre, Oudinot était revenu sur le chemin de Borissov, vers lequel Mortier se dirigeait à son tour, le 25 novembre, suivi de Wittgenstein, avec lequel il échangeait les coups de canon que l'on venait d'entendre. 

Le mystère étant éclairci, la marche reprit. L'armée rencontra alors une partie du 2ème corps rangée en bataille des deux côtés de la route; l'aspect de ces troupes était magnifique. Napoléon fut accueilli par de vives acclamations, auxquelles il se montra sensible, faisant preuve aux uns et aux autres de son amabilité coutumière, les appelant par leurs noms et louant leurs exploits. Le chapeau à cornes avait cédé la place à un bonnet en forme de turban et une pelisse fourrée de velours vert avait remplacé la légendaire capote grise; aussi le regardait-on avec étonnement, sous ce déguisement asiatique. Les troupes de retour de Moscou retrouvaient leurs pimpants camarades avec une vive satisfaction. Quant aux soldats du 2ème corps, ils étaient frappés de stupeur à la vue des cadavres ambulants, accoutrés d'oripeaux, qui revenaient de si loin. Si la Garde et le bataillon sacré, formé par les officiers des corps dissous, par ma manque de soldats et non, comme on l'a prétendu, pour assurer la protection de l'Empereur contre un attentat, avaient encore fière allure, la cohue désarmée et indisciplinée qui les accompagnait était proprement décourageante. Aussi la rencontre se passa-t-elle sans grande effusion de paroles, mais plutôt dans une atmosphère bizarre de pitié et de honte. 

Les fantassins du 2ème corps avaient déjà pris le chemin de Studianka. Borissov n'offrant aucune ressource, l'armée prit cette direction, tandis que des divisions de Mortier, chargées de l'arrière-garde, s'établissaient face aux Russes, pour les contenir et leur laisser croire que l'on allait tenter là de forcer le passage. Le chemin de Studianka traverse une épaisse forêt qui s'élève sur la rive gauche de la Bérésina, sur une distance d'un peu plus de 5 km. Il se divise ensuite en deux branches: l'une tourne vers l'ouest, en direction de la rivière, l'autre poursuit vers le nord. Ce fut la première branche qui fut prise; malheureusement, quelques temps plus tard, la division Partouneaux se fourvoya, poursuivit en direction du nord, tomba au milieu des Russes et fut contrainte de déposer les armes. A l'approche de la Bérésina, le terrain se dégagea; la forêt cèda la place à des broussailles puis à des champs; un village s'y élèvait, dont il ne resta bientôt plus que le nom (il fut notamment détruit pour fournir à la construction des ponts). Le coteau de droite était découvert et se prolongeait au nord en pentes adoucies; celui de gauche, couvert de bois, donnait sur la rivière par une berge étroite et escarpée. Au-delà de la rivière, s'étendait un terrain marécageux, dans la direction de Zembin; sur la gauche, vers Borissov, le terrain était accidenté et entrecoupé de bosquets. A courte distance, on apercevait un pauvre hameau; il reçut le lendemain le Quartier général impérial. 

La Bérésina coule du nord au sud, pour se jeter dans le Dniepr; l'Oula coule du sud au nord et se jette dans la Dvina; ces deux rivières sont réunies par un canal. La Bérésina roule un limon boueux de couleur noirâtre dont elle tient son nom. Éblé s'activa à la construction de deux ponts, en utilisant le produit de la démolition du village voisin, dont on ne respecta que la demeure de l'Empereur, et les arbres de la forêt voisine, abattus à coups de hache par les sapeurs et à coups de sabre par les soldats qui leur prêtaient la main. Des hommes, déjà minés par la fatigue et les privations, enfonçaient les pieux sur le fond fangeux et instable de la rivière, plongés dans l'eau glacée jusqu'à la ceinture; beaucoup payèrent cet héroïsme de leur vie et leur valeureux général les suivit dans la tombe. Le temps pressait; on pouvait craindre l'arrivée prochaine des Russes sur l'une et l'autre rive. Pourtant, la journée s'écoula paisiblement; aussitôt le premier pont achevé, vers cinq heures du soir,  le 2ème corps (Oudinot) traversa et s'en fut rejoindre les détachements qui avaient été jetés sur la rive droite. Il prit immédiatement position face aux routes de Zembin et de Borissov. La Garde était prête à le suivre, au cas où l'ennemi lui opposerait des forces importantes, mais ce ne fut pas nécessaire. 

Une vive canonnade se faisait entendre du côté de Borissov où Tchtitchagov luttait contre le 9ème corps (Victor), qu'il soupçonnait de vouloir forcer le passage. L'amiral russe avait même rappelé une division détachée sur le chemin de Zembin. Il n'avait pas cru devoir détruire les ponts qui franchissaient les nombreux marécages de cette route; c'était une faute que n'excuse pas la volonté de faciliter la progression de Wittgenstein, au cas où les Français réussiraient à passer. Il est plus probable que l'amiral russe n'osa pas s'opposer à l'armée française, réunie et commandée par Napoléon, le dos à des fondrières, dans une situation où un échec eût entraîné la ruine complète de son armée; Koutouzov, encore loin, et Wittgenstein, de l'autre côté de la Bérésina, sans moyen de passage, étaient dans l'impossibilité de lui porter secours. 

Dès la pointe du jour suivant, Oudinot porta un fort parti dans la direction de Zembin, pour nettoyer la route des quelques Cosaques qui s'y trouvaient et s'assurer la possession des ponts. Avec le reste de ses troupes, il avança en direction de Borissov et, comme il se rapprochait de l'ennemi, la Garde reçut l'ordre de franchir la rivière pour le renforcer. On se souvient qu'un convoi de ravitaillement avait été renvoyé vers Borissov; comme il n'avait pas rejoint, on le croyait perdu; en fait, il avait été seulement retardé par les embarras de la circulation et la nécessité de donner la priorité à l'artillerie; il finit par rattraper la Garde, à laquelle il était destiné, sans avoir subi le moindre pillage, ce qui mérite d'être souligné. On procéda à la distribution; elle fut limitée à une ration par homme, afin de pouvoir réserver le surplus aux combattants qui ne faisaient pas partie de la Garde; on dut faire assaut de promesses pour contenir la multitude affamée qui se disputait les débris de biscuits tombés sur le sol. La Garde ayant passé, des hommes débandés franchirent à leur tour la rivière; certains s'arrêtèrent sur la rive droite, dans l'attente de l'établissement du quartier général à Zanowa, d'autres partirent en direction de Zembin. Le passage de l'artillerie et des convois de la Garde se présentait mal, en raison de l'encombrement; un bataillon fut placé à chaque extrémité des ponts pour faire respecter la discipline et empêcher tout arrêt susceptible de causer un embouteillage; les voitures contraintes de faire halte étaient impitoyablement jetées de côté; les resquilleurs, qui étaient parvenus à se glisser subrepticement dans une colonne, n'étaient pas inquiété afin de maintenir la cadence du flux; ce passage s'effectua pendant deux heures dans un ordre relatif. Dès qu'il fut achevé, plus aucune force ne gardant les ponts, une cohue s'y précipita; la confusion devint telle que le franchissement de la rivière devint problématique. Les soldats encore en armes se découragèrent; ils regagnèrent leur bivouac pour y passer la nuit, une partie de la Jeune Garde comprise. Les ponts restèrent cependant  libres à plusieurs reprises sans que la multitude  n'en profitât pour se rendre de l'autre côté. 

