Carnet  de  route  d'un  voyage  en Jordanie
novembre 2008 (suite 3)
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 5 ème jour (20 novembre): Aqaba, Wadi Rum  (les photos sont  ici ) 

Le matin, en me rendant au petit déjeuner, je prends une photo des rois de Jordanie; ils occupent l'un des murs de la salle Internet, qu'il me faut traverser pour rejoindre le buffet. De droite à gauche, par ordre décroissant de taille, au fur et à mesure que l'on s'éloigne dans le passé, il y a là le monarque actuel, Abdallah II, qui règne depuis 1999; son père Hussein, qui régna de 1952 à 1999; le père de ce dernier, Talal, qui ne régna qu'une année (de 1951 à 1952), dut abdiquer pour cause de maladie, mais eut tout le même le temps de promouvoir des réformes démocratiques; son père, Abdallah Ier, qui régna de 1946 à 1951, mais fut auparavant émir de Transjordanie de 1921 à 1946, et mourut assassiné; et, enfin, probablement, son père Hussein ibn Ali (1856-1931), chérif de la Mecque, qui s'allia aux Anglais pendant la Première Guerre mondiale et fut le promoteur de la Révolution arabe, grâce à laquelle les pays de la régions secouèrent le joug ottoman pour passer pendant un temps sous la coupe des puissances occidentales, la France et la Grande Bretagne. La famille royale de Jordanie est celle des hachémites supposés descendre du prophète Mahomet. 

Nous prenons la route pour Aqaba. Chemin faisant, notre chauffeur entretient la conversation en abordant différents sujets: la géologie, la politique, l'histoire. La Jordanie est située à l'endroit où les plaques continentales africaines et arabiques se rencontrent; le pays a été soulevé au-dessus des mers voici très longtemps, à la différence de l'est (Arabie saoudite, émirat); c'est ce qui explique la présence d'un relief montagneux qui se prolonge au Liban vers le nord, ainsi que l'absence de pétrole, la région ayant émergé trop précocement. La population jordanienne est en majorité musulmane de rite sunnite, mais il existe une minorité chrétienne non négligeable. Au Liban, les chiites sont aujourd'hui les plus nombreux. Notre chauffeur nous montre, à droite de la route, une propriété entourée d'arbres sur une colline, c'est la résidence du frère du roi Hussein, le prince Hassan, qui exerçait la régence pendant les absences d'Hussein; prince héritier, il aurait dû régner à la mort de son frère, mais celui-ci, à la veille de mourir, modifia l'ordre de succession en faveur de ses fils Abdallah et Hamzeh. Depuis, le prince Hassan vit retiré et ne semble pas se mêler de politique. Abdallah II est l'époux d'une palestinienne, Rania Al-Yassin, native du Koweit, qui s'adonne à des activités caritatives et en faveur de la paix; cette jeune femme, très séduisante, paraît bénéficier d'une grande renommée et de beaucoup de charisme. 
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Le Golfe d'Aqaba vu d'un satellite
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La route du désert, qui conduit à Aqaba, est une voie de communication importante, bien entretenue et très fréquentée. Aqaba, seul port de Jordanie, est vital pour le pays; il n'appartint pas d'emblée à la Transjordanie, au lendemain de la guerre de 1914-1918; il lui fut apporté, en 1925, par Ali, monarque du Hejaz, un fils du chérif Hussein, qui, se joignant à son frère l'émir Abdallah, lui fit don du district de Maan et d'Aqaba (voir la chronologie historique  ici). Il est situé à quelques kilomètres seulement d'Eilat, port israélien que nous montre notre chauffeur, dans le lointain; les quartiers les plus proches ne sont qu'à deux ou trois kilomètres les uns des autres. La ville semble en pleine expansion; de nombreux immeubles en construction se dressent de chaque côté de la route; l'agglomération compte plus de 86000 habitants et sa croissance démographique est élevée. Port de commerce, Aqaba est devenu également une station balnéaire dont les belles plages sont prisées des touristes. Un grand drapeau flotte fièrement au-dessus des maisons; notre chauffeur nous demande si nous le reconnaissons; tout le monde se prononce pour le pavillon jordanien; c'est une erreur qui montre à quel point nous manquons d'attention: les couleurs sont effectivement les mêmes, mais les bandes ne sont pas dans le même ordre; ici, c'est le drapeau de la Révolution arabe; sa fière présence rappelle que, en 1917, la prise de la forteresse d'Aqaba sur les Ottomans, par Lawrence d'Arabie et le prince Fayçal, fils du chérif Hussein, marqua le début de l'insurrection qui aboutit à la création du royaume et à l'émancipation arabe. 
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A gauche le drapeau jordanien, à droite celui de la Révolution arabe
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Aqaba était déjà habitée 4000 ans avant notre ère, en raison de sa position stratégique, au carrefour des routes entre l'Afrique, l'Europe et l'Asie. Le site fut un centre édomite, puis nabatéen. Un port devait y exister à l'âge du fer. Il connut une grande prospérité dans l'Antiquité, au temps du roi Salomon. Les Ptolémée, l'appelèrent Bérénice et les Romains Eila et Aelena; sous l'empire romain, une route, qui se raccordait à la voie Palestine-Égypte, le réunissait à Amman et à Damas. Pendant les premiers siècles de l'Islam, sous le nom d'Ayla, il continua d'être florissant. Les Croisés le fortifièrent. Saladin le leur reprit en 1170. En 1250, les Mamelouks s'en emparèrent. Au début du 16ème siècle, il tomba au pouvoir des Ottomans. Ceux-ci en furent chassés en 1917, comme on l'a déjà rapporté; la région fit alors partie du royaume du Hejaz, avant d'être cédée au protectorat britannique de Transjordanie, en 1925, ainsi qu'on l'a signalé plus haut. En 1965, le roi Hussein remis 6000 km2 de désert aux Saoudiens en échange de 12 km de côte au sud d'Aqaba, afin d'agrandir le port et surtout d'exploiter les plages et les ressources touristiques (coraux). Important port commercial et industriel (raffinerie de pétrole, sucre), station balnéaire et centre de plongée sous-marine, dotée d'un aéroport, les atouts d'Aqaba l'autorisent à espérer un brillant avenir, pour peu que la paix favorise son développement. 

