Chronologie de l'histoire du Tibet et de ses relations avec le reste du monde(Suite 3)
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Le quatorzième Dalaï lama 

L'avènement du nouveau Dalaï lama ne s'effectue pas sous d'heureux auspices. Il est né dans une province sous administration chinoise et le Panchen lama est toujours éloigné de Lhassa. La contestation moderniste prend des formes républicaines et socialistes. La seconde guerre mondiale menace. Même si les Tibétains se désintéressent de ces querelles étrangères, elles ne les épargneront pas totalement. Les alliés s'efforceront d'entraîner le Tibet dans la guerre et la Chine nationaliste envisagera d'ouvrir, par la force, une route à travers son territoire. La fin des hostilités est rapidement suivie par l'arrivée au pouvoir des communistes à Pékin. Ces derniers poursuivent la politique traditionnelle de leur pays. Pour eux, comme pour les nationalistes qu'ils viennent de battre, le Tibet fait partie de la Chine. Il n'a pu en être séparé que par les manoeuvres des pays colonialistes. Dès 1950, les troupes chinoises entrent au Tibet et imposent au Dalaï lama des accords qui ne pourront pas être respectés. Cette invasion ne soulève aucune opposition de la part des grandes puissances: elles ont d'autres chats à fouetter et la plupart d'ailleurs reconnaissent, ou ont reconnu, la suzeraineté chinoise sur le Tibet. Les réformes, d'abord acceptées dans certains milieux, sont rejetées ensuite, surtout à l'est du pays. Des révoltes éclatent. Une véritable guerre leur succède. La contagion gagne le centre du pays. En mars 1959, Lhassa se soulève. Le Dalaï lama quitte la capitale. Comme son prédécesseur, il se réfugie en Inde. Mais son exil durera plus longtemps. Sous l'impulsion de ces événements, l'image du Tibet s'améliore encore en Occident.  

1934: La mort du Dalaï lama paraît suspecte. Le bruit se répand d’un empoisonnement téléguidé par une puissance étrangère (Japon, Russie soviétique ou Angleterre).  Kumpela, représentant la faction progressiste du monde politique tibétain, est arrêté et mis aux fers. Son frère, son père, un de ses amis, Tashi Dondrub, et l’oracle d’État sont inquiétés par la police. L'affaire se terminera par des acquittements et l'exil des prévenus. 

Le Tibet entre dans une phase de contestations civiles et militaires.  

Djampel Yeshe, tulkou de Reting, a été nommé régent par le défunt Dalaï lama. Tucci le dépeint comme un homme jeune et frivole, dépourvu d'expérience, qui se vend au plus offrant, et se trouve sous l'influence de Lungshar, ancien chef de l'armée tibétaine, un ambitieux aux idées avancées. 

Le bruit court de l’arrestation d’un membre du clan des Pangda dans la capitale tibétaine. Le Kham se soulève sous la conduite de Rapgya et Topgyay Pangda Tsang, fils d'un riche marchand. Les Khampas luttent à la fois contre les Chinois et contre le pouvoir de Lhassa. Des affrontements ont lieu avec les troupes communistes qui, au cours de leur longue marche, ont pénétré sur le territoire tibétain. 

Lungshar fonde le parti de l’Union Heureuse. Il remet en cause le pouvoir temporel du Dalaï lama. Convaincu de complot républicain, il est condamné pour haute trahison. On lui arrache les yeux! D'autres disent qu'on les lui crève. La différence n'est pas bien grande. Un jeune général, nommé Kapshopa, que nous retrouverons plus tard, joue un rôle dans cette affaire. Le pouvoir tombe aux mains des conservateurs qui font le ménage et se débarrassent des progressistes. 

Kumpela est contraint à l’exil. 

Gedun Chompel (ou Gedun Chophel) se rend en Inde. Né dans l’Amdo, cet érudit, d’abord nyingmapa, reconnu comme un bouddha vivant, étudie ensuite au monastère gelugpa de Drepung. D’esprit ouvert et frondeur, il aime l’alcool, le tabac et les femmes. Aussi prend-t-il ses distances avec le clergé de son pays qu’il juge rétrograde. Il poursuit sa formation tout en visitant les lieux saints du bouddhisme, en Inde mais aussi à Ceylan. Il souhaite voyager à travers le monde, y compris en Union soviétique. Il rencontre plusieurs personnes mêlées aux mouvements politiques et culturels qui agitent le sous-continent. Poète et peintre de talent, il produit de nombreuses œuvres. Il collabore au Melong. Rédacteur d’une histoire du Tibet, d’après les chroniques anciennes, tibétaines et chinoises, il démontre que des feuillets ont été inversés, dans un but de falsification favorable au bouddhisme. Il pense que l'introduction de cette religion au Tibet est peut-être à l'origine de sa décadence. Il révèle aussi que les traditions tibétaines sont altérées depuis longtemps du fait de l’influence chinoise. Il se moque enfin des contes de fées colportés sur son pays en Occident. Un Anglais n’a-t-il pas soutenu, devant lui, que les Tibétains vivaient plusieurs centaines d’années, grâce à leurs pouvoirs supra normaux, alors que l’espérance de vie au Tibet est l’une des plus faibles du monde?  

La Chine profite de la vacance du pouvoir pour renouer les négociations avec le Tibet. Les autorités tibétaines reconnaissent sa tutelle mais entendent que l'armée et les relations internationales demeurent en leur pouvoir. Le pouvoir nationaliste chinois serait disposé à reconnaître la juridiction de Lhassa sur l'ensemble du Tibet historique à condition que les Tibétains admettent que leur pays fait partie de la Chine. Les négociations échouent mais les dirigeants tibétains autorisent l'installation à Lhassa d'un radio chinois; jaloux, les Britanniques obtiennent la même concession. 

Le Panchen lama accepte une escorte chinoise pour rentrer à Tashilumpo. On le soupçonne de vouloir supplanter le Dalaï lama. 

La Russie soviétique commence à utiliser le Sinkiang comme base de départ pour approvisionner en armement les troupes chinoises en prévision d’un conflit avec le Japon. 

Entre 1934 et 1936, le zoologiste américain Brooke Dolan entreprend une seconde expédition en Chine et au Tibet, avec le zoologiste  Schäfer lequel, depuis la première expédition, a adhéré au parti nazi et est entré dans les SS. Ils sont accompagnés du missionnaire américain Marion H. Duncan.   

1935: Le 14ème Dalaï lama naît dans l'Amdo. 

L’Angleterre s’oppose au retour du Panchen lama sous escorte chinoise: ce serait contraire aux accords de Simla.  

Une jeune femme suisse, Ella Maillart, reporter au Petit Parisien, et un journaliste anglais, Peter Fleming, du Times, frère de l’écrivain Ian Fleming, auteur de James Bond, traversent la Chine d’est en ouest jusqu’au Cachemire, en franchissant l'Himalaya par des cols muletiers. Ils passent par le plateau du Tsaïdam, le nord du Tibet et le Sinkiang. Ils traversent le pays des Tangoutes, des pillards sans pitié qui terrorisent les populations alentour. Il leur faut franchir des déserts de sable, de pierres, des hautes montagnes, et des régions en pleine effervescence où la vie humaine n'a pas la même valeur qu'en Occident. Au passage de cols très élevés, ils doivent saigner les chevaux aux naseaux pour leur permettre de respirer. Nos deux voyageurs n’en sont pas à leur coup d’essai. L’un et l’autre ont déjà bourlingué. Chacun apporte ses atouts dans l’association. Ils ont tous les deux l'habitude de se débrouiller seuls et de ne dépendre de personne. Peter manie habilement la carabine, ce qui permet d'étoffer les dîners souvent frugaux, il possède quelques rudiments de chinois et sait amadouer les fonctionnaires grâce à sa bonne humeur. Ella connaît bien la vie des nomades, parle russe, et son sens du contact facilite les relations avec les populations rencontrées. N’empêche, l’excursion ne sera pas une partie de plaisir! (L'itinéraire emprunté par Ella Maillart et Peter Fleming est ici ).  

1936: Le régent et le Panchen lama, oubliant leurs dissensions pour le bien de la religion, s’associent pour trouver le tulkou du Dalaï lama. Il est découvert dans une zone de l’Amdo sous administration chinoise. Les négociations avec la Chine dureront trois ans avant que l’enfant puisse regagner Lhassa (voir Harrer).  

Mission britannique dans la capitale tibétaine. 

Marco Pallis entreprend une nouvelle ascension dans l'Himalaya qui échouera. Une autre expédition mène l'alpiniste anglais au Ladakh. Il y rencontre un lama qui s'intéresse davantage à la bière et aux femmes qu'à la doctrine; pour le moment, il demande à ses visiteurs de lui réparer quelques appareils occidentaux en panne qui n'ont manifestement aucune utilité ici! Même si Marco Pallis ne parvient pas juqu'au Tibet, il note des détails qui prouvent que, dès avant la seconde guerre mondiale, les influences extérieures commençaient à miner les traditions tibétaines, au moins au Ladakh (un résumé de son récit est ici). 

Deux explorateurs français, Guibaut et Liotard se dirigent d'Indochine au Yunnan où ils vont suivre, pendant un moment, l'itinéraire de la Longue Marche des troupes de Mao. Ils souhaitent se rendre au Tibet dont l'entrée est interdite aux étrangers. Après bien des péripéties, ils hivernent dans une mission catholique, Bahang, à proximité des marches tibétaines, après avoir traversé le territoire des farouches Lissou qui vivent encore à l'âge de la préhistoire. Ils assistent aux obsèques du père Génestier, qui évangélisait le fusil sur l'épaule; des moines tibétains du monastère voisin participent à la cérémonie; ils paraissent n'avoir conservé aucune animosité à l'encontre du prêtre catholique défunt, qui a pourtant tué l'un des leurs d'une balle entre les deux yeux. Au printemps suivant, le mandarin chinois, acheté par le don d'un mousqueton, ferme les yeux sur leur équipée; ils pénètrent au Tibet. Ils ne vont pas loin; le responsable Tibétain de la frontière les oblige à revenir au Yunnan, sans les contraindre cependant à revenir sur leurs pas. Ils ont la bonne fortune de se faire admettre dans la caravane d'un seigneur tibétain, ce qui leur offre la possibilité d'allonger un peu leur périple au Tsarong (Kham). Voici quelques remarques notées par Guibaut: il interdit à ses serviteurs tibétains d'essuyer sa vaisselle après l'avoir lavée car il sait avec quels ignobles chiffons ils le feraient; une Tibétaine nettoie une tasse en la léchant avec sa langue avant de la lui tendre; d'après un prêtre de la mission où les deux explorateurs hibernent, ici tout le monde est voleur ou volé, ou les deux alternativement; les bourreaux vendent le foie des condamnés à mort sur pied pour être mangé comme médicament ou pour s'approprier des caractéristiques du défunt; des nourrices passent de porte en porte pour vendre leur lait, bu directement à la source par les malades; pendant la fête de l'Épiphanie, les homme boivent la bière d'orge deux à deux, joue contre joue, au même récipient; les danses et les chants des autochtones ont quelque chose d'occidental qui les éloignent des modèles chinois; les Tibétains soignent leurs chevaux malades en leur faisant manger du poulet bouilli; avec la nouvelle année, Tibétains et Chinois se mettent à arpenter les chemins, les premiers saluent en tirant la langue et en se grattant l'oreille; les Tibétains de qualité fouillent sans vergogne les bagages des étrangers; les Tibétaines, parées de bijoux et souvent plus fardées que des mannequins parisiens, ne sont pas prudes et elles n'ont pas froid aux yeux; tuer un vautour, cet auxiliaire des funérailles célestes, est considéré comme un crime au Royaume des Neiges... (un résumé plus complet du récit de Guibaut est ici).   

1937: Mort du Panchen lama en exil. Il a prédit qu'il se réincarnerait en Chine. Les trois enfants supposés être ses tulkou sont les proies d'intrigues de cour. Un des candidats est soutenu par la Chine et un autre par Lhassa. C'est le favori de la Chine, né au Qinghai, sous administration chinoise, qui est choisi; on le suppose plus perméable aux intérêts chinois. D'après Tucci, il a été désigné sous la pression des autorités chinoises, sans respecter les formes traditionnelles, qui requièrent l'intervention du Dalaï lama ou de son régent. 

Publication dans le Melong de l’article de Gedun Chompel: «La terre est-elle ronde ou plate?» L'auteur y soutient qu'elle est ronde, hérésie monstrueuse pour les religieux tibétains! 

Début de la guerre sino-japonaise qui s'achèvera par la défaite du Japon à la fin de la seconde guerre mondiale (1945). Ce conflit met en sommeil, pendant un temps, celui qui oppose nationalistes et communistes. Chaque camp mène indépendamment la lutte contre l'armée nippone. Les États-Unis vont même fournir une aide militaire aux communistes, qui deviendront leurs alliés temporaires, entre 1941 et 1945. Déchirée et envahie, la Chine n'est plus en mesure d'intervenir dans les régions périphériques. 

Une version cinématographique, quelque peu saint-sulpicienne, du roman de James Hilton "Horizons Perdus", due à Frank Capra (1897-1991), est livrée au public. En voici le résumé. Tandis que la Chine sombre dans le chaos, un Anglais, Robert Conway, pressenti pour devenir ministre de sa majesté, tente d'évacuer les Occidentaux, par la voie des airs, tout en empêchant les autochtones d'embarquer. Il prend le dernier avion, avec son frère et trois autres Occidentaux, deux hommes et une femme, pas toujours en repos avec eux-mêmes. Leur avion est dérouté et finit par s'écraser dans les montagnes. Une étrange cohorte les récupère pour les emmener dans la vallée de Shangrila, cité du bonheur et de la paix éternelle, fondée par un missionnaire belge, le père Perrault. Robert y trouve l'amour et une quiétude qu'il avait toujours cherchée, sans parvenir à l'atteindre. Mais son frère George ne comprend pas cette volonté d'isolement du monde et, incité par une autre réfugiée, il le pousse à quitter Shangrila, à leurs risques et périls.  

Sherab Gyatso, un érudit gelugpa, maître de Gedun Chompel, est contraint à l'exil. Ses relations futures avec le communisme seront ambiguës et controversées. A cette époque, il admire Mao Tsé Toung. 

Un idéologue nazi, J. Strunk, publie un ouvrage (Vers Juda et Rome - Le Tibet) qui est comme un écho de la conspiration de Fu Manchu "Après le judaïsme et Rome, le Tibet: leur lutte pour la domination du monde" où le bouddhisme tibétain est réuni au catholicisme et au judaïsme pour être l'objet d'une même réprobation (voir aussi ici). Cet ouvrage n'est pas isolé, on peut encore citer les titres de Fritz Wilhelmy (Asekha: la croisade des moines mendiants), de Luddendorff (Les prêtres d'Asie et d'Europe). Mais ces auteurs n'exercent qu'une influence réduite sur l'entourage du Führer. Pour Rosenberg, l'idéologue du régime nazi, le premier conflit historique fut celui des guerriers contre les prêtres et les religieux tibétains ne sont que des moines chrétiens décadents.  

Dordjieff, responsable d'un mouvement pan mongol, préparait secrètement une révolution au Tibet, probablement pour le compte des soviétiques; son arrestation, suivie de sa mort en prison, met un terme définitif à son action.  

1938: L'agression japonaise et des victoires communistes contraignent le gouvernement chinois à fuir au Sichuan. Des centaines de civils, effrayés par les exactions nippones, se réfugient à l’ouest de la Chine dans des territoires autrefois tibétains. Ceux-ci vont désormais être majoritairement peuplés de Chinois. 

Le seigneur de la guerre musulman, Ma Bufeng, domine les populations de l’Amdo sur lesquelles il prélève des contributions. 

Gedun Chompel revient pour quelques temps au Tibet. Il y rencontre plusieurs personnes aux idées avancées. Des moines, qui font preuve d’indépendance d’esprit, sont persécutés et chassés des monastères. Mais le tulkou d’un monastère nyingmapa partage les idées nouvelles. Le clergé n’est donc pas homogène. Certains de ses nouveaux amis incitent le savant à s’établir sur les lieux de sa naissance pour y ouvrir des écoles laïques. D’autres voudraient organiser la paysannerie. Les discussions montrent que Gedun Chompel professe des idéaux socialistes et qu’il pense qu’une profonde transformation du Tibet est nécessaire à son salut. Changer le gouvernement, réduire le pouvoir du clergé, éduquer le peuple, redistribuer les richesses, affirmer la position du Tibet au plan international, tout en sauvegardant d’une tradition déjà malmenée ce qui mérite de l’être, tel est le programme débattu avec ses protagonistes. Pour y parvenir, Gedun Chompel, qui s’est intéressé à l’histoire de la Révolution française, pense qu’il faudrait abattre de nombreuses têtes. Il ne se sent pas de taille à effectuer cette tâche et retourne en Inde. 
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Dans l'ancien temps, même en Europe, on pensait que le monde était plat. Et quand quelques personnes intelligentes affirmaient le contraire, elles étaient exposées à bien des épreuves, comme d'être brûlées vives. Aujourd'hui, même dans les pays bouddhistes, tout le monde sait que le monde est rond. Cependant au Tibet, nous nous obstinons à dire qu'il est plat. 
Gedun Chompel, Tibet Mirror, Kalimpong, 1938
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L'Allemagne nazie commence à s'intéresser au Tibet. Des scientifiques allemands rapportent des images de ce pays. Elles révèlent au public européen un plateau situé à 4000 mètres d’altitude, entouré de déserts et des plus hautes montagnes du monde. Dans cet univers clos, rien ne semble avoir changé depuis des siècles. Le régime féodal y est encore en vigueur. Le pouvoir est entre les mains des moines bouddhistes et de quelques seigneurs qui règnent sur une population de serfs. Au sommet de la pyramide sociale, un roi prêtre: le Dalaï lama qui, se réincarnant indéfiniment, cumule pouvoir spirituel et pouvoir temporel. Mais ce folklore ne doit pas occulter les mobiles réels de l'expédition. Celle-ci est conduite par un biologiste nommé Ernst Schäfer, membre des SS. Ce personnage, on l'a vu, s'est déjà rendu deux fois au Tibet, en 1931 et en 1934, dans le cadre des expéditions américaines de Brooke Dolan, pour s'y livrer à des recherches zoologiques. Ce troisième voyage a été initié par l'Ahnenerbe (Héritage ancestral ou Bureau pour l'étude de l'héritage héréditaire), une organisation qui dépend d'Heinrich Himmler. L'équipe comprend un anthropologue, un géophysicien et un cinéaste. Elle a pour objet principal la mensuration du crâne des autochtones, afin de vérifier si les Tibétains peuvent être considérés comme les ancêtres des Aryens. Si c'était le cas, les habitants du Toit du Monde, gardiens de la Tradition millénaire, pourraient permettre aux nazis de réaliser leur rêve de retour aux origines de la race.  

A moins d'y être entré en fraude, les Allemands n'ont pu se rendre au Pays des Neiges qu'avec l'accord des Britanniques. Pourquoi ceux-ci, qui ont refusé l'accès du Tibet à Sven Hedin, à Alexandra David-Néel et à bien d'autres candidats explorateurs, se sont-ils montrés bienveillants avec des ressortissants de l'Allemagne hitlérienne alors que la seconde guerre mondiale se profile à l'horizon? Mystère. Certes, les Allemands ont été invités par les autorités de Lhassa et, dans les milieux dirigeants de Londres, le régime nazi possède ses partisans qui comptent sur lui pour endiguer le communisme, mais était-ce une raison suffisante pour fléchir l'opposition anglaise à une pénétration étrangère au Tibet? Certainement pas si l'on considère que les Tibétains caressent probablement le projet d'opposer l'alliance nippo-germanique à la complicité sino-britannique. Selon un membre de l'expédition, les dirigeants tibétains sonderont même leurs visiteurs pour savoir si l'Allemagne serait disposée à leur fournir des armes. Partis le 19 avril 1938, les Allemands sont arrivés à Calcutta le 13 mai. La presse germanique a alors rompu le secret, jusque là bien gardé. Apprenant le patronage de la SS, les journaux indiens ont fait paraître des articles très hostiles à l'expédition. Schäfer n'en a pas moins obtenu le soutien du ministre des Affaires étrangères de l'empire des Indes et celui du vice-roi!   

Des extraits des films tournés par les Allemands aux cours de leur expédition sont accessibles ici (Source: Youtube: "The nazis expedition to Tibet") 

On notera la fascination que le Tibet exerce sur les dignitaires du nazisme. Ils y voient le berceau de la race indo-européenne et le refuge de Sages destinés à régir l'humanité. Les mythes de l'Atlantide et de Thulé se superposent à celui de Shambala en une délirante construction intellectuelle qui conduit les dirigeants allemands à lancer des expéditions à la recherche des survivants des cataclysmes passés. Ceux-ci, dotés de connaissances et de pouvoirs supra-normaux, sont jugés capables d'aider le troisième Reich à établir la suprématie de la race de surhommes dont il estime être l'embryon. On ne peut s'empêcher d'y voir une sorte de folle tentative de renouer avec un improbable âge d'or de l'humanité situé au-delà de la préhistoire! Le Toit du Monde, mais aussi le centre de la terre, accessible via un trou percé au pôle, seraient des endroits privilégiés servant de refuge aux héritiers des civilisations disparues! Tout cela est en phase avec le désir nazi d'un retour à la tradition germanique antérieure au christianisme. Ces divagations n'ont bien sûr qu'un lointain rapport avec le bouddhisme. On ne saurait rendre une religion responsable de l'attrait qu'elle exerce sur des esprits malades. Mais, historiquement parlant, on ne peut pas non plus passer sous silence des faits simplement parce qu'ils sont troublants. Les sympathies de Sven Hedin pour le mouvement nazi sont avérées; Hitler lui envoie même un télégramme de félicitations, à l'occasion de son 80ème anniversaire, en 1945, juste avant de se tirer une balle de revolver dans la bouche. Le Führer est végétarien; étrange contradiction, il répand à flots le sang des hommes et se montre soucieux d'épargner celui des animaux; les lois nazies offrent à ces derniers une protection inconnue dans les autres pays. Le recours aux sciences occultes est cultivé par des membres de l’entourage du maître de l'Allemagne. Enfin, la croix gammée est la version bönpo du svastika. Toutefois, il convient également de se souvenir que le bouddhisme tibétain est soupçonné par certains nazis de conspirer pour dominer le monde, comme le judaïsme et le catholicisme.  

1939: Création du Parti réformateur du Tibet occidental par Kumpela dont la doctrine s’appuie sur trois principes: nationalisme, souveraineté populaire, socialisme d’État. 

La plus grande partie du Kham, qui était jusqu'alors un district administratif spécial de le République de Chine, devient la province du Xikang, capitale Kangding. 

Réalisation en Allemagne du film "Le secret du Tibet", basé sur des documents ramenés par l'expédition de l'année précédente. Il met l'accent sur les aspects guerriers de la civilisation tibétaine à des fins de propagande. Cette oeuvre de circonstance sera projetée pendant la seconde guerre mondiale. Une anecdote pittoresque: on y décrit les vautours chargés des funérailles célestes comme des cercueils volants! 
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Dissection d'un cadavre pour la préparation des funérailles célestes 
Source: Mystiques et Magiciens du Thibet - A. David-Néel
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1940: Le 14ème Dalaï lama est enfin consacré dans sa capitale. Pour parvenir à l'y ramener, il a fallu payer une énorme rançon au seigneur de la guerre qui dirige l'Amdo: Ma Bufeng (voir Harrer). La cérémonie d'intronisation du nouveau pontife tibétain est présidée par un envoyé de la Chine nationaliste: Wu Zhongxin. Ce représentant de Tchang Kaï Chek ne jouera pratiquement aucun rôle politique, sauf celui de faciliter le retour à Shigatse de la dépouille mortelle du Panchen lama, ainsi que la création d'un Bureau du Kuomintang à Lhassa et l'installation d'un télégraphe.  

Le régent est un ami des arts et il est favorable à une modernisation du Tibet. Mais il se montre aussi de plus en plus autoritaire et vénal. Il fait fouetter en public et bannir un dignitaire qui, dans un souci de protection des biens publics, s’opposait à la mise à sa disposition d’une partie de ceux-ci. 

