Carnet  de  route  d'un  voyage  En Syrie
Septembre-octobre 2010 (suite 2)
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5 ème jour (29 septembre - matin): Le château de Saône (les photos sont ici) 

Notre première visite de la matinée sera consacrée au château de Saône ou de Saladin (Sahyoun, Qala`at Sahyun ou Qal`at Salah El-Din). Ce château, situé à 23 km de Lattaquié, près d'Al-Haffeh, est le plus grand de Syrie (pour situer ce site, voir une carte, ici). Il s'élève sur un promontoire de 400 m de haut, au confluent de deux rivières profondément encaissées dont les ravins donnent une forme triangulaire à la plate-forme rocheuse qui le supporte. Il couvre une superficie d'environ 5 hectares et sa longueur avoisine 740 m. Il fut construit par les Croisés pour défendre Antioche au sud. Cette important cité était la capitale d'un des quatre États latins d'Orient. Saône commandait une des principales vallées qui mettent en communication l'Oronte avec la mer. Si la fosse syrienne qu'arrosent l'Oronte et, plus au Sud, le Jourdain, trace son profond chemin du nord au sud de la Syrie et de la Palestine, des failles transversales se creusent dans les chaînes montagneuses qui bordent à l'ouest cette vallée encaissée. L'une d'elles, la trouée de Homs, était défendue par le puissant Krak des Chevaliers; plus au nord, Saône surveillait un autre passage. 
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Le château de Saône vu du nord de la vallée
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Pour l'atteindre, il est nécessaire de franchir une montagne boisée du djebel Ansariye, couverte de chênes, de cyprès, de pins sauvages, de térébinthes, de peupliers, de kattlabs, une essence locale, et d'autres variétés d'arbres. Du haut de cette montagne on jouit d'une belle vue d'ensemble sur le château, ensuite, il faut plonger dans l'une des vallées qui entourent l'éminence sur laquelle il se dresse, franchir la rivière, puis gravir la pente opposée. On arrive enfin en face d'une profonde brèche qui tient lieu de fossé à la forteresse. Cette brèche, aux parois verticales, d'une profondeur d'une trentaine de mètres, d'une largeur de 14 à 20 mètres et d'une longueur de 158 mètres, a été creusée de main d'homme pour séparer le château du plateau de l'est, seul endroit qui n'était pas défendu par les vallées; l'accomplissement de cet ouvrage est presque pharaonique! Vers l'entrée nord, au milieu de cette tranchée, une aiguille de pierre a été soigneusement laissée; le haut en est maçonné; un pont de bois reposait dessus pour permettre le franchissement de l'abîme; il pouvait être facilement enlevé en cas d'attaque et, si nécessaire, le haut de ce pilier naturel pouvait être démoli. Au fond du fossé, des chevaux vaquent à la recherche d'une herbe rare, en l'attente d'hypothétiques cavaliers, tandis que leurs maîtres, assis en rond sur le sol, devisent tranquillement. Des trous creusés dans la falaise, à l'est, laissent supposer que le fond de la tranchée fut autrefois occupé; sur la falaise ouest, une ouverture, donnant à mi-hauteur sur le vide, suggère l'existence d'une ancienne porte d'accès à la forteresse.  
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Le plan du château de Saône - Source: panneaux du site
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On accède aujourd'hui au plateau sur lequel la forteresse a été bâtie en empruntant un escalier moderne sur le flanc sud du site, c'est-à-dire sur l'autre vallée que celle par laquelle nous sommes arrivés. On pénètre par une porte surmontée d'un assommoir, ouverte dans une tour carrée à étage, qui faisait partie des défenses de la partie sud. Au cours de notre visite, nous aurons l'occasion de retrouver des détails architecturaux qui témoignent des différents bâtisseurs qui se sont succédés sur le site. Celui-ci se divise en deux parties: la citadelle sur le terrain le plus élevé, à l'est; la ville basse, à la pointe du triangle limité par les deux vallées, à l'ouest. De l'autre côté de la faille artificielle, à l'est de l'ensemble, des vestiges trouvés sur le plateau indique qu'il y eut autrefois une agglomération qui communiquait avec le château par le pont de bois escamotable. On pense que le site fut occupé depuis une époque très éloignée. Les Phéniciens devaient déjà y posséder un établissement. Toutefois, les premières constructions défensives significatives furent probablement le fait des Byzantins. En effet, une colonie byzantine s'établit dans la partie basse, à l'ouest du site. Cette colonie était protégée par une forteresse érigée sur le plateau supérieur, où résidait le centre politique et économique. Les occupants de cette époque édifièrent une série de remparts à l'est et fortifièrent le nord et le sud en suivant les contours du promontoire. A