Merci Docteur...
Lorsque le docteur Mourre m'annonça que je devais me faire arracher un oeil, je marquai d'abord quelque surprise. Je n'en avais jamais souffert! Pourtant, l'insistance que cet éminent praticien mettait à me convaincre me laissait supposer d'irrécusables motivations qu'il était préférable de garder secrètes. Il n'est pas toujours souhaitable d'informer complètement un patient de la gravité de son état. D'ailleurs, m'eût-il demandé si j'étais certain de pouvoir sereinement affronter la vérité que je n'eusses pu lui répondre franchement. Aussi me contentai-je de ce qu'il estimait devoir me dévoiler spontanément.
L'énucléation n'est pas une opération
si terrible. Le docteur multipliait les exemples pour m'encourager. Le
Duc d'Urbin, chacun le sait, fut peint de profil parce qu'il était
borgne. La dame de pique, le valet et le roi de carreau sont représentés
sous cet angle pour la même raison. Les anciens Égyptiens
étaient également affligés de cette infirmité,
s'il faut en croire les peintures murales qui ornent les parois de leurs
tombeaux. Il n'est donc pas nécessaire de se référer
à la cocarde en cuir des flibustiers pour étayer la démonstration.
L'ablation d'un oeil ne présente d'ailleurs
pas que des inconvénients. Les cyclopes ne tiraient ils pas leur
force proverbiale de la vision monoculaire? Par compensation, l'oeil survivant
se fortifie de l'absence de celui que l'on a enlevé. Et puis, n'avoir
qu'un oeil pour pleurer, n'est-ce pas une manière habile d'alléger
ses chagrins?
Il n'appartenait pas à un béotien,
que la contemplation d'une planche d'anatomie eût plongé dans
des abîmes de perplexité, de contester la parole, et la compétence,
d'un docteur tel que le professeur Albert Mourre, diplômé
de la faculté de Strasbourg, chargé d'enseignement à
celle de Montpellier, honoré des grades honoris causa
des universités étrangères les plus prestigieuses.
Je m'en remis donc à son expérience et à ses capacités.
Mon oeil droit fut arraché. Je continuais
à vivre sans trop m'en rendre compte. Je n'en
voyais pas plus mal qu'avant. C'est bien la preuve qu'un seul oeil
suffit et que, par conséquent, le second est superflu. Autrement,
d'ailleurs, le monocle ne serait qu'un lorgnon raté.
L'hiver vint. Il fut rigoureux. Mes mains, trop souvent exposées aux intempéries, se couvrirent d'engelures. Je retournai voir le docteur Mourre. Il les ausculta avec attention. A son air dubitatif, à ses fréquents hochements de tête désabusés, je sentis l'inquiétude me gagner.
Son examen achevé, il retourna s'asseoir
derrière son bureau et, fixant d'un air déterminé
mon oeil unique, il m'annonça, sans précautions oratoires
inutiles, que je devais me faire couper un bras. La prompte guérison
de l'autre était à ce prix. Je ne serais pas
le premier manchot. Et ceux-ci ne sont pas tant à plaindre qu'on
se l'imagine. Il est même possible de chasser avec un seul bras,
à condition de bien caler la crosse du fusil contre
son épaule. A preuve certain champion de tir à la carabine,
mutilé de guerre.
Pouvais-je laisser la maladie gangrener mes
membres supérieurs? Non, sans doute. N'était- il pas préférable
de livrer à la hache une branche déjà morte plus qu’à
moitié, afin de revitaliser l'autre? Ma décision fut
rapidement prise. L'amputation eut lieu la semaine suivante.
Elle réussit parfaitement. Mon bras gauche s'en fut rejoindre mon
oeil droit dans la fosse commune de l'hôpital.
Je recommençais à vivre normalement.
Plusieurs mois s'écoulèrent. J'achetai une paire de souliers
fins, un peu étroits, pour faire le gandin. Je suis affecté
d'une malformation assez commune : mon pied droit est plus gros que
mon pied gauche. Il se couvrit d'ampoules douloureuses. J'allai de nouveau
consulter le docteur Mourre. Peut-être eût-il suffi de passer
à travers les cloques une aiguillée de laine, ainsi que me
l'avait montré ma grand-mère. Mais un savant comme
le docteur Mourre ne pouvait évidemment condescendre à utiliser
des expédients de bonnes femmes! Pour éviter une complication,
il me fit comprendre qu'une intervention chirurgicale était indispensable.
L'amputation d'une jambe n'est pas une opération si grave. De nombreux porteurs de pilons sont à même d'attester la réussite de ce genre d'intervention. Les exemples rassurants abondent. On se déplace facilement sur une seule jambe, à cloche-pied. Les enfants qui jouent à la marelle en apportent la preuve. La plupart des oiseaux n'avancent qu'en sautillant. Une île du Pacifique est peuplée d'unijambistes. Ils se donnent le bras deux à deux pour courir. Je n'aurai pas à renoncer à la chasse. Mon fusil me servira de béquille. Il me suffira de pousser le cran de sûreté par précaution.
Me voici donc unijambiste, borgne et manchot. Il me reste maintenant bien peu d'organes en double, au moins qui soient visibles. A l'exception de mes oreilles et de celles que la décence m'interdit de nommer, que pourrait-on maintenant m'éclaircir? Mes oreilles me paraissent bien attachées. Ce ne sont ni mes parents, ni mes anciens maîtres qui me contrediront. Au demeurant, trancher une oreille s'accompagne inévitablement, chez tout sujet normal, d'une dangereuse perturbation psychologique. Si la nature nous a pourvu de deux oreilles pour une seule bouche, c'est afin de nous prédisposer à écouter plutôt qu'à parler, à prendre plutôt qu'à donner. La surdité, bien sûr, ne comporte pas que des inconvénients. Au moins n'entend-t-on plus braire les ânes! Mais, sans ces deux anses de la cruche humaine, que sont les oreilles, par quel bout Dieu nous prendrait-il au moment de nous rappeler à lui? On peut certes se passer d'un oeil, d'un bras ou d'une jambe, sans beaucoup d'inconvénient. Mais il est presque impossible de se priver d'une oreille sans perdre son équilibre. J'en suis d'autant moins rassuré pour l'autre paire. Être manchot constitue un handicap bien assez frustrant en matière d'étreintes!
L'attaque, cependant, ne devait pas venir de ce côté. A la suite d'une maladie longue et douloureuse, l'un de mes cousins perdit ses reins. Je me trouvais le seul donneur compatible de la famille. L'urgence ne me permettait pas de tergiverser.
Je consultai néanmoins le docteur Mourre, afin qu'il me rassurât, comme à l'ordinaire. Il me félicita chaleureusement. Il citerait en exemple mon courage et ma générosité. Mon coeur, d'ailleurs, devait bondir de fierté : une parcelle de mon individu n'allait-elle pas bientôt participer à une autre vie, me conférant ainsi, en quelque sorte, une manière d'ubiquité? Je devais me réjouir à l'idée que mon rein ne finirait pas, ainsi que mon oeil, mon bras et ma jambe, sous la triste apparence d'un déchet, mais plutôt sous les espèces glorieuses d'une manière de rédempteur. Pour dissiper mes dernières craintes, le docteur Mourre me promit d'assister au prélèvement de cet organe.
A mon réveil, je fus surpris de ressentir une étrange impression de légèreté. J'essayai de déplacer ma jambe unique et il me sembla remuer moins qu'un fétu. Je m'efforçai d'y porter la main. Celle-ci paraissait indisponible. Peut-être mon bras était-il emprisonné sous les bandages qui m'enveloppaient le torse, emmailloté comme une momie. J'en étais là de mes réflexions lorsque le docteur Mourre entra dans ma chambre. Il paraissait détendu et ce n'est pas sans une certaine pointe de fierté qu'il me fit part des décisions qu'il avait cru devoir prendre. Étendu sur la table d'opération, les défauts de mon corps, privé d'un bras et d'une jambe, ressortaient trop clairement pour ne pas choquer le sens de l'esthétique d'une personne aussi cultivée que lui. Aussi avait-il profité de mon anesthésie pour terminer le travail qu'il avait si bien commencé en m'ôtant mon dernier bras et ma dernière jambe. Il m'avait laissé l'oeil, parce que celui-ci ne déparait pas mon visage, grâce à ma prothèse de verre.