Un envoyé anglais voit plusieurs personnes qui ont été privées d'un de leur membre en punition d'un vol. Les riches échappent à une condamnation pour meurtre en dédommageant la famille de la victime; l'assassinat d'un membre élevé du clergé est tarifé entre 8000 et 10000 $, pour un femme de basse condition, le paiement de 11 onces d'argent suffit!  

Rapgya Pangda Tsang est expulsé de Lhassa pour avoir traduit des extraits des oeuvres de Karl Marx et Sun Yat Sen. Cette version des faits est toutefois controversée. Il sera plus tard l'un des chefs de la résistance à l'invasion chinoise.  

Guibaut et Liotard entreprennent une nouvelle tentative de pénétration au Tibet par le Sichuan. Ils sont attaqués par les Goloks. Liotard est tué d'une balle en haut d'un col. En plein vingtième siècle, les chemins de l'Amdo sont toujours aussi périlleux. Le père Nussbaum, missionnaire à Yerkalo, unique paroisse catholique du Tibet, est assassiné à la même époque par des brigands (voir un résumé du récit de Guibaut ici). 

Nous connaissons déjà les souvenirs que l'Allemand Ernest Schäfer rapporte de ses rencontres avec les Goloks. A Dju-Gompa, le matriarcat primitif est encore en vigueur. Une reine toute puissante, réincarnation d'une divinité, règne sur six tribus gouvernées par des princes. Elle est supposée être l'épouse de tous les princes de la terre. Une garde de 7000 soldats la protège et elle porte le mousquet comme les hommes. Les Goloks sont réputés pour leur courage et aussi pour leur cruauté. Ils ont élaboré les méthodes les plus raffinées pour traiter leurs ennemis. Ils ne se contentent pas de leur couper les mains ou de mettre leur crâne en pièces, comme le font les autres, mais ils les cousent dans des peaux de yaks fraîchement tués et les exposent aux ardeurs du soleil ou bien ils les éventrent et dévident leurs entrailles comme des écheveaux. Dès que les troupeaux sont bien nourris, ils se livrent à leur activité favorite: des raids dans les contrées voisines pour s'y livrer au pillage. Ils sont la terreur des villageois et des marchands chinois. 

Les Britanniques filment l’arrivée au Potala du nouveau Dalaï lama, un enfant de 5 ans. La Grande-Bretagne veille encore jalousement, depuis l’Inde, sur le Tibet qu’elle juge nécessaire de soustraire, pour le moment, aux appétits chinois. La Chine contrôle néanmoins ce que l’on appelle alors le Tibet intérieur, au nord et à l’est du pays, et son objectif reste l'extension de son influence à l'ensemble du territoire. 

L'Italie s'intéresse aussi au Tibet. Déjà Giuseppe Tucci a tenté de combiner les valeurs fascistes avec le bouddhisme tibétain. Maintenant, Julius Evola (1898-1974), idéologue de Mussolini, recherche les rapports existant entre les rituels tantriques et le pouvoir politique à travers des exemples européens (Cathares, troubadours, Templiers, Alchimie...); pour lui, il est possible de transformer l'énergie sexuelle en puissance politique et les dictateurs modernes (Hitler et Mussolini) sont des préfigurations des êtres appelés un jour à dominer le monde; le Shambala (ou Shambalha) n'est que la version asiatique du mythe européen du Graal et de son roi sauveur. Selon Julius Evola le Shambala serait en effet le centre ésotérique d'une caste de guerriers sacrés dont le chef résiderait dans un palais en forme de svastika. Le Chilien Miguel Serrano et l'Hindou Savitri Devi y verront, pour leur part, le refuge des adeptes de la foi nazie. Le Tibétain Chögyam Trungpa (1940-1987) s'emploiera à former en Occident une milice de guerriers du Shambala destinés à participer militairement au triomphe du bouddhisme. Le royaume mythique servira probablement aussi de base idéologique à la tentative apocalyptique de Shoko Asahara visant à précipiter le monde dans un chaos d'où sortirait la rédemption, comme on le mentionnera plus loin.  

1941: Démission du régent pour des raisons secrètes. Très impopulaire, sans doute redoute-t-il la montée de l'opposition. Il entreprend une retraite spirituelle au monastère de Reting. La régence échoit à un vieillard de 75 ans, bouddha vivant de Taktra, aux vues parfaitement orthodoxes.  

Tchang Kaï Chek se rend à Lhassa où il visite le monastère de Drepung. 

A Pearl Harbour, l’aviation japonaise détruit la flotte américaine du Pacifique. Une mission militaire US arrive à Kunming (Yunnan). 

1942: Création de l'office des affaires étrangères du Tibet. 

La famille Pangda, du Kham, dont les enfants partagent les idées révolutionnaires, s'enrichit grâce au trafic d'armes. Elle sert d’intermédiaire aux troupes nationalistes chinoises en lutte contre le Japon. 

Création par Heinrich Himmler de l'Institut Sven Hedin pour la Recherche sur l'Asie Centrale dépendant de l'Ahnenerbe. Dans les milieux nazis, on travaille à la formulation d'une nouvelle religion en partant du principe que le bouddhisme, les Védas, les Puranas, les Upanishads, la Bhagavad-Gîta, le yoga et le tantrisme sont les fragments d'une spiritualité originelle indo-aryenne et antisémite disparue. Des emprunts à la culture tibétaine, au Zen et à la tradition des Samouraïs japonais sont également envisagés.  

Envoi à Lhassa d'un émissaire américain de l'OSS (future CIA), Ilya Tolstoï, petit-fils de Léon Tolstoï. Il est muni d'une lettre de Roosevelt, d'une montre en or et d'un couple d'oiseaux chanteurs destinés à séduire le Dalaï lama, alors âgé de 7 ans. On s'adresse à lui comme chef spirituel, et non comme chef politique du Tibet, afin de ne pas indisposer la Chine nationaliste, alliée des États-Unis, qui revendique la souveraineté du Tibet. Il s'agit d'amener le Tibet à renoncer à sa neutralité pour permettre aux alliés d'alimenter en armes les armées chinoises en lutte contre le Japon. La mission ne remporte pas le succès espéré. Une foule de 10000 Tibétains aurait même jeté des pierres aux Américains coupables d'avoir survolé le Potala et ainsi regardé de haut le Dalaï lama. Le Tibet reste neutre et seul un relais radio y est installé au profit des alliés; ce relais sera un temps tenu par un caporal  anglais nommé Baker qui nous apprend qu'une garnison britannique tient toujours la forteresse de Gyantsé (un résumé des tribulations de Baker au Sikkim et au Tibet est ici). Au même moment des espions japonais essayent de s'assurer que des armes destinées à la Chine ne transitent pas par le Toit du Monde. Ils s'étonnent de la facilité à s'en procurer sur le marché du Barkhor, en plein Lhassa.   

1943: Un projet d’ouverture d’une route militaire d’approvisionnement entre l’Inde et la Chine via le Tibet inquiète Lhassa qui réplique en expulsant le représentant de la Chine. L'office tibétain des affaires étrangères prévient le gouvernement nationaliste chinois qu’il devra désormais s’adresser à lui. Une sorte de ministère des Affaires étrangères est ainsi créé à Lhassa. 

Les troupes de Tchang Kaï Chek s’apprêtent à envahir le Tibet à partir du Sichuan pour construire la route. La Chine nationaliste exige aussi la fermeture de l'office tibétain des affaires étrangères. Les pressions de l’Angleterre ont raison de l’opiniâtreté tibétaine. Mais la question n’est pas réglée pour autant.  (Pour ce qui concerne les relations entre la République de Chine, l'Angleterre et le Tibet, voir le témoignage de Chen Xizhang, repésentant du gouvernement nationaliste au Tibet, ici ). 

Le régent proscrit l'usage au Tibet des vélos et des motos sous le prétexte que les roues scarifient la terre de cicatrices. Il n'y a pratiquement pas de routes dans le pays.  

Un projet de voyage en Occident de Gedun Chompel échoue. En raison des hostilités, et peut-être aussi parce qu’il est soupçonné d’espionnage par les autorités britanniques, il lui est impossible d’obtenir un visa.   

Un avion américain s'écrase au Pays des Neiges. L'équipage loue l'hospitalité tibétaine.   

1944: Puntshog Wangyal crée à Lhassa une organisation secrète d’inspiration communiste: "L’Association des Jeunes Tibétains sous Serment." 

Afin de soulager la misère des populations, le régent efface les arriérés des prêts sur les grains. Cette mesure n’est du goût ni de la noblesse ni des abbés. Dans certains endroits les serfs sont molestés et les intérêts sont prélevés par la force. Lhassa s’efforce de faire respecter son autorité. Un préfet est massacré. Le monastère de Sera est compromis. Deux abbés sont démis. 

Conscient de l’impossibilité de maintenir son pays fermé, le régent accepte l’ouverture d’une école anglaise à Lhassa, pour la formation de techniciens en télégraphie et en électricité. Sous la pression des conservateurs religieux, elle fermera au bout de quelques mois.    

Les Tibétains voudraient obtenir des Anglais la participation de leur pays aux accords de paix qui mettront fin à la seconde guerre mondiale. Le cabinet de Londres ne se montre pas favorable à cette initiative. 

Les Russes, implantés au Sinkiang voisin du Tibet, tentent d'opposer un nouveau Dalaï lama à celui de Lhassa; la manoeuvre échoue. 

L'alpiniste autrichien Heinrich Harrer s'évade en avril du camp de prisonniers de guerre de Dehra Dun, au nord des Indes, au pied de l'Himalaya.  

Un rapprochement est tenté entre Tchang Kaï Check et Lhassa. Des émissaires sont échangés (cf le témoignage de Chen Xizhang). Les dirigeants chinois redoutent qu'une participation du Tibet aux négociations de paix n'entraînent la reconnaissance de son indépendance par les alliés et le gouvernement du Dalaï lama, qui sait à quoi s'en tenir sur l'appui britannique à ses thèses, craint de se retrouver en tête à tête avec la Chine, dans l'hypothèse de l'indépendance prévisible de l'empire des Indes. Les deux parties ont donc intérêt à calmer le jeu. Mais le contexte dans lequel s'effectue le rapprochement laisse supposer qu'il n'est sincère ni chez les uns ni chez les autres. Sherab Gyatso, est autorisé à revenir dans son pays, mais sans ses élèves chinois. 

1945: Kapshopa entre au gouvernement. Sa place est, dit-on, achetée grâce à l’or du Kuomintang. La corruption s’est installée dans les allées du pouvoir tibétain.  

L’ancien régent, du monastère de Reting où il réside, noue une trame pour renverser son successeur et revenir au pouvoir. S'il faut en croire Chen Xizhang, la rivalité entre les deux régents reproduit celle qui oppose Chinois et Britanniques sur le Toit du Monde. 

Les Tibétains affirment leur volonté d’indépendance. En violation des accords de Simla, ils exigent la possession de visas aux Chinois entrant sur leur territoire et prétendent régler le sort des populations du Kham et de l’Amdo sous administration chinoise. 

Un différend frontalier oppose le Tibet à l’empire des Indes. Les discussions restent toutefois cordiales.  

Une fête organisée à Lhassa par les Britanniques, pour célébrer la victoire alliée, laisse les Tibétains de marbre. Ils se sont souciés de la seconde guerre mondiale comme d’une guigne! Les Anglais exposent des photos du Times illustrant l’abomination des camps nazis. Peine perdue. Un Britannique exprime alors  l’opinion que, dans un pays où la flagellation publique est un événement courant et ou les victimes sont, sinon tuées tout de suite, du moins abandonnées à une mort lente, les atrocités commises en Allemagne ne peuvent pas soulever une grande émotion. En outre, des Tibétains auraient défendu jusqu'au bout, dans Berlin assiégée, le dernier repaire du Führer; mais ce sont les partisans des nazis qui l'affirment.   

1946: Heinrich Harrer arrive à Lhassa en janvier. Il a réussi à franchir l'Himalaya et à traverser les déserts du plateau central, en parcourant plus d'un millier de kilomètres et en franchissant des cols de plus de 5 000 m, ce qui constitue un véritable exploit. Il restera 7 ans au Tibet. Il s'intègre à la bonne société, se rend utile et introduit sur le Toit du Monde des éléments de la technologie européenne. Il apprend aux Tibétains à "marcher sur des couteaux" (patiner), se fabrique des skis en bois de bouleau et "chevauche la neige" (skie) jusqu'à ce que les autorités le lui interdisent par peur de froisser les esprits de la montagne. Il organise des séances de cinéma pour le Dalaï lama et devient son ami; grâce à lui, le jeune homme s'initie à la culture occidentale; mais leurs relations étroites sont brèves; elles ne dépassent guère l'été 1950, d'après le récit de l'alpiniste autrichien. Lors de l'entrée des Chinois au Tibet, Harrer aurait comploté avec les Américains pour organiser la fuite du Dalaï lama, mais les dignitaires religieux, qui redoutaient les conséquences intérieures d'une fuite du chef spirituel et temporel du pays, n'auraient pas consenti à son départ. 

On ne sait pas si l'expédition d'Harrer poursuivait des buts uniquement sportifs ou si, sous cette couverture, l'Allemagne nazie ne visait pas quelque autre objectif. Ce n’est pas le témoignage de l'alpiniste autrichien qui peut nous renseigner sur ce point. Si ses compagnons et lui ont été chargés d’une mission secrète, il a évidemment tout intérêt à la taire, dans le contexte de l'après-guerre, ne serait-ce que pour occulter son passé de militant nazi. Il a en effet appartenu aux SA puis aux SS. 

A l'époque où Harrer parvient à Lhassa, au cours d'un interrogatoire par le Renseignement militaire américain, Schäfer déclare, qu'à son retour du Tibet, en août 1939, il a rencontré Himmler pour lui exposer le projet d'une expédition militaire: avec quelques hommes, il se serait rendu au Tibet en avion, pour y mettre sur pied un mouvement de résistance en s'inspirant de l'action de Lawrence en Arabie, pendant la première guerre mondiale. Ce projet toutefois resta sans suite. 

La plupart des visiteurs occidentaux de Lhassa ont mis l'accent sur le manque de propreté et d'hygiène de la capitale tibétaine. A la demande du gouvernement tibétain, Harrer, en compagnie de Peter Aufschnaiter, dresse une carte de la ville et de ses environs en vue de concevoir un réseau d'égouts. Le médecin italien Regolo Moise qui séjourna à Lhassa en 1948 décrit les conditions sanitaires comme précaires, mais moins lamentables qu'on pourrait le penser selon d'autres témoignages, et pas pires que celles qui règnent dans d'autres pays. Si d'autres épidémies y ont sévi, on l'a vu, il note l'absence de tuberculose et de pneumonie.  

Antonin Artaud, reniant ses déclarations passées, rédige un nouveau pamphlet cette fois contre le clergé tibétain accusé de révoltante idiotie, de mysticisme hystérique, de drogués.  

Deux hommes sont durement fouettés, montés sur des bœufs et envoyés au Chang Thang (ouest du Tibet), un désert, pour y subir une condamnation à perpétuité. 

Un faussaire, qui faisait passer de la poudre de cuivre pour de la poudre d’or, est exposé, pendant une semaine, dans plusieurs quartiers de Lhassa, enfermé debout dans une cage, sa tête seule à l’extérieur, sa main droite enserrée dans un gant de cuir vert empli de sel. Il est fortement fouetté puis condamné à perpétuité au bannissement au Chang Thang 

Rapgya Pangda Tsang fonde en exil le Parti progressiste tibétain d’inspiration révolutionnaire. Le gouvernement tibétain cherche à mettre la main sur lui. Il n’y parviendra pas malgré son expulsion des Indes. 

Gedun Chompel a dessiné l’emblème du Parti progressiste tibétain. Déçu de l’échec de son projet de voyage en Occident, il est rentré dans son pays. De nombreux Tibétains accourent à son domicile de Lhassa pour y recevoir son enseignement. Il ne se prive pas de donner son avis sur la situation politique, même devant des gens proches du pouvoir. Il est finalement arrêté comme faux-monnayeur, en compagnie d’un commerçant qui le fréquente. Il paraît que la femme de ce dernier possédait un bijou que voulait s’approprier Kapshopa. Peine perdue, le bijou sera volé avant que Kapshopa ne puisse mettre la main dessus! Sous la pression de Kapshopa, Gedun Chompel est soumis à la question extraordinaire. Cinquante coups de fouet lui sont appliqués. En vain. Il n’a rien à dire. Reconnu innocent, il est tout de même condamné à trois ans de prison. Quelle est la raison principale de son arrestation? On remarquera que, quelques temps avant, il a reçu une lettre de Rapgya qui estimait que l’introduction du communisme au Tibet était prématurée. Enfin, les Anglais accréditent le bruit que Gedun Chompel est le chef du Parti progressiste, ce qui est manifestement faux. Il s’est contenté d’en dessiner l’emblème et  n’y a jamais adhéré. Quoi qu’il en soit, son arrestation et sa condamnation sèment la panique chez les gens qui le fréquentaient; la peur qui s’empare d’eux fournit une image instructive de l’ambiance qui régnait alors dans la capitale tibétaine.  

Un premier attentat frappe dans les allées du pouvoir. 

Des émissaires du Tibet se rendent à l’ouverture de l’Assemblée constituante de Chine. Ils vont s’y trouver aux côtés des représentants de l’Amdo et du Kham sous contrôle chinois. Ils quitteront l’Assemblée avant la fin des travaux pour ne pas avoir à signer l’acte d’allégeance à la Chine. 

Publication de la "Grammaire du tibétain littéraire" de Jacques Bacot. Ce dernier, qui visita le Tibet au début du siècle, s'est consacré depuis à la recherche historique et philologique. Il est l'auteur de traductions et d'études de documents tibétains qui font autorité. 

Le dessinateur belge Edgar P. Jacobs publie "Le Secret de l'Espadon", une bande dessinées dans laquelle l'empereur du Tibet, un potentat criminel, tente de conquérir le monde, après avoir réduit en cendres la plupart des capitales. Le mythe du péril jaune est en marche à partir de Lhassa! Le Royaume des Neiges n'est pas encore tout à fait devenu celui de la non violence dans l'imaginaire occidental; on sait que le mythe d'une conspiration du Tibet pour dominer le monde n'est pas nouveau (voir ici). 
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Après la seconde guerre mondiale, un moine bouddhiste d'origine allemande, Anagarika Govinda, qui a déjà voyagé dans l'Himalaya, se rend à Tsaparang, à l'ouest du Tibet. Bien sûr, les déplacements de ce lama, n'ont aucun rapport avec les tentatives allemandes précédentes, bien qu'il ait pu rencontrer Harrer, dans le camp où ils ont été l'un et l'autre emprisonnés par les Anglais. La vieille ville qui accueillit Andrade est en ruines. Mais, dans les vestiges de la forteresse, Govinda découvre des fresques admirables, qu'il passera plusieurs semaines à recopier, à l'insu des gens du lieu qui s'y opposaient. Ce qu'il ignore, c'est que ces merveilles ont déjà été photographiées par l'Italien Giuseppe Tucci rencontré par Marco Pallis. Voici quelques notes tirées du récit qu'il a laissé de ses pérégrinations au Tibet.  

La lecture des visions d'un lama font perdre un moment la notion du temps. Il existe, dans les déserts de l'ouest du Tibet, des troupeaux de chevaux sauvages, d'une race propre au pays. Ces animaux sont caractérisés par leur petite taille et la grosseur de leur tête. Ils ne s'apprivoisent pas et meurent si on les capture.   

En principe, au Tibet, toute atteinte à la vie est interdite. Un chasseur est considéré comme un criminel. Un pêcheur est encore plus coupable puisque, compte tenu de la petite taille des poissons, il est amené à détruire davantage de vies qu'un chasseur. Le bois manquant, on se chauffe à la bouse de yack, laquelle est précieusement recueillie. Elle se consume sans produire beaucoup de fumée. Mais, l'utiliser pour se chauffer pose un problème car elle est susceptible de contenir de petits être vivants qui s'en nourrissent.   

Les ressources du Tibet étant limitées, on évite le partage des propriétés grâce à la polyandrie. Un enfant au moins par famille se retrouve dans un monastère. Le célibat étant imposé par la règle gelugpa, le nombre élevé de moines et nonnes de cette lignée constitue un moyen de contrôle des naissances. Dans une société nomade, la femme joue nécessairement un rôle important. Elle représente en effet un élément de stabilité au sein d'un foyer.   

Les moulins à prière doivent être animés dans le sens de la rotation des planètes autour du soleil pour rappeler l'intégration de l'homme au sein du cosmos. Le Tibétain qui prie ne s'adresse pas à un dieu mais à lui-même. On ne prend certaines décisions politiques qu'après la consultation des oracles. Le svastika serait la représentation d'une montagne tibétaine d'où partent les grands fleuves d'Asie. Cette montagne est située auprès de deux lacs sacrés, l'un en forme de soleil, l'autre en forme de lune. A proximité se dresse un sommet assimilé au mont Meru, le siège des dieux. Le svastika bönpo est à l'envers, comme la croix gammée nazie. Les bönpos tournent autour des temples et des statues dans le sens contraire des planètes autour du soleil. La religion bön est surtout présente à l'est du Tibet, dans le Kham.   

Les pèlerins traversent les fleuves suspendus à une poulie qui glisse sur un câble tendu de berge à berge où sur des passerelles vétustes qui parfois cèdent sous leur poids. On franchit d'immenses et profonds canyons où l'on aperçoit parfois des habitations troglodytiques creusées dans le roc.   

Une pépite de la grosseur d'un chien est un jour envoyée au Dalaï lama. Celui-ci la retourne à l'expéditeur pour qu'elle soit ensevelie au même endroit, afin de ne pas indisposer les divinités de la terre. Les mines métalliques (or, argent, cuivre...) abondent au Tibet.  

L'atmosphère y est si rare que, malgré le froid, l'effet des rayons du soleil est intense et que l'on ne s'y expose pas longtemps impunément. Il faut s'y protéger les yeux d'une poussière fine. Les précipitations sont rares. Les glaciers datent de la dernière glaciation. Les écarts de température sont la cause principale d'une érosion intense. Ils font éclater la pierre en menus fragments. Ils sont tels, dans certaines régions, que l'ombre interrompt temporairement l'écoulement des eaux. C'est ainsi que des gorges asséchées pendant la nuit se transforment en torrents furieux dès que les rayons du soleil raniment les glaciers. La pureté de l'atmosphère permet de distinguer les détails à une grande distance de sorte que les choses paraissent plus proches qu'elles ne le sont en réalité.  

Les forgerons ont la réputation d'avoir partie liée avec les forces obscures et sont soupçonnés de sorcellerie; cette situation découle peut-être du fait que, dans les sociétés primitives, cet artisanat est souvent associé au sol, c'est-à-dire aux enfers; d'ailleurs, les minerais métalliques sont extraits de la terre, parfois en y creusant d'obscures galeries. 

La présence de fortifications sur les hauteurs laisse supposer que la région ne fut jamais le havre de paix que certains se plaisent à imaginer.   

Certains temples sont jalousement protégés contre la curiosité jugée déplacée des étrangers. On préfère qu'ils s'écroulent plutôt que de les laisser visiter, de peur de déranger les dieux qu'ils abritent et de déclencher des catastrophes.  

1947: Le Karmapa voyage en Inde, au Népal et au Sikkim. Son pèlerinage passe par les hauts lieux de la vie du Bouddha.  

Le régent échappe à un second attentat. Une bombe éclate lors de l'ouverture d'un paquet par un de ses serviteurs. On accuse l'ancien régent retiré au monastère de Reting. On le soupçonne de conspirer avec le Panchen lama et les Chinois. Le père du Dalaï lama meurt prématurément, à 47 ans, au cours d'un repas; on soupçonne un empoisonnement lié à la querelle entre les régents; il aurait été pro chinois, comme l'ancien régent (cf le témoignage de Chen Xizhang). L'ancien régent est convoqué à Lhassa où il se rend. Ses partisans se soulèvent. Les garnisons loyalistes des monastères en révolte sont anéanties. L’abbé imposé par le gouvernement à Sera est massacré. Lhassa est placée en état de siège. Les communications avec l’extérieur sont coupées. L'armée est envoyée pour rétablir l'ordre. Le monastère de Reting est rasé et les moines sont dispersés. Le monastère de Sera est bombardé par l'artillerie tibétaine. Le Tibet vient de vivre sa première guerre civile moderne. Le régent, énergique malgré son âge, a triomphé par la force. Des moines rebelles sont arrêtés et sévèrement châtiés (200?), mais pas exécutés; d'autres s'enfuient en Chine; Sera est livré à la soldatesque, qui le pille (voir Harrer). 