Le 28 au matin, les généraux ennemis ayant probablement eu le temps de se concerter, d'importants mouvements de troupes furent observés sur la rive droite. On n'entendait plus le canon du côté de Borissov. D'inquiétantes rumeurs se répandaient concernant la division Partouneaux; Victor n'en avait plus de nouvelles; son dernier bataillon resté à Borissov, qui n'était point parvenu à la rejoindre, avait rencontré des fuyards, ce qui l'avait incité à rejoindre Studianka en coupant à travers la forêt. On apprit plus tard que le gros de la division, s'étant trompé de chemin, s'était heurté à l'ennemi, et avait en vain tenté de lui échapper en rétrogradant; il s'était bientôt vu encerclé et, son adversaire l'ayant convaincu de la rupture des ponts, il avait mis bas les armes. C'était la seconde fois, après la surprise de la brigade Augereau en avant de Smolensk, qu'un tel événement se produisait; il fut jugé par l'armée avec une rigueur excessive. Il était d'autant plus regrettable qu'il privait le duc de Bellune d'une de ses divisions et réduisait encore des forces déjà faibles qui allaient devoir faire face à Wittgenstein, et peut-être aussi à une partie de l'armée de Koutouzov. Heureusement, cette dernière, presque aussi mal en point que l'armée française, n'avançait que lentement; seule son avant-garde, aux ordres de Platov et de Yermolov, fut en mesure de rejoindre à temps Tchtitchagov pour participer à la bataille. Ce dernier, une fois ce renfort arrivé, prit l'offensive, le long de la rivière, avec le dessein de s'emparer du débouché des ponts. La Légion de la Vistule, commandée par Dombrowski, lui disputa âprement le terrain mais, son général et plusieurs de ses officiers ayant été mis hors de combat, elle fut contrainte de se replier. Les troupes du 2ème corps, envoyées à la rescousse, ne réussirent pas à rétablir la situation; le général Claparède et le maréchal Oudinot furent blessés. Ney prit alors le commandement; la Garde entrait en ligne; un flottement devint perceptible dans le camp ennemi; le maréchal français en profita pour faire charger les cuirassiers de Doumerc; ils rompirent l'ennemi, lui prirent du canon et 1900 prisonniers. Les Russes se replièrent sur Stakhov. La route de la retraite restait ouverte. 

La nouvelle de cette éclatante victoire fut transmise sans délai à Victor qui faisait front à Wittgenstein sur l'autre rive. Le général russe avait contourné les positions françaises et s'était établi sur une colline face à celle qu'occupaient les Français, sa gauche à la rivière, de manière à tenir les ponts sous le feu de ses batteries; les lignes de bataille des deux adversaires, séparées par un ravin, se trouvaient ainsi perpendiculaires à la Bérésina; la droite de Victor touchait les ponts, mais sa gauche était en l'air. Plusieurs tentatives de Wittgenstein pour passer le ravin furent repoussées avec pertes. Par ailleurs, Napoléon avait installé une forte batterie qui, de la rive droite, canonnait par dessus la rivière, les positions russes. Wittgenstein se porta alors sur la gauche de Victor et la renversa sur son centre. La situation paraissait définitivement compromise dans le camp français. Mais le général Latour-Maubourg, qui commandait en chef les débris de la cavalerie française, sur le point de s'engager sur les ponts, secondé par le général Fournier firent tourner bride à leurs cavaliers, traversèrent le front de bandière des Russes et, prenant ces derniers en flanc, les sabrèrent et les mirent en fuite. Wittgenstein n'insista pas, la nuit venait, il mit fin au combat. 

Malheureusement, les succès remportés sur les deux rives, loin d'inciter la multitude à franchir la rivière, lui donna une fausse impression de sécurité. Il faut se souvenir que cette foule se composait de soldats sans armes, originaires de plusieurs pays d'Europe, qui suivaient les armes françaises tant qu'elles étaient victorieuses, mais étaient prompts à se débander en cas de revers. On y comptait aussi une foule de civils; certains d'entre eux, bien qu'accompagnant d'ordinaire l'armée, vivandiers et intendants, par exemple, étaient loin de partager l'expérience, le courage et la constance du soldat; d'autres étaient des étrangers, vivant à Moscou, qui fuyaient la capitale russe par peur des représailles. Tout ce monde traînait à sa suite une multitude de voitures, parfois chargées du produits des rapines. Ces gens, épuisés par la marche et par les privations, se laissaient gagner par la torpeur qui les saisissait autour des feux; ils ne réclamaient rien plus que le repos et ni le bruit du canon, ni la perspective de la servitude n'étaient de nature à les tirer de leur hébétude. Dès que la nuit fut venue, des officiers furent envoyés pour les inviter à profiter du moment où le passage serait libre pour franchir la Bérésina; ce fut en vain; même l'intervention de Berthier, délégué par l'Empereur, ne servit à rien. Le 9ème corps traversa et, au petit matin, au moment où son arrière-garde passait à son tour, prenant soudain conscience du danger, ceux qui avaient laissé passer autour de leurs feux le moment propice, se ruèrent et vinrent s'entasser à l'entrée du seul pont encore debout.  

Le désordre qui s'en suivit, et l'immense clameur qui s'éleva, donnèrent l'éveil aux Russes dont l'artillerie se mit à tirer à outrance sur les ponts et sur cette foule agglomérée qui offrait une cible parfaite. On se bousculait à l'approche du pont; les plus faibles, jetés à bas, tombaient dans la rivière, où sur les planches mal jointes du tablier; ils étaient piétinés par ceux qui suivaient. Des scènes horribles, souvent décrites, se déroulaient, tandis que les derniers soldats du 9ème corps, restés sur la rive gauche, tentaient par un feu nourri de tenir les Russes éloignés; la vision était apocalyptique. Les soldats survivants durent s'ouvrir un passage de force à travers la cohue, avant que le pont ne sautât, pour interdire la poursuite à Wittgenstein. Tous les retardataires périrent ou furent prisonniers; ils étaient des milliers (lire un autre témoignage sur ces événements ici). 