l'ouest, une falaise verticale fut créée sur la pente rocheuse naturelle pour fournir une meilleure défense à la forteresse et aux autres bâtiments construits sur le sommet du plateau. Les pierres extraites de la falaise furent employées à la construction de la cité basse de l'ouest. Deux poternes, pourvues de ponts en bois sur des piliers monolithiques, donnaient accès à cette cité basse. Les restes de deux chapelles confirment que la cité basse était habitée. Sur le plateau supérieur, au sud de la forteresse, se trouvait un autre complexe religieux comprenant une chapelle et une vaste église. A l'ouest du complexe religieux, s'élevait une structure à deux niveaux, qui fut probablement un château, mais dont il ne reste plus que des ruines. 
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Les constructions byzantines - Source: idem ci-dessus Les constructions franques - Source: idem ci-dessus
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Les Croisés francs, qui prirent la suite, utilisèrent le site en totalité et transformèrent la forteresse byzantine du sommet en résidence pour les nobles. Ils entreprirent d'importants travaux de fortification, particulièrement du côté est, où ils construisirent d'imposantes tours rondes ou carrées à pierres de bossage, qui, par leur aspect massif, ce distinguent clairement des fortifications byzantines. Leur architecture est puissante, sévère, uniquement guidée par des considérations défensives. Le côté est du site est le mieux protégé. Le fossé, probablement commencé pendant la période byzantine, fut creusé jusqu'à la profondeur d'un véritable abîme par les Francs, même s'il est possible qu'il ait été approfondi à la période musulmane. Les carriers francs respectèrent seulement le pilier primitif qui supportait le pont permettant de franchir le fossé, créant ainsi l'aiguille de pierre monolithique de 28 m de haut connue sous le nom d'obélisque; les pierres extraites furent probablement employées à la construction des tours. Une nouvelle porte fut ouverte entre deux tours rondes. La tour maîtresse, une magnifique construction carrée de grosses pierres de bossage, dont certaines pèsent jusqu'à 15 tonnes, avec ses 25 mètres de haut et ses 24 mètres de côté, est la plus grande de cette sorte construite dans la région. De la terrasse crénelée qui lui tient lieu de toit, on jouit d'une belle vue sur l'ensemble du château et sur les environs et l'on s'aperçoit que les pentes de la vallée du nord sont percées de grottes. D'autres tours carrées furent aussi construites au sud. Une citerne fut installée du côté de l'est, ce qui laisse supposer que les chevaliers firent de la tour carrée une résidence. Une autre grande citerne existe aussi au nord et elle était capable de fournir l'eau à une population importante. Les Francs tentèrent également de creuser un fossé à l'ouest pour séparer la cité basse ouest de la citadelle; mais ils renoncèrent à ce projet dont l'exécution s'avérait trop difficile. Ils restaurèrent alors la cité basse et la fortifièrent au moyen d'une tour portière carrée. On pense que les familles des soldats logeaient dans cette cité bien que l'on n'y ait trouvé aucune trace domestique provenant de la période franque. Les nobles, quant à eux, résidèrent dans l'ancienne forteresse byzantine. Les travaux réalisés par les Croisés sont si importants qu'ils n'ont pu être entrepris que par une famille riche et puissante, ce qui fut le cas des seigneurs de Saône sans que l'on sache qui de Robert ou de son fils Guillaume y prit la part la plus active (voir "Le château de Saône et ses premiers seigneurs" en cliquant ici). 
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La tour portière de l'ouest bâtie par les Croisés.
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Les musulmans, qui enlevèrent le château aux Croisés, ne se montrèrent pas d'aussi grands bâtisseurs. Leur oeuvre est loin pourtant d'être négligeable. Citons la mosquée, le château, des bains, un hammam dont la porte est décorée de muqarnas, un ornement arabe typique du 10ème siècle, et quelques retouches de l'enceinte à l'est de l'ensemble (un plan des différentes phases de construction est ici). 