L’ancien régent, jugé coupable, est emprisonné. Il meurt, torturé à mort ou plus probablement empoisonné après ingestion d’une tasse de thé; on retrouve sa timbale retournée comme un gant. Ce mystérieux décès lui vaut un regain de popularité: on lui attribue des miracles. Un de ses fidèles de haut rang a les yeux arrachés. 
  
Kapshopa, qui s’est acharné sur Gedun Chompel, est compromis dans le complot. 

Au cours de travaux hydrauliques, Harrer découvre d’énormes blocs transportés par des êtres humains à une époque très éloignée. Aucun doute pour lui, ces hommes connaissaient l'usage de la roue. Comment et pourquoi s’est-elle perdue par la suite au Tibet?  

L'Inde obtient son indépendance et la Grande-Bretagne se désengage vis à vis de Lhassa. Le vice-roi des Indes annonce au gouvernement tibétain que les Britanniques ne sont plus en mesure de respecter les accords signés par ses prédécesseurs. Le gouvernement indien se considère comme l’héritier des accords passés par la puissance impériale. Lhassa se refuse à reconnaître les droits revendiqués par New Delhi. Les Tibétains viennent de s’attirer l’animosité de leur puissant voisin du sud. 

Une mission est envoyée dans les grands pays du monde pour se procurer l'or nécessaire afin de gager la monnaie nationale tibétaine! Ce métal abonde sur les hauts plateaux, et l'on ne peut que s'étonner d'une telle démarche. Les moyens manquent-ils pour l'extraire et le transformer sur une large échelle? Probablement pas, mais les tabous religieux s'opposent à son exploitation. Grâce à cette mission, les autorités tibétaines espèrent également promouvoir les échanges des produits précieux de leur pays contre des monnaies de réserve (dollar ou livre sterling) et comptent sur les négociations pour obtenir une reconnaissance internationale de leur indépendance. Au passage par Nankin, la mission demande au gouvernement nationaliste de placer sous la juridiction du Tibet les régions peuplées de Tibétains des provinces chinoises du Xikang, du Qinghai et du Gansu; les autorités tibétaines profitent des difficultés du Kuomintang, aux prises avec l'insurrection communiste, pour ressortir cette ancienne revendication qui suscite évidemment le mécontentement des Chinois; ils retiennent la mission et celle-ci est obligée de quitter la Chine en catimini, via Hong Kong, avec la complicité des Anglais (voir Chen Xizhang). Les émissaires resteront deux ans absents; ils reviendront avec une jeep en pièces détachées dans leurs bagages, après un séjour aux États-Unis et en Europe; aux USA, ils rencontrent le ministre des Affaires étrangères, George Marshall, Ilya Tolstoï, Lowell Thomas, qui souhaite visiter le Royaume des Neiges, Dwight Eisenhower, alors président de l'université Columbia, ainsi que d'autres personnalités comme le prince Pierre de Grèce qui s'intéresse au Tibet et des représentants du commerce américain. Ils ont parcouru le monde moderne avec étonnement. Partout on les a pris pour des Chinois, des Birmans ou des Japonais, mais nulle part pour des Tibétains: le monde ignore l'existence d'un pays qui est resté fermé sur lui-même! (Voir Harrer). Leurs buts n'ont pas été atteints, personne ne souhaitant se brouiller avec la Chine. New Delhi, en particulier, ne veut pas entendre parler de discussions tant que le problème de l’héritage des accords passés avec la Grande-Bretagne n'est pas résolu.  

Les représentants du Tibet siégent avec leur drapeau parmi les délégations de trente deux nations à la conférence pan asiatique réunie à New-Delhi. Mais le drapeau sera retiré à la demande de la Chine. 

Un mystérieux personnage, qui se fait appeler le prince Cherenzii Lind, apparaît subitement à Paris. Il se dit le pontife d'un royaume souterrain et le maître du monde. Il se présente comme le grand chef des Initiés de l'Agartha et comme le directeur de la Grande Fraternité Universelle, une union spirituelle qui a pour but de sauver le monde. Ce personnage, qui roule en voiture de luxe, n'a rien d'un ascète oriental. Il semble riche et mène joyeuse vie, mangeant copieusement, s'enivrant de bourgogne et fumant les meilleurs cigares. Il affirme être natif d'un lieu, situé au Tibet en 1902, date de sa naissance, puis réuni plus tard par les Anglais à l'empire des Indes. Il descendrait en ligne directe de Gengis khan. Mais son accent laisse plutôt soupçonner des origines belges. Il se dit la réincarnation du Kut Humi, fondateur de la Société Théosophique au 19ème siècle. Le Grand Conseil de l'Agartha, réuni en congrès au Tibet, lui aurait décerné le tire de Maha Chohan. La fondation de l'Agartha, remonterait à plus de 50000 ans. Ce royaume souterrain serait situé entre le Tibet et la Mongolie. Sa civilisation, uniquement spirituelle et mentale, serait infiniment plus évoluée que la nôtre. Le prince promet d'accomplir un miracle avant de quitter Paris, pour appuyer ses dires. Il disparaît cependant aussi mystérieusement qu'il est venu avant d'avoir concrétisé sa promesse. Des gens lui ont néanmoins accordé leur confiance et d'autres continuent à croire en l'existence d'un royaume souterrain où ils situent une cité nommée Shambala. Ce royaume souterrain, régi par la Synarchie ou gouvernement des Sages, serait accessible par des puits trouant les pôles, mais également en d'autres endroits du monde et, bien sûr, au Tibet. Une succession de grottes situées sous le Potala y conduirait. Une communication existerait aussi à Shigatse, sous le Tashilumpo. Roerich aurait réussi à pénétrer jusqu'à ce royaume interdit et, ce qui est encore plus extraordinaire, en serait revenu porteur de prodigieux secrets. Il est inutile de préciser que la moindre preuve n'est jamais venue étayer ces élucubrations symptomatiques de l'image qui agite encore aujourd'hui nombre d'esprits occidentaux lorsqu'ils évoquent le Tibet. 

La thèse d'un royaume souterrain gouverné par des sages a été soutenue par d'autres auteurs qui le situent aux Indes (Saint-Yves d'Alveydre) ou en Mongolie (Ossendowski) (On peut consulter des notes relatives à l'Agartha en cliquant  ici  et des sites sur le même sujet en cliquant  ici).    

1948: Projet de révolution au Kham et dans l’Amdo. Les frères Pangda Tsang en font partie. Leur objectif ultime est la création d’un Tibet révolutionnaire uni capable de tenir tête à la Chine. 

Les délégués tibétains venus présenter leurs félicitations à Tchang Kaï Chek, à l’occasion de sa réélection, se heurtent à des difficultés en Chine. 

La mission d’achat d’or à l’étranger ne rencontre pas le succès escompté. Les États-Unis, qui reconnaissent la souveraineté chinoise sur le Tibet, soulèvent des difficultés. Truman refuse de recevoir les délégués. A Londres, la Grande-Bretagne fait preuve de la plus extrême prudence. A New Delhi, moyennant la reconnaissance du transfert à l’Inde des droits anglais sur le Tibet, les délégués grappillent quelques ressources. 

Julius Evola, une penseur radical italien d'extrême-droite, rentre à Rome, après avoir été soigné en Autriche d'une blessure reçue en 1945. Il publiera plusieurs ouvrages critiques d'un monde moderne jugé décadent. Selon lui, le Shambala serait le centre ésotérique d'une caste de guerriers sacrés dont le chef résiderait dans un palais en forme de svastika. 

1949: Kapshopa est dégradé, condamné à la peine du fouet et banni, vêtu de blanc, à Neudong. 

Le premier dictionnaire tibétain est publié. Il est l’œuvre de Chodrag, un ami de Gedun Chompel. 

Dans l'Amdo, les Goloks massacrent un détachement de l'armée nationaliste chinoise qui s'y était réfugié pour fuir les troupes communistes. 

Un missionnaire valaisan, le père Tornay, du Grand-Saint-Bernard, successeur des pères Nussbaum et Burdin à Yerkalo, d'où il a été chassé par les Tibétains, est massacré à proximité du col de Choula; il avait eu l'idée d'aller plaider la cause de sa paroisse à Lhassa; refoulé, il regagnait le Yunnan lorsque des Tibétains l'ont attaqué. Depuis 1846, plus d'une dizaine de membres des missions ont subi le même sort (voir le résumé du récit de Guibaut ici).  

Mao Tse Toung triomphe en Chine continentale. Tchang Kaï Chek et les nationalistes s'enfuient à Taïwan. La Chine devient une république populaire. Le nouveau Panchen lama, découvert depuis des années, a été officiellement proclamé, peu de temps avant l'effondrement du régime nationaliste chinois. 

Dans un mémorandum du Département américain on lit ces mots non dépourvus d'un certain cynisme: "Si le Tibet a le cran de résister à l’infiltration communiste…il serait de notre intérêt de le traiter en pays indépendant, plutôt que de le considérer comme faisant partie d’une Chine devenue communiste…" Ce mémorandum est instructif: il montre que les Américains sont moins guidés par le souci de défendre les droits du Tibet que par la volonté d'endiguer le communisme; on peut d'ores et déjà prévoir qu'ils abandonneront le Pays des Neiges à son sort dès que son soutien s'avérera incompatible avec la politique étrangère des États-Unis. En attendant, une reconnaissance explicite de l'indépendance du Tibet est envisagée et la décision est prise de fournir une aide militaire aux Tibétains susceptibles de s'opposer à l'expansion communiste en Asie. Un  officier de la CIA, Douglas Mackiernan, envoyé au Tibet, en mission secrète afin de ne pas motiver une intervention chinoise, est malencontreusement tué par un garde-frontière tibétain qui avait reçu pour consigne d'abattre tout étranger tentant de franchir la frontière. Le nouveau pouvoir chinois peut difficilement ignorer les velléités d'intervention militaire américaines sur le Toit du Monde. 

Dans le droit fil de la tradition impériale, la République populaire de Chine va considérer les peuples des minorités comme des barbares. Elle se sentira investie d'une mission civilisatrice à leur égard et mettra en oeuvre une politique qui, phraséologie marxiste mise à part, comportera bien des traits du colonialisme classique. En fait, son nationalisme ne fait que reproduire la tendance observée dans tous les pays devenus récemment indépendants; on peut penser qu'il s'agit d'une réaction inévitable aux humiliations infligées par les puissances occidentales.   

Dans une première période, cette politique sera conduite avec une grande prudence. Les langues des minorités nationales seront préservées. Mais, dans un second temps, le pouvoir central s'efforcera d'estomper les particularismes locaux, afin de favoriser un développement économique homogène. Les transferts de population seront favorisés de sorte que les minorités nationales seront, sur leur propre territoire, noyées au milieu d'une population d'origine han. La civilisation chinoise sera montrée en exemple; les cultures des autres peuples seront marginalisées; l'apprentissage du chinois se généralisera.  

Au Tibet, cette politique se traduira par un afflux de colons chinois. Elle aura aussi pour conséquence la déportation d'enfants tibétains dans la région de Pékin, en vue de les initier à la culture han. Cependant, alors que les Tibétains en exil insistent sur le grand nombre de Chinois installés au Tibet, les autorités chinoises affirment, qu'en raison des conditions climatiques très défavorables, les Han n'ont jamais dépassé 5% de la population.  

Dans la vie des nations, les tendances lourdes prédominent sur les péripéties révolutionnaires. La politique étrangère est l’une de ces tendances. Mao ne va pas ramener le Tibet dans le giron de la "mère patrie" parce qu’il est plus brutal que ses devanciers mais parce qu’il est parvenu à unifier la Chine continentale sous sa houlette; c’est le facteur le plus important. Communiste ou non, une Chine unie aurait mené la même politique à l’égard du Pays des Neiges, aux différences idéologiques près; jusqu’à présent, seuls les moyens lui ont manqué pour le faire.  

Au moment où ces événements se préparent, quelle est la situation au Tibet. Celle-ci n'a guère variée depuis Gengis khan, malgré les timides tentatives de réformes du 13ème Dalaï lama. L'électricité et la traction mécanique ont certes fait leur apparition mais le pays reste encore fermé sur lui même et profondément archaïque à telle enseigne que l'on a pu dire qu'il n'en était pas au Moyen Âge mais à la Grèce d'Homère.  

Au point de vue politique, la théocratie tibétaine est un anachronisme dans un monde où progressent les idées démocratiques et l'utopie communiste. On a vu que ces idées ont commencé à y pénétrer. Il faut cependant insister sur le fait que leurs propagandistes sont aussi de fervents nationalistes. Certes, le respect dû au Dalaï lama n'est pas mis en cause par les fidèles. Mais la confusion des fonctions spirituelles et politiques ne fait plus l’unanimité. D’autant que le pouvoir est presque toujours exercé par des régents contestés. Le pays est loin d'être un État au sens où on l'entend en Occident. Le sentiment d'identité nationale n'est qu'embryonnaire; les régions périphériques, notamment le Kham et l'Amdo, qui n'ont jamais été totalement pacifiées et qui ont déjà été rattachées, au moins partiellement, à la Chine, manifestent une méfiance instinctive à l'encontre du pouvoir central; les anciens gyalpo continuent d'exercer une grande influence sur leur clan; la population manque d'homogénéité et le langage parlé n'est pas unifié; bref, le Tibet est davantage une communauté spirituelle qu'une nation.  

Au point de vue économique, les moyens de production sont artisanaux et les voies de communications peu nombreuses. On retourne encore la terre avec des araires au soc de bois; en certains endroits, on sème encore les grains, comme à l'époque néolithique, en creusant dans la terre des trous avec un pieu de bois (Harrer dixit). La propriété foncière appartient en majeure partie à l'État et aux monastères depuis des temps immémoriaux; elle est louée à ceux qui la travaillent moyennant une redevance en nature; en contrepartie, la puissance publique protège les denrées dans des greniers pour faire face aux périodes de mauvaises récoltes. Un grand nombre de paysans sont sédentaires, mais le nomadisme existe toujours sur les pentes et les plateaux où l'on pratique l'élevage, la culture y étant devenue impossible; les nomades jouissent d'une assez grande liberté vis-à-vis des autorités politiques et monastiques; ils ont le droit de tuer les animaux qu'ils consomment. En dépit des importantes ressources minières, l'industrie métallurgique est inexistante. Elle ne dépasse pas le stade du forgeron. Il faut importer le cuivre de l'Inde pour battre monnaie et aller quémander de l'or à l'étranger! Si la roue est connue, on n'en fait pas usage et les marchandises sont transportées à dos d'homme ou d'animal.   

Au point de vue social, la population se divise en nobles, descendants de princes ou familles de tulkou, possesseurs de fiefs; en petits propriétaires; en fermiers qui doivent une partie de la récolte au bailleur et sont, en outre, soumis à la corvée de l'État; en serfs attachés héréditairement à leur maître; en parias exerçant des métiers impurs (forgerons, fossoyeurs, bouchers). On compte aussi de nombreux commerçants et artisans ainsi que des baladins (conteurs, musiciens, artistes) et beaucoup de mendiants. Les serfs représentent une proportion importante de la population; leur sort n'est peut-être pas aussi terrible que le terme pourrait le laisser supposer; mais ils ne sont pas libres de quitter leur maître ni même de se marier sans son autorisation. Si elle n'est pas totalement impossible, l'ascension sociale est très difficile. Une foule de moines, entre le cinquième et le tiers de la population, vit au sein des monastères dans la méditation et la prière; les inégalités sociales s'y reproduisent, les moines issus des couches populaires sont généralement moins bien considérés que les fils de notables. Les monastères sont gérés comme des entreprises privées, dans le but d'obtenir le plus grand profit possible, au bénéfice de leurs réincarnations, en vendant des objets pieux, des services religieux, médicaux ou magiques, en louant les cellules aux moines ou en mendiant à travers les campagnes. Les moines consacrent une grande partie de leur temps et de leur énergie à la recherche d'un pouvoir maximum et aux intrigues, non sans avoir parfois recours à des activités répréhensibles (usage du poison ou des enchantements). La monogamie est généralement la règle dans les classes inférieures; mais on rencontre encore la polyandrie chez les nomades, pour des raisons économiques, et la polygamie dans la noblesse, pour des motifs de prestige. L'armée, malgré sa réorganisation, est insuffisante face à celles des puissances voisines. De profonds facteurs de dissolution agitent la société tibétaine: moines errants, survivances du chamanisme, querelles entre écoles, tradition de pillage de certaines tribus... La criminalité reste élevée malgré l'extrême sévérité des peines. 
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D'après une source d'information chinoise, évidemment sujette à caution, voici un aperçu du sort des femmes dans l'ancien Tibet. Si un mari mourait sans enfant, sa femme appartenait à son beau-père. A défaut de beau-père à l'un de ses beaux-frères ou la femme et la moitié du bétail et des biens revenaient à l'un des proches parents. Une personne sauvée d'un yack devait donner sa fille au sauveteur; à défaut de fille, sa soeur, à défaut de soeur, 200 taels d'argent. Une femme était traitée comme le bétail et les biens; elle pouvait être offerte en cadeau. D'après une enquête dans la préfecture de Nagqu en Amdo, les personnes de sexe féminin non membres de la famille ne pouvaient pas entrer sous la tente, ni aller derrière la tente, à l'endroit où on suspendait les bannières religieuses. Les femmes ne pouvaient pas parler à haute voix après le coucher du soleil, ni accoucher sous la tente familiale. L'accouchée ne pouvait toucher le fourneau les trois premiers jours suivant l'accouchement, ni recevoir de visiteurs. 
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Cent ans de témoignages sur le Tibet - Reportages de témoins de l'histoire du Tibet - Jianguo Li - China Intercontinental Press
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Il y a bien un Institut de médecine tibétaine à Lhassa mais très peu d'écoles qui sont presque toutes privées; la volonté du 13ème Dalaï lama de développer un système d'éductation s'est heurté aux réticences du clergé. Les écoles de de Gyantse et de Lhassa n'ont connu qu'une existence éphémère. Harrer parle d'une école de Lhassa fréquentée par les enfants des nobles chez qui il logeait, tout en ajoutant, un peu plus loin, qu'un instituteur britannique, bien qu'autorisé à ouvrir une école, a dû y renoncer et quitter le pays sous la pression du clergé. L'essentiel de l'enseignement est dispensé dans les monastères. Chaque famille y envoie l'un de ses enfants. C'est un moyen de promotion sociale qui permet d'instruire au moins l'un des membres de la famille. L'enseignement qui y est dispensé n’a pas évolué depuis des siècles. Les découvertes scientifiques occidentales y sont inconnues. On continue à croire que la terre est plate et quiconque dit le contraire est taxé d’hérésie. L'enseignement, qui fait penser à la scholastique de notre Moyen Âge, repose pour l'essentiel sur la mémorisation des textes. On confie aux novices les moins doués des taches matérielles et leur niveau d'études s'en ressent évidemment. Pour ceux qui poursuivent un cursus normal, une bonne quinzaine d'années d'efforts sont nécessaires pour obtenir le grade ultime, celui de geshe. La discipline est sévère; des châtiments corporels brutaux font partie des méthodes d'enseignement, y compris pour les réincarnations appelées plus tard à diriger les monastères. Le moindre écart est puni à coups de bâtons ou de rosaires; le crâne rasé de plus d'un moine en portera définitivement la cicatrice; un maître n'affirme-t-il pas à son jeune élève, avant de le punir, qu'une sculpture réussie exige de nombreux coups de marteau! Les connaissances des paysans se limitent au minimum indispensable pour vivre de l'agriculture.   

Les villes sont petites et peu peuplées. Un certain progrès y a pénétré; depuis les années vingt, les automobiles ont fait leur apparition à Lhassa et les élégantes préfèrent employer une crème solaire plutôt que de se barbouiller le visage de beurre mêlé de suie, comme les paysannes, pour protéger du soleil leur peau délicate. Mais ces bribes de modernisme ne touchent qu'une infime proportion de la population.   

Pour l'essentiel, les Tibétains vivent à la campagne et certains d'entre eux sont nomades. Les principes élémentaires de l'hygiène y sont inconnus. On ne se lave que très épisodiquement. Pour soigner une maladie, on fait confiance au Bouddha de la médecine et aux lamas. Les pratiques superstitieuses demeurent vivaces. Pour éloigner la grêle, fréquente et dévastatrice dans les vallées montagneuses, on a recours à la magie des moines exorciseurs. Ils vivent dans une tour de guet, au flanc des pentes, et perçoivent une taxe payée par les cultivateurs. Ces pratiques font penser à celles qui avaient cours en France à l'époque carolingienne pour écarter les maléfices des "tempestaires" (voir  ici). On consulte les astrologues pour fixer la date de la moisson. 

S'il faut en croire un Tibétain en exil, la différence entre riches et pauvres est telle qu'on pourrait croire qu'il s'agit de personnes de races différentes. Voici comment s'exprime un autre exilé tibétain, Dawa Norbu: "Nous, Tibétains, sommes responsables en grande partie de notre tragédie. Il serait injuste de condamner individuellement les lamas, les monastères ou les aristocrates. Le système entier était pourri jusqu'au coeur et ne pouvait résister aux pressions du 20ème siècle. Il était prêt à s'écrouler et il s'est écroulé d'une manière désastreuse." 

Arrivée à Lhassa en 1951, Feu Du Tai, ancienne codirectrice de la radiodiffusion, du cinéma et de la télévision de la région autonome, affirme dans ses mémoires que la pauvreté et le délabrement de la ville dépassaient l'imagination. Lhassa ne comptait qu'une rue présentable, le Barkhor. Il n'y avait ni éclairage public, ni eau courante, ni égouts. A l'ouest du monastère de Jokhang, il y avait un village de mendiants appelé Lupubangcang. Autour du monastère de Ramoche, se pressaient près de 4 000 mendiants, soit le dixième de la population de la ville. 

Certains penseront peut-être que ces propos sont exagérés. Mais aucune personne sensée ne peut prétendre de bonne foi que la situation qui prévalait dans l'ancien Tibet pouvait encore durer des siècles dans le monde où nous vivons. Des ferments de transformation agitaient d’ailleurs, on l’a vu, la société tibétaine. Sans exagérer leur importance, comme Roerich, qui affirmait qu’aucune puissance au monde ne pourrait empêcher le Tibet de devenir communiste, on peut supposer qu’il ne s’agissait pas seulement d’une poussée de fièvre sans lendemain.   

Alors, plusieurs questions viennent à l’esprit. Sans l’intervention de la Chine, les jeunes progressistes seraient-ils parvenus à leurs fins? Probablement, tôt ou tard. Le Tibet aurait-il alors fait l’économie d’une révolution violente? Ce que l’on sait de son histoire plaide plutôt pour une réponse négative. Les pertes en vies humaines et les destructions auraient-elles été moindres? Nul ne peut l’affirmer, tant les conséquences des soubresauts révolutionnaires sont imprévisibles. La Chine aurait-elle renoncé à revendiquer un Tibet socialiste? Presque sûrement non. La volonté d’absorber le Tibet était trop profondément ancrée dans la classe politique chinoise pour oser l’espérer. Les nationalistes, qui pensaient que des changements révolutionnaires sauveraient leur pays, s’illusionnaient donc certainement. Mais il eût été préférable qu’ils assurent eux-mêmes, de l’intérieur et selon le génie propre à leur race, la modernisation sociale et politique dont ils rêvaient. 
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Pour une vision encore plus complète du Tibet à cette époque, voir Tucci et aussi Harrer

Encouragés par l’arrivée au pouvoir de Mao en Chine, Puntshog Wangyal et son "Association des Jeunes Tibétains sous Serment" réclament un changement de gouvernement et l’avènement d’une société moderne et démocratique.  

