Les relations du Tibet avec la République de Chine et l'Angleterre
d'après le récit de Chen Xizhang, représentant du gouvernement nationaliste à Lhassa
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A l'époque impériale, un commissaire du gouvernement chinois, l'amban, résidait à Lhassa. Après la révolution de 1911, et le retour du 13ème Dalaï lama dans sa capitale, les relations du Tibet avec la Chine nouvelle furent interrompues mais, vers la fin des années 1920, le Dalaï lama envoya un émissaire auprès du gouvernement de Nankin et les relations furent renouées bien que le Tibet se considérât indépendant.  

A la mort du 13ème Dalaï lama, un tulkou du monastère de Sera, Razheng (ou Djampel Yeshe, tulkou de Reting)*, âgé d'une vingtaine d'années, avait été nommé régent. Sous son autorité, le Tibet se rapprocha de la Chine. Lors de l'intronisation du 14ème Dalaï lama, l'envoyé du gouvernement chinois, qui présida la cérémonie, Wu Zhongxin, établit un Bureau du gouvernement du Kuomintang à Lhassa et une station télégraphique fut construite. Mais ces initiatives ne changèrent en rien l'état des relations entre la Chine et le Tibet. Razheng se montra inexpérimenté et se heurta à l'hostilité des fonctionnaires tibétains manoeuvrés par les intrigues anglaises et, en 1941, il décida de quitter le pouvoir au profit de Dazhag. Il réapparut pourtant en 1944 et les tensions entre les deux hommes ne cessèrent de s'exacerber. Razheng reçut des subsides du gouvernement chinois.  

Au printemps 1944, dans le contexte de la seconde guerre mondiale, une délégation chinoise se rend au Tibet par les Indes. Elle rencontre beaucoup de difficultés du côté des Anglais pour l'obtention des visas, sous le prétexte de l'indépendance du Tibet. Le gouvernement du Tibet souhaite limiter le nombre des membres de cette délégation et, finalement, seuls douze visas sont accordés. Le ministre des Affaires étrangères de l'Inde admet cependant la suzeraineté de la Chine sur le Tibet. Mais le problème se pose de définir la notion de suzeraineté par rapport à celle de souveraineté; on s'en rapporte à l'encyclopédie et, au bout du compte, le ministre reconnaît qu'il n'y a pas de différence lorsque le suzerain est puissant et qu'il en existe seulement une lorsqu'il est faible!  

Pendant l'été 1944, l'Inde est menacée par le Japon et la Chine lui envoie des troupes; le Tibet reste sur ses gardes malgré l'arrivée à Lhassa de sir Basil Gould. Cet envoyé britannique est visiblement là pour se rendre compte de l'accueil que les Tibétains réserveront à de la délégation chinoise, afin d'en tirer si possible des avantages pour son pays en réclamant au moins autant de considération qu'elle en obtiendra. 

L'arrivée de la délégation, dirigée par Shen Zonglian, vise à réactiver le Bureau du gouvernement nationaliste et à accélérer la construction d'une route entre le Sichuan et le Tibet pour faciliter les mouvements de troupes entre l'Inde et la Chine. Cependant, l'amélioration de la situation militaire mettra bientôt un terme à la construction de la route.  

A cette époque, une école chinoise, qui compte environ deux cents élèves, existe à Lhassa. La Grande Bretagne a également tenté d'ouvrir un établissement scolaire, mais il a dû fermer devant l'hostilité des religieux. Deux systèmes télégraphiques ont été également installés par la Chine et la Grande Bretagne.  

Le Bureau chinois ouvre à Lhassa un dispensaire qui peut accueillir une cinquantaine de patients par jour. Il assure aussi la projection de quelques vieux films démodés. Mais il n'a pas les moyens de surveiller les activités des Britanniques. Ce Bureau se livre principalement à des activités mondaines. La politique intérieure tibétaine évolue au gré des régents tantôt favorables à la Chine et tantôt à la Grande Bretagne; l'attitude des interlocuteurs tibétains, laïcs comme moines, fluctue selon les tendances du pouvoir.  

Le père du 14ème Dalaï lama, originaire du Qinghai, est plutôt pro chinois, comme l'était le régent Razheng, qui dirigeait le pays lors de l'intronisation du Dalaï lama, à la différence du nouveau régent, Dazhag, qui est pro anglais. Le Bureau chinois entretient de bons rapports avec le père du Dalaï lama, mais avec discrétion afin de ne pas le compromettre. Il s'efforce d'obtenir des informations sur la politique du gouvernement tibétain auprès de personnages importants, comme le responsable de la fabrication des monnaies et le responsable des Affaires étrangères, deux Tibétains d'accord sur de nombreux points avec Shen. Un descendant du 7ème Dalaï lama, fonctionnaire chevronné, riche et influent, se montre également mécontent de la situation actuelle mais refuse de se mêler de politique. 