Le docteur Mourre m'a pris maintenant en pension dans sa clinique. Je n'ai plus de souci à me faire. Je ne mourrai pas de faim. Chaque jour, matin, midi et soir, une infirmière, patiente et dévouée, vient m'aider à manger. Elle noue autour de mon cou une bavette. Puis elle porte à ma bouche, avec des attentions que je ne saurais trop louer, les aliments, préalablement coupés, si c'est nécessaire. Elle m'essuie les lèvres en me grondant gentiment, quand il m'arrive de relâcher, à leurs commissures, un peu de pitance à demi mâchée.
Réduit à mon buste, constamment au repos, je suis devenu gras et luisant. Tout en menton et bedaine, je respire la santé. Débarrassé de ces appendices extravagants, qui me faisaient ressembler à un moulin à vent et qui, tout compte fait, ne servent qu'à renouveler l'air, la partie substantielle de la nourriture que l'on m'ingurgite peut se concentrer dans ma tête et dans ma poitrine. Mes sentiments et mes pensées n'en sont que plus vifs. Je pourrais prendre bientôt la forme sans défaut d'un oeuf - ou même celle du jaune dans l'oeuf -, si n'était ma tête qui dépasse. Mais peut-être le docteur Mourre s'en occupera-t-il un peu plus tard.
Cet excellent homme ne me laisse manquer de rien. Lors de ses visites hebdomadaires, il n'oublie jamais de me demander si j'apprécie les soins qui me sont donnés et si j'ai quelque souhait particulier à formuler. Il faut voir comment il se réjouit de mes joues rebondies et de ma mine rubiconde. Combien je dois me féliciter d'être tombé entre les mains d'un praticien aussi consciencieux! Grâce à lui, je n'ai plus à redouter les rhumatismes articulaires qui gâchent si souvent les dernières années des malheureux vieillards encombrés de leurs bras et de leurs jambes. Et ces avantages n'ont nullement été obtenus au détriment de mon agilité. Je suis prêt, afin de vous le prouver, à dévaler la pente d'une colline en compétition avec vous.
Mon coeur, débordant de gratitude, se gonfle d'allégresse, lorsque retentit, dans le couloir, le pas familier de celui qui, j'ose le prétendre, est désormais devenu mon meilleur ami. Seuls ceux qui n'ont jamais loué les responsables de leurs mutilations peuvent s'étonner de mon comportement.
Je dédie ce récit à tous ceux qui, non contents de nous priver d'une partie de nous-mêmes, nous invitent encore à nous en réjouir. Ils ne sont pas si rares.
Les épines de la rosière
A l'époque du bon roi Henry de Londres qui divorçait à coups de hache, un prédicateur parcourait les Flandres s'en prenant à la gloutonnerie du clergé régulier, à la rapacité du clergé séculier, aux indulgences et à la duplicité du pape, surtout à la dîme, qu'il défendait de payer. De l'enseignement du Christ, il ne retenait qu'un seul précepte : aimez-vous les uns les autres. Encore son interprétation de la parole divine était-elle toute physique. Cette morale simple était facile à comprendre et à respecter. Aussi se fit-il un grand nombre d'adeptes dans une population lassée de la précarité de ses moyens d'existence, de la monotonie de la liturgie chrétienne, de la complexité des dogmes, de la lourdeur des impôts et de l'injustice des épidémies; bref, une population qui s'estimait abandonnée d'un Dieu, si longtemps adoré, un Dieu qui voulait garder la science pour lui, avait laissé mourir son fils sur une croix et en faisait tant baver aux escargots.
Ce prédicateur, monté contre le judaïsme d'où procède le christianisme, et misant sur les préjugés de l'époque, soutenait que c'étaient les prêtres juifs qui avaient crucifié le Christ parce qu'un Romain n'aurait jamais fixé les deux pieds ensemble pour économiser un clou !
Il affichait un luxe inouï et ne dédaignait pas d'accepter les témoignages de gratitude des humbles qui lui faisaient confiance. Il ne se déplaçait qu'accompagné de trois mille gens d'armes qui lui servaient d'escorte, s'enivrait aux frais des aubergistes, faisait ripaille de boeuf, de volaille ou de cochon, sans bourse délier. Il ne respectait même pas les jours maigres. On le vit manger du canard et du porc, le vendredi saint, et prétendre que c'était comme chair de poisson, puisque ces animaux éprouvent un grand plaisir à barboter et se vautrer, montrant par là que l'eau est leur élément. Ses disciples, qui le tenaient pour un prophète, lui attribuaient des miracles. Ils prétendaient qu'il dévorait le coeur de ses ennemis sans laisser la moindre trace sur leur corps et même qu'il siphonnait l'intérieur d'un concombre sans en percer la peau!
Il fascinait tellement les esprits qu'il abusait des filles devant leurs mères, des femmes devant leurs maris, sans que ceux-ci y trouvent à redire. Au contraire, loin de s'en offusquer, ils se croyaient honorés des faveurs d'un saint homme. Aucune perversion ne lui était étrangère. Il commit, avec des adolescents, des actes que la nature et la morale réprouvent. On prétend même que les animaux n'échappaient pas à sa lubricité!
Il imposa la confession publique. Les fidèles devaient s'accuser, à haute voix, des cas où ils s'étaient refusés et en décrire les circonstances par le menu. Le prédicateur administrait lui-même la pénitence en fustigeant la croupe mise à nue du repentant. Pour finir, il lui plantait la verge entre les fesses.
Les plus hautes couches de la société se laissaient gagner par cette espèce de frénésie. On vit des princes partager les restes de sa table ou de sa couche et des duchesses se glorifier de participer à ses débauches et s'enorgueillir d'en porter les fruits.
A maintes reprises, l'Église tenta de se débarrasser d'un imposteur aussi dangereux pour la morale, pour la foi et pour ses bénéfices. Des marmitons stipendiés cherchèrent à l'empoisonner; son estomac se retourna; il rendit la nourriture, mais garda son âme. Des archers apostés lui décochèrent leurs traits et le manquèrent. Un batelier, grassement payé, essaya de le noyer; ce fut en vain. Un moine mendiant lui porta un coup de couteau à l'abdomen; il ne fut que blessé. Ces tentatives infructueuses le transportaient de fureur. Les auteurs furent écorchés vifs et leurs dépouilles, coupées en morceaux, données en pâture aux pourceaux.
Un jour qu'il haranguait, dans une bourgade, un grand concours de peuple, ses vues se portèrent sur la rosière du lieu. Elle était vierge, comme quelques rosières, quoique plus jolie que la plupart d'entre-elles. A sa demande, la demoiselle fut placée sur une estrade. On la dévêtit et on l'enduisit de miel, afin qu'elle ressemblât à une statue d'or. Alors notre paillard, s'approchant d'elle, lui parla en ces termes: ''Vierge Marie, je vous prends aujourd'hui pour épouse''. Puis, se tournant vers la foule, il ajouta: ''Voilà que je vais épouser la Sainte Vierge. Il vous appartient de célébrer comme il se doit cette cérémonie''. Il fit alors placer un tronc de chaque côté de l'estrade. Les femmes vinrent y déposer leurs bijoux et les hommes leurs ducats. Puis, une fois les offrandes achevées, il déflora la jouvencelle devant l'assistance qui, soulevée d'enthousiasme, se mit à chanter des cantiques. Quand vint l'aboutissement de ses coups de boutoir, notre homme fut secoué d'un rire énorme et gras, l'éclair d'un calembour, d'un mauvais jeu de mots, venant d'émoustiller sa pensée malicieuse : on ne fait pas l'amour sans bourses délier!