Nous longeons la côte est du Golfe d'Aqaba jusqu'à l'embarcadère, où nous montons sur un bateau à fond vitré, pour aller à la découverte des richesses enfouies sous les eaux d'une mer plus verte que rouge. De l'autre côté, sur la rive israélienne et égyptienne, un monument blanc, que l'on aperçoit à peine d'ici, dans une légère brume bleutée, marque la frontière entre les deux pays. En Égypte on remarque aussi un important édifice, lui aussi immaculé. Les installations de la plage rappellent celle de la Mer Morte: palmiers et parasols de paille; plus au sud, à quelques dizaines de kilomètres, c'est l'Arabie saoudite. Notre excursion maritime nous fait d'abord passer au-dessus de l'épave d'un navire. Ensuite, des éponges, il y en a beaucoup dans ces fonds marins, des algues, des poissons multicolores et des coraux, que je trouve en apparente bonne santé, sans trop de débris au fond, mais beaucoup moins colorés que ceux que j'ai vus le long de la Grande Barrière de Corail, au nord-est de l'Australie; ici, ils sont plutôt de teinte pastel; certains sont dotés de formes étranges qui font penser à des organes animaux (cerveau, viscères). Quelques passagers se mettent en maillot de bains, pour plonger et les voir de plus près. Lorsqu'ils remonteront à bord, ils laisseront de grosses gouttes sur la vitre; elles gêneront les photographes amateurs; il est vrai qu'obtenir des clichés nets n'est pas facile, avec le navire qui tangue et avance tout le temps. Notre croisière à commencé par la vision d'un bateau immergé, elle s'achève par le passage en surplomb d'un véhicule blindé: de quoi nous rappeler que ces eaux, et les territoires qui les entourent, ne sont pas toujours aussi tranquilles que le calme de cette belle journée pourrait le laisser supposer; il y a même eu là, il y a quelques années, un attentat contre un navire de guerre américain. De nombreuses constructions en cours se lancent à l'assaut des collines désertiques, entre la plage et de lointaines montagnes; c'est sans doute un nouveau complexe touristique. Avant de regagner notre port d'attache, nous croisons la reconstitution d'un élégant navire phénicien. 