En 1945, la capitulation du Japon est célébrée par les Chinois résidant à Lhassa. Le Bureau chinois arbore les couleurs de son pays; il en résulte une certaine émotion dans l'entourage du Dalaï lama; celle-ci se calme lorsque l'on comprend que les Chinois se contentent de fêter la victoire. Les commerçants étrangers, bloqués au Tibet par la guerre, se réjouissent de pouvoir enfin rentrer chez eux et ils offrent un banquet au personnel du Bureau chinois, suivi d'un défilé nocturne aux flambeaux autour du Jokhang. Le Bureau organise aussi une réception et des séances d'opéra de Pékin à l'intention des dirigeants tibétains. 

Depuis son arrivée à Lhassa, Shen est conscient de l'ambiguïté des rapports existants entre Chinois et Tibétains. Il pense que le rétablissement des relations en 1929 n'a pas reposé sur des bases claires; aussi cherche-t-il toutes les occasions de clarifier et d'améliorer ces relations, non sans remporter quelques succès. Shen estime que la restauration de l'influence chinoise au Tibet suppose une réorganisation de la province frontalière du Xikang, afin que les communications avec la Chine ne transitent plus par l'Inde. Il s'en ouvre à Tchang Kaï Chek; ce dernier lui répond que le moment n'est pas opportun. La guerre vient de se terminer, mais la Grande Bretagne doit résoudre des problèmes internationaux plus pressants que la question du Tibet et le pouvoir nationaliste à d'autres affaires plus importantes sur les bras. 

Le gouvernement nationaliste de Nankin ayant décidé de convoquer une Assemblée nationale, Shen suggère aux Tibétains d'y participer, ce qui leur donnera l'occasion de féliciter le gouvernement chinois pour sa victoire. Il obtient l'accord des autorités tibétaines. La Grande Bretagne ne s'oppose pas aux félicitations, sous la condition que les envoyés tibétains ne participent à aucune action politique qui engagerait l'avenir.  

Selon l'usage, le frère du Dalaï lama doit recevoir le titre de duc, sans pouvoir réel, mais hiérarchiquement supérieur aux plus hauts fonctionnaires. Shen réussit à convaincre le père du Dalaï lama d'envoyer cet enfant, âgé de 16 ans, étudier à Nankin. L'adolescent accompagne Shen qui rentre en Chine via l'Inde, au début de 1946, ulcéré du peu d'attention que Tchang Kaï Chek accorde à ses avis. Les Tibétains et les Britanniques n'apprennent le succès de la manoeuvre chinoise qu'une fois celle-ci accomplie. 

Cependant, Bamda Rabga (ou Rapgya Pangda Tsang)*, frère de Bamda Chang, gouverneur de Chomo, au Tibet, qui réside en Inde, est devenu correspondant du Comité chinois des Affaires mongoles et tibétaines. Au moment où Shen  regagne Nankin,  le consul général de Chine apprend que la police indienne va arrêter Bamda Rabga; il conseille à ce dernier de mettre en sécurité ses écrits relatifs à l'Inde et au Tibet au consulat ou de les envoyer en Chine par la valise diplomatique. La police perquisitionne chez Bamda Rabga avant que celui-ci n'ait pris ces mesures; les policiers ne trouvent d'abord rien mais finissent tout de même par mettre la mains sur des documents compromettants (plainte de paysans tibétains, demande d'égalité des droits à la possession de la terre, drapeau soviétique...) dans une petite boîte déposée par Bamda Ragba chez le photographe Li Zhiyang. Bamda Rabga est autorisé à partir pour Nankin mais une copie des documents est transmise au gouvernement tibétain. Ce dernier y voit un complot communiste visant à renverser l'ordre social au Tibet. En fait, cette réaction est surtout dictée par le mécontentement des dirigeants à la suite du voyage du frère du Dalaï lama pour aller étudier en Chine. Peu de temps plus tard, le père du Dalaï lama, âgé d'une cinquantaine d'années et qui semblait en bonne santé, décède brusquement; on murmure à Lhassa qu'il est mort après avoir accepté une infusion de la main du régent Dazhag. Mais sa famille, pour assurer sa sécurité ainsi que celle du Dalaï lama, s'enferme dans un prudent mutisme. 

En 1947, Dazhag reçoit un cadeau de Razheng qui s'avère être une bombe, laquelle fait long feu. Razheng est arrêté. Les moines de Sera se soulèvent et tuent leur supérieur. Les troupes tibétaines sont envoyées pour réprimer la sédition qui n'est pas parvenue à s'étendre au monastère de Drepung. Le Bureau chinois adresse rapports et télégrammes au Comité des affaires mongoles et tibétaines sur cette importante affaire qui met en lumière la gravité de l'opposition entre les influences chinoise et britannique. Nombre de religieux, partisans de Razheng, ainsi que des Chinois résidant au Tibet, réclament une intervention militaire du gouvernement de Nankin. Toutes ces demandes restent sans réponse et Razheng est jeté au fond d'un cachot sans avoir pu se justifier devant Dazhag, comme il en avait formulé la demande. Le Comité des affaires mongoles et tibétaines intervient en sa faveur mais il est déjà mort, probablement empoisonné, et on l'accuse maintenant de haute trahison au profit de la Chine. Plus tard, l'absurdité de cette accusation sera reconnue. 