Après le dramatique passage de la Bérésina commença la marche que les ennemis appelèrent, par dérision, la "grande procession de Moscou" (le passage de la Bérésina fut une incontestable victoire militaire française et en même temps un désastre humanitaire). La masse confuse des rescapés se déplaçait en silence, en se souvenant des amis disparus. Bientôt, on ne distingua plus les soldats des 2ème et 9ème corps des revenants de la capitale russe, tant était grande la contagion de l'abattement. Les officiers et les soldats les plus courageux continuaient néanmoins de se serrer autour de leurs chefs prestigieux pour marquer la place des divisions disparues et opposer encore un rempart aux entreprises des Cosaques. Dès la destruction du dernier pont, le 4ème corps (Eugène), puis la Garde et le 9ème corps (Mortier) prirent le chemin de Zembin. Les 2ème (Oudinot), 3ème (Ney) et 5ème corps (Poniatowski), réunis sous les ordres de Ney furent laissés quelques temps devant Stakhov pour contenir Tchtitchagov. Les ponts qui franchissaient les marécages, sur plus de quinze kilomètres, avaient été préservés, grâce à la diligence des détachements du 2ème corps et à l'impéritie des Russes; autrement, ce vaste espace d'eau fangeuse, qui n'était pas gelé, eût opposé un obstacle infranchissable à l'armée. La retraite était néanmoins ralentie par les convois que l'armée traînait à sa suite, notamment pour l'artillerie et le transport des blessés,  compte tenu de l'étroitesse de la chaussée. On traversa Zembin sans s'arrêter et le Quartier général, accompagné de la Garde, alla coucher à Kamien. On bivouaqua par un temps supportable, mais il fut difficile de se reposer, en raison du tumulte. 

Le lendemain, le départ s'opéra non sans embarras. Il fallait s'occuper des prisonniers capturés lors de la dernière bataille, les nourrir et les protéger; heureusement, un grand nombre d'entre eux, profitant de la négligence de l'escorte, s'étaient échappés. La victoire française de la Bérésina avait trompé les espérances russes; l'armée de Koutouzov, qui ne comptait plus que 45000 hommes après Maloyaroslavets, fatiguée, ne parvint à Kopys que le 24 novembre; elle traversa le Dniepr le 26 novembre et passa la Bérésina le 1er décembre, à Joukov. Son avant-garde, aux ordres de Miloradovitch, ne s'était montrée au-delà du Dniepr que le 23 novembre; elle atteignit Borissov le 29 au soir, alors que les Français avaient déjà filé. L'armée en retraite ne pouvait donc être poursuivie que par Tchtitchagov et Wittgenstein; ce dernier, ne disposant pas d'équipage de pont, perdit deux jours pour rassembler les moyens nécessaires au franchissement de la rivière; il lui était impossible de revenir sur l'armée française, aussi reçut-il, à Kamien, l'ordre de marcher sur la droite, pour empêcher sa réunion avec le corps de Mac Donald; quant à l'amiral, échaudé par ses déconvenues, il ne poursuivait que mollement; il n'atteignit les ponts qu'après le passage de Ney et le général Maison, qui fermait la marche, l'arrêta assez longtemps pour pouvoir les brûler (cette précaution visait à retarder la poursuite, mais il gela bientôt très fort et elle devint inutile). 

Le 30 novembre, Dufour atteignit Pletzénitzy où, la veille, Oudinot blessé, surpris par un parti de Cosaques, avait dû se barricader dans une maison et faire le coup de feu, jusqu'à l'arrivée d'un détachement de Westphaliens qui le dégagèrent. Le 1er décembre, on partit de grand matin pour Jüa; le 9ème corps, fut laissé en arrière pour assurer la liaison avec Ney. Les Cosaques reparurent à Pletzénitzy et menacèrent un moment les cuirassiers de Doumerc, mais Ney, qui venait de dépasser le village, averti par la fusillade, revint sur ses pas, dégagea son lieutenant, et battit rapidement en retraite sur le 9ème corps. Le 2 décembre, presque toute l'armée se trouva réunie à Molodetchino; la bourgade offrait quelques ressources et il fut décidé de s'y arrêter une journée. Napoléon y reçut plusieurs courriers et c'est de là que fut daté le 29ème bulletin qui fit tant de bruit; ce bulletin exagérait quelque peu la situation car, à cette époque, l'armée, encore forte de 70000 hommes, ne présentait pas encore l'état de délabrement qui fut le sien quelques jours plus tard; le 3 décembre, la température était encore supportable. Napoléon avait pour coutume d'enjoliver les victoires et de présenter les échecs sous le jour de plus sombre ce qui amena un jour de duc d'Istrie à penser que, gâté par ses succès d'Italie, il ne supportait pas les moindres revers. Dufour estime que la publication de ce bulletin fut une faute qui incita les adversaires de l'empire à reprendre espoir. 

Molodetchino se trouvait au point de communication avec la route de Minsk, ce qui expliquait la présence d'approvisionnements acheminés en fonction des ordres partis de Smolensk, à une époque où la perte de Minsk n'était pas encore connue. Daru s'efforça de répartir les moyens le mieux possible. Mais la ration ordinaire ne suffisait plus à rassasier des organismes débilités par la fatigue, le froid et la faim; de plus, tout manquait pour convertir les denrées en une alimentation convenable; il était impossible de faire du pain et la farine était absorbée sous forme de bouillie; la viande était grillée sur des feux de bois; l'eau manquait et l'on devait se contenter de celle des marais ou de la neige que l'on faisait fondre; le biscuit, mangé sec, rebutait... La dysenterie décimait l'armée et l'intensité du froid, de jour en jour plus grande, rendit bientôt les bivouacs insoutenables, d'autant que les maisons et les granges, qui eussent pu servir d'abris, étaient démolies pour servir de combustible. Par ailleurs, si des convois de provisions arrivaient de Vilna, on manquait des accessoires nécessaires à la manutention et à la cuisson des aliments, faute de l'établissement de relais le long de la route suivie par l'armée (remarque récurrente chez Dufour, plusieurs auteurs insistent sur la valeur extraordinaire d'une simple marmite!). La Garde, mieux organisée que le reste de l'armée, mieux approvisionnée car arrivant plus tôt, suscitait la jalousie des autres corps, alors que leur subsistance dépendait en grande partie de sa discipline (c'est l'ordonnateur en chef de la Garde qui parle). 