Ensuite, il fut promené en triomphe autour de la cité, heureux comme un serin qui vient de dévider les entrailles d'un chat pour en confectionner les cordes d'un violon. Le cortège passa auprès d'un rucher, que la Providence avait placé là sans doute pour se venger des multiples profanations de ce téméraire imposteur. Les abeilles, attirées par le miel dont il s'était maculé en prenant la rosière, se ruèrent sur lui, le piquèrent de mille dards et c'est ainsi que périt, victime des mouches et sous la forme d'un soufflé, cet audacieux réformateur qui avait jusqu'alors réussi à échapper aux vengeances pourtant si bien combinées de l'Église.
De tels événements sont évidemment impensables aujourd'hui. Comment pourrait-on imaginer, qu'à notre époque dominée par la science et la technologie, des personnes soient encore assez crédules pour tomber dans les filets d'un charlatan? Beaucoup de personnes jugeront sans doute ce conte invraisemblable. Mais il faut se replacer dans le contexte de l'époque où l'on croyait que les diables recueillaient la semence des pendus sous les potences, pour en engrosser les sorcières, et que maintes jeunes moniales, en âge d'être mises en perce, étaient déniaisées dans les monastères avec un cierge, quand elles étaient laides, et par leur confesseur, quand elles étaient jolies! Ce n'était d'ailleurs pas les faits eux-mêmes qui scandalisaient tant le clergé de l'époque, mais la publicité que notre prédicateur apportait à des choses qui, jusqu'alors, se pratiquaient en cachette.
En Terre Sainte, sous la domination des Francs, dans une de ces principautés gouvernées par des moines chevaliers, un clocher fut construit à côté d'un prétoire. Les plaideurs qui avaient quelque grief à faire valoir tiraient la corde et les juges s'assemblaient. La cloche, habituel tambour des prêtres, était ainsi devenue l'auxiliaire de la justice.
Les années passèrent et les causes devinrent si rares que la corde, inutilisée, blanchit et s'effilocha. Le lierre et le liseron s'en firent un support et l'ornèrent de leurs festons.
La paix régnait entre juifs, chrétiens et musulmans. Les chevaliers désoeuvrés délaissaient leur masse d'armes pour le luth.
L'un d'entre eux possédait un cheval bien vieux, bien rabougri, efflanqué et cagneux. Ce fidèle compagnon pourtant lui avait autrefois rendu de grands services. Sans lui n'aurait-il pas dans maints combats perdu la vie, ce qui est peu, la liberté, ce qui est tout? Mais aujourd'hui en quoi ce débile destrier aurait-il pu lui être encore utile? Aussi trouvait-il naturel de lui couper ses rations et de le laisser jeûner un jour sur deux, puisqu'aussi bien qui dort dîne.
Le cheval, tenaillé par la faim, trouva la force un jour de briser sa longe et se mit à vaquer à la recherche d'une improbable nourriture. Le hasard, à moins que ce ne soit la Providence, l'amena au pied du clocher à demi ruiné où croissaient le lierre et le liseron. Ces plantes, certes, n'étaient qu'une bien maigre pitance loin de valoir l'avoine substantielle ou l'herbe savoureuse d'une grasse prairie. Mais un ventre affamé n'est pas si délicat.
Des dents et de la langue, le cheval s'en prit à l'aubaine. Et pour happer les feuilles, il secoua la corde. Les juges, incontinent tirés de leur longue inaction, coururent tout effarés en relevant leur robe, pareils dans le vent à des volées d'oiseaux, et furent au tribunal pour y tenir audience.
Quelle ne fut pas leur déception en voyant qu'à l'origine d'une aussi grande émotion, il n'y avait qu'un pauvre animal affamé. Cependant, considérant le piètre état du plaignant, après avoir scrupuleusement pesé le pour et le contre, examiné l'envers et l'endroit, méticuleusement consulté la jurisprudence, relu avec attention l'argumentation des jurisconsultes grecs et latins, pris l'avis du grand-maître de l'Ordre, à défaut de celui du pape, ils décidèrent, enfin, que la cause était bonne et se devait juger.
Le chevalier parcimonieux fut cité à la barre. Après avoir ouï ses moyens de défense, les plaidoiries des avocats, les conclusions du ministère public, les juges, en leur conscience, le déclarèrent coupable et condamné un semestre durant à chevaucher un âne en regardant sa queue.
Pendant ce temps la victime mourut d'épuisement et fut livré à l'équarrisseur.
Il est rare qu'un cheval tire profit de
la punition de son cavalier.
Dans les environs de Murol, en Auvergne, se dresse une vertigineuse falaise volcanique, dépouillée de végétation, qui tombe à pic sur une prairie. Cet endroit se nomme le saut de la pucelle. Il est à l'origine d'une légende.
On raconte qu'un baron du Moyen Âge se serait épris d'une pastourelle qu'il aurait, en vain, poursuivi de ses assiduités. On peut penser que cette légende est invraisemblable, puisqu'en ces temps gothiques, le pucelage d'une villageoise appartenait à son seigneur. Mais il faut croire la légende, lorsqu'elle est sage et riche d'enseignement.
Un jour que la jeune femme gardait ses brebis, en haut de la falaise, elle entendit une meute qui venait dans sa direction. Saisie de frayeur, elle jeta les yeux, à droite et à gauche, à la recherche d'un endroit où se dissimuler. Mais le lieu n'offrait aucune ressource.
Cependant, les chiens s'approchaient.
Ils apparurent bientôt à la lisière de la forêt.
Le seigneur les suivait, les excitant de la voix. Lorsqu'il vit que l'objet
de sa convoitise se trouvait ainsi, sans défense, seule et
réduite à sa merci, son coeur se gonfla de concupiscence
et il remercia Dieu de la faveur qu'il lui accordait, sans prendre garde
qu'il blasphémait et que ses paroles s'adressaient au diable.
.
Cependant, l'air, s'engouffrant sous les jupons de notre héroïne, les avait gonflés comme les voiles d'une nacelle. Porté par cette main céleste, elle descendait doucement, ses jambes se balançant comme le battant d'une cloche, au gré de la brise, sous l'ombrelle épanouie de ses vêtements. Aussi toucha-t-elle au sol sans dommage.
Cette aventure tenait du miracle, bien que les explications données ci-dessus relèvent toutes de la physique et que rien de surnaturel ne s'y mêle. Sans doute eût-il mieux valu la taire pour ne pas s'attirer les quolibets des esprits forts. Mais notre jeune fille était encore plus coquette qu'elle n'était vertueuse. Elle ne put tenir sa langue. D'abord, elle en fit le récit à son amoureux. Celui-ci le répéta à ses amis, tant et si bien que le tout, plus ou moins déformé, parvint jusqu'aux oreilles du curé.
Ce dernier flaira quelque diablerie. C'était une aubaine dans un temps où la découverte d'une sorcière pouvait ouvrir le chemin de la fortune. La jeune fille fut entendue en confession. Elle paraissait naïve et sincère, attribuant l'amortissement de sa chute à l'intervention de son ange gardien. Il était difficile de la brûler en place publique : les villageois auraient pu mal interpréter cette punition. Une condamnation aussi rigoureuse ne pouvait-elle pas être tenue pour une vengeance posthume du seigneur, exercée au nom de l'Église? Mais il fallait convaincre les incrédules. C'est pourquoi l'héroïne involontaire de ce fait divers médiéval fut invitée à appuyer ses dires d'une démonstration.
Hélas, le vent, cette fois, ne se leva pas et la pauvre enfant tomba comme une pierre. La terre s'ouvrit. Un rire satanique fit retentir l'air et les témoins horrifiés virent soudain, au milieu des vapeurs qui montaient du gouffre, surgir le seigneur avec sa meute. Il empoigna l'imprudente, au moment où elle allait s'écraser sur le sol, et l'ensevelit avec lui en s'écriant: ''Enfin, coquine, je te tiens!''.