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Le site de Saône changea plusieurs fois de mains. La première construction daterait du début du premier millénaire avant notre ère. Les Phéniciens auraient dû le céder à Alexandre vers - 334. Selon un géographe arabe du 14ème siècle, Dimashqi, les Romains s'y seraient également établis. Il fut ensuite pris vers 947-949 par l'émir hamdanide d’Alep Lai Sauf al Dawha. L'empereur Jean Tzimiskès l'enleva en 975 comme il ressort d'une correspondance qu'il échangea avec le roi d'Arménie. Les Byzantins le gardèrent jusqu'à la fin du 11ème siècle, sauf pendant son occupation par les Seldjoukides. C'est à leur époque que la forteresse prit forme. Les croisés s'emparèrent de celle-ci au début du 12ème siècle, après la prise de Lattaquié (1108). Les aménagements byzantins furent alors améliorés comme on l'a dit plus haut. On observera que, à la différence du Krak et de Marqab, la garde de Saône ne fut jamais confiée à un ordre religieux. En 1188, la forteresse fut conquise par Saladin qui la confia à Naser Eddin Manguwiris lequel la transmit à son fils Zaffer Eddin Othman qui fut témoin de l'invasion mongole. Après la défaite des Mongols, en 1262, Ezz Edin Ahmad, fils de Zaffer, reçut Saône jusqu'à sa mort en 1272. Le château revint alors au mamelouk Baybars. En 1280, le gouverneur de la forteresse était Sonquor al Achgar, émir mamelouk rebelle qui tentait de conquérir son indépendance; en 1281, par suite d'un accord avec le sultan Qalaun, Sonquor participa à la deuxième bataille de Homs contre les Mongols qui venaient d'attaquer à nouveau la Syrie; il fut cependant évincé de la forteresse, en 1287, par Qalaun qui en confia la garde à Husam Eddin Qarantai. En 1289, Saône fut rattaché à Tripoli, sous la juridiction du Mamelouk Sultan Katagba. Après la disparition de l'État byzantin, alors que les Ottomans dominaient la Syrie, la forteresse perdit une grande partie de son utilité stratégique. Son rôle se borna à n'être plus qu'un poste de sécurité sur une voie de passage. En 1840, le conflit qui opposa l'Égyptien Ibrahim Pacha, fils d'Ali Pacha, aux Ottomans causa d'importants dégâts à la forteresse qui fut abandonnée jusqu'à l'époque du mandat français où elle servit de refuge à des révolutionnaires anticolonialistes. La restauration du site débuta en 1937 et connut un nouvel essor après l'indépendance de la Syrie. En 2006, il fut  inscrit, conjointement avec le Krak des Chevaliers, sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco. 
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Le château de Saône en 1909 - Dessin de T. E. Lawrence
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Dans l'une des salles du château, le personnage de Saladin, sultan et soldat, est mis en exergue. D'origine kurde, Salah ad-Din Yussuf ibn Ayyub, naquit à Tikrit, dans l'ancienne Mésopotamie (Irak), en 1137-1138. Son père, Najn ad-Din Ayyub, fut le fondateur de la dynastie ayyoubide. Alors qu'il était jeune homme, Salah ad-Din fut appelé à la cour d'Alep par son oncle, Assad ad-Din Shirkuh, un confident du sultan Nur ad-Din Zengi, qui instruisit Salah ad-Din dans l'art de la guerre et qui le pourvut d'une vision tolérante de l'islam. Nur ad-Din envoya Salh ad-Din au Caire pour y remplacer le calife fatimide défaillant en 1171; il y gagna en influence politique et consolida sa position. Comme sultan d'Égypte, il réalisa les souhaits de Nur a-Din, qui rêvait de réunifier la Syrie, en conquérant Damas en 1174, puis Homs, Baalbek, Hama et finalement Alep en 1183. A partir de cette position de force, Salah ad-Din devint capable d'appeler les croyants à la guerre sainte afin d'unifier les territoires musulmans contre les Croisés. Le 4 juillet 1187, il infligea une sévère défaite aux Francs à Hattin, près du lac de Tibériade, en Palestine. L'ascendant moral acquis grâce à cette victoire lui permit sous trois mois de s'emparer des places fortes d'Acre, de Jaffa, de Beyrouth et d'Ascalon. Finalement, il se tourna vers Jérusalem et, le 2 octobre 1187, après 12 jours de siège, il atteignit le but de la création d'un État islamique poursuivi depuis près d'un siècle. Il envisagea alors de chasser définitivement les Francs de Syrie. En juillet 1188, il se dirigea vers la côte et prit Tartous, Safita, Jable, Lattaquié et Saône; Balatanos, Bakas, Shugur, Burzey et Semaniye tombèrent en août et Baghras en septembre. En 1192, il signa une trêve avec Richard coeur de lion, venu en Syrie avec la 3ème croisade. Dans le cadre de cette trêve, les pèlerins chrétiens étaient autorisés à se rendre sur les lieux saints. Guerrier farouche mais diplomate habile, Saladin savait se montrer compatissant et il gagna le respect aussi bien de ses alliés que de ses adversaires. Il réorganisa l'armée et, sous son excellente direction, la région redevint prospère. Comme sultan il se révéla aussi un grand bâtisseur au Caire et à Damas qui lui doivent beaucoup d'écoles religieuses sunnites (madrasas). Sa générosité était telle qu'à sa mort, à Damas, le 4 mars 1193, il ne restait plus assez d'argent dans ses caisses pour payer les frais de ses funérailles et de la construction de son tombeau. Son frère et ses trois fils héritèrent d'un royaume ayyoubide unifié, mais ils le divisèrent entre eux jusqu'à ce que l'invasion mongole mit fin à leur dynastie en 1260 (une carte des conquêtes de Saladin est ici). 