Le 4 décembre, départ pour Biénitsa, un régiment d'infanterie de la vieille-Garde étant laissé pour masquer la route de Minsk, en attendant l'arrivée du 9ème corps, qui devait le relever, puis céder la place aux 2ème et 3ème corps. Les rôdeurs russes étaient de plus en plus nombreux; une partie des équipages de la Maison impériale fut prise; ces événements annonçaient l'approche de l'armée ennemie. Elle déboucha bientôt par la route d'Iulia, face à Ney, et par celle de Minsk, face à Victor. Les deux maréchaux, malgré la faiblesse de leurs forces (1200 hommes environ pour Ney) résistèrent avec opiniâtreté et contraignirent les Russes découragés à se retirer. Sans doute eux aussi fatigués, ils firent dès lors preuve de circonspection, laissant le soin au général Hiver de terminer leur tâche; Ney y vit une occasion de reprendre l'offensive; heureusement, Victor ne se laissa pas entraîner dans une action sans lendemain; il se borna à poursuivre la retraite, conformément aux ordres qu'il avait reçus. 

Le 5 décembre, Dufour atteignit Smorgony. On y apprit l'arrivée de renforts et la proximité du corps bavarois de Wrede qui, revenant de Polotsk, se trouvait sur le flanc droit de l'armée. L'Empereur quitta celle-ci dans le milieu de la nuit pour regagner Paris agitée par les suites de la conspiration avortée du général Mallet. Dufour regrette cette décision, non sans raison; il reconnaît que la présence de l'Empereur dans sa capitale, pour réparer le désastre subi en Russie, était sans doute nécessaire, mais que quelques jours de retard n'auraient pas changé grand chose, alors que l'absence du maître allait entraîner la dissolution complète d'une armée désunie laissée entre les mains de Murat, souverain étranger, responsable de la destruction de la cavalerie, et d'un chef d'état-major, Berthier, sans autorité sur les maréchaux. Les ordres transmis à Murat, via Berthier, lui enjoignaient de rallier l'armée à Vilna, de lui faire prendre ses quartiers d'hiver entre cette ville et Kovno, tandis que le corps autrichien et Reynier couvriraient le grand-duché de Varsovie et Mac Donald le cours inférieur du Niemen. Vilna devait être vidée des dépôts qui l'encombraient pour faire place aux troupes d'active, le trésor devait être évacué; en cas d'obligation d'abandonner Vilna, le Niemen devait être tenu; les Bavarois s'établiraient à Grodno, les Lituaniens à Kovno, les Polonais à Varsovie et les Wurtembergeois à Olita; les débris des autres corps, renforcés par la brigade Loison et une division de cavalerie napolitaine étaient tiendraient tête aux trois armées russes qui s'avançaient. Un seul homme était capable de mettre en oeuvre ce plan: Napoléon lui-même, et il n'était plus là! 

La Garde ressentit vivement le départ de son Empereur qui échappa de peu aux Cosaques à Souproni. Ce fut encore pire dans le reste de l'armée, où l'on commentait sans aménité les ordres émanants d'un homme, dont on ne contestait pas la bravoure, mais qui paraissait peu propre à assumer la tâche ingrate qui venait de lui être confiée. La discipline acheva de se dissoudre et la Garde elle-même commença à se débander. Subitement le froid augmenta et l'on atteignit 25, 26, 27 et même 28° en dessous de zéro.  Les hommes les plus robustes périssaient. On marchait comme ivre. On n'entendait plus que le bruit des pas sur la terre durcie. Ceux qui glissaient tombaient pour ne plus se relever. Les chevaux qui s'affalaient étaient dépecés en un clin d'oeil. Dans les visages, violemment colorés, à la barbe et à la moustache encombrées de glaçons, on voyait luire des yeux comme brillants de colère. Les vaisseaux de leurs poitrine rompus, certains perdaient leur sang par la bouche et les narines, d'autres devenaient fous. Les deux belligérants souffraient les mêmes maux, à cette différence que les Russes pouvaient s'écarter de la routes pour trouver des abris et que cette faculté était interdite aux Français. L'arrière-garde devait rester constamment aux aguets et la mortalité dans ses rangs devint effrayante (effectivement, la situation climatique se dégrada; jusqu'alors, il avait fait froid, mais il y avait eu des moments de répit; au cours de la première semaine de décembre, le thermomètre descendit jusqu'à -28°; des oiseaux tombaient roides saisis par le gel en plein vol; entre la Bérésina et Vilna, plusieurs témoins parlent d'actes de cannibalisme: certains virent des soldats faire griller des coeur humains sur leur feux). 

Le 6, on rencontra Loison à Ochmiany. Ce général avait été chargé, avec sa brigade, de protéger la route de la retraite. Assailli par un fort parti russe, il résista, mais l'obligation de rester continuellement sous les armes décima cette petite troupe qui fondit de 10000 hommes, au départ de Vilna, à 3000 environ, trois ou quatre jours après. Ainsi les distributions, qui parvenaient de Vilna, ne suffisaient plus à maintenir la cohésion d'une armée vaincue par le froid, qui ne se rebellait pas, mais sombrait dans l'abattement, malgré la proximité de la ville attendue comme une terre promise. Les Russes, qui disposaient d'une cavalerie relativement nombreuse, n'entreprirent cependant pratiquement rien contre la retraite de l'armée française; ils se contentèrent d'en ramasser les débris et de les brandir comme des trophées; peut-être craignaient-ils que la contagion de la dissolution ne gagnât à son tour leur armée. 

Au moment de sa conquête, Vilna était une ville dépourvue de défenses; les Russes s'étaient gardés d'entretenir une place d'armes dans un pays incorporé à contrecoeur dans leur empire. L'administration française, occupée à d'autres affaires, ne prévoyant pas la retraite, laissée sans ordre impératif à cet égard, loin de l'Empereur qui décidait tout, n'avait presque rien fait pour relever et renforcer les fortifications, malgré les grandes ressources qu'offraient les forêts voisines. A l'heure de la retraite, il était trop tard; qui aurait osé prêter la main à des travaux destinés à être comptés comme des trahisons par les anciens maîtres sur le point de revenir? Le comte van Hogendorf, gouverneur de Vilna, ne possédait pas les qualités requises pour effectuer ces travaux et Maret encore moins. Ce dernier, dans le souci de préserver la quiétude des habitants, gardaient secrètes les nouvelles qui lui parvenaient du quartier impérial, de sorte que personne n'était au courant de la situation, à part lui. La mise en état de défense de la ville n'aurait sans doute pas permis de s'y maintenir; mais la perspective d'un siège aurait rebuté l'armée russe assurée d'y courir à sa perte; elle aurait donc permis de traiter en position de force et d'exiger de l'ennemi, en échange de la remise intacte d'une cité riche en biens de toute sorte, une retraite honorable et la protection des prisonniers blessés abandonnés à ses soins. 