Le pouvoir de Lhassa réplique en décidant l’expulsion de tous les Chinois et des signataires de la pétition. Les relations avec les autorités chinoises sont rompues. Une levée de boucliers et des bruits de bottes intempestifs accompagnent ces mesures. Le Tibet fait acte de candidature à l’ONU. Mais il est diplomatiquement isolé. Personne ne le soutiendra. De plus, cette candidature se heurterait au veto de l’URSS.  

Pékin proteste contre le traitement infligé à des Chinois qui n’étaient même pas communistes. Parmi les expulsés, figurent les émissaires du Kuomintang! La Chine annonce la création d’un gouvernement révolutionnaire au Tibet oriental. 

Le Panchen lama se rallie au gouvernement communiste chinois. Les religieux qui lui sont fidèles lancent un appel enflammé à Mao Tsé Toung. A les en croire, des milliers de patriotes tibétains persécutés attendent la venue des troupes chinoises pour chasser les traîtres et libérer le peuple du joug des conservateurs et des agresseurs étrangers! Il n’y a presque plus d’étrangers au Tibet, mais la phraséologie reste marquée par les interventions colonialistes du siècle précédent. 

En octobre 1949, l'Armée Populaire de Libération pénètre en Amdo. 

1950: Gedun Chompel recouvre la liberté. Profondément affecté par les années qu'il vient de passer en prison, il sombre dans l'alcoolisme. 

En août, un tremblement de terre aux allures de fin du monde dévaste le Tibet. Des dizaines de villages sont engloutis; des vallées et des montagnes sont déplacées; le Brahmapoutre (Tsangpo) voit son cours modifié. Le séisme est interprété comme un mauvais présage par la population. Bien d'autres signes négatifs sont notés. Alors qu'il médite au monastère de Ganden, le Dalaï lama voit la statue de Yamantaka hocher la tête et regarder avec une expression farouche dans la direction de l'est. Une sécheresse inusitée désole la contrée. Des femmes et des bêtes donnent le jour à des monstres. Une comète traverse le ciel et des pierres tombent des murs des temples sur le sol.  

Le Qamdo, à l'ouest du Yang Tsé Kiang, est séparé du Xikang, à l'est de ce fleuve, pour former une entité administrative distincte. 

Début de la guerre de Corée. La Chine va se trouver directement confrontée à la puissance militaire américaine, qui combat le communisme sous le drapeau de l’ONU. Dans ce contexte, le Tibet, d’où partent les vallées des principaux fleuves d’Asie, présente évidemment un intérêt majeur. Sa possession par une puissance occidentale ferait peser une menace mortelle sur le jeune pouvoir en place à Pékin. Cette crainte est d’autant plus légitime que des troupes nationalistes sont toujours présentes dans le triangle de l’opium, à la frontière de la Birmanie, de la Thaïlande et du Laos. De plus, Pékin redoute également les intrigues soviétiques au Turkestan; la possession du Royaume des Neiges protégerait le corridor du Gansu, ancien passage de la Route de la Soie. Alors, l'occupation du Tibet a-t-elle été motivée par des considérations stratégiques? C'est difficile à dire, cet argument n'ayant jamais été clairement invoqué.  

On se contentera de rappeler, sans insister, que, pour quelques commentateurs occidentaux, Mao Tsé Toung serait la réincarnation de Vajrapani (boddisattva du pouvoir) et qu'il aurait conquis le Pays des Neiges pour ramener les dignitaires de ce pays au respect des vrais principes bouddhistes et aussi afin de permettre l'essaimage de sa religion à travers le monde! Ce point de vue osé, évidemment combattu par le Dalaï lama, peut prêter à sourire. Mais il doit être considéré à la lumière de la mentalité asiatique. Les Tibétains n'ont-ils pas déjà assimilé la reine d'Angleterre à la laie adamantine et tout détenteur du pouvoir n'est-il pas obligatoirement plus qu'un homme normal, une sorte de demi-dieu? Mao a bel est bien quasiment été divinisé en Chine. Les gens qui lui avaient serré la main ne se lavaient pas de plusieurs jours et se déplaçaient à travers le pays pour serrer d'autres mains et diffuser ainsi l'énergie du grand timonier. On prétend que Mao se livra à des pratiques tantriques taoïstes et maintint toute sa vie une intense activité sexuelle pour accroître son énergie vitale. En dépit du retour à l'économie de marché on continue de rendre à sa dépouille mortelle, place Tien An Men, un culte presque religieux. 
  
Quoi qu’il en soit, les troupes communistes chinoises commencent à envahir les régions frontalières du Tibet en octobre 1950, comme les troupes impériales l'avaient déjà fait 45 ans plus tôt. La petite armée tibétaine résiste courageusement par endroit et s'effondre ailleurs. Quarante mille soldats chinois attaquent les huit mille soldats tibétains du Chamdo. Le gouverneur, Ngabo, sollicite des instructions de la part du gouvernement central. Celui-ci, qui célèbre une fête annuelle dans les jardins du Norbulingka, ne soupçonne pas la gravité de la situation; il laisse le message sans réponse. Le gouverneur prend la fuite. Il deviendra par la suite un des plus fervents adeptes de la soumission du Tibet à la Chine et sera soupçonné de trahison.  

Les missionnaires français des marches sichuanaises sont arrêtés. 

Des dissensions se font jour dans la résistance. Beaucoup de Khampas refusent de s'enrôler sous les bannières du pouvoir de Lhassa qu'ils abhorrent; des tribus khampas ne supportent plus l'arbitraire des gouverneurs envoyés par le pouvoir central; les frères Pangda rejoignent même les rangs de l’Armée populaire de libération chinoise. Les guerriers du royaume de Nangchen se joignent également aux troupes chinoises pour libérer l'Amdo de la présence de Ma Bufeng qui s'enfuit au Caire avec ses femmes; il y vivra jusqu'à sa mort du produit de ses rapines. Le clergé gelugpa est divisé; les fidèles du Panchen lama font des voeux pour le triomphe des Chinois; d’autres conseillent au Dalaï lama de se soumettre. Le découragement gagne nombre d'officiels tibétains. Une première conférence se déroule au Chamdo entre des émissaires chinois et Ngabo.   

Le Tibet ne peut compter sur aucune aide: son existence n'est pas officiellement reconnue; il n'entretient aucune relation diplomatique avec l'extérieur; l'Angleterre n'a plus à défendre un empire des Indes devenu indépendant; la Russie est alliée à la Chine. Les États-Unis soutiennent Taïwan qui défend la thèse de l'appartenance du Tibet à la Chine; pour l'Amérique, après la seconde guerre mondiale, le Tibet fait partie intégrante de la Chine, comme le montre une carte de National Geographic de 1945 accessible ici. La France n’a jamais eu à se louer du comportement des dirigeants de Lhassa à l'égard de ses ressortissants, de plus elle doit faire face à une rébellion indépendantiste en Indochine. La guerre de Corée bat son plein et les grandes puissances ont d'autres chats à fouetter. Les voisins du sud (Népal, Inde, Cachemire...) ne s'entendent que sur un point: ne pas s'attirer les foudres des nouvelles autorités de Pékin. Le Népal est d'ailleurs agité par des troubles; le roi doit même temporairement se réfugier en Inde; le parti communiste népalais voit son audience augmenter et Katmandou préfère garder profil bas, afin que la Chine feigne d'ignorer qu'une partie du territoire tibétain a été conquise par les Gurkhas au 19ème siècle. Le recours à l'ONU n'éveille aucun écho, ou presque: celui du Salvador, un peu plus tard! L'Inde proteste cependant mollement. Pékin réplique qu'il s'agit d'une affaire intérieure qui ne regarde pas les étrangers.   

Enfin, la pénétration chinoise au Tibet est facilitée par l'excellente tenue des soldats communistes qui tranche avec la brutalité exercée dans le passé. Les populations et les monastères sont respectés. Aucune spoliation n'est autorisée. On paie rigoureusement tous les biens nécessaires à l'alimentation et à l'entretien des troupes. Les Tibétains ont l'impression d'être envahis par une armée de bouddhas!  

Le 14ème Dalaï lama, âgé d'à peine 16 ans, n'a pas encore atteint sa majorité. Après consultation de l'oracle, il est intronisé par anticipation pour mettre l'envahisseur devant le fait accompli et l'empêcher de placer le Panchen lama à la tête du Tibet. On rapproche prudemment le souverain tibétain de la frontière indienne; il se réfugie au monastère de Tungkar, afin de parer à toute éventualité. Cinq millions de dollars américains, en or et en argent, traversent l'Himalaya à dos de mulet. Ils constitueront le trésor de guerre du futur exilé.  

1951: Des délégués envoyés auprès des Nations Unis ne dépassent pas l’Inde. Aucun État important n'est disposé à soutenir le Tibet devant l'organisation internationale. Pourtant, l'invasion de ce pays va rappeler son existence dans l'arène internationale et lui gagner la sympathie de beaucoup de gens, en premier lieu, bien sûr, de ceux qui sont anticommunistes. Les grandes puissances, quant à elles, continuent de mener la politique prudente qui fut la leur un demi siècle plus tôt. 

Ngabo et d'autres émissaires tibétains partent pour Pékin; le Dalaï lama adresse un cable à Mao lui promettant d'oeuvrer pour la pacification du Tibet et sa coopération avec la Chine. Dans la capitale chinoise, les envoyés du Tibet sont reçus par Chou En Lai lui-même, ce qui prouve l'intérêt que la Chine accorde à la question tibétaine. Un accord en 17 points (il est  ici) est négocié (ou plutôt imposé), avec la participation du Panchen lama. Ce texte admet la souveraineté de la Chine sur le Tibet. Il valide l'entrée des forces armées chinoises et donne compétence au gouvernement chinois en matière de relations extérieures. En compensation, la Chine s'engage à ne remettre en cause ni la religion, ni le gouvernement du pays. Les réformes ne seront introduites qu'après consultation des dirigeants tibétains et sans faire usage de la contrainte. La révolution au Tibet est renvoyée aux calendes grecques, ce qui montre que les visées de Pékin sont surtout territoriales. 

Le premier dessein du Dalaï lama est de dénoncer rapidement ce texte. Washington, faisant volte face, l'encourage en ce sens. Le gouvernement américain l'incite à fuir en Inde puis à se réfugier aux États-Unis. L'armée chinoise ne lui en laisse pas le temps. Elle déferle sur le pays et parvient à Lhassa avant que les malles ne soient bouclées. Le Dalaï lama ne peut que s'incliner et entériner l'accord. Les réformes envisagées dans l'urgence, pour améliorer le sort de la paysannerie et couper l'herbe sous les pieds de la propagande communiste, sont venues trop tard. Elles n'entreront jamais en application.  

Pendant une dizaine d'années, le Parti communiste chinois va cohabiter avec l'une des dernières théocraties féodales du monde. Beaucoup de Tibétains des classes supérieures, qui admettent la nécessité de réformes, adhèrent à ce pacte. A condition de conserver leurs privilèges, ils paraissent disposés à collaborer avec le nouveau régime chinois pour construire des routes, des hôpitaux et des écoles dont bénéficieront leurs compatriotes. La création d'un réseau routier, rapidement entreprise, désenclavera le Tibet et facilitera la pénétration étrangère. Des milliers de paysans sont forcés de quitter leurs champs pour participer à cette oeuvre collective qui  aurait coûté la vie à un Tibétain par kilomètre! Mais l'aristocratie de Lhassa, qui se rend souvent en Inde et s'est laissée gagner par le mode de vie occidental, voit plutôt les côtés positifs que les côtés négatifs de cette entreprise. Elle n'est d'ailleurs pas la seule dans ce cas, le lama Chögyam Trungpa, qui s'exilera plus tard, reconnaît, qu'au Kham, les Chinois ont commencé par ouvrir des écoles, où l'enseignement est dispensé en chinois et en tibétain, et que les réactions des gens du pays sont favorables. Mais, dès le début les religieux, en dépit de la cordialité affichée par les Chinois, ont redouté le pire et un sentiment d'insécurité s'est répandu parmi eux. Il est évident que les deux idéologies, qui viennent d'entrer en contact, sont incompatibles et qu'elles ne peuvent pas cohabiter longtemps sans se renier, dès lors un conflit est inévitable. 

Réactivation de la région autonome de Tashilumpo confiée au Panchen lama. 

Gedun Chompel meurt d'une cirrhose du foie quelques semaines après l'entrée des Chinois à Lhassa. Il accueille cette invasion comme la réalisation de ses prédictions. Ses disciples lui rendent hommage en le faisant incinérer comme un dignitaire. 

Un poème de Gedun Chompel est  ici . 

Kapshopa est rappelé par le gouvernement prochinois qui le nomme directeur des Travaux publics. On notera que Pékin s'appuie sur les dignitaires de l'ancien régime plutôt que sur les progressistes. C'est compréhensible: la plupart de ces derniers sont nationalistes. 

1952: En juillet, le Dalaï lama reçoit à Tungkar l'envoyé de Pékin chargé des affaires tibétaines et, sur ses instances pressantes, il rentre à Lhassa. L'influence politique du Panchen lama est renforcée. Mais Mao Tsé Toung estime que le Tibet n'est pas mûr pour le communisme; aussi décide-t-il d'appliquer les réformes avec beaucoup de lenteur et de prudence, ce qui met dans l'embarras les Tibétains progressistes, dont la curiosité naturelle avait été piquée; un vaste programme de modernisation est cependant entrepris, d'après Tucci. Ces mesures, ainsi que les conditions de leur mise en oeuvre, suscitent un certain malaise.  

Les missionnaires français du Sichuan sont expulsés. C'est la fin des missions françaises au Tibet.  

1953: Des réformes foncières d'inspiration marxiste entrent en application à l'est du Tibet. La distribution de terres à des paysans chinois entraîne des actes d'opposition aux réformes. Le désarmement de populations traditionnellement guerrières est perçu comme une mesure vexatoire. La collectivisation prive les cavaliers de leurs chevaux, ce qui est pire que de leur arracher le coeur. Les abbés des monastères sont contraints de faire leur autocritique. Les réformes et la présence d'une armée nombreuse, qui multiplie les bouches à nourrir, entraînent une grave pénurie alimentaire.  

Création de l'Association bouddhiste de Chine, courroie de transmission entre le Parti et la religion.  

Le Tibet cesse de payer le tribut qu'il devait au Népal. 

Le premier recensement montre que  la zone urbaine de Lhassa compte environ 30 000 résidents, dont 4 000 mendiants, et plus de 15 000 moines. 

1954: Le Dalaï lama, le Panchem lama et le Karmapa, accompagnés d'autres dignitaires, se rendent à Pékin pour participer à l'Assemblée qui donnera une nouvelle constitution à la Chine. Le Dalaï lama se souviendra de la première poignée de main qu'il échange avec Mao Tsé Toung; le jeune homme ressent chez son interlocuteur une énergie qui l'impressionne et il continuera à le respecter dans le futur. Le Dalaï lama est élu vice-président de la République populaire de Chine. Un Comité préparatoire de la Région autonome du Tibet est créé; présidé par le Dalaï lama, il comprendra cinquante et un membres; on y trouve des dignitaires religieux et des laïcs dont certains sont favorables aux idéaux communistes.  

Une inondation ravage la ville de Gyantse. Dans cette région pratiquement dépourvue d'arbres, la montée des eaux est aussi rapide que brutale. 

Un traité signé entre l'Inde et la Chine reconnaît la souveraineté de cette dernière sur le Tibet. La question des frontières n’est pas tranchée. 
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Mao à Pékin entre le Panchen lama et le Dalaï lama
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Washington décide la mise en oeuvre du plan visant à soutenir les forces anticommunistes au Tibet par l'intermédiaire de la CIA.  

1955: En février, les deux dignitaires gelugpas célèbrent les fêtes du nouvel an à Pékin. Le Dalaï lama prononce un discours dans lequel il remercie le gouvernement chinois des avantages qu'il a accordés au Tibet et exprime des voeux pour un avenir meilleur. 

Le Xikang est rattaché au Sichuan.  

Les minorités nationales doivent mettre en oeuvre les réformes de collectivisation qui ont eu lieu dans le reste de la Chine. Seul le Tibet central est excepté, probablement en application de l'accord en 17 points. Les réformes sont lancées à grande échelle au Kham et en Amdo, dans les territoires depuis longtemps sous administration chinoise, où les propriétés foncières des monastères sont mises en cause. La sédentarisation des derniers nomades est imposée, sans grand succès. Les manifestations sporadiques se transforment en révolte au Tibet oriental. Les premières attaques d'entreprises et de cadres chinois ont lieu.  

La "Rébellion Kanding" se développe dans le Kham et se propage dans le Tibet oriental. Des représentants du gouvernement chinois sont assassinés. Des combats sans merci se déroulent. Des atrocités sont commises de part et d'autre. Si les soldats chinois ont cessé d'être des bouddhas, les combattants khampas ne sont pas devenus des anges: ils coupent le nez à certains de leurs prisonniers. Des villages et des monastères sont détruits. Les victimes se comptent par milliers. Les troupes chinoises sont refoulées du Tibet en maints endroits. Une guerre commence qui durera près de vingt ans et causera la mort de nombreuses personnes (certains parlent de 1,5 millions de soldats chinois tués!?). Le témoignage de Chögyam Trungpa montre cependant que les différentes régions du Kham furent affectées diversement par les troubles; malgré l'inquiétude qui s'était emparée de son esprit, cet important lama continue d'exercer son sacerdoce à peu près normalement jusqu'en 1959; certes, les nombreux réfugiés propageaient de bien mauvaises nouvelles mais les administrateurs chinois et les soldats, parmi lesquels figuraient des jeunes Tibétains, ne manifestaient pas d'attitude particulièrement hostile à l'égard du bouddhisme; il ressort de ce témoignage que les deux motifs principaux de la révolte furent le désarmement des populations et les atteintes portées à la religion. 
  
Sur le chemin du retour, le Dalaï lama conseille la prudence et la modération aux Tibétains. Mais le pays est déjà à feu et à sang. Il écrit un poème à la gloire de Mao Tsé Toung qui servira la propagande chinoise. 
  
Rapgya Pangda Tsang, qui fonda le Parti progressiste tibétain, s'enfuit en Inde. Il n'est pas le seul à y chercher refuge. 

Le Karmapa se rend au Kham, à la demande du Dalaï lama, pour assumer le rôle de conciliateur entre les Tibétains locaux et les militaires chinois. Il négocie un accord de paix de cinq ans. Il se rend ensuite au Sikkim et de là entreprend un pèlerinage. 

L'Inde abandonne à la Chine le contrôle du réseau téléphonique, télégraphique et postal du Tibet. 

1956: Inauguration à Lhassa du Comité Préparatoire pour la Région autonome du Tibet par le maréchal Chen Yi, ministre des Affaires étrangères de Chine. Il est chargé d'établir les bases d'une constitution tibétaine. Le Dalaï lama en est président et le Panchen lama premier vice-président.  

Installation, à Lhassa, par les Chinois, d'un Bureau des Affaires religieuses dirigé par le deuxième tuteur du Dalaï lama. Il exerce son autorité sur l'ensemble des monastères tibétains.  

Mise en place d'un réseau d'aide aux rebelles tibétains par la CIA et Taïwan. Rapgya Pangda Tsang, le frère aîné du Dalaï lama, Thubten Norbu, réfugié aux USA, et Gyalo Thondup, autre frère du Dalaï lama, qui réside à Formose (Taïwan), où il a épousé la fille d'un dignitaire de la Chine nationaliste, sont les pièces maîtresses de ce réseau. Quelques centaines de combattants tibétains sont entraînés dans le Colorado pour être ensuite parachutés au Tibet. Les USA interviennent dans la question tibétaine, mais ils sont davantage guidés par la volonté de contenir le communisme chinois que par le souci d'aider le peuple tibétain, l'avenir le prouvera, comme le passé le laissait prévoir.   

L'APL (armée populaire de libération chinoise) revient en force pour mettre un terme à la rébellion. Le siège est mis devant le monastère de Litang. Il durera plusieurs mois. Tous les moyens modernes, y compris les bombardements aériens, seront utilisés. La violence de la répression ne permet pas de rétablir la paix, malgré les appels du Dalaï lama en ce sens.  

La Chine règle forfaitairement le solde du tribut que le Tibet était tenu de payer au Népal. Ce pays reconnaît la souveraineté chinoise sur le Toit du Monde. Chou En Lai est reçu par le nouveau roi népalais. Ce voyage inaugure une série d'autres visites que les dirigeants des deux pays échangeront dans les années suivantes. Le Népal continue de faire preuve d'une très grande prudence vis-à-vis de la Chine.  

Création par Gompo Tashi Andrugtsang  du mouvement clandestin "Quatre fleuves, six montagnes".  

Le Dalaï lama, le Karmapa et le Panchen lama se rendent en Inde pour participer aux cérémonies d'anniversaire de la mort du Bouddha, sur l'invitation de la Mahabodhi Society indienne. Chou en Lai les y rejoint bientôt. Le Dalaï lama se plaint à Nerhu de la tournure prise par les événements; mais, malgré les appels du pied qui lui sont réitérés, il préfère rentrer chez lui, d'ailleurs incité fortement à la faire par Chou en Lai. Tiraillé entre les prochinois et les partisans de la rébellion, il pense toujours que la voie moyenne finira par l'emporter. 

Dans une monographie qu'il vient de publier, Joseph Rock cite les paroles d'un Golok de l'Amdo: "Un Golok naît avec la connaissance de sa liberté et, avec le lait de sa mère, il ingère une certaine conscience des lois qui le régissent. Elles n'ont jamais été dénaturées. Il apprend à manier les armes pratiquement dans le ventre de sa mère. Ses ancêtres étaient des guerriers - des hommes braves et sans peur, tout comme aujourd'hui nous en sommes les valeureux descendants. Nous ne prêterons pas l'oreille à un étranger et nous n'obéirons qu'à la voix de notre conscience avec laquelle chaque Golok pénètre dans ce monde. C'est pour cela que nous avons toujours été libres, comme nous le sommes encore maintenant, et que nous ne sommes les esclaves de personne - ni de Bogdo khan (Bogdo Gegheen, kutuktu de Mongolie) ni du Dalaï lama. Notre tribu est la plus respectée et la plus puissante au Tibet et nous pouvons regarder avec condescendance à la fois les Chinois et les Tibétains." Une telle hauteur de langage montre à quel point l'unité nationale du Pays des Neiges était encore discutée, malgré la menace chinoise, en plein 20ème siècle. 

1957: Le Dalaï lama désavoue ses frères réfugiés à l'étranger et les prive, avec d'autres personnalités exilées, de la nationalité tibétaine. Les autorités chinoises décident de s'engager dans la voie des négociations. Ils reconnaissent que des erreurs ont été commises, que leurs représentants ont fait preuve de chauvinisme et renoncent à mettre en oeuvre les réformes jusqu'en 1962.  

Une antenne de l'Association bouddhiste de Chine est ouverte à Lhassa. 

L'est du pays, malgré les tentatives de résolution du conflit, est toujours en proie à la guerre. L'armée chinoise est frappée d'impuissance: le pays est vaste; il est impossible de protéger complètement les voies de communication; les rebelles, très mobiles sur leurs chevaux, se livrent à des raids meurtriers, puis se réfugient dans les montagne, où ils échappent facilement à leurs poursuivants, qui ne sont pas rompus au combat à des altitudes aussi élevées. Ils s'abritent contre les avions dans les grottes où ils sont pratiquement invulnérables. Les Chinois doivent faire face au Tibet à des difficultés de même nature que celles que rencontreront, quelques années plus tard, les soviétiques en Afghanistan. Des villageois du Kham, fuyant la guerre, se réfugient dans la région désertique du Chang Thang, qui servait naguère de lieu de déportation; beaucoup y périront de faim et de misère.  

Les combattants khampas prennent cependant conscience de la vanité de leur lutte s'ils ne parviennent pas à y entraîner l'ensemble du Tibet. Accusant les hommes du gouvernement tibétain de lâcheté, ils envahissent le centre du pays, avec pour objectif de les chasser de Lhassa, sans remettre toutefois en cause la personne sacrée du Dalaï lama. L'unité du pays une fois réalisée, sous l'égide d'un gouvernement nationaliste, ils pensent pouvoir amener la Chine à composition. Parallèlement, des milliers de réfugiés, fuyant les combats qui ensanglantent l'est du Tibet, cherchent un asile dans la région centrale, où les réformes contestées ne sont pas encore entrées en application, et où ils pensent trouver la sécurité à proximité du Dalaï lama. 