Voici comment Saladin parvint à prendre Saône, d'après les chroniqueurs arabes de l'époque. Il arriva avec son fils Zaher Ghazi le mardi 26 juillet 1188 et campa avec son armée près du château. Il en examina d'abord soigneusement les approches afin d'élaborer la meilleure stratégie possible. Dans la matinée du mercredi 27 juillet, l'armée arabe installa des mangonneaux face aux fronts nord et est du château, conformément au plan établi. Un bombardement intense de pierres accabla les défenses pendant toute la journée du 28 juillet. Le vendredi 29 juillet, les dommages causés étaient tels que l'assaut parut possible. La panique s'empara des assiégés. Saladin leur promit alors de leur laisser leurs biens et la vie sauve à condition que chacun lui donnerait 10 dinars pour les hommes, 5 dinars pour les femmes et 2 dinars pour les enfants. La reddition s'effectua selon cette convention. 

La visite terminée, Nous nous rendons à pied sur une éminence voisine du château pour l'admirer de loin dans sa globalité. Ensuite, nous prenons le chemin d'Apamée. 

5 ème jour (29 septembre - matin - suite): Apamée - Le musée (les photos sont ici) 

Nous gravissons les contreforts de l'Anti-Liban, une chaîne de montagnes intérieure qui surplombe le Ghab, une riche vallée traversée par l'Oronte. Avant d'emprunter la route en lacets qui descend dans cette large vallée, nous nous arrêtons un moment à un point de vue pour jeter un coup d'oeil sur la large plaine qui s'étend au pied des montagnes. On y distingue nettement le cours du fleuves marqué par l'abondance des roseaux qui le bordent. 
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Le Ghab - La vallée de l'Oronte en bas de la montagne
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Notre première visite à Apamée (Qal'at al-Madhiq), sera pour un caravansérail ottoman converti en musée. Cet édifice est constitué par de longues galeries voûtées disposées autour d'une vaste cour à peu près carrée. On y recevait autrefois les pèlerins en voyage vers la Mecque; d'imposantes cheminées sont là pour nous rappeler qu'il ne doit pas y faire très chaud en hiver. Dans les galeries sont exposés des vestiges archéologiques trouvés dans la région. La première galerie dans laquelle nous pénétrons est consacrée à la cité antique. On y rencontre notamment de beaux sarcophages de l'époque romaine (2ème siècle), ainsi qu'une foule d'autres objets, dont un chapiteau byzantin en forme de panier tressé. Mais les pièces les plus intéressantes sont les mosaïques, malgré leur mauvais état de conservation. 