Cependant, à Miédniki, Loison retardait l'avance ennemie, comme il le pouvait, avec les restes de ses hommes, réduits maintenant à 2000 hommes. Il devait être rejoint à Rukony par un nombre égal de Bavarois. Le maréchal Ney prit d'office le commandement de cette arrière-garde improvisée. Au même moment, la tête de colonne de la retraite atteignait la barrière d'Ochmiany, à l'entrée de Vilna, sur les pas du roi de Naples et de l'état-major général. En un instant, une invraisemblable cohue s'amoncela dans cet étroit passage; on s'y bouscula à qui passerait le premier, sans chercher à savoir s'il n'existait pas d'autres issues praticables, de part et d'autre de la porte, ce qui était pourtant le cas (le soldat wurtembergeois Walter est effectivement entré facilement dans la ville par un autre chemin). Ce flot tumultueux d'hommes en haillons se répandit dans les rues de la ville, en quête de nourriture, semant l'effroi parmi la population. Une partie de celle-ci était déjà partie, par crainte des excès de la soldatesque et du retour des Russes. Restaient encore quelques Lituaniens et beaucoup de Juifs; ces derniers regardaient les événements se dérouler avec une parfaite impassibilité. Vilna possédait d'immenses ressources qui avaient été soigneusement administrées. Les soldats se souciaient peu de ce qui contribuent à embellir la vie des gens dans l'aisance; en revanche, ils étaient prêt à payer à n'importe quel prix les provisions de bouche, l'or qu'ils portaient dans leurs poches étant devenu, pour leur organisme affaibli par les privations, une charge indésirable plutôt qu'une richesse. Ils se précipitaient en masse dans les boutiques comme des démons, en proférant des demandes que les commerçants ne comprenaient pas, en raison de l'obstacle de la langue, ils enfonçaient à coups de crosse les portes des magasins fermés, de sorte que, au bout de peu de temps, les habitants se barricadèrent chez eux! 

Le lendemain, l'arrivée d'autres troupes, rendit la presse encore plus grande. Seule l'arrivée de la Garde ramena un peu de calme. On commença à effectuer les distributions, les vivres ne manquant pas. Mais celles-ci s'effectuèrent avec une lenteur infinie, propre à impatienter des personnes qui mourraient de faim. Les formalités administratives exigées par la rigueur des comptes faisaient perdre beaucoup de temps, les démarches devant s'effectuer dans plusieurs bureaux, éloignés les uns des autres, dans une ville où les rues étaient encombrées de véhicules et de piétons. Mieux eût valu effectuer la répartition par corps, quitte à laisser à ces derniers l'initiative des distributions parmi leurs soldats (c'est une idée sur laquelle Dufour revient à plusieurs reprises; d'autres témoignages mettent en évidence les méfaits des lenteurs bureaucratiques qui finirent par entraîner un mouvement de rébellion et le pillage des ressources restantes). Si le respect des règles comptables s'impose en période normale, il faut savoir passer outre lorsque des circonstances exceptionnelles l'exigent, quitte à régulariser a posteriori.  

Le 9 au soir, le roi de Naples, qui ne savait plus quel parti prendre, continuait de discuter avec son entourage pour savoir s'il devait appliquer ou non à la lettres les ordres laissés par Napoléon. Personne n'osait formuler une suggestion. C'est alors qu'un officier bavarois fit irruption; il annonça que l'arrière-garde venait d'être forcée à Rukony; on apprit en même temps qu'un parti de Cosaques se montrait à la porte de Svintchiany et le bruit du canon se fit entendre vers la porte d'Ochmiany. Voici ce qui venait de se passer: les Bavarois, qui se rendaient à Rukony, avaient rencontré, à Chouska, un détachement russe commandé par le général Laskine; dans le même temps, le partisan, Seslavine, prenant par la gauche, s'était dirigé sur la porte de Svintchiany; la décharge d'artillerie que l'on venait d'entendre était dirigée sur lui depuis la porte d'Ochmiany; l'arrivée d'un détachement de la Garde avait suffi à refouler Seslavine; Ney, qui était parvenu à rallier les Bavarois et les autres troupes, se maintenait entre Miédniki et Rukony. Il n'y avait donc pas lieu de s'affoler, d'autant que les Russes prenaient leurs dispositions pour passer tranquillement la nuit. L'apparition des Cosaques et quelques coups de canons n'en levèrent pas moins les hésitations de Murat. Il prit la décision fut d'abandonner Vina et, pire, lui d'ordinaire si brave, il partit le premier, en allant s'installer le soir même dans le faubourg de Kovno. Les soldats, indignés de cette désertion, dépouillés de l'espérance de repos sur lequel ils comptaient, privèrent définitivement  le commandant en chef de l'armée du peu d'autorité qui lui restait. Beaucoup d'hommes refusèrent d'obéir et regagnèrent leur logement; les ordres de destruction des armes et autres objets que l'on se refusait à laisser à l'ennemi ne furent pas exécutés et, d'ailleurs, ils ne pouvaient pas l'être, l'ordre étant donné trop tard; la préparation de cette destruction aurait dû être décidée trente six heures plus tôt, lors de l'entrée dans la ville! Les fuyards se mirent en route vers trois heures du matin dans un effroyable désordre, rien n'ayant été préparé (la fuite sans gloire de Murat est condamnée par la plupart des témoins). 

Ney quitta bientôt la porte d'Ochmiany avec sa petite troupe et traversa la ville en silence (le sang froid de Ney dans ces circonstances a été célébré par tous les auteurs). Dès les premiers rayons du jour, les Cosaques entrèrent tumultueusement dans la ville massacrant impitoyablement les retardataires et les blessés. Plusieurs habitants, dont de nombreux Juifs, se joignirent à eux, sans doute pour se dédouaner (le comportement des Juifs est stigmatisé dans de nombreux témoignages; ils seraient allés jusqu'à bourrer la bouche des prisonniers de crottin de cheval en disant: "le monsieur a du pain!"). Les soldats français étaient sabrés, troués par les lances, défenestrés, assommés... sous les yeux impassibles des généraux russes. Le carnage dura jusqu'à l'arrivée du Tsar et de son frère Constantin qui, émus de pitié, le firent immédiatement cesser. Plus de 15000 hommes restaient à Vilma, la plupart blessés, au pouvoir des Russes. 