Ainsi fut punie la coquetterie et récompensée la vigilance du prêtre qui, à quelques temps de là, fut pourvu d'une riche sinécure.
Je tiens ce conte de ma grand-mère maternelle,
native de Murol, laquelle adorait raconter aux enfants des histoires plus
ou moins empruntées au folklore auvergnat ou à ses lectures
(Roméo et Juliette, la Grande Banadasse, c'est-à-dire la
Grande Encornée, autre version de La chèvre de Monsieur Seguin...)
Il était une fois une souris des Prairies s'affairant tout l'automne à remplir son terrier de haricots. Chaque matin, elle sortait tôt avec son sac en peau de serpent, qu'elle remplissait de fèves de terre et traînait à sa demeure avec ses dents.
La petite souris avait une cousine qui aimait beaucoup danser et parler, mais qui n'aimait guère travailler. Elle n'avait pas pris soin d'aménager son coin à provisions et la belle saison était déjà bien entamée quand elle songea à se mettre à l'ouvrage. Mais, ayant pris conscience de ses besoins, elle s'aperçut qu'elle n'avait pas de sac pour transporter ses haricots. Elle s'en fut donc voir sa cousine, celle qui ne craignait pas la fatigue, et lui dit :
"Cousine, je n'ai pas entreposé de haricots pour l'hiver et la belle saison est presque terminée. Et je n'ai même pas de sac en peau de serpent pour ramasser ma récolte. Aurais-tu l'obligeance de m'en prêter un?"
"Mais, pourquoi n'as-tu pas de sac ? Etais-tu dans la lune quand les serpents ont changé de peau?"
"Non pas, j'étais ici, sur terre!"
"Et qu'y faisais-tu?"
"Je bavardais et je dansais."
"Et maintenant te voilà bien punie," répliqua l'autre. " C'est la récompense que méritent les paresseux et les insouciants. Mais je vais tout de même te prêter ma peau de serpent. Et maintenant, va ton chemin, et par ton travail et ton habileté, essaie de rattraper le temps perdu."
Ce conte des anciens indiens des plaines nord-américaines fait penser à la fable La cigale et la fourmi de notre bon La Fontaine. Mais la morale en est plus sociale.
Extrait et traduit par mes soins de l'ouvrage
de Mrs. Marie L. McLaughlin sur les Contes indiens - Bismarck Tribune Company
- Bismarck, N. D. - 1916.
Il y a longtemps, bien longtemps, une bande des singes vivait dans une forêt profonde et, dans cette forêt, il y avait un puits.
Une nuit, le chef des singes eut l'idée de jeter un coup d'oeil au fond du puits. Il y vit le reflet de la lune dans l'eau. Aussitôt, il appela les autres singe et leur dit: "Regardez ! La lune est tombée dans le puits; nous devons la tirer de là autrement nos nuits demeureront irrémédiablement sans lune."
Les singes se penchèrent sur le puits; ils y virent la lune et pensèrent que leur chef avait raison. "Il nous faut sortir la lune du puits, convinrent-ils! Aussitôt, ils formèrent une chaîne, chacun empoignant la queue d'un autre singe; le premier de la chaîne saisit une branche et le dernier commença à s'enfoncer dans les ténèbres du puits en se retenant des pieds aux parois. Ainsi s'approchait-il du fond du puits.
Cependant, la branche pliait sous le poids de cette ribambelle simiesque; elle craqua, se fendit. Le dernier singe touchait l'eau, elle se brouilla, la lune disparut. Au même instant, la branche se brisa et tous les singes furent précipités, tête par dessus cul, dans l'eau où ils barbotèrent comme des canards, mais moins bien qu'eux.
Un peuple imprudent conduit par un chef écervelé, que peut-il espérer d'autre que la ruine?
Note : Je ne me souviens plus d'où me
provient ce conte.
Par un beau jour d'été, un poisson acrobate, s'en donnait à coeur joie dans le lit d'un cours d'eau. Heureux de vivre, il s'ébattait, batifolait, s'ébrouant et mimant toutes sortes de figures, virevoltant de ci, virevoltant de là, baisant la surface de l'eau, en exposant à la lumière son ventre, son dos et ses flancs, afin qu'aucune partie de son corps ne soit jalouse, et que toutes ses écailles jouent avec la lumière du soleil comme une raquette et une pelote. Parfois il s'élançait hors l'élément liquide, en se prenant sans doute pour un poisson volant, jusqu'à ce qu'il finisse par tomber sur un bec, celui d'un cormoran qui paradait par là, en quête d'un dîner pour assouvir sa faim.
Voilà notre poisson pris dans l'étau du bec. Il se démène en vain de la tête et la queue. Il pleure et il supplie sans succès son chasseur. L'oiseau gourmand le serre fermement dans son bec afin de l'étouffer et lui briser les reins et le forcer ainsi à subir son destin. Le poisson agonise mais ne perd pas la tête. Il se refuse encore à servir de festin. Avant d'être avalé une idée perce enfin son esprit, venant du plus profond de son cerveau reptilien, soufflée on ne sait par qui, ange ou démon, je me garderai de me prononcer sur ce point.
Il narre à son bourreau une histoire hilarante. On n'a pas retenu ce récit mémorable. C'est bien dommage car... ça nous aurait fait rire un peu. L'oiseau glouton s'esclaffe et entrouvre son bec, laissant filer sa proie qui n'attendait que ça. Elle saute dans l'eau vive et s'en va comme un trait, sans regarder derrière le cormoran confus d'être astreint à la diète par une facétie.
Vous avez deviné la morale de ce conte. Si tu ne peux pas vaincre ton ennemi par la force, désarme-le par le rire.
Cette fable malaise me ramène à l'esprit une anecdote du siècle de Louis XIV. Un courtisan, par maladresse ou de manière délibérée, l'Histoire ne le dit pas, flatta un jour de la main la croupe de Madame de Montespan. Surprise par ce geste déplacé, la favorite en titre du roi se retourna courroucée. Le gentilhomme lui dit alors : "Ah, Madame, si votre coeur est aussi dur que votre fesse, je suis un homme perdu! La duchesse sourit et l'affaire fut close.
J'ai trouvé le sujet de cette fable
dans l'ouvrage de Walter William Skeat - Malay Magic - Mac Millan - London,
1900.
J'ai découvert ces légendes attendrissantes en visitant le Mont de l'Ouest, près de Kunming et de la Forêt de pierres (Shilin), au pays du printemps perpétuel. Mais avant, il faut atteindre le haut de la montagne. On y accède à pied par de multiples sentiers relativement escarpés. Cependant les touristes peuvent y parvenir plus rapidement et sans fatigue en empruntant un télésiège. Ils embarquent, deux par deux, dans de peu confortables fauteuils suspendus à un câble qui les propulsent en direction du sommet. La noria des sièges se croise au dessus d'une tranchée creusée à travers la végétation fournie qui tapisse la pente. Parfois, leurs pieds frôlent la cime des arbres qui tendent leurs branches à travers le passage. D'autres fois, ils se balancent en surplomb d'une profonde vallée. En dessous d'eux serpentent de nombreux sentiers quelquefois fermés aux promeneurs. Des panneaux rappellent les interdictions ou mettent en garde contre le risque des feux de forêts. Les pictogrammes qui les ornent sont intelligibles même pour ceux qui ne lisent pas le chinois. A gauche, en contrebas, on aperçoit une vaste nappe d'eau. A droite, de place en place, des pavillons ont été construits à travers la montagne. L'ascension achevée, les touristes prennent pied à terre, en voltige, à la station d'en haut, comme ils ont pris les sièges, à celle d'en bas, car le mouvement de la noria ne cesse pas. Puis ils se dirigent vers la Porte du Dragon. De là, ils vont redescendre, à pied, jusqu'au bas de la montagne. Chemin faisant, le guide leur fournit de nombreuses explications qui n'ont pas toujours de lien direct avec les lieux visités.