Ensuite, nous allons déjeuner. Mais, au moment même où nous atteignons le restaurant, notre attention est attirée par un vrombissement caractéristique. La patrouille d'acrobatie de l'armée de l'air jordanienne vient s'entraîner sous nos yeux intéressés. Plusieurs avions se détachent sur le bleu du ciel, volant en formation; ils se séparent, tombent en vrille, se réunissent à nouveau et exécutent des dizaines de figures avant de s'éloigner, comme ils sont venus. Au repas, bien sûr, nous mangeons du poisson. 
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La forteresse d'Aqaba d'où partit le mouvement d'indépendance 
(source: Jordanie - Geographic & Co)
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L'après-midi, nous nous promenons à travers les rues de la ville. J'achète un keffieh rouge et blanc, comme ceux que portent la majorité des Bédouins de Jordanie; cet attribut vestimentaire oriental, doté d'un nom dérivé de la coiffe européenne, a d'abord été conçu pour se protéger du soleil et du froid, mais il est devenu aussi un symbole politique, dans les années 1930, au moment où se développèrent les mouvements indépendantistes et, suivant sa couleur, il demeure un signe de ralliement des différentes factions; en Europe, certains le portent par solidarité avec les Palestiniens; mon keffieh me sera très utile, la nuit dans le désert, je l'ai acquis par mesure de précaution et aussi comme souvenir. D'autres achètent des pistaches, particulièrement réputées ici, ou des épices, en savourant un verre de thé offert par le commerçant. L'atmosphère est la même que celle que l'on trouve dans beaucoup de villes orientales. Les bâtiments ne présentent rien de bien remarquable, même la mosquée devant laquelle nous passons, laquelle paraît presque neuve. Il y a bien une vieille ville, avec  un château, celui qui fut pris par Lawrence d'Arabie, et un musée, mais je ne les verrai que sur le livre acheté à Pétra. 

Nous reprenons la route en direction du désert. Nous pénétrons dans une région aride où se dressent des montagnes aux couleurs changeantes; le rouge y domine, mais certaines pentes tirent cependant sur un gris foncé presque noir. Nous nous arrêtons, pour remplir sans doute une formalité administrative, à proximité d'une sorte de porte monumentale, encadrée de deux pyramides tronquées bâties avec des briques. Nous longeons un temps une voie ferrée, à demi recouverte de sable. Après avoir zigzagué sur un sol où les roues s'enfoncent presque jusqu'au moyeu, nous parvenons au bivouac, dans une vallée surmontée de hautes falaises qui nous protégeront au moins du vent. Le Bédouin, chez qui nous allons loger, ce qui est une façon de parler, nous distribue des matelas, ainsi que des couvertures à ceux qui en demandent. Nous choisissons l'emplacement où nous allons dormir, à la belle étoile, en respectant les consignes du guide: éviter les endroits où s'observent des traces de voitures: il en circule pendant la nuit. Je m'installe pas très loin d'un foyer abandonné, matérialisé par un cercle de pierres, dans un renfoncement formé par la rencontre de deux falaises. Je déplie mon sac de couchage en soie, peu encombrant, et les vêtements chauds que je revêtirai pour la nuit car, si le thermomètre affiche plus de 30° pendant la journée, il descend la nuit aux alentours de 4° et il convient de se prémunir contre le froid; me contentant de ce que j'ai apporté: une couverture de laine et une de survie métallisée, plus mon imperméable, je n'ai pas cru devoir demander de couverture supplémentaire, je le regretterai. Le campement est sommaire, mais l'expérience est intéressante; pour les sanitaires, il y a le désert, où l'on peut creuser le sable, pour y ensevelir les dons malodorants que nous lui offrirons; une pierre ou une poignée de sable tiendront lieu de papier; il ne faut pas songer aux feuilles ni aux herbes, les rares plantes sont rèches et parfois barbelées! Nos lits bien calés, pour que le vent ne les emporte pas, nous partons, pendant qu'il reste encore un peu de clarté, explorer les environs. 
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L'entrée du Wadi Rum
 