Dufour affirme qu'il eût été possible de tenir à Vilna au moins un jour de plus. La grande armée russe était encore loin; Koutouzov, qui avait pris les devants, pour assister à la curée, avait à peine atteint Ochmiany; seuls les flanqueurs étaient aux portes de la ville; ils ne représentaient pas plus de 18 à 20000 soldats. La veille du départ, au lieu de se rendre dans le faubourg de Kovno, il eût fallu se porter au devant de Ney, à la porte d'Ochmiany; tous les hommes armés eussent suivi; la présence de la Garde eût suffi à tenir l'ennemi en respect; le répit eût donné le temps d'évacuer les bagages et la catastrophe des jours suivants eût été évitée. Mais les responsables de l'armée étaient pris de vertige et s'empressèrent de donner le mauvais exemple; les hommes les suivirent et dix mille soldats jetèrent leurs armes qu'ils estimaient désormais inutiles (Dufour quitta Vilna à pied vers trois heures du matin, il n'avait plus ni domestiques, ni secrétaires, n'ayant pu convaincre les derniers de l'accompagner; épuisés, ils avaient préféré rester dans la ville). 

Ney fut abandonné à lui-même, avec moins de 3000 hommes, tandis que le roi de Naples, plus ou moins entouré des dernières troupes en état de faire face, fuyait vers Kovno. Un incroyable cohue l'accompagnait; on se bousculait pour aller plus vite; l'égoïsme régnait en maître, nul n'avait rien à attendre d'autrui et personne ne se montrait enclin à la compassion. Tant que la nuit dura, les Cosaques se tinrent à distance. Mais, dès qu'ils virent dans quelle confusion s'effectuait la retraite, ils firent soudain irruption sur cette foule désorganisée pour en arracher des lambeaux. L'arrivée de Ney les obligea à lâcher prise. Le maréchal fut pris de colère en découvrant les encombrements d'une route qu'il croyait dégagée depuis la veille; néanmoins, son ressentiment céda rapidement la place au sentiment de son devoir; il scinda en deux sa petite troupe; une partie fut destinée à faire front aux Cosaques, tandis que l'autre dégageait la voie, en sacrifiant les voitures qui l'obstruaient. 

Cependant des clameurs, ponctuées par des coups de canon, s'élevaient en avant, dans la direction du défilé de Pouary (ou Ponary). La route y traversait une montagne, abrupte du côté de Vilna; elle passait entre des rochers, dont les éboulement la rétrécissait par endroits; facile à défendre par une armée organisée, elle offrait un obstacle quasi insurmontable à celle qui l'abordait, en raison de la glace qui la recouvrait; seuls les hommes les plus robustes pouvaient espérer se hisser au sommet de la côte, en quittant la route et en s'aidant des broussailles et des arbustes. La route était encombrée par des chevaux morts, des voitures, des traîneaux, des charrettes... laissés là faute de bêtes pour les tirer; une foule d'hommes désarmés tentaient, vaille que vaille, de se frayer un chemin à travers cet amas de véhicules dont certains contenaient le trésor de l'armée et d'autres de malheureux blessés abandonnés. Il est totalement incroyable que les chefs de l'armée n'aient pris aucune mesure pour parer à l'effroyable tragédie qui allait mettre à cet endroit le comble aux malheurs des Français; ils connaissaient le terrain, pour l'avoir parcouru à l'aller et ne manquaient sans doute pas de carte pour éviter cet itinéraire désastreux. Un autre chemin existait en effet, c'était celui de Novy-Troky; il fut emprunté par les Polonais du 5ème corps, qui ramenèrent entière leur artillerie à Varsovie; on ne songea pas à le prendre et on s'obstina à suivre une route impraticable! (On pouvait effectivement contourner la montagne, d'autres témoignages le confirment, l'impéritie des chefs est donc justement stigmatisée). 

Les Cosaques se ruèrent sur cette cohue sans défense, massacrant à tour de bras. Les blessés furent tirés des chariots et dépouillés de leurs vêtements, ce qui, compte tenu de la rigueur de la saison, les condamnait à mort. Heureusement, la découverte des voitures du trésor donna quelques instants de répit; on vit alors des êtres qui, l'instant d'avant s'entre-égorgeaient, se mettre, sinon à s'entraider, du moins à piller ensemble l'or qui foisonnait devant leurs yeux! (Le pillage, conjointement par les soldats des deux armées belligérantes, a été décrit par plusieurs auteurs). Une fois les poches remplies, les antagonismes, un instant assoupis, se réveillèrent et le carnage reprit de plus belle. Les Cosaques, s'ils volaient tout le monde indifféremment, épargnaient tout de même quelque peu les soldats de la Confédération du Rhin; ils réservaient l'essentiel de leurs railleries et de leur brutalité aux Français. 

On s'arrêta à Evé, où la nuit fut tranquille. Mais ce fut au détriment de l'arrière-garde, qui dût se frayer un chemin comme elle put, au milieu des Cosaques; Ney y perdit de nombreux braves et sa troupe ne comprenait plus que 2000 combattants lorsqu'elle atteignit Boltanitchi. Le 11 décembre, on atteignit Rumicki; Ney était à Zismory, talonné par l'ennemi. Murat fit rétrograder sur Kovno 16 pièces d'artillerie destinées à Loison, dont la troupe n'existait plus, avant de prendre une fois de plus les devants pour gagner Kovno (détail confirmé par d'autres témoignages). Le 12 décembre au matin, on se mit en marche pour cette dernière ville où l'on pensait pouvoir prendre du repos derrière ses fortifications, à l'abri du Niemen. La cavalerie de la Garde faisait encore bonne contenance, sous la conduite du duc d'Istrie (Bessières). Pour comble de malheur, le Niemen était pris d'une épaisse couche de glace amoncelée, vague par vague, autour des rochers saillant au-dessus de sa surface, de sorte que le fleuve n'offrait plus un obstacle suffisant pour arrêter les Russes. La conservation de cette ville étant devenue impossible, on allait voir s'y reproduire les désordres de Vilna. 