Du haut de la Plate-forme Hui Feng, on jouit
d'une belle vue sur les rives du fleuve qui coule au pied de la vertigineuse
falaise de Luohan. Cette falaise a été aménagée
à partir du 16ème siècle. Au milieu de ce siècle,
un prêtre taoïste, Zhao Lian, grimpa jusqu'à la Caverne
de Pierre et construisit un petit pavillon sur le rocher abrupt, après
avoir pavé le sentier et l'avoir bordé de chaînes de
fer. Pendant le règne de l'empereur Qianlong de la dynastie des
Qing, Wu Laiqing, un moine taoïste natif du village de Xiayu, décora
de sculptures la voie qui longe la montagne. Il orna tout le sentier sud,
depuis le Rocher du Phénix jusqu'à la Caverne Ciyun. En 14
années de dur labeur, il façonna les durs rochers sur la
partie sud du Pavillon Sanqing. Il sculpta les pavés du sol et les
pierres des murs. Il creusa la caverne du Phénix. Il cisela le passage
voûté du "Merveilleux paysage de Putuao" ainsi que la caverne
de Ciyun, dans laquelle il aménagea une maison. Après la
Plate-forme Hui Feng, on passe devant le Pavillon Yan Yu. On s'arrête
devant des cavités, creusées à même la falaise,
qui sont ornées de sculptures peintes. Un panneau rappelle le travail
effectué ici par Wu Laiqing, de 1781 à 1795. Les colonnes
principales de la porte, la Nef de la Pitié, la Terrasse Divine,
les personnages chevauchant un dragon et un tigre sur les deux murs...,
tout a été sculpté à même les rochers
qui tapissent l'intérieur de la cavité. Le poème suivant
est gravé sur un fronton:
.
Les touristes doivent alors franchir un passage en empruntant un tunnel. Ils arrivent ensuite au Rocher du Phénix, connu aussi sous le nom de la Vieille Maison de Pierre. La maison de pierre du Rocher du Phénix. "Le Livre de Fengxian" est gravé au fronton de cet édifice construit par Wu Laiqing. Selon la mythologie de la Chine ancienne, l'Empereur Jaune luttait contre Ciyun, maître du vent et de la pluie. Ce dernier faisait jaillir les nuages et crachait de la fumée. Son adversaire éprouvait les plus grandes difficultés pour lui échapper. La Mère de Jade ordonna à la Jeune Fille Mystique des Neuf Cieux de donner à l'Empereur le livre des cinq talismans et des cinq voies de la victoire. Ainsi, l'Empereur Jaune put triompher de son ennemi et pacifier la nation. Les rivières se calmèrent, la mer s'éclaircit, le phénix se mit à danser et, tandis que des centaines d'oiseaux lui rendait hommage, il redevint la Jeune Fille Mystique. Un écrit de Fu Zonglong, datant de la fin des Ming, gravé sur la face sud, rapporte que "sur le sentier de la montagne tombent des gouttes de pluie colorées alors qu'une ample verdure s'éparpille sur des milliers d'arbres". C'est l'un des inestimables trésors qui se rencontrent parmi les inscriptions que l'on peut lire sur la falaise de Luohan.
On parvient ensuite devant une source ornée d'un veau blanc qui jaillit dans une petite grotte. C'est la Source du Veau Filial, aussi nommée Puits du Veau. La légende est gravée sur une plaque et je n'ai fait que la traduire, de l'anglais, pas du chinois!
Un boucher de Kunming, nommé Zhao Wu, acheta un jour une vache et son veau. Il amena les bêtes à l'abattoir, affûta son couteau, attacha la vache et s'apprêtait à l'égorger lorsqu'il entendit quelqu'un l'appeler derrière la porte fermée du local. Il posa le couteau, s'en fut ouvrir et jeta un coup d'oeil à l'extérieur. Il n'y avait personne!
Quand il revint sur ses pas, il ne retrouva plus son couteau et vit seulement le veau en pleurs agenouillé devant sa mère. Le boucher se trouva tout penaud mais il finit par se reprendre, chassa le veau et retrouva le couteau, que l'animal dissimulait sous son ventre.
Zhao Wu ramassa le couteau et s'apprêta à immoler la vache. Les larmes se mirent alors à redoubler d'abondance, le long des joues du veau immobile devant sa mère. Zhao Wu sentit un étrange malaise l'envahir. Son corps fut parcouru de frissons. Un irrépressible flot de sympathie pour le veau le submergea. Il eut honte du métier qu'il exerçait depuis si longtemps, sans même éprouver autant de piété filiale que le petit veau.
Alors, il posa son couteau et se rendit, accompagné
de la vache et du veau, jusqu'au Pavillon Sanqing, sur le Mont de l'Ouest,
en haut d'une falaise, décidé à y vivre en accord
avec les préceptes de la religion. Quand ils atteignirent le Pavillon,
la vache était assoiffée. Le veau, aidant sa langue de ses
cornes, suça et creusa si bien le rocher qu'à la fin un puits
y fut percé. La vache put étancher sa soif, grâce à
l'eau dont s'emplit la cavité, et c'est ainsi que la source fut
nommée celle du Veau Filial.
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Ce ne sont pas les principes qui sont universels,
car chacun les interprète et les pratique à sa façon.
Ce sont les légendes qui le sont!
Dieu qui est partout et partant nulle part, Dieu pour qui il n'y a ni passé ni futur, mais seulement le présent, parce que l'éternité ne se divise pas, Dieu que les ans épargnent puisqu'ils n'existent pas, mais qui naquit chenu et la barbe fleurie comme cerisier en fleur, Dieu l'omniscient, l'être le plus sagace, celui que l'on ne voit qu'à travers ses exploits, Dieu dit enfin : "Que la lumière soit!" Il appuya sur un bouton, et la lumière fut.
En six jours il créa l'espace, et en même temps la durée. Il peignit le ciel en bleu et décida qu'il pourrait être gris ou pommelé de blanc, à sa discrétion, pour éviter l'ennui, l'ennui qui est le fils de la monotonie et sape le moral. Il emplit donc l'espace de planètes qui tournent les unes autour des autres, immense carrousel, sans jamais se heurter. Il mit le soleil au mitan pour les tenir au chaud. Il décida que la durée se diviserait en journées qui elles-mêmes se scinderaient en distinguant le jour de la nuit primordiale, le jour qui n'est somme toute rien d'autre qu'une nuit blanche. Il plaça dans le ciel pour éclairer la nuit, la lune ce miroir du soleil à la niche. Dans le souci louable de la diversité, il dressa les montagnes, il creusa les vallées. Il emplit d'eau les creux, en découvrant les sources qui devinrent des rivières, se jetant dans les fleuves qui s'en vont dans les mers par quantités de bras pour assouvir sans doute leur besoin d'affection. Il couvrit la terre d'herbes, de forêts, de vergers et d'animaux divers. Puis il cloua d'étoiles notre voûte céleste pour qu'elle ne tombe pas. Et comme il s'ennuyait dans ce jardin d'Éden qui était trop parfait, il prit un peu d'argile et façonna Adam, dit-on à son image, à moins que ce ne soit Adam, ce prétentieux, qui répandit ce bruit pour s'en faire une gloire. Dieu pourvut de parole, Adam, qui jusqu'alors était resté muet, afin de bavarder à loisir avec lui, la parole qui blesse mais aussi qui guérit, la parole qui ment ou dit la vérité, tant et si bien qu'on ne sait pas trop bien, si elle nous vient de Dieu, ou bien plutôt du Diable, et que même on soupçonne des langues maléfiques de faire se battre quatre montagnes! Mais Dieu garda pour lui le Verbe qui est tout, parce que lui seul exprime l'unique Vérité, le Verbe enfin qui fonde les empires et les broie. Il sculpta d'une côte d'Adam, Eve sa femme, d'où les enfants sortirent. Adam s'en inspira pour tirer des aiguilles des ossements menus des souris et des rats. A ce couple d'humains, il leur dit aimez-vous, et ces deux là comprirent copulez vaillamment, pour peupler la planète de rejetons envieux, qui d'envieux deviendront des héritiers haineux. Mais Dieu pensa alors en le gardant pour lui, je vous ai préparé conflits et pandémies, afin de limiter la croissance des foules, et rappeler à moi le plus vite possible, ceux qui s'en rendront dignes; pour ceux qui demeurent sourds à mes admonitions, les méchants dont le coeur est gonflé d'amertume, je les laisserai vivre autant qu'il le faudra pour qu'ils mettent le comble à leur indignité!