En juillet 1947, Shen Zonglian démissionne et Chen Xizhang, son secrétaire, lui succède à la tête du Bureau chinois de Lhassa. 

En octobre 1947, une délégation commerciale tibétaine est envoyée aux États-Unis, en Grande Bretagne et en Inde. Les buts de cette délégation sont plus politiques que commerciaux. L'Inde ayant accédé à l'indépendance, le Tibet souhaite faire entériner la sienne par les puissances dominantes de l'heure. La délégation, conduite par Shagba, arrive à Nankin en février 1948. Elle demande au gouvernement nationaliste chinois de placer sous l'autorité du Tibet les régions peuplées de Tibétains des provinces chinoises du Xikang, du Qinghai et du Gansu. Les autorités tibétaines profitent des difficultés du pouvoir nationaliste chinois, aux prises avec l'insurrection communiste de Mao Tsé Toung, pour ressortir cette ancienne revendication qui constitue déjà un sujet de discorde entre la Chine et la Grande Bretagne. Les autorités chinoises mécontentes retardent le départ des Tibétains pour l'étranger; ceux-ci sont contraints de quitter secrètement Nankin pour Hong Kong où les Britanniques facilitent leur départ pour les États-Unis. Dans ce pays, Shagba s'efforce de populariser l'indépendance du Tibet et d'obtenir sa reconnaissance par les Nations Unies. Mais ni les États-Unis, ni la Grande Bretagne, ni l'Inde ne souhaitent se fâcher avec la Chine. La délégation reviendra donc bredouille en mars 1949 et la rumeur de l'achat de matériel agricole sera propagée pour servir de couverture. 

Dès 1948, le nouveau directeur du Bureau, Chen Xizhang, est déterminé à démissionner à son tour. Xiong Yaowen est nommé pour le remplacer, mais il ne se hâte pas de rejoindre son poste. En 1949, Chen apprend que le pouvoir de Nankin est sérieusement menacé par la poussée communiste. On lui conseille de regagner la Chine au plus vite. Si Tchang Kaï Chek tombe, les nationalistes seront traités en indésirables au Tibet. Finalement, après concertation entre eux, les membres du Bureau décident de poursuivre leur tâche sur place. 

A partir du printemps 1949, plus aucun argent ne parvient au Bureau depuis la Chine et tout le monde prend conscience que la fin du pouvoir nationaliste est proche. Shagba, de retour à Lhassa, annonce que les États-Unis et la Grande Bretagne vont reconnaître le nouveau pouvoir chinois. Dans le même temps, l'Angleterre incite l'Inde à fédérer les pays voisins de l'Himalaya pour constituer un front anti-communiste. Les autorités tibétaines sont tentées de suivre le mouvement mais le Bureau chinois s'efforce de les dissuader en leur disant que le Tibet ne présente un intérêt pour les Britanniques qu'en raison de son appartenance à la Chine et que, une fois séparé d'elle, il n'aura plus aucun égard à attendre d'eux. Les véritables intérêts du Tibet passent donc par une entente avec le pouvoir chinois quel qu'il soit. 

Le 8 juillet, Chen est convoqué par le gouvernement tibétain. On lui apprend que la lutte entre le Kuomintang et le Parti communiste est acharnée et que les troupes communistes pourchassent partout les soldats et les fonctionnaires nationalistes. Dans ces conditions, le gouvernement tibétain n'est plus en mesure d'assurer la sécurité des membres du Bureau, d'autant que de nombreux Chinois  résidant au Tibet sont communistes, ce que le gouvernement tibétain ne saurait tolérer. L'Assemblée populaire du Tibet vient d'ailleurs de suspendre les relations politiques avec le Kuomintang pour ne maintenir que les relations religieuses. Aussi, tous les représentants du régime nationaliste chinois doivent-ils quitter le Tibet sous quinze jours. Chen manifeste l'intention de saisir de la question le Comité des affaires mongoles et tibétaines. On lui répond que le Kuomintang a déjà été prévenu et qu'il n'y a plus aucun moyen de communication avec Nankin. Le directeur du Bureau insiste: il ne peut pas quitter son poste sans l'accord de ses supérieurs et il demande un délai de réflexion. 

A son retour chez lui, Chen s'aperçoit que l'armée tibétaine a été déployée autour du Bureau, de sa résidence et du télégraphe, où l'on est en train de démonter la génératrice. Les membres du Bureau se réunissent le soir même. Dans l'incertitude, la décision est prise d'accepter l'offre tibétaine de quitter Lhassa pour l'Inde sous escorte de soldats tibétains. Une fois rendu en Inde, il sera plus facile au Bureau d'obtenir des informations fiables auprès de l'ambassade chinoise. 

Les Chinois quittent Lhassa en trois groupes, les 11, 17 et 20 juillet 1949, le personnel du Bureau se trouvant dans le dernier groupe. C'est quelques deux cents personnes qui prennent le chemin de l'Inde, dont vingt huit fonctionnaires, quarante femmes et enfants avec leurs serviteurs. 

* J'ai conservé les noms tels qu'ils apparaissent dans le document chinois publié en anglais en mettant entre parenthèses les noms des personnages figurant dans ma chronologie.


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