Sur le lac Titicaca (novembre 1991)
 
 
 
La superficie du lac Titicaca est de de 6900 km2 (56 sur 177 km). C'est le second plus grand lac d'Amérique du Sud (après Maracaïbo). Situé à 3812 m d'altitude, il est aussi la plus haute étendue d'eau navigable du monde. Il est divisé en deux parties d'inégale importance. Le grand lac (Chucuito) au nord (136 km de long) et le petit lac (Uinamarca) au sud (41 km de long). Ces deux parties sont séparées par le détroit resserré de Tiquina, étranglement causé par la péninsule de Copacabana à l'ouest et celle d'Achacachi à l'est. Les îles du Soleil et de la Lune, berceau de la civilisation inca, sont situées à proximité de la péninsule de Copacabana. A peu de distance du lac, au sud, s'étendent les ruines de Tihuanaco. L'énorme masse d'eau du lac, dont la température se maintient au voisinage de 11°, en adoucissant le climat de ses rives, permet un peuplement relativement important et favorise l'élevage (lamas, ovins, bovins) ainsi que les cultures (pommes de terre, quinoa, maïs, blé). 

A Puno, ville du Pérou, sur la rive sud du lac, nous louons une barque pour nous conduire sur les îles flottantes. Ces îles sont situées dans une sorte d'appendice du lac, à proximité du Pérou. Nous suivons un chenal à travers les roseaux et, au bout d'un moment, dans la brume matinale, apparaît à nos yeux une tour de guet. Nous approchons des îles. Celles-ci sont constituées de racines de roseaux et d'humus. Les racines flottent et entraînent l'humus vers le haut lorsque l'eau monte. On suppose que leurs habitants, les Uros, ont quitté la terre ferme pour fuir les guerres que leur imposaient les peuplades voisines. Ils étaient considérés par les indiens de terre ferme comme des demi-hommes, à moitié humains et à moitié poissons. Ils ne connaissaient pratiquement pas la monnaie. Leurs échanges (poissons, chair de porc...) s'effectuaient sur la base du troc. Ils auraient disparu au cours des années cinquante pour laisser la place à des indiens aymara qui maintiennent leurs traditions à des fins touristiques. 

Nous abordons un village. Ici le roseau est le matériau de construction quasiment unique; il sert pour la composition du sol mais aussi pour la construction des habitations et la fabrication du mobilier. Les maisons, la tour de guet, la chapelle, les barques... tout est en roseau tressé. Le sol, de roseaux coupés ras, prend par endroit  l'apparence d'une brosse usée et ailleurs celle d'une jonchée de débris de paille; une nouvelle couche est rajoutée chaque fois que celle du dessous est pourrie, de manière à maintenir le dessus à 60 cm environ de l'eau. Les pieds s'y enfoncent comme dans un épais tapis de mousse. Nous arrivons au moment du petit déjeuner, consommé à l'air libre. Le lait est fourni par le gouvernement péruvien. 

Nous éprouvons la surprise, sur ce sol de roseaux, de découvrir de minuscules champs de pommes de terre obtenus par accumulation superficielle d'humus. Les Uros consomment aussi les tubéreuses des roseaux.  

Les habitants de ces îles chassent les canards du lac, les vident de leur chair, dont ils se nourrissent, et naturalisent la peau revêtue de ses plumes qu'ils métamorphosent ainsi en  une sorte de cuir emplumé au lieu d'être doublé de laine ou de crin, méthode de tannage qui étaient également employée par les Indiens de la Terre de Feu avant qu'ils ne soient massacrés par les envahisseurs blancs. Plusieurs dépouilles de ces volatiles sèchent suspendues aux murs de joncs des demeures. Auprès d'une maison, un cochon est attaché à un piquet enfoncé dans le sol de jonc. La tête seule sera mangée par ceux qui l'élèvent. Le reste est destiné à être échangé contre des produits de la terre ferme. Un peu plus loin gisent des ustensiles de cuisine: pot de terre, table et pilon de pierre archaïque pour moudre le grain. 

Après cette courte visite des îles flottantes, nous regagnons Puno. De là, nous longeons, en voiture, la rive sud du lac en direction de July où  nous devons nous embarquer pour la Bolivie. Nous sommes à près de 4000 m d'altitude, mais le relief et l'environnement nous donnent l'impression d'être beaucoup plus bas. 

Au bord de la route nous apercevons de nombreuses exploitations agricoles. Elles sont entourées de murets de pierres sèches. On y pratique l'élevage et la culture de la pomme de terre. Bien que la propriété soit privée, les travaux sont souvent collectifs. La tradition indienne est encore très présente: solidarité, jugement par les "sages", anciens du village etc... Par ailleurs, le pouvoir militaire de gauche, qui gouverna le pays au cours de la décennie 70, semble avoir encouragé les formes coopératives de production. Il existe même une coopérative féminine. 

Pour faciliter l'irrigation et contrôler la température, le sol est aménagé en créneaux. Cela me rappelle les buttes qui entouraient les ceps de vignes en hiver dans mon Auvergne natale. Raies en creux et raies en relief alternent comme sur un vêtement de velours. L'eau s'accumule dans les rases et sert en quelque sorte de batterie solaire en accumulant la chaleur pendant le jour et en la restituant pendant la nuit aux parties hautes plantées de légumes.  