La plupart de ces mosaïques ont été découvertes sous le sol de la cathédrale byzantine. Elles se réfèrent souvent à des légendes grecques, ce qui laisse supposer que le paganisme a probablement assez longtemps coexisté avec le christianisme naissant. La mosaïque de Socrate et des Sages est datée du 4ème siècle; le philosophe, au centre, domine une assemblée de six autres importants personnages non identifiés; cette mosaïque révèle l'existence à Apamée d'une école de tradition néo-platonicienne. Le jugement des Néréïdes est daté de la même époque; la scène dépeint un concours de beauté entre les Néréïdes et Thétis d'une part, Cassiopée d'autre part; cette dernière remporte le concours et reçoit la couronne des mains d'une victoire; chaque personnage est légendé en grec. D'autres mosaïques représentent des animaux ou sont composées de motifs géométriques. Une mosaïque plus récente est consacrée à l'évêque Paul qui fit construire la cathédrale; elle est datée du 6ème siècle. 

Dans une autre salle, on découvre des fragments d'une table de marbre de l'époque byzantine et d'autres mosaïques provenant de Huwartah (Huarte), un site qui se trouve à 15 km au nord d'Apamée. Trois compositions dépeignent des lionnes et des lions s'acharnant sur leur proie. Une autre mosaïque représente un homme conduisant deux mulets chargés d'un brancard. Une autre encore est supposée représenter Adam. D'autres enfin sont composées d'animaux ou de motifs floraux ou végétaux. La plupart de ces mosaïques sont datées du 5ème siècle. 

Dans la cour du caravansérail sont également déposés quelques vestiges archéologiques. 

La visite terminée, l'heure est venue de nous rendre au restaurant pour déjeuner. Au passage, nous apercevons, sur une colline, un cimetière musulman dont les tombes blanches se découpent sur le bleu du ciel. Une citadelle, couronne également le sommet d'une éminence, face à la vallée de l'Oronte qu'elle défendait; les Croisés tentèrent en vain plusieurs fois de la prendre. Dans la ville, une tour Eiffel miniature nous accueille, du haut du toit d'une maison. 
 

5 ème jour (29 septembre - après-midi): Apamée - La cité antique (les photos sont ici) 

Le site d'Apamée, situé à 55 km au nord-ouest de Hama, surplombe la plaine du Ghab (pour situer ce site, voir une carte, ici). Il était déjà occupé aux périodes paléolithique et néolithique (5ème millénaire avant notre ère) et des documents égyptiens, hittites et akkadiens y mentionnent l'existence d'une cité de Niya au 2ème millénaire avant notre ère qui nous a laissé d'intéressantes tombes du bronze ancien. Sous la domination perse, vers la fin du 5ème siècle avant notre ère, la ville s'hellénisa et prit le nom de Pharnaké. Après la conquête de la Syrie par Alexandre le Grand, en 333 avant notre ère, elle fut rebaptisée Pella. Le premier roi séleucide, Séleucos Nicator, lui donna le nom de son épouse, d'autres disent celui de sa mère, en 301 avant notre ère. D'importantes fortifications furent édifiées pour en assurer la défense, les vestiges en sont encore visibles. Ses remparts, dont la construction s'étala sur une centaine d'années, s'étendaient sur 8 km; ils comportaient plusieurs dizaines de tours et quatre portes principales. Apamée faisait partie de la Tétrapole avec Antioche, Laodicée et Séleucie de Piérie. La résidence royale était à Antioche mais Apamée abritait l'armée, ses soldats, son matériel militaire, ses chevaux et ses éléphants. La fertilité du sol aux alentours permettait d'alimenter une garnison importante. Le plan d'Apamée ressemblait à celui d'autres cités de la Tétrapole. 