Un groupe de marchands du Kham organise des rites de longue vie pour le Dalaï lama et collecte des fonds pour lui offrir un trône en or. Le mouvement "Quatre Fleuves, Six Montagnes" prend prétexte de cette collecte pour structurer son organisation et identifier ses objectifs. Ceux qui s'appellent entre eux les "soldats de la forteresse de la foi" estiment pouvoir compter sur 80 000 combattants. Le trône sera offert au Dalai-Lama dans son  palais d'été; la cérémonie revêtira une signification politique.  

Les Khampas attaquent les garnisons chinoises et les chantiers de construction de routes. Les forteresses du Lhoka, région située au sud du fleuve Tsangpo (Brahmapoutre) et frontalière du Népal, tombent aux mains de la résistance.  
  
1958: Le "Grand bond en avant" provoque au Tibet, comme en Chine, une famine qui va faire des dizaines de milliers de victimes. Jamais auparavant de telles difficultés alimentaires n'auraient été rencontrées au Tibet.  

Les autorités chinoises lancent la campagne des "Quatre Liquidations" (rébellion, opposition politique, privilégiés, exploiteurs). Les représentants modérés de la Chine au Tibet sont accusés de favoriser le nationalisme tibétain. Des monastères sont transformés en casernes, en bâtiments administratifs et en hôpitaux. Pékin demande au Dalaï lama d'envoyer les troupes tibétaines combattre les rebelles. Le Dalaï lama refuse: l'armée tibétaine risquerait de rejoindre la rébellion.  

Les membres du mouvement "Quatre Fleuves, Six Montagnes" se constituent en Armée des volontaires pour la défense nationale (AVDN). Certains auteurs prétendent cependant que cette armée existait déjà. Les combattants tibétains, dont chacun fait le serment d'éliminer dix soldats chinois, cherchent à se doter d’une nouvelle base territoriale. 

Les pertes civiles, entraînées par les opérations militaires, jettent le trouble dans la classe politique prochinoise. Une tentative de création d'un parti communiste tibétain avorte. Son promoteur est expédié dans les geôles chinoises. Des militaires chinois désertent et rejoignent les rangs des insurgés. Des parachutages d'armes américaines renforcent la résistance. 
  
L'atmosphère devient pesante à Lhassa où affluent les réfugiés chassés de leurs villages par les combats. Des rebelles se dissimulent facilement dans leurs rangs. Ils s'infiltrent au sein même de la capitale. Des contacts sont noués avec des membres de l'aristocratie locale. Mais une méfiance invétérée freine ce rapprochement. Il existe en effet une incompatibilité culturelle profonde et immémoriale entre les dignitaires raffinés de Lhassa, toujours enclins au compromis, et les rudes guerriers pillards, jamais totalement soumis, de l'est du Tibet. Des coups de feu nocturne commencent à retentir dans la cité. Maladroitement,  les Chinois chassent de la capitale une partie de ses habitants mâles; ils vont grossir les rangs des rebelles. 

L'avenir paraît d'autant plus sombre que l'oracle consulté annonce la disparition du bouddhisme du Pays des Neiges et sa transformation en milliers d'étoiles à travers le monde. Les prophéties de Sakyamuni, de Padmasambhava et du précédent Dalaï lama sont-elles sur le point de se réaliser? Le premier n'a-t-il pas annoncé que, 2500 ans après sa mort, le bouddhisme se répandrait au pays des faces rouges et le second que lorsque l'oiseau de fer volerait dans le ciel et que le cheval serait pourvu de roues, les bouddhistes tibétains seraient dispersés comme des fourmis et que le bouddhisme parviendrait au pays des hommes rouges? Le pays des faces rouges et celui des hommes rouges sont évidemment les États-Unis d'Amérique, patrie des indiens. Quant aux terribles paroles du testament du 13ème Dalaï lama, elles sont présentes dans toutes les mémoires.  

1959: En février, un émissaire des rebelles réussit à pénétrer jusqu'au Dalaï lama. Cette rencontre ne donne aucun résultat. Le pontife continue de prôner la tolérance et se refuse à envisager tout recours à la violence qui, à ses yeux, ne peut que rendre la situation encore plus compliquée. Il est en période d'examen et n’a pas le loisir de prêter toute l'attention qu’il faudrait à la situation. 

Une campagne anti-chinoise est lancée dans tout le Tibet. La garnison de Tsedang (3 000 hommes), située à 45 km de la capitale, tombe entre les mains des insurgés. 

Le 3 mars, l'oracle consulté conseille au pontife tibétain de rester à Lhassa. 

Le 5 mars, le Dalaï lama se rend dans son palais d'été. 

Le 7 mars,  il accepte une invitation à un spectacle théâtral dans un camp militaire de l'armée chinoise. 
  
Le 9 mars, la population s'attroupe autour du palais d'été pour l'empêcher de se rendre à l'invitation des autorités chinoises. Les manifestants, parmi lesquels figurent plusieurs Khampas armés, redoutent un enlèvement du Dalaï lama et veulent s'y opposer. Un ministre, qui se rendait en jeep au palais, est violemment pris à partie par la foule qui scande des slogans antichinois. Il doit être conduit à l'hôpital. Le Dalaï lama prévient par téléphone les Chinois qu'il lui est impossible de se rendre à leur invitation. Un moine prochinois, ami du Dalaï lama, armé d'un revolver, qui tentait d'entrer à bicyclette dans le palais, est poignardé par un Khampa puis lapidé à mort par la foule qui l'a identifié; son cadavre, placé sur un cheval, est promené à travers les rues de la capitale.  

Le palais d'été est cerné par les Khampas. Un gouvernement insurrectionnel, le Comité de Libération, s'installe au Potala. Ses premiers actes sont la dénonciation de l'accord en 17 points. Les soldats chinois sont invités à quitter le Tibet et à regagner leur pays. Plusieurs personnages du pouvoir qui s'effondre passent à la rébellion. La garde du Dalaï lama se mutine à son tour, malgré les appels au calme de ce dernier. La défection gagne d'autres unités de l'armée tibétaine. Les ministres du Dalaï lama sont mis en état d'arrestation par les rebelles. Les armes de l'arsenal sont distribuées aux manifestants.  

Le Dalaï lama, désemparé, entretient une correspondance secrète avec le général commandant l'armée chinoise à Lhassa. Il pense que tout espoir de ramener son peuple à la raison n'est pas perdu. Finalement, il est lui même placé en résidence surveillée par les rebelles. Leur intention est de le garder sous main pour l'utiliser, comme le firent les Chinois, afin de légitimer leur pouvoir et entraîner l'ensemble du Tibet à leur suite. Ils projettent de le transporter, avec ou sans son consentement, au milieu de leurs troupes. 

A partir de là, les versions divergent, même en s'en tenant aux témoignages hostiles à la Chine. Selon les uns, les troupes chinoises auraient reçu l'ordre de Pékin de ne pas exercer de représailles sur la foule tant qu'elles ne subiraient pas d'attaque de sa part et cet ordre aurait été respecté jusqu'au 19 mars. Selon les autres, deux obus tirés par les Chinois auraient éclaté le 17 mars dans l'enceinte du palais. Quoi qu'il en soit, ce jour là, le souverain tibétain, déguisé en soldat khampa, est conduit en camion hors du palais d'été, vers une région difficile d'accès, au sud est de Lhassa, fermement tenue par les guérilleros. Pour les uns, il vient d'être enlevé; pour les autres, il s'est enfui. Si l'on s'en tient aux lettres échangées entre le Dalaï lama et les Chinois, soit le souverain tibétain a fait preuve d'une grande duplicité, soit il n'envisageait pas de partir à ce moment. La thèse de l'enlèvement est donc loin d'être invraisemblable; à tout le moins peut-on supposer qu'il s'est laissé forcer la main. 

Le 19 mars, après avoir essuyé des tirs provenant du palais d’été, selon les partisans de la thèse de leur passivité, les Chinois ripostent. La population, qui ignore le départ du Dalaï Lama, pense que son existence est menacée. La bataille ne tarde pas à embraser la ville.  

Dans la nuit du 21 au 22 mars, la plupart des combattants khampas abandonnent le palais d'été, qu'ils ne peuvent plus défendre, après avoir achevé leurs camarades blessés. Il ne reste que quelques isolés qui se rendent le matin suivant aux assaillants. Dans la ville, trois tanks progressent en direction du Jokhang. L'un d'eux est détruit mais un autre enfonce le grand portail du temple.  

Peu à peu, la résistance cesse. Les coups de feu ne s'entendent plus que sporadiquement. Un appel informe la population de l'enlèvement du Dalaï lama et l'invite à déposer les armes en l'assurant qu'il n'y aura pas de représailles. Les Khampas, suivis par une partie des habitants, prennent la fuite. Les monastères des environs de la capitale capitulent les uns après les autres, non sans avoir résisté et essuyé d’importants dégâts.  

Le nombre des victimes ne sera jamais connu. L'estimation la plus vraisemblable le porte à au moins 10 000 morts. Plusieurs milliers de personnes sont arrêtées. Deux nouveaux gouvernements voient le jour, l'un mis en place par les Chinois, l'autre par le Dalaï lama. Les Khampas ne tardent pas à s'apercevoir que la présence de ce dernier dans leur rang va focaliser sur eux les efforts des militaires chinois. Le départ du souverain vers l'Inde s'impose alors comme une nécessité. Cette idée n'est pas pour déplaire au Dalaï lama qui la caresse en secret depuis plusieurs années.  

Le 29 mars, le souverain tibétain atteint la frontière. Il est accueilli avec réserve en Inde. Ce pays redoute des complications avec son puissant voisin. Les réfugiés en provenance du Tibet sont dirigés vers le camp de Missamari, en Assam, où nombre d'entre eux mourront de misère. Beaucoup ne supporteront pas le climat humide et chaud de l’Inde et la tuberculose les décimera. D'autres seront employés à la construction de routes et leur sort ne sera guère plus enviable. Ces difficultés ne tarissent pourtant pas leur flot qui va s’écouler pendant plusieurs années. Peu à peu, des organisations caritatives atténueront leurs difficultés. Mais il faudra du temps avant que l'aide ne se mette en place. 

En avril, le Dalaï lama dénonce l'accord en 17 points signé, dit-il, sous la contrainte. Un premier gouvernement en exil s'installe à Mussoorie, dans le nord de l'Inde. 

Vers la même époque, le lama Chögyam Trungpa, décide de quitter le Tibet. Il a donné le récit de cette évasion, motivée par les événements qu'il apprend par la rumeur publique. Des moines sont arrêtés, d'autres fusillés, des monastères sont pillés et endommagés; de nombreux religieux prennent la fuite, accompagnés par des fidèles, sans trop savoir où se rendre; ils croient encore trouver la sécurité au Tibet central, qu'ils pensent toujours soumis au Dalaï lama. La résistance essaie de recruter parmi eux avec un succès mitigé; Chögyam Trungpa, pour ce qui le concerne, se refuse à faire usage des armes. Il rencontre la reine du royaume de Nangchen, elle aussi sur le chemin de l'exil, en dépit de l'alliance nouée par ses troupes avec celles de Mao Tsé Toung pour chasser Ma Bufeng de l'Amdo. Les Chinois sont particulièrement sévères avec les gens riches; ils les obligent à porter les vêtements de leurs domestiques et ces derniers à endosser les habits de leurs maîtres. Les prisonniers sont employés aux travaux de la voierie et les lamas doivent curer les latrines. Les fugitifs se perdent dans le dédale des montagnes et des cols; leur nourriture s'épuise et ils en sont réduits à manger de la soupe de cuir bouilli. Au passage du Brahmapoutre, dans des canoes rudimentaires en peau de yak, ils sont dispersés par une attaque des Chinois; beaucoup sont pris, mais plusieurs de ceux-ci échapperont ultérieurement à la vigilance, semble-t-il peu sévère, de leurs gardiens; ils gagneront l'Inde, après bien des tribulations. Les soldats et des habitants des villages voisins récupèrent les bagages abandonnés par les fuyards, puis se lancent à leur poursuite. Chögyam Trungpa traverse une région qu'il dit être le Pemakö, en compagnie de quelques rescapés; des Bönpos s'y seraient réfugiés, au 8ème siècle, lors de la pénétration du bouddhisme au Tibet; plus tard, des ermites s'y seraient retirés; les habitants rencontrés se prétendent bouddhistes, mais leur comportement est fortement influencé par le bön; les enfants y chassent les petits oiseaux pour les rôtir et s'en égaler; on s'y nourrit de plats à base de cuir bouilli et on y boit une boisson alcoolisée de riz fermenté. Enfin, les derniers membres de l'équipée atteignent la frontière indienne. 

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L'administration chinoise 

Le départ du Dalaï lama laisse les Chinois libres de diriger le Tibet comme ils l'entendent. Dans un premier temps, la version d'une révolte des seigneurs et des abbés propriétaires de serfs est accréditée. La sinisation du pays est menée tambour battant parallèlement à la répression de la guérilla. Elle entraîne de nombreuses exactions qui culmineront avec la révolution culturelle. La carte du Tibet est redéfinie. Plusieurs régions sont rattachées à la Chine. La Région autonome du Tibet ne recouvre guère que l'U-Tsang. La politique chinoise n'a pourtant pas été constante depuis 1959. Elle a comporté de nombreuses adaptations qui se sont traduites par des périodes d'ouverture et d'autres de fermeture. Où en est-on aujourd'hui? Quel sera le sort réservé au Tibet dans l'avenir? Il est bien difficile de répondre à ces questions. 

Le Karmapa, qui a pris les devants, en s'enfuyant au Bouthan, passe au Sikkim où il restaure l'ancien monastère de Rumtek qui devient son nouveau siège. La Chine, privée du Dalaï lama et du Karmapa, s'en console en mettant en avant la seconde figure de la lignée gelugpa, le Panchen lama, traditionnellement prochinois, qui est resté au Tibet. Il est nommé président du Comité préparatoire de la Région autonome du Tibet. La lutte contre les Khampas et leurs nouveaux alliés s'accentue. De nombreux jeunes Tibétains, formés en Chine, sont renvoyés dans leur pays pour encadrer la population.  

On accrédite la version d'une révolte des propriétaires de serfs en enlevant des monastères et demeures seigneuriales les grands fouets et les instruments de torture. Selon la propagande chinoise, la classe dominante s'efforçait de conserver ses privilèges par la contrainte. Il est très probable que l'extension des réformes communistes au Tibet central est une conséquence directe de la rébellion qui ne souhaitait certainement pas cela.  

D'après les Chinois, le système féodal dotait les seigneurs de pouvoirs juridictionnels et les autorisait à incarcérer leurs sujets rebelles dans des geôles privées. Les prisonniers étaient soumis à un système raffiné de tortures. En cas de condamnation lourde, on plaçait sur leur tête un chapeau de pierre et on les énucléait. On les obligeait à manger leurs intestins. On les promenait dans les rues tirés par une corde nouée à l'une de leurs clavicules. De petits drapeaux de papier, qui se balançaient dans le vent, étaient accrochés à des morceaux de bambous effilés que l’on enfonçait dans leurs doigts. Un jus de gomme bouillant était égoutté à travers un tamis sur leur corps dénudé. Les condamnés à mort étaient enfermés dans une peau de yack avant d'être jetés dans un fleuve. D'autres fois, on les précipitait du haut d'une falaise, non sans leur avoir, au préalable, arraché les muscles des jambes, coupé le nez et brisé les rotules. En cas de peine légère, on enchaînait les prisonniers, on les flagellait, on leur fouettait le visage... la flagellation étant la peine la plus commune.  

Certains de ces châtiments barbares figurent effectivement dans les codes édictés par les souverains tibétains et d’autres ont bien été employés au cours du temps. Etaient-ils encore appliqués au 20ème siècle? Si les Chinois étaient seuls à l’affirmer, l’information serait évidemment suspecte. Malheureusement, l’usage de l’énucléation, de la peine du fouet et de la cangue, est corroboré par plusieurs autres témoignages*, comme il ressort de cette chronologie. Chögyam Trungpa, une réincarnation d'un grand lama qui se réfugiera en Occident, rapporte la bastonnade infligée à un musulman coupable d'avoir tué un animal sauvage, à l'intérieur d'un monastère, où la justice était rendue et la sentence exécutée par les moines eux-mêmes, peu de temps avant 1950. Le 13ème Dalaï lama a bien aboli la peine de mort, mais les châtiments corporels sont restés en vigueur; certes, les moeurs judiciaires se sont adoucies depuis ses réformes, mais elles demeurent brutales, selon les normes occidentales. La souffrance infligée est toujours considérée comme une sorte de rachat; elle abrège le cycle des renaissances et rapproche le condamné du nirvana! 

* J'ai négligé volontairement les témoignages d'auteurs anglo-saxons (Strong, Gelder, Grunfeld...) qui reprennent les thèses de Pékin. A titre d'exemple, voici ce qu'écrit Anna Louise Strong, après la visite d'une exposition chinoise: il y avait des menottes de toutes tailles, même pour les enfants, des instruments à couper le nez et les oreilles, arracher les yeux, briser les mains, couper les rotules et les talons, paralyser les jambes, éviscérer, flageller; parmi les témoignages rapportés, il y a celui d'un berger privé des deux mains pour avoir pris une vache à son maître, lequel se refusait à acquitter une dette contractée envers lui; il y a ceux d'activistes communistes dont les lèvres et le nez ont été coupés, les femmes après avoir été violées... Voir aussi les témoignages de Kawaguchi  et de Tucci.   
  
Le mouvement "Quatre Fleuves, Six Montagnes" dépose les armes à la demande du Dalaï lama. Mais d’autres groupes de résistants poursuivent la lutte armée. 

L’Assemblée générale de l’ONU se dit gravement préoccupée par la situation au Tibet. Toutefois l'organisation internationale n'inscrira jamais le Tibet sur la liste des pays à décoloniser. 

Hergé publie "Tintin au Tibet". Un avion de ligne à bord duquel le jeune Chinois Tchang se rendait en Europe s'est écrasé dans l'Himalaya. Cette histoire décrit la recherche désespérée à laquelle Tintin se livre pour retrouver son ami en un récit pathétique qui rompt avec le ton extraverti des précédents albums. Elle montre que la fidélité et l'espoir sont capables de vaincre tous les obstacles et que les préjugés sont bien souvent les fruits de l'ignorance. Peut-être la quête du héros belge est-elle également orientée vers la recherche de la spiritualité. Quoi qu'il en soit, il retrouvera Tchang sauvé par un yéti, "l'abominable homme des neiges"! 
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L'image assez réaliste mais quelque peu saint-sulpicienne du Tibet de Hergé
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L'émigration de nombreux érudits tibétains va stimuler les études bouddhiques en Occident. Aux États-Unis, ils trouveront un terrain d'autant plus favorable que, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l'étude des religions est en plein essor dans les universités. Toutefois, par rapport à ce qu'elle était dans les monastères tibétains, la formation au bouddhisme en Occident restera souvent superficielle. Parallèlement, la connaissance de l'art tibétain, presque ignoré jusqu'alors, va se répandre. Les multiples déplacements du Dalaï lama et sa popularité favoriseront grandement ces évolutions. 
 
1960: Installation par le Dalaï lama du gouvernement et d’une Assemblée en exil à Dharamsala. Mise en place, sous l’impulsion de la sœur du Dalaï lama, d’un réseau d’écoles tibétaines en Inde. 

Une dissension oppose l'entourage du Dalaï lama et la résistance qui, à court de ressources, voudrait utiliser le trésor de guerre du souverain. La guérilla, chassée de ses bastions, se déplace vers le Tsang et la région soumise au Panchen lama. Une base arrière de la guérilla voit le jour au Mustang (Népal). 

Les revendications chinoises sur les territoires ayant appartenu aux empires tibétains et mongols entraînent une rupture avec l'URSS. L'aide de cette dernière à la Chine est brutalement interrompue, aggravant les difficultés nées de l'échec du grand bond en avant. Des accrochages se produisent au Sinkiang entre Russes et Chinois. A partir de ce moment, l'Union soviétique va faire preuve de compréhension à l'égard des révoltés tibétains. Des incidents de frontière éclatent entre la Chine d'une part, l'Inde et le Népal d'autre part.   

Une carte d'identité est instaurée au Tibet pour contrôler les déplacements de population. 

L'Assemblée générale de l’ONU met la Chine en demeure de respecter les règles internationales au Tibet. Mais, comme cette mise en demeure n'est accompagnée d'aucun moyen de coercition, elle est à classer dans le domaine des voeux pieux. D'ailleurs, Pékin est en droit d'accuser de partialité une organisation qui lui refuse l'accès dans ses rangs. 

En juin et en août, une Commission de Juristes Internationaux publie des rapports sur le Tibet défavorables à la Chine.  

1961: Une constitution provisoire est adoptée par les instances gouvernementales tibétaines en exil. Elle proclame le principe de la séparation des pouvoirs. Ses fondements sont démocratiques: égalité des citoyens devant la loi, élections libres et pluralisme politique. L'Assemblée des députés du peuple peut, à la majorité des deux tiers, confier les pouvoirs du Dalaï lama à un Conseil de régence. La gestion de type socialiste de l’État s’inspire des idéaux bouddhistes. Sous la pression des événements, l'autocratie théocratique a été battue en brèche. Mais, pour certains commentateurs, ce changement est plus formel que réel, les anciennes familles nobles restant détentrices de l'essentiel du pouvoir.  

Installation à Dharamsala d'un dispensaire qui se transformera ultérieurement en école de médecine.  

Une rébellion militaire éclate au Honan, à l'intérieur de la Chine. La situation économique s'aggrave. Les difficultés alimentaires s'accroissent au Tibet: l'APL doit cultiver les champs abandonnés par les Tibétains en fuite. La disette durera trois ans.  La collectivisation doit à nouveau être différée.  

Le Mustang, dépendant du Népal, est choisi comme base d'approvisionnement par les rebelles, par suite du changement de leur zone d'action. Ils y reçoivent l'aide de la Croix rouge qui ne fait aucune distinction entre combattants et simples réfugiés.  

Un accord entre le Népal et la Chine prévoit la construction d’une route Lhassa-Katmandou. Elle permettra à l'armée chinoise de se ravitailler en carburant à partir du Népal. 

En décembre, une nouvelle résolution des Nations Unies reconnaît le droit des Tibétains à l'autodétermination. 

1962: Les accords commerciaux tibéto-britanniques, dont l'Inde était l'héritière, sont devenus caducs. 

Probablement pour des raisons de politique intérieure, le Premier ministre indien, Nehru, décide de se montrer plus ferme vis à vis de la Chine communiste. Les contestations territoriales entre les deux pays portent notamment sur une région que les autorités de Taïwan revendiquent aussi, ce qui met les États-Unis dans l'embarras. Pékin propose des négociations pour régler le litige. New Delhi installe un poste militaire au-delà de la ligne Mac Mahon qui délimite la frontière depuis la colonisation britannique. Les Chinois protestent sans résultat. Leurs troupes passent alors à l'attaque et refoulent l'armée indienne. Une nouvelle proposition de négociations parvient à New Delhi qui répond en préparant une confrontation générale. La Chine reprend alors l'offensive. Les défenses indiennes sont enfoncées. La panique gagne l'Inde qui se voit à la merci de son puissant voisin. Mais, à la surprise générale, les Chinois se retirent. 

La conférence de Colombo entérine les gains de territoires réalisés par les Chinois du côté du Ladakh. Ces territoires sont majoritairement peuplés de Tibétains. Le reste du monde, préoccupé par la crise des fusées à Cuba, ne s’intéresse que secondairement à se qui se passe dans l’Himalaya.  

Ces événements rendent le Népal encore plus circonspect. Bien sûr, il est impossible d'interdire l'accès du pays aux rebelles tibétains qui, étant de même origine que beaucoup de Népalais, peuvent se fondre facilement dans la population du royaume. Il n'en demeure pas moins qu'une vigilance accrue des autorités va gêner la résistance tibétaine.  