Le 7ème jour enfin, satisfait de son oeuvre, Dieu se mit en vacances, pour jouir du repos, oubliant une pomme dont on ne sait plus trop, si elle est d'un serpent, ou bien d'Eve ou d'Adam, laquelle croquée par eux les dota du pouvoir, de métamorphoser un banal incident, en incendie violent. Et c'est ainsi qu'au cours de la première guerre, Caïn par jalousie tua son frère Abel, et que leurs héritiers s'écharpèrent vaillamment, pour régler par le fer ainsi que par le feu, périodiquement de futiles chicanes, de tenures et bornages. Pour punir nos ancêtres de leur curiosité, Dieu chassa gent et bêtes du Paradis terrestre, où tout était gratuit. Il en ferma les portes et plaça comme argus des Chérubins casqués armés de lance-flammes, afin qu'Adam et Eve ne puissent pas goûter au fruit d'éternité, après avoir croqué celui de la science. Il créa le travail pour l'homme et le bétail, parce que dans le désert où ils étaient tombés, rien n'était plus gratuit et tout se marchandait.
Dieu prit de la distance et se mit à songer, en regardant la terre. Tout lui sembla sublime. Il n'allait pas sombrer dans le péché d'orgueil, car Dieu évidemment ne saurait point pécher. C'est alors sur un bord de la mer Pacifique, qui porte mal son nom vues ses colères subites, au sud d'un continent qu'on nomme l'Amérique, les sommets lui parurent trop proches de la mer. Adonc comme il restait des reliefs de son oeuvre, du désert, des forêts, des volcans, des montagnes, des glaciers, des rivières, des sources, des herbages, et que sais-je encore d'autre, il étala le tout dans cette vacuité.
Dieu recula et vit que cela était bien. Cette longue et étroite bande de reliquat semblait un résumé du reste de la terre. Il songea, c'est trop beau que vais-je donc en faire? Après avoir pesé le pour comme le contre, Dieu qui est juste et bon, Dieu esprit d'équilibre, décida donc et dit : "Mettons-y les Chiliens!"
Je tiens évidemment ce conte d'un
Chilien. Je ne me serais pas permis de brocarder un peuple étranger
: le véritable humour appartient à ceux qui se moquent d'eux-mêmes!
Ce conte me rappelle une légende québécoise : A l'origine
du monde, Dieu confia à un ange le soin d'aller distribuer les montagnes
aux quatres coins de la terre. Au bout de son périple, fourbu, l'ange
décida de secouer son manteau pour vider sa besace des petites montagnes
qui lui restaient. Ainsi naquirent, entre terre et mer, les cabourons du
Bic." H. Dorion, Y. Laframboise et P. Lahoud - Le Québec
40 sites incontournables - Editions de l'Homme - 2003.
"On aimait bien embarrasser Nasr-ed-Din Hodja
avec des questions oiseuses ou carrément impossibles à résoudre.
Un jour, on lui demanda :
-Nasr-ed-Din, toi qui es versé dans
les sciences et les mystères, dis-nous quel est le plus utile du
soleil ou de la lune.
-La lune sans aucun doute. Elle éclaire
quand il fait nuit, alors que le soleil ne luit que pendant le jour."
"Hodja du temps qu'il était aubergiste
à la campagne, vit arriver un jour une troupe brillante de chasseurs
à cheval. C'était un grand seigneur et sa suite.
-Holà, aubergiste une collation! Nous
avons l'estomac dans les talons.
Notre homme leur prépara une omelette
qu'ils mangèrent de grand appétit.
-Combien te dois-je? demanda le seigneur au
moment de repartir.
-Trente dinars, Excellence.
-Par Allah! Trente dinars pour une omelette!
Les oeufs sont donc bien rares par ici.
-Non, Excellence, ce ne sont pas les oeufs
qui sont rares, ce sont les gens riches."
.
"Hodja et sa femme savouraient des dattes.
Cette dernière remarqua que son mari avalait les dattes avec leur
noyau.
- Hodja Effendi, pourquoi manges-tu les dattes
avec les noyaux?
- Parce que l'épicier qui me les a
vendus a pesé ces fruits avec eux!"
"En voyant sa femme pleurer sans aucune raison,
Hodja lui demanda:
-Que t'est-il arrivé ?
Sa femme, séchant ses larmes, lui répondit
:
-Je me suis souvenu de ma pauvre mère.
Elle aimait tellement ce potage. C'est elle qui m'a appris à le
faire.
Hodja, qui éprouvait beaucoup de respect
pour sa belle-mère, ne répondit rien; il prit une cuillerée
de potage et l'avala; ses yeux s'embuèrent alors de larmes.
-Que se passe-t-il, demanda sa femme, pourquoi
pleures-tu ainsi?
-Je pleure, répliqua Hodja, parce que
c'est toi qui aurais du mourir au lieu de ta pauvre mère."
"Un jour, Hodja perdit son âne. Tandis
qu'il le cherchait, il répétait sans cesse:
-Merci, mon Dieu!
Les gens lui demandèrent:
-Pourquoi remercies-tu Allah alors que ton
âne court toujours?
Et Hodja répondit:
-Je rends grâce à Dieu de n'avoir
pas été sur l'âne. Autrement, à cette heure,
je serais perdu moi aussi."
"Hodja décida d'offrir à Tamerlan
quelques figues de son jardin pour se concilier ses bonnes grâces.
Il ignorait à quel point le Tartare avait ces fruits en horreur.
A peine les lui eut-il donnés que Tamerlan en prit une bien mûre
et la lui lança au visage.
-Allah est grand! s'exclama notre héros
sans broncher, quoiqu'il fût tout couvert du jus et de la figue éclatée.
Agacé Tamerlan en prit une autre et
récidiva.
-Grâces te soient rendues, Allah!
Et Nasr-ed-Din eut l'air aussi content que
si une pluie d'or était tombée sur son jardin.
-Arrête, homme stupide! s'écria
Tamerlan exaspéré. As-tu fini de rendre bêtement grâces
au ciel et de sourire heureux comme un coq galate sur son fumier? Tu ne
vois donc pas dans quel état j'ai mis ta tête et ton turban?
-Je comprends ta surprise, ô mon maître,
mais j'ai failli t'apporter des melons!"
Je me permettrai d'ajouter ici mon grain de sel. Je pense que Nasr-ed-Din Hodja était partisan d'un aphorisme dont je me crois l'auteur : "Le pire n'est jamais certain, mais il est toujours possible"; les malchanceux peuvent y trouver une consolation.
J'ai recueilli ces naïvetés turques, pleines d'humour et riches d'enseignements, lors d'une visite au Sikiang, sur la Route chinoise de la Soie. Ils m'ont inspiré les deux textes suivants :
Nasr-ed-Din Hodja s'aperçut un jour que la dernière des oranges qui restait dans son garde-manger était devenue bleue. Il courut chez le marchand de fruits et lui racheta un kilo d'oranges. Revenu chez lui, il plaça l'orange moisie au milieu des oranges saines espérant qu'elle se régénérerait par l'exemple. C'est le contraire qui se produisit. Notre homme, désappointé, jeta les fruits contaminés et tira mentalement les conséquences de cette expérience malheureuse.