Cette cité prospéra sous l'époque romaine. Elle fit partie de l'empire romain d'Orient à la période byzantine, fut occupée un temps par les Croisés, puis fut reprise par les Arabes, avant d'être incorporée à l'empire ottoman. Elle se trouve ainsi au carrefour de plusieurs civilisations. Il n'est donc pas étonnant d'y rencontrer plusieurs influences et notamment une superposition de vestiges provenant des diverses cultures qui s'y sont succédées.  

Sous le haut-empire romain, entre -30 et +235, Apamée semble avoir connu une vie culturelle intense, malgré les dégâts causés par deux tremblements de terre. Elle comptait alors 117000 hommes libres. Les ouvrages d'Archigénès, un médecin célèbre du 1er siècle, firent école pendant un millier d'années, jusqu'à la fin de la période byzantine. Plusieurs philosophes célèbres séjournèrent à Apamée: le stoïcien Posidonius; le néopythagoricien ou néoplatonicien Numénius, au 2ème siècle; les néoplatoniciens Amélius Gentilianus, qui rédigea un volumineux ouvrage sur la doctrine de Plotin, et Jamblique (4ème siècle). Le poète Oppien, natif d'Apamée, composa pour l'empereur Caracalla, dont la mère était syrienne, les Cynégétiques dans lesquelles est rapportée la légende de la fondation de la cité, laquelle devrait son existence aux travaux d'Hercule qui aplanit les montagnes et détourna le cours de l'Oronte, afin de créer un lieu propice à son édification. C'est sous les règnes de Trajan et d'Hadrien, après le tremblement de terre de 115, que fut construit le cardo maximus rectiligne de près de 2 km de long et 37,5 m de large (d'autres disent 22,5 m), bordé de colonnades (1200 colonnes) qui est l'un des plus grands monuments de ce type, plus en tout cas que ceux de Damas et de Palmyre. Le théâtre de la ville, avec son diamètre de près de 140 m, était également un des plus grand du monde romain. Les Romains conservèrent le plan architectural orthogonal hérité des Grecs. Au 5ème siècle, sous le bas-empire, Apamée fut la capitale de la province de Syrie seconde; on pense qu'une mosaïque représentant une scène de chasse, aujourd'hui au musée de Bruxelles, décorait la salle de réception du palais du gouverneur. L'âge d'or de la mosaïque en Syrie, une des plus riches provinces de l'empire, se situe d'ailleurs entre les 3ème et 5ème siècles. Des mosaïques trouvées dans une ancienne synagogue montrent qu'une communauté juive existait dans la ville à cette époque; cette communauté pourrait remonter à la période hellénistique. En dehors de Caracalla, Apamée compte au nombre de ses visiteurs Cléopâtre et Septime Sévère, père de Caracalla et époux de Julia Domna, fille du grand prêtre d'Emèse (Homs en Syrie), Julius Bassianus. Son rayonnement s'étendait jusqu'en Occident, en particulier grâce aux marchands qui répandaient dans l'empire romain les produits de l'Orient. C'est ainsi qu'Archigène (1er-2ème siècle), natif de la cité, chirurgien et gynécologue réputé, était très apprécié sous Trajan; il aurait été le premier à employer un spéculum vaginal. Le philosophe néophytagoricien ou médioplatonicien Numénius ou Numénios (2ème siècle) est également originaire d'Apamée. La ville étant aux frontières de l'empire menacées par les Perses, sa vocation militaire se confirma et elle logea à trois reprises la deuxième légion parthe.  
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Un témoignage de la présence militaire romaine à Apamée - La stèle d'Atilius Crispinianus - Source: Jean-Charles Balty (voir ci-après)
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Après la conversion progressive au christianisme du monde romain, surtout après le règne de Théodose 1er, qui rendit ce culte officiel à la fin du 4ème siècle, Apamée se couvrit d'églises (au moins une dizaine). En 420, la synagogue fut remplacée par une église à atrium qui contenait les reliques de Saint Cosme et de Saint Damien et, en 533, la cathédrale fut édifiée par l'évêque Paul. Ces nouvelles constructions religieuses recouvrirent celles des anciens cultes mais ne les firent pas disparaître totalement et il est probable que, au moins pendant un certain temps, certains habitants de la cité restèrent fidèles aux origines grecques de celle-ci, comme le montrent les références à la mythologie et à la philosophie grecque qui illustrent les mosaïques. Apamée fut un foyer important de la culture chrétienne primitive. Elle participa aux débats en adhérant à la doctrine monophysite. La plupart des découvertes archéologiques se rapportent aux périodes romaine et byzantine. Au début de l'ère chrétienne, on pense que sa population atteignait le demi million d'habitants. Sous Justinien, en 526 et 528, deux nouveaux séismes renversèrent à nouveau les édifices de la ville.   