L’Inde, en revanche, accepte de former, avec le concours de la CIA et un armement fourni par Washington, une Special Frontier Force (SFF) de 10000 hommes composée de combattants tibétains. La SFF dispose d’une base principale à Chakrata, près de Dehra Dun, où enseignent des experts américains, ainsi que d’une base radio dans l’Orissa, au sud de Calcutta, pour recueillir les messages clandestins émanant du Tibet.   

1963: Pékin essaie en vain de pousser le Panchen lama à dénoncer le Dalaï lama et à le remplacer. 

Taïwan s'efforce d'inféoder la résistance tibétaine et de la faire passer pour une rébellion nationaliste chinoise. Il en résulte un conflit ouvert entre ceux qui reçoivent ses subsides et les autres qui les considèrent comme des traitres.   

Un 13ème Sharmapa est reconnu. La lignée des Sharmapas est réhabilitée, après une interruption de près de deux siècles! 

En mars, des scientifiques chinois arrivent en Amdo pour y installer une usine nucléaire. 

1964: Le Panchen lama, qui désavoue l'arrestation massive des moines, voudrait infléchir la politique chinoise. Il se refuse à condamner publiquement le Dalaï lama. Il rédige un mémoire aux 70 000 caractères très critique à l'égard de la politique menée par Pékin au Tibet. Devant plus de 10 000 personnes, il ose même réclamer l'indépendance et termine son discours par un retentissant «Vive le Dalaï lama!» La réaction des autorités chinoises ne se fait pas attendre. Il est privé de ses fonctions officielles, arrêté, emprisonné pendant dix ans, puis placé en résidence surveillée en Chine pendant huit autres années. 

Une manifestation d'étudiants se déroule à Lhassa. 

La Chine procède à la construction d'un site d'essais nucléaires au Sinkiang. Un complexe militaro-industriel a été construit en Amdo, près du lac Kokonor, l'Académie N° 9, où seront conçues les bombes atomiques chinoises A et H. Il en résulte des dommages causés à l'environnement dont il est difficile d'évaluer l'ampleur. Mao Tsé Toung, qui est persuadé qu'une guerre avec les États-Unis aura lieu tôt ou tard, veut convertir le Tibet en un sanctuaire où la résistance et la reconquête pourront s'organiser si les Américains envahissent l'Est de la Chine. Des usines d'armement auraient alors été aménagées sous les montagnes. L'intérêt géopolitique de la possession du Tibet pour la Chine est évident, outre ses ressources minières et hydrauliques: si un ennemi de Pékin venait à prendre pied sur le Toit du Monde, la révolution chinoise serait menacée comme elle ne l'a jamais été. 

New-Delhi accueille des U-2 américains sur la base de Charbatia. 

Timothy Leary, Ralph Metzner et Richard Alpert publient "L'Expérience psychédélique: un manuel fondé sur le Livre des morts tibétain". Les auteurs de cet ouvrage interprètent le texte bouddhique comme une description des phases par lesquelles passent les utilisateurs d'hallucinogènes. Nous sommes à l'époque des Hippies, du Peace and Love et de l'expansion de la consommation des stupéfiants, notamment en Amérique du Nord. C'est un nouvel exemple des récupérations auxquelles certains esprits peuvent être tentés de se livrer en sollicitant des textes provenant d'une autre culture, difficiles à comprendre et à traduire, qui comportent souvent un sens caché réservé aux seuls initiés. Le caractère artificiel d'un tel détournement du rituel mortuaire tibétain est trop évident pour qu'on s'y attarde davantage.  

1965: Le Dalaï lama réclame la tenue d’un référendum au Tibet sur la question de l’appartenance à la Chine.  

Ouverture d’un camp de concentration au nord du lac Kokonor (Qinghai) ou la durée de vie aurait rarement dépassé trois ans. D’autres sont déjà en activité dans le reste du pays. On y meurt d’épuisement, de mauvais traitements et de malnutrition. Je n’ai jamais lu que les déportés y étaient systématiquement tués dès leur arrivée, comme dans certains camps nazis (Auschwitz, par exemple). On ne saurait donc, sans exagération, les assimiler aux camps de la mort hitlériens.  

Création de la "Région autonome du Tibet". Le Tibet se composait autrefois de trois régions administratives: l'U-Tsang, l'Amdo, et le Kham (voir la carte). L'U-Tsang, délimité par les chaînes montagneuses de l'Himalaya, du Karakorom et du Kunlun, comprenait l'ouest et la partie méridionale du centre du pays. Cette région couvrait, au nord, l'ouest du Chang Thang, ou Plateau du Nord; à l'ouest, les bassins amont des fleuves Senge Khabab (Indus) et Langchen Khabab (Sutlej); au sud, le bassin du fleuve Tsangpo (Brahmapoutre) et ses affluents; et à l'est, le bassin du Gyalmo Ngulchu (fleuve Salouen). L'Amdo, ou Dhomey, borné par les monts Gangkar Chogley Naingyal, Kunlun et Yagra Tagtse, s'étendait sur la partie nord-est du pays. La région comprenait à l'est du plateau du Chang Thang, le vaste bassin Tsaïdam, aride mais riche en minéraux, et les bassins en amont des fleuves Zachu (Mékong), Drichu (Yang Tsé Kiang ou Fleuve bleu) et Machu (Houang-Ho ou Fleuve jaune). Le Kham, ou Dhotoe, ceinturé par les monts Khawakarpo, Minyak Gangkar et Trola, couvrait le sud-est du pays, notamment les bassins centraux des fleuves Gyalmo Ngulchu, Zachu et Drichu, et les terres fertiles qui les bordent. 

La Chine remodèle profondément le pays. La "Région autonome du Tibet" (RAT) ne correspond plus grosso modo qu'au seul U-Tsang; le Qamdo, partie ouest de l'ex-Xikang (Kham), lui est cependant incorporé. La quasi totalité de l'Amdo a été rattachée au Qinghai, une province chinoise; la partie la plus au sud a été intégrée au Sichuan. Le Kham a été incorporé dans une large mesure au Sichuan (est de l'ex-Xikang); une petite partie a été rattachée à la province chinoise du Yunnan; Entre 1950 et 1957, les régions de Kanlho et Pharig, dans l'Amdo, ont été transférées à la province chinoise du Gansu, et la région d'Altyn Tagh, dans le nord de l'U-Tsang, au Turkestan oriental (le Xinjiang ou Sinkiang chinois). Il semble ainsi que les régions les plus turbulentes sont rattachées directement aux provinces chinoises pour laisser une certaine autonomie à la région centrale plus calme, sans doute parce que les réformes ne l'ont atteinte que tardivement. Il convient de souligner que l'Amdo et au moins une partie du Kham sont revendiqués depuis longtemps par la Chine, ces terres ayant été conquises par le Tibet au moment où il était une puissance majeure de la région; où devrait s'établir objectivement la frontière? Qui le sait? Il faut toujours garder présent à l'esprit que, lorsque la Chine et les exilés tibétains parlent du Tibet, ils se réfèrent à une ère géographique différente; pour la Chine, il s'agit de la RAT et, pour les exilés, c'est le Tibet historique. 

Le démembrement du Tibet n'a pas commencé au 20ème siècle, mais beaucoup plus tôt. Le nord du Tibet échappa à la juridiction de Lhassa dès le 11ème siècle, pour donner naissance au royaume tangoute ou Mi-nyag ou dynastie des Xia occidentaux (1032-1227), avant de tomber sous la domination mongole. Au 18ème siècle, après la victoire des Chinois sur les Qoshots, la création du Qinghai, pris sur l'Amdo, et le rattachement de fractions du Kham au Sichuan et au Yunnan entérina la disparition de l'influence mongole sur les hauts plateaux. Par ailleurs, à la même époque, le Népal s'empara du Mustang, un petit royaume peuplé de Tibétains, qui reste cependant encore aujourd'hui à demi indépendant. Enfin, l'Arunachal Pradesh, le Sikkim et le Ladakh, sous administration indienne, ainsi que le Bhoutan peuvent aussi être considérés comme des régions d'origine tibétaine; la souveraineté de l'Inde sur l'Arunachal Pradesh, ou Tibet du sud, est d'ailleurs encore contestée par les autorités chinoises.  

On est dans la période des "Trois Contre" (rébellion, corvées, servage) et des "Deux Réductions" (fermages et taux d’intérêt). 

Visite officielle de Chen Yi à Katmandou. 

L'ONU dénonce la violation continuelle des droits fondamentaux des Tibétains. Mais cette dénonciation d'une organisation qui lui refuse une place dans ses rangs laisse la Chine communiste impavide. 

Tuesday Lobsang Rampa publie "Le Troisième Oeil". L'auteur s'y présente comme un lama tibétain qui raconte ses tribulations. Il aurait volé grâce à un cerf-volant, aurait rencontré le Dalaï lama au Potala, ce serait rendu dans les grottes situées sous ce palais où reposeraient, dans des cercueils de pierre, les corps d'ancêtres géants, aurait vu un Yéti, aurait visité une vallée enchanteresse située au milieu d'un désert, aurait conversé avec un chat doué de parole... L'ouvrage a été généralement dénoncé comme étant une supercherie. La véritable identité de l'auteur a été découverte à la suite d'une enquête diligentée par un détective. Le soi disant lama tibétain de haute extraction n'était qu'un Anglais de bien médiocre naissance. Le livre n'en fut pas moins un succès de librairie traduit en plusieurs langues. Pour se défendre contre les attaques de ses détracteurs et pour arrondir ses revenus, T. L. Rampa écrivit une vingtaine d'ouvrages de la même veine que le premier. Il est intéressant d'examiner brièvement quels sont les ingrédients qui ont présidé à la faveur durable du public occidental pour cette fiction. D'abord, bien sûr, l'attirance pour le Tibet mystérieux, ensuite un merveilleux familier teinté de modernisme, des références à des événements historiques plus ou moins dramatiques, enfin une couleur locale superficielle puisée probablement dans la lecture de récits authentiques. Bref, tout simplement ce qui se trouve à la base de bien des romans à succès. Le risque de voir se multiplier les témoignages frelatés devrait inciter à la prudence. Mais comment s'assurer de leur authenticité? 

1966: Mao Tsé Toung, qui sent son autorité menacée au sein du Parti communiste, appelle la jeunesse chinoise à relancer l'esprit révolutionnaire. La révolution culturelle commence. Elle entraînera de nombreuses exactions dans toute la Chine. Des nuées de jeunes gardes rouges se répandent à travers le pays, en brandissant le petit livre rouge. Ils s’en prennent aux "Quatre Vieilleries" (idées, culture, coutumes, habitudes). La Chine devient la proie d'un gigantesque monôme. Les autorités en place sont mises en cause. Toute trace du passé doit être effacée.  

Des émeutes estudiantines éclatent à Lhassa. En juin 2006, au cours d'une visite à Labrang, le guide chinois m'affirmera qu'aucun Tibétain ne fut jamais garde-rouge. Pourtant, plusieurs témoignages crédibles montrent que des Tibétains furent gardes rouges. Seuls s'en étonneront ceux qui pensent que les habitants du Pays des Neiges sont d'une étoffe différente de celle des autres hommes. Le 24 août 1966, le lycée de Lhassa et l'Ecole de formation d'enseignants du Tibet créent le premier mouvement de gardes rouges tibétains. On y adhère comme à une religion, et on se livre à de nombreux excès, quitte à le regretter plus tard. Des milliers de temples sont rasés. Des dizaines de milliers de moines et nonnes sont défroqués, mariés de force ou mis à mort. Les objets cultuels en métaux précieux sont pillés et fondus. Les gardes rouges s'en prennent même à l'APL et à son chef, jugé réactionnaire parce qu'il entend sauver le Potala. Un conflit violent et meurtrier les dresse les uns contre les autres tandis que les opérations de guérilla se poursuivent. Les gardes rouges ne constituent pas un ensemble homogène; des factions les divisent et ces factions s'opposent le 7 juin 1968 dans le Jokhang. Le général qui commande l'armée chinoise, un vétéran de la lutte révolutionnaire, est rappelé à Pékin. Les gardes rouges exultent. Leur triomphe sera de courte durée. Le général revient bientôt. Le pouvoir central a compris que les outrances de ses jeunes supporters nuisent à la cause chinoise. Le Potala ne sera pas détruit. L'influence modératrice de Chou en Lai a prévalu. Le palais-monastère du Dalaï lama est sauvé une fois de plus; on se souvient que les Anglais, en 1904, avaient déjà envisagé de le faire sauter.  

Des religieux eux-mêmes s'enrôlent dans les rangs de la faction ultra-révolutionnaire des gardes rouges chassée de Lhassa. Une nonne, Trinley Chödron, mêle croyances religieuses et idéologie révolutionnaire pour enflammer ses adeptes. Elle se dit la réincarnation de la déesse Ani Gonfmey Gyemo, instructrice du roi Gesar de Ling, le héros de la littérature populaire tibétaine, en même temps que le bras droit de Mao Tsé Toung. Son armée des dieux, malgré ses supposés pouvoirs magiques, n'en sera pas moins détruite par l'APL, après s'être livrée à de nombreuses exactions allant jusqu'à la mutilation de personnes, au cours de l'année 1969, dans la régiond Nemyo, entre Lhassa et Shigatse. 
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Nous marchions avec fierté sous le regard du président Mao, chacun porte un livre rouge, [...] en criant vive le président Mao! [...] Il nous a donné sa Révolution. [...] j'avais pris conscience que j'étais déjà au coeur de la nouvelle Chine.  
 Tashi Tsering, ancien garde rouge tibétain
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En octobre 1970, une vingtaine de jeunes gens, condamnés à mort, sont fusillés publiquement à Lhassa. La Révolution culturelle, au Tibet comme ailleurs, visait à détruire le vieux monde, mais elle s'en est pris d'abord aux dirigeants du parti critiques à l'égard de la politique conduite par Mao Tsé Toung. Ce mouvement de la jeunesse n'avait rien de spécifiquement antitibétain. 

D'après un témoignage golok, dans l'Amdo, les Tibétains doivent chaque matin énumérer les tâches qu'ils pensent accomplir durant la journée devant un portrait de Mao. Le soir ils reviennent rendre compte devant le portrait de ce qu'ils ont fait. Mao est devenue une icône religieuse! 

Des parachutages soviétiques auraient été effectués dans le désert du Chang Thang (nord-ouest du Tibet) pour fournir des armes aux combattants tibétains. Ces livraisons, qui n'ont pas été prouvées de manière formelle, seraient cependant restées symboliques par rapport à l'aide des États-Unis.  

Visite officielle du prince héritier du Népal en Chine. Le royaume redoute toujours que la Chine ne lui réclame la restitution des territoires qu'il a conquis sur le Tibet au 19ème siècle. Il doit se montrer accommodant. 
  
1967: Rattachement d'une école d'astrologie traditionnelle à l'école de médecine de Dharamsala.  

Le Dalaï lama commence une série de visites à travers le monde pour y soutenir sa cause. 

Première publication à Delhi de la traduction du Kama Sutra de Gedun Chompel: 
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Quant à moi, j’ai peu de honte, 
J'aime les femmes. 
 
…, je me suis grandement appliqué 
A la composition de ce traité 
Qui est ma tâche personnelle. 
Si les moines veulent le déprécier, qu'ils le fassent. 
 
L'auteur en est Gedun Chompel. 
 
Un vieux brahmane lui expliqua les passages difficiles, 
Une fille du Cachemire lui donna les instructions pratiques 
Sur le divan rouge de l'expérience. 
 
Que tous les simples gens vivant sur la vaste terre 
Soient libérés de la fosse de la Loi sans merci 
 
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Les tendances nationalistes au sein du gouvernement chinois sont renforcées au cours de la révolution culturelle. La publication des éditions de périodiques en langues zhuang, mongole, tibétaine, ouïgoure…, est suspendue. Les émissions diffusées dans les langues minoritaires sont interrompues. Les dirigeants appartenant à des minorités sont destitués, arrêtés et emprisonnés. Le Premier ministre du Tibet, un prochinois de toujours, est incarcéré. Le Panchen lama passe à la trappe. Tout ce qui fait référence aux minorités est assimilé à des pratiques bourgeoises contraires à l'unité du Parti. 

1968: Ouverture à Sarnath (Uttar Pradesh) d'un Institut des hautes études tibétaines rattaché à l’université de Bénarès. 

1969: Accélération de la collectivisation des terres au Tibet. Quelques mouvements de révolte sporadiques sont étouffés. L'abandon des techniques agricoles ancestrales, au profit de nouveaux modes de culture, mal adaptés aux conditions tibétaines, va aggraver les difficultés économiques.  

1970: Les premières communes populaires sont créées. La collectivisation sera achevée en 1975. La population tibétaine est soumise à de violentes séances de rééducation.  

Mise en exploitation d'un important gisement de chromite sur le plateau tibétain. 

En octobre, le Congrès Tibétain de la Jeunesse est créé à Dharamsala. 

1971: Création à Dharamsala d'une bibliothèque destinée à la conservation de la mémoire du Tibet. 

La Chine commence à installer des éléments de sa force de frappe nucléaire en Amdo.  

Rapprochement sino-américain. Les États-Unis interrompent leur aide aux combattants tibétains réfugiés au Mustang. Cette aide est d'ailleurs restée limitée et s'est avérée inefficace. Il est vrai que les États-Unis, empêtrés dans une guerre qu'ils vont perdre, celle du Vietnam, ne pouvaient sans doute pas faire mieux. Désormais, ils abandonnent les combattants tibétains à leur sort. Ceux-ci ont le tort de ne plus être en ligne avec la politique de Washington.  

Aux yeux des Américains comme des Russes, objectivement alliés contre la Chine, les combattants tibétains n'étaient que des pions que l'on utilisait mais pas au point de compromettre les intérêts de son pays. Il serait naïf de le leur reprocher car c'est la politique traditionnelle des grandes puissances.  

Proclamation en Chine des "Quatre Libertés Fondamentales" (pratique religieuse, petit commerce, prêts à intérêt et engagement de domestiques). 

La Chine communiste prend la place de Taïwan au Conseil de Sécurité de l’ONU. 

1972: Le Dalaï lama crée un ministère de l'Information et des Relations extérieures. Des publications vont diffuser le point de vue des exilés. Des bureaux vont être ouverts dans les grandes métropoles mondiales. 

Richard Nixon, président des États-Unis rencontre Mao Tsé Toung à Pékin.  

1974: Le Dalaï lama donne l'ordre d'interrompre la lutte armée. Cet ordre fait l'objet de contestations. 

S'appuyant sur l'ordre du Dalaï lama, et pour faire plaisir à Pékin, le Népal met fin à l'activité des combattants tibétains manu militari. Certains chefs se suicident; d'autres sont incarcérés. Des documents saisis au Mustang sont transmis aux autorités chinoises, leur facilitant ainsi le démantèlement des réseaux de la résistance intérieure. La résistance tibétaine, si on fait exception de l'Inde qui l'a un temps instrumentalisée à son profit, n'a pas bonne presse si près des frontières de la Chine. Le Bouthan accusera même les Tibétains en exil de comploter contre son gouvernement. 
 
1975: Le petit royaume du Sikkim, peuplé de Tibétains, cesse d'être indépendant. Il est absorbé par l'Inde.  

Une nouvelle constitution est adoptée en Chine. Des dispositions, relativement restrictives, accordent la liberté d'expression linguistique aux minorités nationales. Des prisonniers politiques sont libérés. 

Francesca Fremantle et Chögyam Trungpa, célèbre lama kagyupa, publient en anglais une nouvelle version du "Livre des morts tibétains". L'accent y est mis sur l'art de surmonter la dualité. Il s'agit d'une interprétation psychologique avec de longs passages sur les névroses, la paranoïa et les tendances inconscientes. Chögyam Trungpa (1940-1987) mourra des suites de divers excès après s'être notamment employé à former en Occident une milice de guerriers du Shambala destinés à participer militairement au triomphe du bouddhisme.  

1976: Le Dalaï lama, sur les conseils de l'oracle de Nechung, interdit la pratique du culte rendu à Shugden. On peut penser que cette décision vise à préserver l'image non violente du bouddhisme tibétain en Occident que ce culte risquerait de remettre en cause. Les partisans de Shugden, qui défendent le maintien de la suprématie des Gelugpas sur les autres écoles, sont traités de fondamentalistes, de talibans du bouddhisme, par leurs adversaires. Ils s'opposent à la politique de regroupement des différentes écoles, bön compris, poursuivie par le Dalaï lama. Mis au ban de la communauté tibétaine, voire menacés de mort, ils vont dénoncer le comportement sectaire et antidémocratique du Dalaï lama.  

Mort de Chou En Lai puis de Mao Tsé Toung. Arrestation de la bande des quatre, dont fait partie la veuve de Mao. 

1978: Le Dalaï lama se dit prêt à retourner au Tibet s'il est convaincu que les Tibétains sont heureux sous l'administration chinoise. La Chine se déclare disposée à oublier la trahison du chef spirituel et à l'accueillir. 

Les Tibétains sont autorisés à se rendre à l’étranger. 

Une aide financière gouvernementale est promise pour aider à la reconstruction de deux cent monastères. 

Le Panchen lama rompt ses voeux de célibat et épouse une Chinoise avec qui il aura une fille.  

1979: Changement du gouverneur du Tibet. Le Dalaï lama est autorisé à y envoyer quatre missions d'enquête. Une première délégation, conduite par son frère aîné, arrive à Pékin. Pour la Chine, tout est négociable sauf l'indépendance. 

Le Dalaï lama se rend aux États-Unis. Il y expose sa vision de l'avenir fondée sur une synthèse de la compassion bouddhiste, des idéaux socialistes, de la non violence et du respect de l’environnement. 

Valéry Giscard d’Estaing, président de la République française, visite le Tibet. Le Pays des Neiges, jusqu'alors fermé, commence timidement à s’ouvrir au tourisme.  

1980: L'un des frères et la sœur du Dalaï lama se rendent au Tibet. L'accueil des populations est si chaleureux que le séjour doit être écourté. 
  
Hu Yaobang, secrétaire général du parti communiste, en visite au Tibet, reconnaît officiellement que des fautes ont été commises. Le comité régional du parti est épuré. Une politique de réformes, visant à stimuler la production, est mise en œuvre. Des milliers de détenus sont libérés. L'administration s'ouvre aux autochtones. La langue tibétaine est à nouveau utilisée. Mais la Chine n'en continue pas moins de mener une politique de colonisation et d'immigration systématique.  

Début d'une "ruée vers l'or" au Tibet. Des dizaines de milliers de Chinois afflueraient chaque année dans le désert tibétain à la recherche du précieux métal, comme autrefois en Alaska. Combien font fortune? Vraisemblablement, fort peu! 

1981: Le 16ème Karmapa meurt aux États-Unis. Les lamas du monastère de Rumtek, siège de l'école en exil, se mettent en quête de son tulkou (réincarnation). En attendant, la régence est confiée à plusieurs dignitaires. 

Durant l'été, le Dalaï lama procède à sa première initiation au Kalachakra hors d'Asie, dans le Wisconsin, aux USA, pour réaliser la prophétie de Padmasambhava selon laquelle: "Le Darma parviendra au pays des hommes rouges lorsque l'oiseau de fer volera et que le cheval roulera." Pendant la cérémonie, un faucon avec un serpent dans son bec aurait été aperçu au-dessus de la foule! 

Avec l'accord des autorités chinoises, des militaires français se rendent au Tibet pour effectuer l'ascension de sommets himalayens. L'initiative donnera naissance à la création d'une école de guides tibétains de haute montagne formés selon les méthodes françaises.   

1982: Une délégation politique des Tibétains en exil se rend à Pékin.  

Mise en exploitation de la centrale géothermique de Yangpatchen. 

Une nouvelle constitution est adoptée en Chine. Les droits linguistiques des minorités nationales sont élargis. L'article 4 de la constitution stipule que toutes les nationalités de la République populaire de Chine sont égales et que l'État protège les droits et les intérêts des nationalités minoritaires. Dans le même article, la constitution reconnaît le droit aux minorités de conserver et d'enrichir leur langue. Les personnes de toutes les nationalités sont libres d'utiliser et de développer leur propre langue parlée et écrite ainsi que de préserver ou réformer leurs us et coutumes. Toute discrimination à l'égard des minorités est interdite. Mais il est aussi rappelé que les minorités font partie intégrante de la République et que toute action qui sape l'unité des nationalités ou qui encourage leur sécession est prohibée. 
  