A quelques temps de là, rencontrant son ami Agélaos, un berger conduisant son troupeau, et, soucieux de ne pas laisser ce dernier dans l'ignorance, autant que désireux de faire étalage de sa science, il lui déclara sentencieusement : "Ce n'est pas en mettant une brebis galeuse dans un troupeau sain que tu la guériras! Tu ne feras que corrompre les autres."
Des enfants africains vinrent une année
passer des vacances d'hiver en France. Ils furent si émerveillés
de découvrir la neige, qui métamorphose en contrées
fabuleuses les paysages les plus banals, qu'ils résolurent d'emmener
un peu de cette poudre magique dans leur pays, pour la montrer à
leurs camarades qui n'avaient pas eu la chance d'être de leur voyage.
Ils en emplirent des boîtes en fer qu'ils fermèrent soigneusement.
De retour chez eux, quand ils les rouvrirent, leur déconvenue fut
à la mesure de leur surprise : ils n'y trouvèrent plus rien
d'autre... que de l'eau!
"Vous arrivez bien, dit-il à l'abbé, je vous garde à déjeuner, nous mangerons deux appétissantes bottes d'asperges qui m'arrivent tout droit d'Argenteuil." L'abbé, également adepte de la bonne chère, accepta avec reconnaissance cette invitation.
— A la vinaigrette, naturellement, ajouta Fontenelle.
— Jamais de la vie, à la sauce mousseline,
objecta l'abbé.
Le ton monta peu à peu entre deux hommes au demeurant benoîts et à la bile froide. Le débat devint houleux. La querelle s'envenima. On eût dit deux champions qui défendaient l'honneur de deux causes sacrées. Ils eurent d'abord recours aux mots. Comment s'en étonner? La langue n'est-elle pas l'organe par excellence des gens de plumes et autres beaux parleurs, sans oublier les épicuriens portés sur la table, dont nos deux compères étaient? Tout juste pourrait-on se demander si notre amphitryon, auteur consacré de La pluralité des mondes habités, qui lui valut la gloire après bien des déboires, dans le monde des Lettres, avait renié ses deux axiomes préférés : "tout est possible et chacun a raison?" qui trahissaient ses origines normandes et lui avaient permis d'avancer dans le monde sans jamais trop heurter personne. Avait-il oublié qu'un jour il avait dit : "Si j'avais la main pleine de vérités, je me garderais de l'ouvrir?" Non, mais la gastronomie n'est pas chose légère; elle peut remuer l'âme et y porter le feu? Relisez notre histoire, ou bien celle des autres, vous y découvrirez que de nombreuses guerres n'ont eu d'autres motifs que d'obscures et tristes querelles de casseroles. Nos hardis combattants en fussent venus aux mains, non point pour se crêper fortement le chignon, comme on frictionne les tignasses avec un bon savon, action triviale de tradition purement féminine, mais bien pour s'arracher par touffes le toupet, ornant si bien leur front altier, comme l'on cueille du muguet. Par bonheur ils portaient perruques!
Après avoir longuement débattu de la couleurs des asperges et des sauces qui conviennent le mieux lesquelles aux blanches, lesquelles aux vertes et lesquelles aux violettes, enfin lassés de leur opposition, le bienveillant auteur de vulgarisation scientifique et l'ecclésiastique patelin finirent par se calmer, en gens du monde qui ne sauraient se comporter en portefaix. La fatigue rabattit leur faconde et, comme ils étaient en avance sur leur époque, en tant que savants et littérateurs annonciateurs du siècle des Lumières, ils convinrent de s'en remettre à la volonté populaire.
La cuisinière fut choisie comme arbitre. Le caractère de celle-ci, sous la pression de sa fonction, l'inclinait à la conciliation. Pour la satisfaction des deux gourmands, elle proposa donc de confectionner deux sauces en accompagnement des asperges qui lui passeraient sous le nez. Sous le nez, ai-je dit? Pas tout à fait! Comment un gâte-sauce peut-il s'assurer que, par la mystérieuse alchimie de son talent, le mélange sapide est au point d'excellence, sans y tremper son doigt puis en mouiller sa bouche? Certes, c'est une excuse que l'on doit considérer avant d'anathématiser la coupable d'une faute qui ne figure point parmi les sept péchés capitaux, bien qu'elle puisse conduire à la gloutonnerie! Que les mauvaises langues évitent de confondre conscience professionnelle et gourmandise! Notre cuisinière remplit parfaitement son office pour atteindre une perfection dont on prétend pourtant qu'elle n'est pas de ce monde. Elle y revint à plusieurs reprises, sans oublier aussi de tâter quelques pointes, fière d'un résultat qui la fit saliver. Mais cela prit du temps.
Elle en était encore à la vinaigrette, quand soudain l'abbé Garcia s'écroula dans le salon, frappé soudainement par une apoplexie. Fontenelle se rendit compte immédiatement de l'apocalyptique catastrophe, il sortit en toute hâte, se précipita vers la cuisine, où il entra comme la foudre, en hurlant à la façon d'un fou : "Rien que de la vinaigrette, seulement de la vinaigrette !..." Ayant ainsi paré au plus pressé, il retourna le coeur navré, mais l'âme sereine, et en prenant son temps, rendre les derniers devoirs à son ami mourant.
Nous ne connaîtrons donc jamais l'avis
du savant abbé Garcin, excellent casuiste, sur la question de savoir
si un gâte-sauce, en goûtant les mets qu'il prépare,
se rend coupable ou non, selon le droit canon. C'est bien dommage. Mais
cela n'empêcha pas Fontenelle de manger ses asperges, sans les partager
avec quiconque, abstraction faite du tribut prélevé par la
cuisinière. Il s'en pourlécha même avec grand appétit,
et sans pleurer dans son assiette. Notre savant, qui tirait si bien des
plans sur les planètes, et qui possédait une cervelle à
la place du coeur, comme le persiflaient les langues de vipères,
vécut jusqu'à 99 ans, sans compter la mémoire de la
postérité, avant de rejoindre son ami l'abbé Garcin
dans les ténèbres indéchiffrables de l'oubli, qui,
au moins pour les écrivains, ne sont pas noires mais sont blanches.
L'un d'eux, encore plus simple que les autres, j'emploie simple pour ne pas dire idiot, ce qui est bonnet blanc et blanc bonnet en auvergnat, ce simple donc avait acquis dans le village une manière de célébrité. Une fois la guerre terminée, et que les festivités, interdites pendant les hostilités et l'occupation, renaquirent comme le phénix de leurs cendres, on le vit à la fête du village, une fois copieusement désaltéré par quelques verres dans le nez, monter sur l'estrade des musiciens, qui faisaient sautiller et tourner la paroisse, pour s'improviser leur chanteur. Son répertoire n'était pas très étendu, quelquefois obscur, comme réservé aux initiés, et d'autres fois naïf, et je n'en ai pas retenu grand chose "Padi la méloune, concou la bayoun", ou encore : "Joli mois de mai, quand reviendras-tu? Tu te mouilleras, tu te sécheras!". Il agrémentait quelquefois ces bribes de souvenirs interprétés à sa façon de quelques éléments de sa biographie mais sans sortir de la décence. Cela faisait rire l'assistance qui, pour un moment, s'arrêtait de danser afin de l'écouter. On l'applaudissait et cela le dédommageait des quolibets dont les mauvais sujets le couvraient. Le rire du public dans un cirque n'est-il pas la récompense du clown qui reçoit un seau d'eau sur la tête?