Tous les rescapés de la retraite arrivèrent à Kovno dans le courant de l'après-midi. Cette foule d'hommes désarmés, qui redoutaient de manquer de vivres, se précipita sur les magasins qui furent pillés. On trouva de l'eau-de-vie en abondance; les soldats les plus intempérants s'en gorgèrent, circonstance qui se révéla funeste à beaucoup d'entre eux. Le tumulte était à son comble. Le feu prit à des maisons et il eût été impossible de circonscrire l'incendie, dans un tel désordre, s'il ne s'était arrêté de lui-même, vaincu par l'abondante neige qui couvrait le toit des édifices. Le 13 décembre, vers cinq heures du matin, la Garde et les débris mêlés des autres corps suivirent l'état-major général en direction de Skrance. L'ordre fut laissé à Ney de résister deux jours à Kovno, avec le millier de combattants qui lui restaient, et de détruire tout ce qui ne pourrait être soustrait aux Russes; ensuite, il se retirerait où il voudrait; le maréchal compris que ses hommes et lui étaient purement et simplement abandonnés à leur sort! Secondé par les généraux Ledru, Gérard et Marchand, il prit les dispositions nécessaires pour exécuter ces ordres; Marchand, et la plupart des combattants, furent dirigés vers l'endroit le plus dangereux, c'est à dire le pont que Platov menaçait de couper, pour  intercepter la retraite, tandis que le maréchal et les autres hommes tiendraient la barrière de Vilna, grâce à l'artillerie de sa redoute. Malheureusement, dès qu'il fallut faire donner les pièces, pour répondre à la canonnade de l'ennemi, on s'aperçut que celles-ci avaient été enclouées; Ney entra alors dans une violente colère, et pensa même un moment tirer vengeance de cette traîtrise dans le sang des responsables, lorsqu'on lui démontra qu'il s'agissait d'un malentendu, conséquence des ordres confus de la veille. Les Russes, enhardis par le silence de l'artillerie française, se ruèrent sur la place; les jeunes soldats, qui défendaient la banquette, s'enfuirent en entraînant les canonniers; tout paraissait perdu lorsque Ney, s'emparant d'un fusil, se jeta au devant des Cosaques, suivis par une poignée d'intrépides (Ney fit effectivement le coup de feu avec ses hommes et ce fait à fourni matière aux illustrateurs de la retraite); quelques pièces de campagne furent amenées avec une incroyable diligence et ce retour des Français intimida les Cosaques qui tournèrent bride. 

Pendant ce temps, Platov, arrivant de Penn, partie par le chemin de Poniémen et partie par les hauteurs d'Alexioten, commençait à bombarder le pont. Marchand marcha à sa rencontre, à la tête de quatre à cinq cent hommes; il refoula la tête des Cosaques, qui refluèrent sur leur gros, et poursuivit sa route, à la faveur d'un bois, conformément au plan concerté avec le maréchal Ney. Celui-ci fit détruire le matériel laissé dans la place et, vers les dix heures du soir, il franchit le pont qu'il livra aux flammes. Ensuite, il se dirigea à vol d'oiseau sur Schirwing, d'où il atteignit Gumbinnen, dans la soirée du 16 décembre, alors que l'armée n'était encore qu'à Urbatten et Stallopoluen. Le lendemain, lorsqu'il parvint à son tour à Gumbinnen, Murat fut vivement inquiet et mécontent, en apprenant qu'il n'avait plus d'arrière-garde; son entourage lui fit néanmoins observer que tout accès de mauvaise humeur serait mal venu en ces circonstances (Ney, dont le caractère violent était connu, n'eût certainement pas accepté des remontrances si mal fondées; le maréchal, accablé de fatigue, avait la figure si changée qu'un de ses familiers, qui le rencontra alors, ne le reconnut pas au premier abord. Les rescapés étaient si marqués par  les épreuves qu'ils venaient de subir que plusieurs, en retrouvant le monde civilisé, oubliaient de se servir des fourchettes et mangeaient avec leurs doigts!). 

Le 18 décembre, l'armée vint à Insterbourg; le 19, elle fut à Weylau et à Tapiau, où la Garde resta quelques jours. Le 20, tous les corps se réunirent à Königsberg, où le roi de Naples était arrivé la veille. 

Tandis que l'armée du centre poursuivait sa retraite, que se passait-il sur les ailes? A droite, Schwartzemberg et Reynier étaient rentrés en Volhynie. Après avoir dégagé les Saxons à Vilkovisk, le général autrichien, au lieu de poursuivre Tchtitchagov et de gêner ses mouvements vers la Bérésina, s'était tourné contre Sacken et Essen, qui ne présentaient pourtant pas un aussi grand danger. Il les suivit mollement jusqu'au delà de Brest-Litovsk, dont le corps saxon s'empara. Puis, soudain, le général autrichien fit volte-face et rétrograda sur Slonim; il était malheureusement trop tard pour que ce mouvement, qu'on aimerait croire inspiré par le remords, pût être d'une quelconque utilité pour la Grande Armée, l'amiral russe étant déjà sur la Bérésina. A Slonim, Schwartzemberg, apprit les désastres de l'armée française et, soit qu'il agît sur ordre ou qu'il ne prît conseil que de lui-même, il rappela ses détachements lancés en direction de Grodno et de Newisje, quitta Slonim le 14 décembre et arriva à Bialystok le 20; cette retraite précipitée en direction du Grand-Duché de Varsovie ne s'expliquait nullement par la pression que les Russes exerçaient sur lui: ils étaient encore loin. Le général autrichien poursuivit sa retraite vers Varsovie tandis que Reynier, qui avait évacué Brest-Litovsk, passait le Boug et parvenait le 25 décembre à Stanislav. Plus tard, Schwartzemberg reçut l'ordre de son gouvernement de rentrer en Galicie. 

Sur la gauche, Mac Donald était laissé dans une complète ignorance de la situation et n'était informé que par la rumeur publique. Dans l'incertitude, il se prépara au pire, c'est-à-dire à battre en retraite, dès que l'ordre lui en serai donné. Des nouvelles lui parvinrent le 18 décembre, du Quartier général de Vilna; elles étaient datées du 9; elles lui étaient remises par un officier prussien qui ne semblait pas avoir accompli sa mission avec beaucoup de diligence. Le maréchal français, informé du désastre de l'armée, déclencha immédiatement le plan de retraite qu'il avait préparé. On se mit en marche dès le 19 décembre. La division Grandjean, retirée de Jacobstadt, se joignit à la colonne du centre, dans laquelle se trouvait le maréchal, avec des troupes prussiennes commandées par Massembach, le 21 décembre, dans les environs de Chawly. A une journée de distance suivait la colonne prussienne du général Yorck. Le 22 décembre et les jours suivants, les deux premières colonnes se dirigèrent parallèlement en direction de Tilsitt. 