A titre d'information, voici les températures extrêmes relevées au cours de l'année dans le Wadi Rum: janvier  4° - 15°, avril  12° - 25°, juillet  19° - 36°, octobre  13° - 29°. En novembre 2008, il faisait chaud pendant la journée, mais les nuits étaient très, très fraîches. 
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Nous marchons sur le sable rouge, en suivant la piste, dans une vallée entourée de hautes falaises, qui se dressent comme des murailles rustiques, parfois presque planes, comme façonnées par la main de quelque géant, et d'autrefois entaillées, tailladées, limées par le vent, ravinées par les maigres pluies et fendues peut-être par le gel, éboulées par endroit, dans des recoins où l'ombre s'épaissit. Nous passons au-dessus d'un campement de Bédouins, situé dans une dépression, à l'abri d'une encoignure; les deux tentes rectangulaires, de couleur noire rayée de bandes claires, au toit à deux pentes peu prononcées, sont spacieuses, comme celle où nous avons déjeuné lors de notre visite aux "châteaux du désert"; la toile, à travers laquelle on voit le jour, n'est sans doute pas totalement étanche, même si elle se resserre sous la pluie, mais est-ce vraiment vital, dans une région où il ne pleut que rarement? Au carrefour de plusieurs vallées, nous tournons à gauche, dans une large gorge, avec l'espoir de nous rendre jusqu'à son débouché, mais la nuit nous surprend avant. Nous rebroussons chemin et, au carrefour, nous jetons un dernier regard sur le désert; il s'ouvre devant nous, silencieux et énigmatique, dans la nuit tombante; ça et là, les pelotes de maigres touffes d'herbe ou de buissons tachent le sol plus clair; de lourdes masses, compactes et sombres, dont on ne sait déjà plus bien s'ils sont de gros rochers ou de petites collines, y font le dos rond, comme des pachydermes endormis. 

Au campement, après notre verre d'arak traditionnel, nous dînons d'un plat à base de riz et de poulet confectionné par notre Bédouin, sur des couvertures étendues sur le sol; tandis que nous nous régalons en savourant sa cuisine, notre hôte allume un feu de brindilles, dans le foyer formé de quatre ou cinq pierres disposées en rond. Ensuite, notre accompagnateur principal nous donne quelques informations sur le pays et les moeurs de l'Orient; un Bédouin ne vole pas, car s'il lui arrivait un jour d'être convaincu d'un larcin par les policiers du désert, il serait à jamais banni de la tribu; selon le code du désert, tuer n'est pas aussi grave que voler; les Bédouins sont accueillants, mais ils ont conservé leur style de vie nomade, même s'ils se sont quelque peu sédentarisés; ils sont d'une autre culture que les Occidentaux: les touristes doivent éviter de les choquer, en se vêtant ou en se comportant d'une manière irrévérencieuse, en infraction avec les normes locales; on ne doit pas photographier quelqu'un sans son consentement. La conversation s'engage sur le métissage des civilisations, idée à laquelle je ne crois pas et que je juge même pernicieuse; cette idée est, à mon sens, dictée par l'immense orgueil de ceux qui prétendent détenir la vérité et justifier ainsi leur volonté de l'imposer aux autres; vouloir unifier les civilisations, à partir de valeurs dont l'universalité reste à démontrer, me semble aussi dangereux que de réduire la diversité biologique. Les cultures sont les réponses aux environnements divers dans lesquels vivent les peuples; leur morale, leur code, leur comportement sont les produits d'une histoire qui leur est propre, de traditions et d'expériences immémoriales. Quelle civilisation prétendrait être la mieux armée pour répondre aux défis d'un avenir qui lui échappe, comme aux autres, sans faire preuve d'une ridicule fatuité? Chaque fois qu'une civilisation disparaît, c'est une chance de l'humanité qui s'évanouit. Comment d'ailleurs métisser des valeurs qui souvent sont incompatibles, sans se renier, sans renoncer à son identité? 
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Devant le campement avant la marche dans le désert
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Je chercherai longtemps le sommeil. La nuit sera d'abord tiède, mais mon matelas, peu épais, n'est pas des plus confortable. Parfois, des véhicules passent au large, mais il faudrait qu'ils s'égarent pour venir nous rouler dessus, à l'endroit où nous sommes. Bref, le désert est loin d'être vide. Lorsque j'ouvre les yeux pour regarder l'heure, j'aperçois le ciel lumineux, au-dessus de moi, et la lune, cornue comme sur une mosquée, qui, petit à petit, jette un pont d'or entre les deux cimes nous surplombant. Avant l'aube, le froid se fait plus intense; j'ai mis mes gants et enfoncé mon bonnet sur mes oreilles; je m'enveloppe dans mon keffieh qui me couvre le visage. A la pointe du jour, une légère rosée tombe sur les dormeurs; je m'extraie de mon sac et me dresse sur mes jambes, pour assister au lever du soleil dans le désert. Autour de moi, tout le monde repose encore, au moins en apparence. Combien d'heures ai-je dormi? Je ne saurais le dire, mais je ne me sens pas fatigué. 