Un procédé original est utilisé pour conserver les pommes de terre. Elles sont congelées. La congélation entraîne leur dessiccation et prévient la pourriture. Elles peuvent ainsi être gardées plusieurs années pour faire face aux périodes de disette. Ces techniques, adaptées au climat et à l'altitude, témoignent de l'ingéniosité de la population habitant ces lieux peu hospitaliers. 

Arrivée à July. La cathédrale contient de très beaux tableaux du 17ème siècle, en particulier un chemin de croix magnifique. Le maître-autel en bois est revêtu de feuilles d'or. 

Nous embarquons sur une vedette pourvu du matériel nécessaire pour parer à toute éventualité, au cas où l'un des passagers manquerait d'oxygène. 

Nous faisons d'abord escale à Copacabana, première cité de Bolivie. L'église est remarquable par la richesse de sa décoration. Une partie de l'autel est en argent massif des mines du Potosi. Selon la légende, avec le métal extrait de ces mines, on aurait pu construire un pont entre l'Amérique du Sud et l'Europe. 

Nous reprenons le bateau et la seconde escale nous amène sur l'île du Soleil, berceau de la civilisation inca. Du débarcadère, on aperçoit, à quelque distance sur le lac, l'île de la Lune. Les jeunes vierges promises à l'Inca y étaient envoyées jusqu'à l'âge de 17 ans. Ensuite, elles revenaient sur l'île du Soleil pour devenir les épouses de l'empereur. 

L'île du Soleil ressemble à une petite montagne. Elle est couverte, de la base au sommet, de champs en terrasses typiques de la civilisation inca. Selon la légende, Manco Capac et Mama Ocllo sortirent des eaux du lac pour créer cette civilisation, qui devait connaître un développement remarquable et étendre son influence sur une grande partie du monde andin (du sud de la Colombie au nord du Chili). La société inca succédait à d'autres civilisations: Mohica, Chimu, Nazca, Tihuanaco. Elle ne dura que peu de temps mais laissa de nombreux vestiges impressionnants. Elle est caractérisée par le caractère cyclopéen de son architecture. Cette société était centrée sur le pouvoir de l'empereur, l'Inca, entouré d'une administration bien organisée. Il régissait la production et la répartition des biens et services par l'intermédiaire de caciques au niveau des villages. La production faisait l'objet d'une répartition rigoureuse qui fait penser à une sorte de socialisme théocratique. D'après la règle édictée par Manco Capac, le produit du travail était divisé en trois parties: une pour l'Inca, une pour ceux qui n'étaient pas en état d'assurer leur subsistance et la dernière pour ceux qui travaillaient. On retrouve là des notions qui nous sont familières: l'impôt, la sécurité sociale et le revenu disponible. Un réseau de chemins pavés, dense et bien entretenu, assurait les communications entre les différentes parties de l'empire. Le commerce y était inconnu et la population se regroupait dans des bourgades généralement de taille réduite réparties sur l'ensemble du territoire. La circulation des marchandises s'effectuait à dos de lamas, animal susceptible de gravir les chemins les plus escarpés, même les escaliers. En un siècle, les Incas créèrent un  réseau de 40000 km de routes empierrées qui assuraient la circulations des productions vivrières à travers tout l'empire. D'imposantes forteresses protégeaient les endroits stratégiques. Des entrepôts étaient édifiés, de place en place, pour recueillir l'impôt payé en nature. Des émissaires parcouraient les provinces pour effectuer le recensement des populations et des biens. Ils étaient munis d'un moyen de comptage et de mémorisation original fabriqué avec des cordelettes: le quipo (ou quipu). 

Pour atteindre la fontaine d'irrigation, nous gravissons un long escalier qui s'élance tout droit à l'assaut de la pente.  Il est bordé par un canal de pierres dans lequel ruisselle une eau fraîche et limpide. Cette eau,  qui descend de la fontaine située en hauteur, proviendrait de la Cordillère au-delà du lac, c'est-à-dire de sources situées à plusieurs centaines de kilomètres. Elle passerait sous le lac, à travers une sorte de siphon, pour resurgir ici, ce qui soulève évidemment bien des interrogations. Le canal qui longe l'escalier est un vestige de l'ancien système d'irrigation inca. 

La visite de l'île du Soleil achevée, nous reprenons place dans la vedette. On nous fait prêter le serment inca: Amazua, Amallulla, Amaquella, ce qui signifie ne pas mentir, ne pas rester oisif, ne pas voler. On nous bénit avec un peu d'eau du lac et nous renaissons fils de la Pachamama, la mère terre. Un diplôme attestant notre baptême nous est décerné. 

Arrivés en vue de la côte bolivienne, nous apercevons une barque en jonc, analogue à celles des Uros, qui vogue à quelque distance de notre vedette. Nous accostons bientôt au port de Huatajata, en Bolivie. Notre brève croisière sur le lac Titicaca vient de s'achever. 

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