1983: La Chine exclut que le Dalaï lama puisse obtenir un poste de responsabilité au Tibet après son éventuel retour. 

Ouverture d’un Institut d'études bouddhiques à Lhassa. 

Une initiation au Kalachakra par le Dalaï lama a lieu pour la première fois en Europe, en Suisse. La même année, une autre initiation rassemble 300 000 personnes en Inde; on dénombre une cinquantaine de morts parmi la foule! Ces cérémonies vont se multiplier à travers le monde; on en comptera une trentaine en 2003. 

Un ancien prisonnier, libéré en 1965, Lhalou Tsewang Dordje, devient vice-président de la Région autonome du Tibet. Le Panchen lama, réhabilité, est vice-président de l'Assemblée; il va s'efforcer de réduire les tensions entre Chinois et Tibétains ainsi que de restaurer les traditions culturelles de son pays; son retour au Tibet est marqué par des manifestations populaires qui montrent l'attachement des simples gens à la personne du seul hiérarque de l'école gelugpa encore parmi eux. 

En Amdo, le poète Thöndrupgyäl, natif de la région de Repkong, publie le premier poème en vers libres de la littérature tibétaine. Fils de paysans, adolescent pendant la Révolution culturelle, historien et homme de lettres, Thöndrupagyäl (1953-1985) se suicidera deux ans plus tard, à trente-deux ans, laissant une œuvre importante. 

1984: Le retour au système de production traditionnel au Tibet est préconisé. 

Une seconde délégation des Tibétains en exil se rend à Pékin.  

Le Dalaï lama reconnaît le bön comme cinquième école du bouddhisme, ce qui n'est pas du goût de tous les bönpos. Le pontife tibétain ne parvient pas à unifier toutes les écoles. Mais, dans l'exil, les anciennes rivalités s'estompent et il est parfois appelé à sanctionner le choix des tulkou d'autres écoles. En faisant preuve d'un oecuménisme qui dépasse largement les frontières du bouddhisme, le Dalaï lama semble vouloir se donner la stature d'un maître de toutes les religions.  

Une loi sur l'autonomie des régions ethniques est adoptée par le Parlement chinois. Elle organise l'autonomie de ces régions à différents niveaux et prévoit que la langue d'enseignement est celle de la minorité nationale. Cependant, le chinois officiel est obligatoire à partir de la quatrième année (second cycle) ainsi que durant le secondaire. Des dispositions garantissent également l'accès des minorités aux médias dans leur langue. 

D'après le gouvernement tibétain en exil, l'intervention de la Chine au Tibet aurait causé la mort de 1,2 millions de personnes. 

L'Association des Femmes Tibétaines est reconstituée en exil. 

1985: Création de l'université de Lhassa. La politique d'ouverture se concrétise. Des Occidentaux peuvent se rendre dans la capitale tibétaine. 

Heinrich Harrer, revenu en visite au Tibet, publie un ouvrage relatant son voyage. Il raconte que les résistants tibétains étaient principalement des nobles, des semi-nobles et des lamas; qu'ils ont été punis en étant contraints d'exécuter les tâches les plus humbles, comme travailler sur les routes et les ponts. Les autorités les humilièrent en leur faisant  nettoyer la ville avant l'arrivée des touristes. Ils durent vivre dans un camp réservé à l'origine aux mendiants et aux vagabonds.  

1986: La Chine exige que, dans l'éventualité de son retour, le Dalaï lama réside à Pékin plutôt qu'à Lhassa, ce qui entraîne l'échec des négociations. 

En octobre, un rassemblement oecuménique de toutes les religions a lieu à Assise, à l'instigation de Jean Paul II, avec la participation du Dalaï lama. 

1987: Le Dalaï lama propose un plan en cinq points qui prévoit la transformation du Tibet, revenu à ses frontières historiques, en zone démilitarisée. Ce plan est rejeté par Pékin.  

Le grand rassemblement du Monlam Chenmo est autorisé à nouveau pour la première fois depuis vingt ans. Mais deux jeunes Tibétains "antisociaux" sont exécutés. Ces exécutions entraînent de violentes manifestations antichinoises dans la capitale tibétaine. Elles sont réprimées sans ménagement par la police, sous les yeux de la presse internationale. La loi martiale est proclamée. Le pays se referme au tourisme. 

En octobre une réunion de scientifiques se tient à Dharamshala afin de déterminer si les découvertes réalisées en neurobiologie, en psychologie cognitive, dans le domaine de l'intelligence artificielle et la théorie de l'évolution sont compatibles avec le bouddhisme. La réponse est positive et le Dalaï lama évoque la possibilité de combiner la science de l'Occident avec la spiritualité de l'Orient. 

Le Panchen lama crée le Kagchen, une organisation commerciale destinée à promouvoir le développement économique du Tibet et l'exportation de ses produits. 

1988: Le Dalaï lama propose de laisser Pékin contrôler les affaires étrangères et la défense du Tibet en échange d'une autonomie interne. Cette proposition, formulée à Strasbourg, devant le Parlement européen, reste sans suite.  

Une nouvelle manifestation antichinoise est réprimée à Lhassa. On compte une cinquantaine de morts dont plusieurs soldats chinois. 

1989: En janvier, le 10ème Panchen lama décède dans des circonstances d'autant plus suspectes qu'il ne semblait pas malade et qu'il avait publiquement critiqué la politique chinoise quelques jours avant; n'avait-il pas alors affirmé dans un discours, prononcé devant des envoyés de Pékin, que le prix payé par le Tibet, au cours des trente dernières années, avait été trop élevé, par rapport aux avantages qu'il en avait retiré. L'abbé du monastère de Tashilumpo, Chadrel Rinpoche, est désigné par les autorités chinoises pour trouver la réincarnation du dignitaire gelugpa défunt; le Dalaï lama propose son concours qui est récusé par Pékin; mais Chadrel Rinpoche entre secrètement en relation avec le chef de l'école gelugpa. 

En mars, Pékin impose la loi martiale à Lhassa, après trois jours d'émeutes antichinoises qui font plusieurs dizaines de morts. La fête du Monlam Chenmo ne pourra pas être célébrée cette année. 

Au cours des années 80, les réformes économiques libérales entraînent une montée du chômage en Chine. Beaucoup de gens des provinces voisines (Sichuan et Yunnan, notamment) émigrent au Tibet, où il est plus facile de s'installer dans une activité nouvelle. Cet afflux de population explique sans doute en partie la frustration ressentie par les Tibétains de souche qui réussissent moins bien que les nouveaux venus. D'importants déplacements de population ont déjà eu lieu, on l'a vu, en 1905 et 1938. 

Le Dalaï lama reçoit le Prix Nobel de la Paix, puis le prix de la Mémoire décerné par "France-Libertés". L'attribution du prix Nobel de la paix a plus à voir avec les événements de Tien An Men qu'avec la question du Tibet. Elle doit être analysée comme une condamnation morale de la Chine par un moyen détourné. Elle contribue à entretenir la confusion entre deux questions différentes: celle des droits de l'homme en Chine et celle du statut politique du Tibet.  

Trente ans après, qu'est devenu le Tibet en exil. Politiquement, l'ancienne théocratie a été remplacée par un régime inspiré des démocraties occidentales où le Dalaï lama n'est plus omnipotent; d'après certains cependant, ces changements auraient gardé  un caractère formel et la réalité du pouvoir resterait aux mains de l'aristocratie; la liberté de la presse n'existerait pas et les frasques des membres de la famille du Dalaï lama seraient soigneusement tenues secrètes. L'organisation d'élections, au sein d'une diaspora dispersée, n'est évidemment pas chose facile; ni le gouvernement, ni le parlement ne jouissent d'une réelle autorité; pour les étrangers comme pour la plupart des Tibétains, les institutions mises en place sont pratiquement ignorées et le Dalaï lama reste le symbole et l'unique interlocuteur du Tibet en exil. La question fondamentale qui se pose est d'ailleurs simple: un régime dirigée par une réincarnation cumulant les pouvoirs spirituels et temporels peut-il être démocratique, une politique décidée sur la foi des oracles peut-elle correspondre à la volonté populaire? Peut-être selon les schémas de pensée asiatiques mais certainement pas selon ceux de l'Occident. Des écoles ont été ouvertes; elles étaient inconnues dans l'ancien Tibet. Des monastères ont été construits; mais les moines, privés de leurs anciennes ressources foncières, ont dû s’adonner à des tâches lucratives pour survivre. Grâce aux aides des organisations caritatives, nombre de Tibétains se sont intégrés dans les pays d’accueil où ils exercent des professions ignorées autrefois au Pays des Neiges. Une religion, enfermée dans sa tour d'ivoire, s'est répandue à travers le monde et s'est confrontée aux croyances occidentales. Le Tibet de la diaspora est peut-être encore plus éloigné du Tibet de 1959 que ne l'est celui qui est né sous la férule de Pékin! On peut donc comprendre que cette évolution soit critiquée par les conservateurs qui y voient une atteinte aux fondements religieux de la société tibétaine.  

Manifestations étudiantes en Chine. Le printemps de Pékin est écrasé place Tien An Men. 

L'ancien diplomate chilien Miguel Serrano (1917-2009), grand admirateur de l'Inde, publie de nombreux ouvrages sur le mysticisme nazi. Il fondera même un parti nazi chilien. Pour lui,  Hitler est un tulkou qui va revenir bientôt et son ésotérisme est le tantrisme. Les Tibétains et les Mongols seraient les vassaux des Hyperboréens, demi-dieux blonds au corps presque transparents; ces vassaux seraient chargés de la garde des portes d'entrée dans leur territoire assimilable au Shambala, autrefois situé au pôle nord puis ensuite déménagé sous l'Himalaya et transporté, à la fin de la seconde guerre mondiale, en Antarctique; c'est là que Hitler se serait réfugié et il serait prêt à en revenir pour exterminer les Juifs. L'ordre des SS serait celui du Soleil Noir, une tête détachée de son corps, qui doit dévorer le soleil et la lune, lesquels ressortiront purifiés par le cou tranché. Serrano aurait été reçu plusieurs fois par le Dalaï lama en 1959, 1964 et 1992. 

1990: Le monastère de Samye, reconstruit, est reconsacré. La loi martiale est levée. Des gisements de pétrole sont mis en exploitation dans l’Amdo.  

Le Dalaï lama propose la création d'une confédération sino-tibétaine, abandonnant ainsi ses revendications d'indépendance. Des réformes démocratiques sont introduites dans l'Administration tibétaine en exil.  

Le Taisitupa, l'un des régents de la lignée karma-kagyu, affirme avoir découvert, cachée dans une amulette du défunt Karmapa, une lettre indiquant la marche à suivre pour trouver son tulkou. Une mission est envoyée secrètement au Tibet à cette fin.  

Création d’un groupe d’études "Problèmes du Tibet" au sein de l’Assemblée nationale française. (Le site du Sénat sur le Tibet est  ici )  

1991: George Bush, président des États-Unis, reçoit le Dalaï lama. Le Congrès américain reconnaît le gouvernement en exil comme le représentant légitime du Tibet occupé par une armée étrangère. 

Une nouvelle Assemblée est élue par la diaspora tibétaine. Une nouvelle constitution, inspirée de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, est adoptée. 

Le Dalaï lama revient sur ses propositions de 1988. La suzeraineté de la Chine est rejetée. Faut-il y voir une conséquence de la reconnaissance américaine? 

L’Union soviétique se décompose. Des troubles dans les anciennes républiques asiatiques pourraient remettre en cause l'unité de la Chine. Le Turkestan chinois (Sinkiang), voisin du Tibet, est majoritairement peuplé de musulmans. Des mouvements islamistes pourraient le travailler si le Turkestan ex-soviétique tombait dans cette mouvance. Cette nouvelle situation ne peut qu'inciter Pékin à faire preuve d’autorité.  

Une expédition française redécouvre Karadong, enfouie sous les sables. Cette cité avait déjà été retrouvée par Sven Hedin, à la fin du 19ème  siècle.  

1992: Le Tibet s'ouvre à nouveau au tourisme. Une zone économique spéciale est créée pour les étrangers à Lhassa. 

Le 26 février, le Dalaï lama fait connaître ses directives pour la future politique au Tibet ainsi que les bases d'une constitution qui spécifient qu'il ne jouera plus de rôle politique au sein du gouvernement tibétain dans le futur. 

Les moines chargés de la recherche du nouveau Karmapa reconnaissent, comme réincarnation, Ugyen Thinlay, un enfant nomade âgé de deux ans. Le choix des moines est approuvé par le Dalaï lama comme par les autorités chinoises. Les retrouvailles du Karmapa avec les régents sont endeuillées par la mort de l'un d'entre eux, dans un accident de voiture, alors qu'il se rendait au devant du nouveau dignitaire. Celui-ci reçoit l'ordination majeure, devant la statue de Sakyamuni, au Jokhang de Lhassa, avant d'être intronisé le mois suivant. Mais un autre régent, le Sharmapa, conteste cette décision, au motif que la lettre sur laquelle elle se fonde est un faux. Il présente aux fidèles celui qui, selon lui, est le véritable tulkou du Karmapa, un enfant de dix ans, qu'il intronise officiellement dans un monastère de Delhi.  

Les adeptes des deux parties en présence s'accusent mutuellement d'avoir été manipulés par les Chinois et se déchirent publiquement. Les événements de cet invraisemblable feuilleton, qu'il serait trop long de rapporter en détail, se déroulent sur plusieurs années dans une atmosphère de complots politiques et financiers auxquels les gouvernements chinois et indiens ne sont pas étrangers. L'enjeu principal est le contrôle de l'ordre karma-kagyu et du patrimoine considérable du monastère de Rumtek. Ce monastère est l'objet d'assauts des factions rivales. Des moines sont molestés et chassés. Des vols et un meurtre auraient même été commis. Les implications des autorités et de la police du Sikkim, voire de l'armée indienne, sont dénoncées.  

Ces querelles intestines donnent au monde le triste spectacle de luttes d'influence qui continuent entre les clans malgré l’exil. Ces luttes sont en grande partie les conséquences des manipulations des puissances voisines. 

Un lama tibétain, Sogyal Rinpoche, publie en Amérique une nouvelle lecture du "livre des morts" sous le titre "Le Livre tibétain de la vie et de la mort." L'auteur y fait preuve d'un grand éclectisme et de références directes au monde dans lequel vit le public auquel il s'adresse, pour rappeler la valeur universelle du message délivré.   

1993: Dans l'Amdo, en territoire golok, des tracts appelant à chasser les Chinois sont distribués. 

Réunion à Dharamsala de la première conférence des enseignants bouddhistes occidentaux.  

Tenue à Munich de la 4ème assemblée du Comité allié des peuples du Sinkiang, de Mongolie, de Mandchourie et du Tibet qui contestent la présence chinoise.  

1994: Le gouvernement chinois finance un plan de 62 projets d'aide au développement économique du Tibet. 

Création du Parti national démocratique du Tibet en exil.  

Découverte par une mission archéologique française de Djoumboulak Koum, une cité fortifiée vieille de 2 500 ans qui s'étendait sur 10 hectares. Une zone cultivée et irrigué d'une quinzaine de kilomètres l'environnait. Plusieurs cimetières, contenant des corps bien conservés, sont mis à jour, ce qui permet de mieux connaître l'alimentation et les rites funéraires de ces peuples. 

Michel Peissel et son équipe parviennent pour la première fois aux sources du Mékong. Avant eux, plusieurs expéditions, françaises ou non, avaient échoué. 

Robert A. F. Thurman publie une autre version du "Livre des morts tibétains" qui se veut plus proche que ses devancières du message originel.  

1995: Le Dalaï lama reconnaît le tulkou du Panchen lama choisi par Chadrel Rinpoche parmi trois enfants possibles. Pékin, qui est au courant des tractations secrètes de l'abbé de Tashilumpo avec le Dalaï lama, refuse d'entériner cette nomination. L'enfant est enlevé par les autorités chinoises; il serait retenu dans un lieu secret; des pétitions réclament régulièrement sa libération. Quant à Chadrel Rinpoche, démis de ses fonctions, il est arrêté et condamné à six ans de prison. 

Six militants du Parti national démocratique du Tibet commencent une grève de la faim devant l'immeuble des Nations Unies à New York. Cette grève sera interrompue à la demande du Dalaï lama. 

En visite officielle à Pékin, le Karmapa, rencontre d'importantes personnalités du régime. 

Découverte par Michel Peissel et son équipe, dans une vallée perdue du Kham, de ce qui pourrait être un fossile vivant, le cheval de Riwoche, dont la morphologie rappelle étrangement celle des chevaux de certaines peintures rupestres. 

Dans "Introduction au bouddhisme tibétain", John Powers observe, en parlant du Tibet, que "la grandeur du pays a inspiré des personnes en quête spirituelle depuis des millénaires. Il n'est aucun autre lieu sur terre où l'on puisse mieux expérimenter le vide; l'espace s'impose à la conscience où que l'on regarde, la terre semble s'étendre à l'infini et les larges chaînes montagneuses attirent naturellement le regard sur le ciel ouvert." 

Le 20 mars, Shoko Asahara, gourou de la secte Aum (Vérité Suprême), et surtout psychopathe, proche du bouddhisme tibétain, ayant dévoyé à sa manière la vision de Shambala auprès de ses disciples, fait gazer au sarin (une arme chimique produite dans un laboratoire du Japon par ses sectaires illuminés) les passagers du métro de Tokyo. L'attentat tue une douzaine de personnes et cause de très nombreuses intoxications (environ 5 500) dans ce qui s'avère l'une des plus grandes catastrophes contemporaines en relation avec une secte. Cette affaire est significative des conséquences que peut avoir une interprétation fantaisiste des mythes religieux ou philosophiques par des esprits dérangés. Le Dalaï lama aurait rencontré au moins cinq fois le gourou de la secte japonaise. 

1996: Le 8 février, une cérémonie de purification du cyber espace (Internet) aurait eu lieu au Namgyal Institute. La possibilité de se réincarner dans un ordinateur aurait aussi été évoquée. D'ailleurs, le mot tantra n'évoque-t-il pas un réseau? 

Pékin reconnaît un tulkou alternatif à celui du Dalaï lama pour succéder au Panchen lama. Il est sélectionné par tirage au sort, selon le principe que Qianlong s'était en vain efforcé d'imposer. L'existence de deux dignitaires religieux antagonistes n'est pas une nouveauté au Tibet, mais, en l'occurrence, l'affaire se complique du fait qu'elle oppose encore un peu plus la Chine au Dalaï lama.  

Le Dalaï lama propose des négociations sans conditions sur l'avenir du Tibet, une proposition à laquelle Pékin oppose la reconnaissance préalable de la souveraineté chinoise sur le Tibet. 

Les autorités chinoises entreprennent une campagne de rééducation patriotique en direction des moines et des nonnes pour les amener à renoncer à suivre le Dalaï lama. Ces pressions psychologiques intempestives entraîneront des défections parmi les personnes visées qui les ressentiront comme un viol de conscience. Le président de l'Assemblée de Dharamsala appelle les Tibétains de l'intérieur à la désobéissance civile. 

Au cours de conversations aux États-Unis, le Dalaï lama émet l'opinion que, de toutes les théories économiques modernes, le marxisme est seul fondé sur des principes moraux, alors que le capitalisme ne s'appuie que sur la rentabilité et le profit. Le marxisme est basé sur la distribution des richesses et l'utilisation équitable des moyens de production. Il s'intéresse au destin des travailleurs et des défavorisés; il se soucie des minorités exploitées. Pour ces raisons, cette doctrine interpelle le pontife tibétain et lui semble juste. Il prétend se considérer lui-même comme à demi-marxiste et à demi-bouddhiste (M. Dresser). Il semble que, pour le Dalaï lama, le socialisme est plus compatible avec le bouddhisme que le capitalisme. C'était aussi l'avis de Norodom Sihanouk, fondateur du parti bouddhiste socialiste cambodgien. A peu près à la même époque, rappelons que le pape Jean-Paul II, sans aller si loin, trouvait lui aussi un grain de vérité dans le socialisme. 

Trois bombes explosent à Lhassa. Des groupes prônant le terrorisme comme moyen de libération (Organisation de la Jeunesse Tigre-Léopard, Armée des volontaires pour Défendre le Bouddhisme...) ont vu le jour au Tibet.  

Des exilés tibétains déclenchent en Angleterre une violente campagne de dénigrement du Dalaï lama qu'ils traitent d'oppresseur et de dictateur impitoyable. Ils s'efforcent d'obtenir des autorités britanniques l'annulation de la visite du pontife tibétain dans leur pays. Leur opposition est la conséquence des prises de position du Dalaï lama à l'encontre du culte de Shugden. La Chine aurait récupéré cette querelle afin de porter atteinte au prestige du Dalaï lama. 

Une australienne venue tard à la littérature, après un certain nombre d'expérience ésotériques, notamment en Indonésie, Victoria Le Page, publie "Shambala, la fascinante vérité derrière le mythe de Shangrila". Cet ouvrage constitue la tentative occidentale la plus récente de propagation du mythe tibétain d'un royaume secret. L'auteure présente ce royaume comme l'école suprême du mystère, dont les grands prêtres appartiennent à une société invisible, scientifique et philosophique qui poursuit ses études dans l'isolement majestueux de l'Himalaya. Pour elle, Shambala est le centre ésotérique de toutes les religions, l'endroit secret d'où  émanent tous les courants significatifs, occultes et par conséquent aussi religieux, du monde: le bouddhisme ésotérique, et les écoles sacerdotales égyptiennes antiques, les pythagoriciens, le soufisme, les chevaliers du Temple, l'alchimie, la kabbale, la franc-maçonnerie, la théosophie... et même le culte des sorcières. Le Tantra de Kalachakra est la doctrine secrète globale d'où découlent toutes les autres doctrines mystérieuses. Le royaume mythique, régi par la règle solaire, est situé en Asie centrale, à l'endroit où se trouve l'axe du monde, le Mont Meru. La capitale du monde y fut d'ailleurs établie avant la dernière ère glacière. Shambala a disséminé de nombreuses copies de lui-même à travers le monde: les pyramides de Gizeh, le monastère du Mont Athos, Kailash... qui sont autant de mandalas; les lieux secrets du Graal, comme Glastonbury et Rennes le Château, ou encore Bornholm, au Danemark, constituent également des traces visibles de l'empire caché, et des portes ouvertes sur lui, pour ceux qui savent en percevoir le sens. Cet ensemble forme un réseau de points d'acupuncture d'un corps cosmique lequel correspond au corps mystique du maître de Kalachakra (c'est-à-dire, au sens littéral, le corps d'énergie du Dalaï lama). V. Le Page discerne une grande  horloge mystique dans le Tantra du temps. Les rouages de cette machine enregistrent les périodes cycliques de l'évolution du du monde; une direction cachée, la confrérie mystérieuse des êtres immortels de l'Himalaya, lisent les heures cosmiques inscrites sur son cadran. 

Dans une conférence qui se tient à Bonn, Robert Thurman, un universitaire américain, propagateur du bouddhisme tibétain aux États-Unis, annonce l'effondrement des valeurs occidentales et le remplacement de notre société par une société monachique inspirée du bouddhisme tibétain régit par une bouddhocratie dirigée par le Dalaï lama. Ce projet de domination mondiale est développé dans un ouvrage de Robert Thurman: "Inner Revolution" dans lequel l'auteur promet la réalisation, d'une manière non violente et par le bouddhisme, de l'idéal révolutionnaire, égalitaire et libertaire, des années 1970 et 1980, à partir d'une image idéalisée de l'ancien Tibet, proche du mythe du Shangrila, très éloignée de la réalité.  