 
6 ème jour (21 novembre): Wadi Rum  (les photos sont  ici ) 

Je me dirige vers l'entrée de la vallée, par où nous sommes arrivés hier soir, en marchant dans une des traces imprimées par les véhicules, les déplacements dans le sable, comme dans la neige, étant plus pénibles que sur un sol dur. Un renard des sable, un fennec, écrasé pendant la nuit par les automobiles que nous avons entendu passer, gît sur le sol: encore une victime d'un accident de la circulation! Au débouché de la vallée, la perspective s'élargie; le désert est une vaste plaine ondulée, d'où surgissent des collines plus ou moins hautes, rabotées par l'érosion; certaines ressemblent à d'énormes monolithes qui me font penser à ceux que j'ai vus en Australie. Le soleil se lève peu à peu, rougissant la plaine et les pentes. Le spectacle est beau et j'espère que mes photos ne me décevront pas. 

A mon retour, des dromadaires harnachés attendent les touristes, à proximité de l'habitat du Bédouin. L'heure est venue de prendre notre petit déjeuner, autour des voitures; rien ne manque. Ensuite, la matinée sera consacrée à une excursion à travers le désert. Celui-ci est immense et nous n'en verrons évidemment qu'une faible partie. Les touristes le visitent à dos d'animal, chevaux ou dromadaires, en automobile ou à pieds; nous combinerons les deux dernières possibilités. Le Wadi Rum est, comme bien d'autres déserts à travers le monde, un lieu magique, intemporel, que l'homme n'a pas encore eu le temps de dénaturer. La particularité de celui-ci, c'est que les dunes y ont été remplacées par des djebels de grès colorés, dont les teintes varient du noir au jaune clair, avec une dominante rouge. Cette région géologique est la plus ancienne de la planète; les roches majestueuses qui s'y dressent, comme surgissant du sable produit par l'érosion, sont vieilles de 30 millions d'années, ce qui a largement donné le temps aux éléments d'accomplir leur rabotage; toutes les architectures qui s'y découvrent sont l'oeuvre du vent et de l'eau, encore cette dernière est-elle avare de sa présence. L'espace ne manque pas, mais il est rythmé par d'imposantes masses montagneuses, dont les sommets culminent à plus de 1800 m. Le terrain y est propice, non seulement aux randonnées, mais aussi aux escalades; du haut des cimes, les plus hardis découvriront un paysage grandiose, qui ne manquera pas de stimuler leur réflexion; ce n'est point par hasard que les religions sont nées dans les déserts. 
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Le Wadi Rum vu d'un satellite. Pour agrandir l'image, cliquez ici
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Nous embarquons dans des camionnettes découvertes, à la plate-forme arrière pourvue de banquettes. Une colline plus sombre se détache sur une autre qu'elle masque plus qu'à demi; attention: une montagne peu en cacher une autre, ou presque! Notre première halte est auprès d'un rocher couvert de gravures rupestres. On y reconnaît des humains, des dromadaires, des autruches, des girafes et d'autres animaux; cette zoologie est accompagnée de signes abstraits à l'interprétation délicate. J'ignore à quelle date ces images, obtenues en grattant la roche, ont été dessinées; certaines remonteraient à la préhistoire, elles seraient vieilles de plus de 4000 ans; elles auraient pour objet la fourniture d'indications permettant aux voyageurs de se diriger dans le désert; il est intéressant de noter que c'était aussi l'un des buts des géoglyphes qui décorent de nombreuses collines du nord du Chili, notamment los cerros pintados. 