Ce pauvre badaud, pour reprendre une autre expression auvergnate, ne méritait guère pourtant cette expression. Pauvre, certes, il l'était, sinon de mine, au moins d'argent; pour ce qui est de l'esprit, je n'oserais pas me prononcer. Quand il mettait ses deux pieds sous la table, elle n'était pas recouverte de mets fins. Il n'avait pas tous les jours à son menu des ortolans; il en ignorait même le goût et, à la fin de ses repas, il picorait du bout de ses doigts les miettes restées sur la toile cirée pour ne rien perdre. Mais il mangeait à sa faim et ses repas de régratier ne lui inspiraient aucun regret (répugnance). Il avalait les restes, même quelque peu bourrus, sans répugnance. L'absence d'eau courante sur son évier, le manque de salle de bain et de cabinet d'aisance de ses aîtres, ne lui faisaient pas faute (ne lui manquaient pas) outre mesure. Il se lavait abondamment dans sa cuve, lorsque la saison de fouler la vendange était venue, et posait culottes au coin d'un fumier, comme la plupart des gens du village. Il devait aussi comme eux aller quérir l'aigue (eau) à la fontaine la plus proche, en attendant qu'elle parvienne à l'intérieur des maisons, ce qui n'arriva qu'une dizaine d'années après la guerre, un miracle pour bien des gens, et moins qu'une guigne pour notre bonhomme. On peut supposer que sa pensée n'était pas portée à l'introspection. Mais sait-on jusque dans quelle tête celle-ci parvient à se glisser? Quoi qu'il en soit, au bout du compte, notre compère se comportait comme si la vie lui avait réservé un sort de poule et qu'il devait gratter pour trouver sa nourriture. La maigre chair qui le sustentait suffisait à le remplir d'aise. Bien sûr, il lui arrivait souvent de traire Peine, la vache maigre des Arvernes. Mais il surmontait superbement les inévitables contrarités de l'existence, en les ignorant, fidèle à l'adage selon lequel celui qui se contente de ce qu'il a est toujours plus riche que celui qui n'est jamais rassasié!
Johanes ne flânait jamais, même s'il rêvassait beaucoup. Il ne gardait pas longtemps ses deux mains dans ses poches, ni ses deux pieds dans le même sabot. Après avoir craché dans ses mains, il empoignait fermement le manche de ses outils et cultivait avec entrain les quelques arpents de terre que lui avaient légués ses ancêtres. S'il n'entourait pas de papier d'argent les ceps de ses vignes, afin de pouvoir travailler avant l'aube, c'est qu'il n'avait jamais mangé de chocolat! Petit, mais râblé, il était plus fort qu'un taureau turc. Monter une échelle branlante, barreau par barreau, avec une bauge (sac) de blé de cent kilos sur le dos ne lui faisait point peur. Pendant les journées de batteuse, il passait son temps à cette occupation, sans regimber ni montrer la moindre trace de fatigue. On le disait capable de soulever un cheval sur son dos en se plaçant sous le ventre de l'animal. Mais je n'ai jamais assisté à cet exploit. Je ne me souviens pas l'avoir vu malade; à ma connaissance, son nez n'a jamais porté de buricles (lunettes); assurément, nos modernes esculapes n'auraient pas fait de grosses crottes si tous leurs patients avaient eu sa constitution!
Un jour, on le vit se rendre à l'un de ses champs ses épaules chargées d'un poêle de fonte à brûler le bois. Comme on lui demandait ce qu'il comptait en faire, il répondit : "Eh, quand le froid sera venu, je serai bien content d'aller me chauffer près de lui en me reposant un peu!" Grâce à son labeur incessant, il parvenait à se vêtir, à se sustenter, et à entretenir Charlotte, son unique compagne. Il traitait bien cette dernière, mais la trouvait trop gourmande. "Voyez, disait-il, en montrant une botte de foin serrée sous son bras. Un homme aurait bien là de quoi manger plusieurs jours. Eh bien, il en faut deux quotidiennement à Charlotte!" Charlotte était une ânesse. Il prenait un soin jaloux de cette bête qui mérite mieux que la réputation dont elle est gratifiée. Il lui arrivait de revenir des champs, attelé entre les brancards de sa carriole. Charlotte suivait, attachée par une corde à l'arrière du véhicule. "Que se passe-t-il, Johanes, lui demandait-on?" "Charlotte était fatiguée, je n'ai pas eu le coeur de lui laisser tirer la voiture, surtout avec moi dedans!"
Un matin, en arrêt devant un terrain
où l'on ramassait plus de cailloux que de pommes de terre, je l'entendis
murmurer cette sentence naïve mais frappée au coin d'un indéniable
bon sens: "Si les pierres pourrissaient, cela ferait du bon fumier!"
Cette remarque, non dépourvue d'une certaine poésie, m'interpella.
Devais-je m'en étonner? A la réflexion, je conclus que non
: la véritable mission de la lumière n'est-elle pas de jaillir
du sein de l'obscurité? Les requêtes de notre bonhomme
étaient parfois aussi inattendues que saugrenues. Ne me demanda-t-il
pas un jour si mon beau-père, électricien et dépanneur
de radio, ne pourrait pas ressouder son accordéon. Je ne l'imaginais
pas musicien. Peut-être voulait-il parler de son poste de T.S.F.,
comme on appelait alors ces boîtes à musique!
.
Le temps vint cependant où perça la question de savoir ce qu'il allait devenir, seul au monde, lorsqu'il perdrait son autonomie. Il ne se posa certes jamais à lui-même cette question, mais les autres le firent pour lui. La municipalité décida d'entreprendre des démarches afin qu'il soit admis dans une maison de retraite. Ces démarches aboutirent et Johanes fut enlevé du milieu routinier d'où il n'était jamais sorti, pour se retrouver dans un univers étranger qui le déconcerta. Malgré toutes les explications qui lui furent abondamment fournies, en insistant sur les avantages que ce changement, effectué dans son intérêt et pour son bien, lui apportaient, il ressentit ce chambardement de son existence, fomenté en grande partie à son insu, comme une contrainte qui lui était imposée, et il finit par penser qu'il s'agissait d'une punition infligée sans qu'il sache quelle faute il avait commise, personne ne lui reprochant rien. Et il en vint ainsi à considérer la maison de retraite comme une maison d'arrêt.
Quand celle-ci lui délivrait une autorisation de sortie, en quelque sorte une levée d'écrou provisoire, il parcourait les cinq kilomètres qui séparaient sa prison de son village natal, en s'arrêtant quelquefois pour écouter des oiseaux de plus en plus rares, et aussi parce qu'il s'essoufflait plus vite qu'autrefois en gravissant les pentes. Il cueillait quelques fleurs champêtres par ci, par là, marguerites, coucous, bleuets. Au village, il allait revoir avec nostalgie sa maison tristement close. Peut-être regrettait-il aussi un peu Charlotte, mais nul ne le sait. Chemin faisant, il entrait en discussion avec les habitants qu'il rencontrait. Ceux-ci, qui le connaissaient bien, lui parlaient de la pluie et du beau temps, et ne manquaient jamais de s'enquérir de sa santé. Mais ce n'était pas le genre de propos qui l'intéressaient. Aussi finissait-il toujours par dévier la conversation vers l'unique sujet de ses préoccupations : Pourquoi l'avait-on arrêté? Quel délit avait-il commis? Que craignait-on de lui? On ne met pas les gens en prison pour rien! Il ne comprenait pas qu'on ait pu le priver sans motif de l'air libre et de la nature, qu'il aimait tant, pour l'obliger à vivre le restant de ses jours incarcéré dans une étroite cellule, aussi douillette fût-elle. Quel forfait impardonnable avait-il bien pu perpétrer pour mériter d'être jeté comme un convict au fond d'une maison de retraite? Il avait beau sonder sa mémoire, jusqu'en ses recoins les plus intimes, il ne trouvait rien à se reprocher : le sac était vide!
Il finit par mourir, honteux d'être un
réprouvé, sans être parvenu à résoudre
cette énigme qui le taraudait.