En plus des tremblements de terre, Apamée eut également à souffrir des invasions. Au 6ème siècle, elle fut pillée par les Perses sassanides. L'invasion arabe, en 638, se déroula pacifiquement mais elle entraîna le déclin de la cité à laquelle furent préférées Damas et Bagdad. Les Croisés, qui appelaient la cité Fémie, et les musulmans, qui la nommaient Afamiya, se la disputèrent ensuite jusqu'à ce qu'elle tombe définitivement au pouvoir des seconds, en 1149. Les colonnes de Trajan et d'Hadrien restèrent debout jusqu'au 12ème siècle lorsque deux violents séismes les jetèrent à bas, en 1157 et 1170. Les gouverneurs ayyoubides d'Alep relevèrent certaines de ses tours au 13ème siècle. 

Redécouverte au 19ème siècle, en 1846, des fouilles ne furent entreprises qu'en 1928 par des archéologues belges. La guerre de 1939-1945 interrompit les travaux qui ne furent repris qu'en 1965. Mais seule une infime partie des 250 hectares du site a pour le moment était explorée. Il y a moins d'un siècle, l'ensemble était encore sous des labours! 
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Le plan de la cité antique d'Apamée - Source: Le Petit Fûté
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Nous commençons la visite par le côté nord. Un arc, aujourd'hui à demi démoli, s'élevait autrefois à la porte nord de la ville. Les décombres et les vestiges qui l'entourent permettent de se faire une idée de ce que fut autrefois la muraille d'enceinte. Les bastions ont été reconstruits sous l'empereur Justinien. Mais, dès la fin du 2ème siècle avant notre ère ou le début du 1er, une colonnade monumentale d'ordre dorique composite bordait la grande avenue (plateia) sur ses deux côtés. On en a retrouvé des restes à la porte nord. Elle se prolongeait à l'extérieur de la cité pour desservir les quartiers extra muros. Des boutiques s'ouvraient de part et d'autre de la chaussée à la période hellénistique. 

La colonnade actuelle, qui longe le cardo maximus, on l'a déjà dit, date de l'époque romaine. Dans sa partie nord, la plus ancienne, les colonnes sont lisses et une frise à triglyphes et métopes les surmonte. On remarque que les chapiteaux sont presque tous différents, ceci pour éviter la monotonie, un souci des bâtisseurs qui se manifestera souvent au cours de la visite. Les restaurations ont été réalisées avec du ciment, comme ailleurs en Syrie, et elles ne m'ont pas choqué, n'en déplaise à leurs détracteurs.  

Depuis le nord, le cardo maximus, parfaitement rectiligne, pavé de grosses dalles, semble interminable. Il est croisé par deux voies perpendiculaires qui doivent lui donner, vu du ciel, la vague allure d'une croix de Lorraine. Nous cheminons en direction du sud. Chemin faisant, nous nous intéressons à quelques détails architecturaux: inscription grecque, superbe chapiteau à motifs végétaux, amorce d'un arc qui surmontait une entrée... Nous visitons les thermes, construits à l'époque de Trajan, qui reproduisent à peu près l'architecture des autres thermes que l'on peut voir en Occident (ceux d'Arles sont ici). 

Nous passons à côté de la colonne votive de 14 m de haut qui se dresse au milieu de la voie, à un carrefour, et contribue à en rendre la longueur moins fastidieuse. Des commerçants ambulants nous proposent leur marchandises sans insister. La façade du temple de Zeus Bêlos (Jupiter) avance légèrement sur la chaussée; avec son fronton triangulaire, elle a encore fière allure, mais c'est tout ce qui reste de l'édifice; la notoriété de ce temple était venu jusqu'en Gaule, comme en témoigne une inscription figurant sur une stèle de Vaison la Romaine: "A celui qui dirige la fortune, Bêlos, Sextus a érigé cet autel en souvenir des oracles rendus à Apamée". Des traces d'ornières creusées dans les dalles témoignent du passage des charrois. Les colonnes du secteur central sont cannelées avec un entablement à motif de rinceau d'acanthe. 