Cependant, Wittgenstein, chargé de gêner la marche de Mac Donald, était parti le 17 décembre de Tchernovoï-Dor, se dirigeant sur Vilkomir, où il séjourna le 20, puis sur Koïdanov, qu'il occupa le 22 et les jours suivants. Il ne disposait plus que de la moitié de ses forces, ayant détaché trois petits corps sous les ordres des généraux Vlastov, Koutousov et Diébitsch, dont les deux premiers passèrent le Niemen à Jousbourg. Cette audacieuse manoeuvre des Russes ne visait à rien moins qu'à encercler les troupes sous les ordres de Mac Donald et à les contraindre à  rendre les armes; l'armée russe, bien mal en point, pensait donc pouvoir réduire à sa merci un corps de 25 à 26000 hommes reposés et en bon état; cette illusion serait inexplicable sans l'existence d'intelligence avec les Prussiens, qu'il est impossible de démontrer, mais que l'on peut soupçonner, d'autant que la manoeuvre russe mettait Diebitsch en l'air, à Lutkov, au risque d'être enlevé par les Français en marche sur Tilsitt; il ne pouvait pas compter sur la garnison de Riga, laquelle faisait mouvement vers l'ouest, le long de la Baltique, jusqu'à Memel, dont elle s'empara le 27 décembre. La nouvelle de la retraite de Mac Donald amena Vlastov à repasser le Niemen et Koutousof à occuper Tilsitt. 

Le 26 décembre, Yorck devait arriver le soir soit à Pojurné, soit à Pagremont, et le lendemain à Tauroggen. Le 27 décembre, Mac Donald arriva à Ruken et le général Grandjean à Pickuponnen, d'où il chassa Vlastov; ce dernier fut poussé avec une telle vigueur par la division Bachelu qu'il perdit deux bataillons et qu'il ne dut son salut qu'à l'arrivée de Koutousov. Le 28 décembre les deux colonnes de Mac Donald entrèrent à Tilsitt. Le maréchal, sans nouvelle d'Yorck, attendit là plusieurs jours, dans la plus vive anxiété, se refusant à laisser derrière lui sans secours un de ses lieutenants. Cependant ce dernier, après avoir envoyé de Tauroggen, le 29 décembre, une patrouille qui lui prouva qu'il n'avait devant lui qu'un faible rideau de troupes russes, n'en décida pas moins d'entamer avec celles-ci des pourparlers pour signer une convention autorisant ses troupes à se retirer sans combattre, en territoire prussien sous contrôle russe, jusqu'à la fin des hostilités. Cette défection devant l'ennemi plaçait Mac Donald dans une situation difficile. Le maréchal français se mit donc en marche, avec la division Grandjean, composée de Polonais, de Westphaliens et de Bavarois, en direction de Labiau. Cette route l'amenait sous le canon de Chépétov; il fallut forcer le passage et poursuivre à marches forcées la retraite, d'autant que Wittgenstein, de son côté, faisait diligence, le supposait-on, pour l'interrompre. A proximité de Labiau, une affaire sérieuse opposa l'arrière-garde française, sous les ordres de Bachelu, aux Russes de Chépétov; l'ennemi fut contenu non sans pertes de quelques centaines d'homme du côté français; dès lors, Chépétov ne poursuivit plus qu'avec circonspection, Wittgenstein, dont les forces étaient réduites à moins de 15000 hommes, n'agissant plus de son côté qu'avec beaucoup de lenteur. 

A Königsberg, les rescapés de Moscou et de la Bérésina ignoraient ce qui se passait sur le Niemen et sur le Boug. Ils jouissaient d'un repos bien mérité et, les soldes ayant été mises à jour, ils ne manquaient de rien. Sachant les Russes aussi épuisés qu'eux, ils se pensaient en sécurité, estimant que, une fois le territoire russe purgé des envahisseurs, leurs adversaires ne franchiraient pas le Niemen. Cette impression de sécurité fut cependant troublée par l'effervescence qui agita la population de la ville à la fin du moins de décembre. Les habitants commencèrent d'abord par se moquer des vaincus, puis, s'enhardissant, ils se mirent à les insulter et à les menacer. Le roi de Naples et le maréchal Ney furent contraints de se rendre d'urgence à l'hôtel de ville pour avertir les magistrats que, si le calme ne revenait pas rapidement, l'ordre serait rétabli par la force (l'animosité des Prussiens est rapportée par plusieurs témoins; elle annonce le prochain changement d'alliance du roi de Prusse, après la défection de ses soldats, qu'il vient de condamner du bout des lèvres; ce changement d'alliance était prévisible et Napoléon l'accepta avec philosophie). 

Le 2 janvier 1813, Dufour est ses compagnons quittèrent Königsberg où ils furent relevés par les troupes de Mac Donald et la division Heudelet. On y laissa des blessés et des malades. Après quelques jours de repos à Elbing, on partit pour Mariembourg, puis Posen. Là, le roi de Naples quitta l'armée pour rentrer dans ses États; il remit le commandement au prince Eugène de Beauharnais. Mac Donald partit lui aussi de Königsberg pour Elbing, puis ses troupes, réunies aux divisions d'Estrées et Heudelet ainsi qu'aux restes des soldats de Loison et de la brigade Cavaignac, furent envoyées sur Dantzig, où elles formèrent une garnison de 35000 hommes, propre à rassurer les Polonais sur la pérennité de leur statut.  

Au moment de clore le récit de cette campagne mémorable, il convient d'en estimer les pertes. Cette opération est difficile, les états de situation n'étant évidemment pas tenu avec autant de soin et de précision, dans des circonstances aussi difficiles, que pendant les périodes normales. Dufour tente une approximation des pertes des deux armées belligérantes en comparant leurs effectifs au début de la campagne et au retour; cette estimation est approximative; beaucoup de soldats français ou étrangers, portés absents, étant encore sur sur les routes et rejoignant peu à peu leurs corps, d'autres étant prisonniers. D'après ces calculs, les pertes des alliés s'élèveraient à 376500 officiers, sous-officiers et soldats, celles des Français, plus résistants, étant proportionnellement moindres que celles des étrangers combattant à leurs côtés; les pertes russes, quant à elles, ressortiraient à 412933 hommes et excéderait donc celles des alliés de 36433 hommes. Cette campagne fut l'une des plus meurtrières de l'histoire. 

Dufour ne parle pas des soldats tombés au pouvoir de l'ennemi. Ces malheureux furent trimbalés d'un point à l'autre de l'immense empire russe, jusqu'en Sibérie, sans doute pour les montrer à la population afin de lui remonter le moral. Leur sort dépendit beaucoup du caractère des satrapes locaux. Quand ces malheureux se plaignaient et réclamaient le respect de leurs droits, on leur répondait: "le ciel est haut et le tsar est loin!"

 

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