Nous repartons. Les couleurs du sable tournent par endroit au rouge le plus vif; on croirait de la brique pilée; c'est le produit de l'effritement d'une montagne réduite peu à peu en poudre par le temps. Dans un espace plus large, les touffes d'herbe sont assez nombreuses pour évoquer une steppe plutôt qu'un désert. Le Wadi Rum, peu éloignée du Golfe d'Aqaba, n'est pas aussi sec que bien des déserts que j'ai visités, comme celui d'Atacama, au Chili, ou celui du Taklamakan, au Sinkiang, par exemple; la rosée matinale vient d'ailleurs de nous le confirmer. Je crois reconnaître de la bruyère en fleurs; mais, comme je m'approche, profitant d'une halte, je m'aperçois qu'il s'agit d'une autre plante dont j'ignore le nom. La marche à pieds favorise la conversation et j'en viens, je ne sais comment, à parler des mémoires de Larrey à un médecin de notre groupe qui les connaît aussi; évoquer en plein désert les méthodes employées par un chirurgien de la Grande Armée, pour amputer les membres et réduire les fractures des blessés, n'est certes pas banal. Au cours d'une autre marche, ce même compagnon de voyage qualifiera le bouddhisme de religion philosophique, définition que je trouve très juste.  

Dans un groupe de rochers, je crois apercevoir une grotte, mais ce n'est peut-être qu'un effet d'optique. Nous arrivons aux ruines de la maison de Lawrence d'Arabie, qui était construite au pied d'une falaise ventrue. L'endroit s'appellerait la Vallée de la Lune; le paysage est effectivement lunaire, mais moins lunaire que celui de la vallée du même nom du Chili, dont j'ai gardé un souvenir inoubliable. De la maison de Lawrence ne subsiste pas grand chose: un mur de pierres sèches, parfaitement équarries, entourées de celles qui ont chu. L'habitation ne devait pas être bien grande, ni très confortable. C'est pourtant là qu'il installa son quartier général et c'est de là qu'il partit à l'assaut d'Aqaba avec ses Bédouins, alors que les soldats de la Sublime Porte attendaient les Anglais du côté de la mer. Surpris par cette attaque dans le dos, les Ottomans furent défaits, Aqaba prise, et cet événement marqua le début de la Révolution arabe. 

Des traces sur le sable incitent notre accompagnateur principal à nous expliquer comment reconnaître les animaux qui les ont laissées: ondulation d'un serpent, traîne de la queue d'un lézard, doigts de petits mammifères. Nous parvenons au pont rocheux de Burdah, qui s'élève à 35 m, ce qui en fait l'une des arches naturelles les plus hautes du monde. Les plus courageux gravissent la pente escarpée qui conduit à son sommet; l'escalade n'est pas facile et je préfère rester au niveau des pâquerettes, plutôt que de risquer de me casser un membre. A proximité, j'observe un monolithe dont la forme rappelle une tête de mouton; je contourne le pont et, chemin faisant, je m'aperçois que le monolithe se métamorphose en visage humain. Du haut de l'arche, les intrépides qui y sont juchés saluent, en agitant les bras, les prudents restés en bas. 
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Des monolithes dans le désert du Wadi Rum
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Nous prenons le chemin du retour. Je profite d'une marche à pieds, que je prolonge un peu, pour photographier les paysages environnants; leur beauté est empreinte d'une grande sérénité. La lumière est si intense que l'air semble vibrer et qu'une sorte de brume estompe les confins. Les montagnes ressemblent à des coulées de lave, scories d'un gigantesque cataclysme volcanique. Les sables flamboyants me font penser à ceux que j'ai vus au Sinkiang, notamment aux grottes de Bezekelike 

Au gîte du Bédouin, je remarque plusieurs sculptures, gravées à même d'énormes pierres; elles sont accompagnées de légendes en arabe. Dans une tente aménagée en magasin, on nous offre le thé, en attendant le repas. J'achète un produit de beauté local: il s'apparente à une savonnette, mais n'en est pas; ce n'est pas non plus de l'alun, bien que ça s'en rapproche; c'est une pierre friable, un peu grasse, et parfumée, dont on se frotte la peau, après le bain, pour sentir bon. Le maître des lieux me fait signe d'approcher, pour apprêter correctement mon keffieh; me voici devenu un vrai Bédouin. Pendant ce temps, une femme du groupe essaie des vêtements féminins et se retrouve bientôt, avec l'aide d'un de nos accompagnateurs, déguisée en fatma; rien ne lui manque, pas même le voile sur la face. 