Deux pierres sculptées posées l'une sur l'autre, en contrebas du cardo maximus, représentent Lycurge prisonnier des pampres par la volonté de Dyonisos (Bacchus); ces pierres devaient se trouver autrefois dans un temple plus à l'écart de la voie. Des colonnes à cannelures torsadées typiques d'Apamée ont fait leur apparition. On remarque qu'elles sont alternées, la spirale de l'une tourne à droite et la suivante à gauche toujours dans le souci d'éviter la monotonie. Nous nous arrêtons devant la base d'une colonne qui devait être majestueuse mais qui n'existe malheureusement plus. Plus loin, le chaos qui règne  sur le sol témoigne peut-être de la violence des séismes qui ont bouleversé le site. Peut-être était-ce ici l'emplacement de l'Agora (Forum). Il ne reste pas grand chose du théâtre qui fut l'un des plus grands du monde romain; il a été converti en carrière; on y a même retrouvé des fours à chaux! Nous visitons les vestiges d'un bâtiment dont je ne me souviens plus l'usage (était-ce le temple de la divinité protectrice de la cité ou quelque autre bâtiment administratif?). Ensuite, nous nous rendons au nymphée du sud; aujourd'hui privé d'eau et des statues qui devaient l'orner, ce monument n'est plus guère qu'un entassement de grosses pierres. Derrière lui, se trouvaient des latrines collectives comportant plusieurs dizaines de sièges; comme ailleurs dans le monde romain, c'était un endroit propice à la causette. On ne sait trop auquel des deux sites précédents il convient de rattacher la canalisation découverte que nous enjambons maintenant. La cathédrale est un espace envahi par les herbes; c'est là que furent retrouvées certaines des mosaïques exposées au musée.  

Une route coupe le cardo maximus; elle couvre une ancienne voie antique secondaire (decumanus). A proximité, sur des panneaux, on peut lire quelques renseignements sur le cimetière et sur la mosaïque d'Apamée. Le cimetière se composait de tours ou de chambres secrètes; la mission archéologique belge a découvert des tombes creusées à l'intérieur des roches; le champ des morts était à une centaine de mètres à l'écart de la ville. La mosaïque d'Apamée se distingue de celle des autres endroits; elle comporte rarement des représentations de la mythologie grecque ou romaine, comme celle qui a été trouvée à Shahba ou à Antakia, mais privilégie plutôt la représentation de la nature. 

Notre dernière visite est pour la maison aux consoles, une grande villa pourvue d'un péristyle à colonnes avec une fontaine dans sa cour où l'on pénètre par une belle porte monumentale, très bien conservée, dorée par le soleil couchant; cette maison constitue une sorte de modèle des demeures syriennes. Dans le voisinage s'élevait l'édifice "au triclinos" (salle à manger à trois lits), constitué d'un ensemble de près de 80 pièces autour d'un péristyle; c'était probablement la demeure du gouverneur de la Syrie seconde où fut trouvée la belle mosaïque de la chasse du musée de Bruxelles. 
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Pour en savoir plus sur Apamée, on peut lire les articles très intéressants de Jean-Charles Balty: 

- Apamée (1986) : nouvelles données sur l'armée romaine d'Orient et les raids sassanides du milieu du IIIe siècle  ici 
- Claudia Apamea. Données nouvelles sur l'histoire et la topographie d'Apamée  ici 
- Nouvelles mosaïques païennes et groupe épiscopal dit « cathédrale de l'Est » à Apamée de Syrie  ici 
- Apamée et la Syrie du Nord aux époques hellénistique et romaine  ici 
- Grande colonnade et quartiers nord d'Apamée à la fin de l'époque hellénistique ici

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Nous allons ensuite coucher à Hama (pour situer Hama, voir une carte, ici). 


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