L'après-midi est réservée à une ballade à dos de dromadaire, pour ceux qui le souhaitent; les autres vont à pied. Une arête de la falaise, en face de l'abri du Bédouin, est découpé de telle sorte que l'on y reconnaît le profil d'un indien. Au cours de notre randonnée, nous retrouvons les plantes que nous avons vues en montant le djebel Attuf, à Pétra, mais, ici, elles sont en fleurs ou en graines; ces dernières se répartissent en un long plumeau, au sommet d'une haute tige. Nous atteignons une vaste plaine, traversée par une route, sur laquelle s'élève une sorte de caravansérail. Plus loin, au pied des montagnes, de la végétation signale la présence d'une oasis. Nous cotoyons des campements bédouins et des camps de toile pour touristes, plus étendus et sans doute moins rustiques que le nôtre; le désert est loin d'être vide. Nous passons près de roches rongées par les minuscules canines du sable poussées par les vents: gerçures, ciselures, guillochis, alvéoles, surfaces lisses, failles torturées se conjuguent pour aboutir à des formes tourmentées d'un effet saisissant. Nous nous dirigeons vers l'endroit où nous assisterons au coucher du soleil. 

Nous grimpons sur une éminence qui s'effrite, en nous aidant des trous dans la roche, pour atteindre une étroite et longue plate-forme chaotique dominant les environs. Face à nous, s'ouvre la vallée de notre campement et, derrière nous, deux immenses camps de tentes pour touristes qui paraissent parfaitement aménagés; nous ne soupçonnions pas une telle foule si près de notre lieu de repos. L'arak nous rejoint porté par nos accompagnateurs; le rituel de l'apéritif commence mais, cette fois, il est agrémenté des pistaches achetées à Aqaba. Des touristes arrivent des camps situés en contrebas, pour assister en notre compagnie, à la progressive victoire des ténèbres sur la lumière, au sanglant sacrifice du jour. Le soleil moribond répand d'abord son or sur les sommets, le fond des vallées s'assombrit, le rose du sable tourne au pourpre intense et au violet, comme la gorge d'un ramier; les montagnes noircissent, tandis qu'une bande lumineuse les auréole encore un moment; le ciel enfin retrouve un azur profond, vaguement nuancé de rose à sa base, sur un paysage presque mauve. Le feu céleste s'est éteint, l'heure est venu pour ceux de la terre de s'allumer.  

Nous descendons de notre perchoir, regagnons nos véhicules, et nous voici en route pour le dîner au campement. Un repas libanais a été préparé par nos accompagnateurs; il est succulent. Ensuite, ces derniers se livrent à une démonstrations de danses orientales, au son des cassettes et disques d'une voiture, amenée près de l'abri ouvert où nous venons de nous sustenter; quelques membres du groupe participent aux ébats. Je regagne tôt ma couche, espérant prendre un repos bien gagné; cette nuit, nous dormons dans une grande tente bédouine, où nous avons installés nos matelas, nos sacs et nos valises, en  deux rangées, les têtes contre les parois, les pieds vers l'allée centrale, laquelle permet la circulation des uns et des autres; l'éclairage est absent et les déplacements auront lieu à la maigre clarté des lampes de poche; le froid a rendu la mienne inutilisable, mais, heureusement,  je n'en aurai pas besoin. 
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Ma dernière vision du Wadi Rum au petit matin
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Au petit matin, après avoir passé une nuit guère plus confortable que la précédente, mais je ne m'attendais pas à bénéficier d'un hôtel quatre étoiles dans le désert, et même pas d'un hôtel d'une étoile, sauf la belle; je me lève en catimini, pour ne pas éveiller mes voisins, avec le dessein de me rendre jusqu'aux latrines, pour y satisfaire un besoin pressant et me débarbouiller le museau, comme le font les chats, si je trouve un point d'eau. Notre accompagnateur nous a conseillé d'éviter ces lieux, généralement encombrés et d'une propreté douteuse, et de leur préférer la nature. Ils sont effectivement très sommaires, dépourvus de papier (mieux vaut prendre la précaution d'en avoir avec soi) et, au surplus, ferment mal. M'étant levé le premier, et avant les autres, je n'ai pas à attendre et ne suis pas dérangé; profitant de la présence d'un robinet, je me nettoie le coin des yeux et humecte mes joues, là se borneront mes ablutions matinales.  

Ensuite, je pars pour un deuxième lever du soleil sur le désert, cette fois dans le sens opposé à celui de la veille. J'ai la chance de tomber sur le spectacle insolite d'un nuage étalé, comme une écharpe blanche, autour d'une colline rousse, dont la base et le sommet dépassent: une dernière preuve de l'humidité relative qui règne sur le Wadi Rum. 


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