1997: Le 4 février, Lobsang Gyatso, religieux gelugpa, fondateur de l'Institut de Dialectique Bouddhique de Dharamsala, et deux de ses élèves, sont retrouvés assassinés de plusieurs coup de couteaux. Leurs gorges tailladées et leurs corps partiellement écorchés suggèrent un crime rituel. On soupçonne de ce triple meurtre des adeptes de Shugden qui se seraient ensuite enfuis au Tibet, sous la protection des autorités chinoises. Selon d'autres sources, les meurtriers auraient fui non pas en Chine, mais au Népal, et le mystère qui entoure ce crime ne sera jamais élucidé. 

Le 19 février, mort de Deng Xiao Ping. Le nouveau président chinois, Jiang Zemin, demande au Dalaï lama de déclarer que le Tibet a toujours été "une partie inaliénable de la Chine" et en fait une condition à la reprise du dialogue. Cette requête est rejetée par le Dalaï lama qui se rend à Taïwan où il rencontre le président de l'île. 

L'Administration américaine crée un poste pour suivre les affaires tibétaines; la mission est confiée à Greg Craig. 

Des moines de Drepung pense que le Dalaï lama va bientôt revenir au Tibet avec l'aide des États-Unis. Le moment est donc venu d'entrer en dissidence contre la Chine. 

Les représentants spirituels de plusieurs peuples indigènes se rassemblent en France autour du Dalaï lama afin d'élaborer un corpus international des traditions et de présenter au public une charte commune.  

La Commission Internationale des Juristes Démocrates demande à la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU de désigner un rapporteur pour se pencher sur la question du Tibet. Mais la crédibilité de cette commission est remise en question lorsqu'on s'aperçoit qu'elle a été créée essentiellement par des Américains et qu'elle a été financée pendant plusieurs années par la C.I.A. (voir ici).  

1998: Coup sur coup, deux responsables tibétains, chargés de mettre en oeuvre la réglementation protégeant les espèces menacées par le braconnage, sont assassinés à Lhassa par les sbires des trafiquants. 

Six membres du Congrès de la Jeunesse Tibétaine font la grève de la faim à New Delhi pour appuyer la demande de la Commission Internationale des Juristes Démocrates. La police les contraint à interrompre leur grève. Un jeune militant s'immole. D'autres écrivent Tibet Libre avec leur sang sur leur poitrine. Le Dalaï lama condamne ces actes mais en admire les auteurs. Ces prises de position peuvent paraître ambiguës voire contradictoires mais elles ne le sont qu'en apparence; le Dalaï lama se doit en effet de ménager toutes les susceptibilités avec habileté en vue de recueillir l'adhésion des exilés tibétains et de l'opinion publique internationale, exercice bien difficile; la cohérence doit être recherchée dans le but poursuivi, le triomphe de la cause qu'il défend, plutôt que dans des actes et des paroles qui lui sont subordonnées et qui doivent nécessairement s'adapter aux exigences des interlocuteurs et du moment. On ne saurait non plus reprocher au Dalaï lama de dissimuler certains aspects du bouddhisme tibétain qui pourraient paraître choquants aux Occidentaux; ce faisant, il ne fait qu'être fidèle à sa religion selon laquelle toute vérité n'est pas bonne à dire, et encore moins à écrire, et qu'on doit réserver certains enseignements à ceux qui sont préparés à les recevoir: c'est l'un des sens des textes trésors (terma). Au surplus, toute vérité est contingente et l'absolu ne se rencontre que dans le nirvana!  

1999: Les autorités chinoises, par le biais d'un long commentaire de l'agence Chine Nouvelle, lancent une attaque en règle contre le Dalaï lama, l'accusant d'être le principal responsable des troubles sociaux au Tibet. 

Trois membres du Congrès de la Jeunesse Tibétaine poursuivent une grève de la faim de 26 jours à Genève pour faire pression sur les Nations Unies. Promesse leur est faite que leur demande d'examen de la question des droits de l'homme au Tibet sera prise en considération. 

La Banque mondiale accorde un prêt de 160 millions de dollars à la Chine pour installer 58000 fermiers chinois en Amdo; les Tibétains en exil contestent cette opération qui, selon eux, menace le nomadisme dans la région. 

En mars, "L'ombre du Dalaï lama: sexualité, magie et politique dans le bouddhisme tibétain" de Victor et Victoria Trimondi, deux auteurs d'origine autrichienne, anciens adeptes du bouddhisme tibétain, est publié en Allemagne. Il sera suivi de plusieurs autres ouvrages critiques sur la personnalité du Dalaï lama et sur la religion qu'il représente, présentée comme fondamentalement rétrograde et idéologiquement proche du nazisme, sous des dehors séduisants (voir  ici).  

Conclusion d'un article de Pamela Logan relatif à la situation des femmes tibétaines: "La société tibétaine n'est pas intrinsèquement accablante pour les femmes, au moins en comparaison avec d'autres cultures. Dans le passé, les filles ont eu moins d'occasions que les garçons de s'éduquer, et ce problème est encore d'actualité dans des secteurs ruraux. Les différences se sont toutefois estompées parallèlement au développement économique. La loi chinoise est généralement favorable à la promotion des femmes, mais elle comporte des aspects perçus négativement dans la mesure où elle empiète sur la vie de famille. Les lois, bonnes ou mauvaises, ne sont cependant pas imposées de manière rigoureuse; dans les régions rurales éloignées, les changement intervenus au cours des cinquante dernières années n'ont que peu affecté la vie des femmes. Le bouddhisme, toujours aussi puissant dans la société tibétaine, ne permet pas l'égalité des chances entre nonnes et moines et il favorise les attitudes sexistes. Les personnes favorables à l'émancipation féminine sont de plus en plus nombreuses. Mais il reste beaucoup de chemin à parcourir." 

Le plus grand canyon du monde serait au Tibet; profond de 5 382 mètres, long de 496 km, le Yarloung Tsangpo (Haut Brahmapoutre) serait trois fois plus profond et dépasserait de 56 km en longueur le grand canyon du Colorado. Une équipe de scientifiques et géographes chinois espère découvrir de nombreux "fossiles vivants", à savoir des espèces éteintes partout ailleurs dans le monde, dans cette gorge où le Brahmapoutre prend sa source, à 5 590 mètres d'altitude. Dans le même temps, début janvier 1999, une équipe d'explorateurs occidentaux découvre, dans la gorge du Tsangpo, une chute d'eau mythique et jusqu'à présent cachée, haute de 35 mètres. La rivière, de 100 mètres de large, se rétrécit jusqu'à 20 mètres, et déverse dans la vallée avec fracas les eaux du fleuve asiatique nourri des sources de l'Himalaya 

2000: A la fin de l'année 1999, le 17ème  Karmapa s'enfuit du Tibet. Il arrive le 5 janvier auprès du Dalaï Lama. Pourquoi ne s'est-il pas rendu plutôt à Rumtek, siège de son prédécesseur? Peut-être en raison des doutes qui agitent la communauté kagyu concernant sa légitimité; peut-être aussi parce que l'Inde ne veut pas voir ses relations avec la Chine se détériorer, en permettant à un nouveau transfuge d'occuper le siège en exil du précédent Karmapa; peut-être enfin parce que le Dalaï lama souhaite garder auprès de lui un rival ou un successeur potentiel, comme chef spirituel du bouddhisme tibétain, si la Chine cherche à influencer le choix de son successeur après sa mort. 

2001: La Chine fête le 50ème anniversaire du retour du Tibet à la "mère patrie" alors que le Dalaï lama est reçu par le président des États-Unis, George W. Bush. 

Une loi sur la langue et l'écriture communes nationales est adoptée par le Parlement chinois. Elle stipule que tout groupe ethnique possède la liberté d'utiliser et de développer sa propre langue et sa propre écriture en se référant aux dispositions constitutionnelles et législatives déjà évoquées. 

Les attentats du 11 septembre entraînent la création d'un front commun des grandes puissances pour lutter contre le terrorisme. Ce vaste mouvement offre le prétexte à un raidissement des gouvernements et à l'application de l'étiquette terroriste à quiconque manifeste son opposition. La Chine n'est pas le seul pays à céder à la tentation des amalgames abusifs. Les États-Unis eux-mêmes ne s'en privent pas. 

Janvier 2002: Chadrel Rinpoche sort de prison pour être placé en résidence surveillée en Chine. 

Automne 2002 et printemps 2003: Deux délégations de représentants du Dalaï lama se rendent en Chine et au Tibet où elles sont accueillies avec courtoisie par les autorités. Une visite du Dalaï lama sur les lieux saints du bouddhisme est envisagée. Pourtant, les autorités chinoises continuent de souffler le chaud et le froid; des libérations de prisonniers politiques sont suivies de condamnations à mort et d'exécutions, après des procès tenus pour inéquitables par l'opinion publique occidentale. 

Victor et Victoria Trimondi récidivent (voir  ici) en publiant "Hitler-Bouddha-Krishna, une alliance funeste, du Troisième Reich à aujourd'hui" où ils insistent sur les connexions entre le bouddhisme tibétain et le nazisme. 

Septembre 2004: Nouvelle visite en Chine d'une délégation d'exilés tibétains. Les discussions sont qualifiées de sérieuses et approfondies dans une atmosphère franche mais cordiale. Rien de concret n'en sort mais les deux camps se mettent d'accord pour organiser d'autres réunions. 

Décembre 2004: Voyage du Dalaï lama en Russie (République kalmouke) pour y rencontrer les bouddhistes de ce pays. Les autorités russes restent à l'écart.  

Voici, pour terminer quelques points de vue contradictoires que j'ai glanés à travers les écrits des partisans de la Chine et de ses adversaires. Je les ai repris sans négliger ma propre expérience. A chacun de dégager ce qui lui paraîtra juste.  

En fin 2004, 70 % des cadres administratifs en poste au Tibet seraient Tibétains ou membres d'une minorité nationale, selon les dires de Pékin. Aux termes de la loi, le tibétain serait utilisé comme langue d'enseignement à l'école primaire où l'apprentissage du chinois n'interviendrait qu'à partir de la quatrième. Malgré l'effort de scolarisation consenti, les deux tiers des Tibétains seraient encore analphabètes, selon les adversaires des Chinois. Mais les partisans de ces derniers répondent qu'ils étaient autrefois 95%. Des journaux seraient publiés et des émissions de radio et de télévision diffusées en langue tibétaine. Les émissions de télévision chinoises sont sous-titrées en tibétain. Selon des experts, la Chine, désormais ouverte sur le monde, aurait pris conscience de l'atout que représente sa diversité culturelle et le sort réservé aux minorités nationales y serait meilleur que dans bien d'autres pays d'Asie. (A titre de comparaison, des renseignements concernant le sort des minorités au Japon figurent  ici ). 

Au cours de la dernière décennie du 20ème siècle, le Tibet s'est transformé. Des travaux importants ont modifié la physionomie de Lhassa. La capitale a vu sa superficie augmenter considérablement. Sa population, qui compte quelques 200 000 personnes, a été multipliée par sept en moins de 50 ans. Une ville chinoise nouvelle s'est édifiée dans les faubourgs. Les espaces verts ont évidemment considérablement reculé. Toutefois, une vaste plaine herbeuse, marécageuse par endroits, a été préservée. Elle constitue le poumon de Lhassa et a été rendue inconstructible. Elle est encore, en 2004, le royaume des yacks. Des quartiers entiers de l'ancienne cité tibétaine ont été remodelés, les opposants disent défigurés. (Des photos de l'ancienne Lhassa sont ici ). 

De larges avenues asphaltées, de plusieurs kilomètres de long, ont été ouvertes. La principale porte le nom de Pékin. Elles sont décorées ça et là de gigantesques statues dorées et l'on y rencontre aussi parfois un chorten. L'institut de médecine tibétaine a été démoli (ou déplacé?) et une antenne de télévision s'élève sur la colline où il se trouvait. Les petites maisons des quartiers voisins du Potala n'existent plus. Elles ont été remplacées par des bâtiments modernes de taille réduite. Ces bâtiments abritent de nombreux commerces. Une immense esplanade dallée a été ouverte devant le palais. Celui-ci est maintenant visible de loin et facile à photographier dans son entier. Dans le fond de l'esplanade se dresse une haute statue entourée de groupes de bronze hautement symboliques: c'est le monument élevé à la gloire des "libérateurs" chinois du Tibet. Une fontaine en orne le milieu. Un plan d'eau, visible du haut des escaliers du palais, en flanque l'un des côtés. Un avion militaire désarmé a été placé au fond de la place, à côté du monument. 
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Le Potala et son esplanade vus d'un satellite (source: Google earth)
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L'époque des rues de terre battue, où la poussière se transformait en bourbier à la saison des pluies, n'est plus qu'un souvenir. Des supermarchés bien achalandés, ainsi que de nombreuses petites boutiques, s'ouvrent le long des trottoirs. Ces commerces seraient majoritairement tenus par des Chinois. La population d'origine chinoise est très importante à Lhassa et dans les autres grandes villes du Tibet, mais elle reste marginale à la campagne. La vieille ville tibétaine, autour du Jokhang, a gardé un cachet ancien, même si les maisons d'autrefois ont presque toutes disparu. Ses rues, encombrées d'étalages, grouillent d'une foule empressée où, comme dans les autres villes du monde, on risque d'être dépouillé de son argent par d'habiles aigrefins. On y trouve surtout des souvenirs, plus ou moins authentiques, mais aussi de nombreuses autres marchandises et services. Il y a même des dentistes en plein air! Et, pour le tourisme sexuel, on rencontrerait plus de 4 000 prostituées dans la cité, mais je n'en ai pas vues. Pour se faire une idée des transformations survenues à Lhassa, on peut se reporter à une vidéo du "Dessous des Cartes" déjà ancienne en cliquant ici. 
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Le Barkhor vu d'un satellite (source: Google earth)
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Le pays a été doté d'un réseau routier. Quelques voies, à proximité des villes principales, sont asphaltées et bien entretenues. Les autres ne sont que des pistes primitives qui subissent les conséquences des aléas climatiques. Un chemin de fer est en cours de construction. Il devrait être opérationnel d'ici trois ans. Il mettrait Pékin à deux jours de Lhassa par le train. Ces moyens de communication modernes sont perçus comme des éléments de progrès par les partisans des Chinois. Ils favoriseront les échanges et le développement économique. Les opposants y voient, au contraire, un indice de la volonté de Pékin d'accentuer son emprise sur le pays et d'exploiter au maximum ses ressources minières. Enfin, leur éventuelle utilisation à des fins militaires inquièterait les États voisins. D'après les adversaires de la Chine, cette puissance pillerait les richesses du Tibet, y détruirait l'équilibre écologique en déboisant à outrance les zones forestières, installerait sur le toit du monde des équipements nucléaires et se servirait du désert comme d’une poubelle. 

De nombreux temples, rasés pendant la révolution culturelle, ont été reconstruits. Pour quelqu'un qui n'a pas connu le Tibet d'autrefois, la trace des exactions commises est pratiquement invisible, sauf dans les endroits où les ruines n'ont pas été relevées. Mais il arriverait encore que des temples soient démolis par suite de l'indocilité politique de leurs moines. La population monacale a été drastiquement réduite. Elle ne représente plus qu'une minorité et le fardeau qu'elle faisait peser sur le pays, au double plan économique et démographique, s'est considérablement atténué.  

Voici maintenant quelques chiffres concernant la démographie. La diversité des estimations en désorientera plus d'un! Je les donne telles que je les ai relevées. Elles révèlent au moins combien il est difficile de se forger une opinion. D'après les auteurs opposés à la Chine, la population du Tibet historique s'élevait à 6,5 millions d'habitants en 1950. Ce chiffre est contesté par Pékin qui affirme qu'aucune statistique n'était alors disponible. Selon un recensement national chinois de 1953, la population globale d'origine tibétaine s'élevait à 2,77 millions. Lors du recensement de 1990, on aurait compté 4,59 millions de Tibétains dans toute la Chine. Selon les autorités de Pékin, la population du Tibet actuel ne dépassait pas le million d'âmes en 1950. De cette date aux années quatre vingt dix, l'invasion, la révolte, la répression et les troubles entraînés par la révolution culturelle auraient causé la mort de plus d'un million de Tibétains, selon les exilés. Ce chiffre est évidemment invraisemblable si l'on accepte l'évaluation chinoise de la population avant ces événements; il est considérable dans le cas contraire. 130 000 exilés seraient établis à l'étranger, ce qui n'est pas rien. La croissance démographique, due aux apports extérieurs (immigrants chinois) mais aussi aux Tibétains eux-mêmes, serait spectaculaire puisque, dans la seule région autonome, le nombre d'habitants aurait dépassé les 2,5 millions, c'est-à-dire plus de deux fois la population de 1950, selon les estimations chinoises! La crédibilité de cette évolution, en pourcentage, est renforcée par les estimations données par une source favorable au gouvernement en exil bien que son évaluation, en 2002, de la population du Tibet historique semble exagérée. De nombreux enfants, qui autrefois seraient devenus moines et n'auraient pas procréé, sont aujourd'hui pères et mères de famille. Plus que les autres minorités nationales, les Tibétains bénéficient d'avantages par rapport aux Han en matière de contrôle des naissances: les pénalités fiscales qui frappent l'ethnie majoritaire chinoise, et dans une moindre mesure les autres ethnies, ne s'appliquent pas à eux. D'après des sources chinoises, les familles tibétaines auraient droit à trois enfants, mais la plupart se borneraient aujourd'hui à deux pour les élever plus facilement; il y aurait donc un frein spontané de la croissance démographique.  

Les statistiques chinoises font état d'une amélioration de l'économie tibétaine et des conditions de vie de la population (croissance annuelle du PIB avoisinant 10 %, 13 années successives de bonnes récoltes de céréales, progression annuelle du revenu des agriculteurs supérieure à 5%, croissance de la production des secteurs secondaires et tertiaires de 8 % par an, augmentation du nombre des touristes de 22 % d'une année sur l'autre, ces derniers avoisinant annuellement le million, progression de l'espérance de vie de 35,5 ans en 1950 à 67 ans un demi siècle plus tard...). Mais les adversaires de la Chine contestent ces chiffres et affirment que les progrès obtenus l'ont été au prix d'une dégradation accélérée de l'environnement. La maladresse des Chinois, leur méconnaissance des conditions d'exploitation agricole à ces altitudes, la déforestation et une utilisation excessive des ressources serait à l'origine d'un véritable désastre écologique. Mais, si les forêts ont beaucoup souffert, dans les rares endroits du Tibet où il en existait, les touristes actuels peuvent constater qu'une campagne de reboisement est en cours. Par ailleurs, il est probable que l'exploitation minière, la naissance d'une industrie et le stockage de déchets nucléaires sur le plateau tibétain ont été source de pollution; celle-ci est sans doute circonscrite compte tenu du caractère limité des sites dans cet immense espace mais les menaces de diffusion n'en sont pas moins à craindre en raison du système hydrographique du Tibet d'où partent la plupart des grands fleuves de l'Asie.  

Il est difficile pour un étranger de savoir ce que pensent les Tibétains de l'intérieur. L'obstacle de la langue rend la communication presque impossible. Ce que racontent les guides est sujet à caution, soit dans un sens soit dans l'autre. Les uns présentent la situation comme acceptable pour la majorité des Tibétains, qui verraient leurs conditions de vie s'améliorer; d'autres laissent entendre qu'ils sont les victimes d'un nouvel apartheid. Faute de prudence, on s’expose à être le jouet de bien des manipulations.  

Les observations que l'on peut faire soi même sont trop fragmentaires pour donner une image objective de la réalité. Certes, les gens vaquent paisiblement à leurs activités dans les rues des villes et les portraits des dirigeants chinois sont exposés ostensiblement, à côté des autels religieux, dans les maisons villageoises. Mais le renforcement des contrôles dans les aéroports chinois, d'où partent des avions pour le Tibet, montre que les dirigeants de Pékin sont conscients de la persistance d'une opposition et qu'ils redoutent des actions violentes de sa part. La figure du Dalaï lama bénéficie toujours d'une grande ferveur de la part d'une population restée, dans sa majorité, manifestement pieuse, mais il serait aventureux d'en tirer des conséquences politiques. Et puis, que signifie le fait d'être Tibétain dans un pays où, compte tenu de l'immigration et des mariages mixtes, la population d'origine tend à se diluer? 

Les opinions émises par les Tibétains de la diaspora sont également trompeuses. Comme c'est souvent le cas lorsqu'une fraction d'un peuple émigre, deux visions incompatibles se sont développées: celle de l'intérieur et celle de l'étranger. Il serait illusoire d'espérer trouver auprès des uns ou des autres une image fidèle du Tibet.  

Les Tibétains en exil ont gommé les particularismes locaux et religieux qui les distinguaient, et parfois les opposaient, avant l'arrivée des Chinois. Le sentiment national identitaire, qui n'avait probablement jamais existé à un tel degré auparavant, s'est renforcé parmi eux et les a conduit à construire mentalement un Tibet unitaire largement mythique où la nostalgie tient une large place. "Tous les dix li (5km) le ciel est différent", dit un dicton du 18ème siècle; "chaque vallée a sa façon de parler, chaque lama sa façon d'enseigner", ajoute un proverbe du 20ème siècle. Les Tibétains demeurés au pays ont dû, quant à eux, vaille que vaille, s'adapter au changement dans un monde où la modernité va de pair avec la pénétration de l'influence chinoise. Entre les deux visions, il est probable que le fossé ne fera que se creuser au fur et à mesure que le temps s'écoulera. D'après National Geographic France (N° 100 - janvier 2008): "Si certains adolescents résistent en devenant religieux, d'autres verraient dans la Chine les promesses d'un monde meilleur et moderne." 

Le récit d'un émigré en visite sur les lieux de sa naissance m'est apparu significatif de l'écart qui sépare ces deux regards et des difficultés que rencontre un Occidental de bonne foi pour se forger sa propre opinion, à partir des discours des uns et des autres. Je me bornerai à en rapporter quelques extraits.  

Le retour au pays de cet exilé a eu lieu en 1987 et s'est effectué à l'extrême sud-est du Tibet historique, dans une région du Kham annexée au Yunnan. Dès l'abord, notre homme s'aperçoit que l'idée d'une civilisation tibétaine homogène, forgée dans l'exil, ne cadre pas avec les particularités locales qu'il rencontre. La sinisation de la société est évidente. La langue tibétaine locale, qui n'est d'ailleurs pas le tibétain de Lhassa, est réservée à un usage domestique. Elle est devenue une sorte de patois. Les Tibétains participent en foule, et avec un entrain qui le choque, aux festivités organisées à l'occasion de l'anniversaire de la création de la préfecture autonome, dont fait partie son village natal.  

Avant son départ, un repas de famille est organisé au cours duquel un cadeau, présentant les progrès accomplis, lui est remis. Un de ses cousins  l'invite à éviter en Inde les mauvaises fréquentations, c'est-à-dire les adversaires de Pékin. Notre exilé retient avec peine son indignation. Il mesure la largeur du fossé qui le sépare désormais de sa famille. Voici quelles sont les conclusions qu'il en tire: "Je venais de réaliser brutalement que nous appartenions, non pas à des systèmes différents, mais à des mondes différents, que nos réalités étaient complètement autres. Entre nous, l'abîme était immense. Je venais de l'extérieur, là où vivent les Tibétains de l'exil. La Chine est l'adversaire, avec une dimension cosmique, la référence centrale à partir de laquelle nous avons défini qui nous sommes. La triste vérité est que l'occupation du Tibet, réalité qui détermine tout pour nous, se trouvait au delà du champ de vision de mon cousin...". La dimension cosmique du conflit qui oppose le Tibet à la Chine mérite d'être soulignée car elle révèle que ce conflit n'a pas seulement des origines politiques mais aussi des origines religieuses qui le transcendent; au cours du temps, comme le montre cette chronologie, plusieurs empereurs de Chine (Wu Zetian, les Mandchous) ont prétendu au pouvoir spirituel entrant ainsi directement en compétition avec les lamas tibétains; les dirigeants actuels de la Chine, bien qu'officiellement athées, n'ont pas renié cette tradition; de plus, la Chine et le Tibet s'imaginent l'un et l'autre être le centre du monde. Il faut garder cela présent à l'esprit pour décrypter les événements qui se déroulent dans cette partie du monde.  

Notre exilé ne se sent vraiment chez lui qu'au milieu des moines, dans un monastère reconstruit, où il rencontre un religieux qui partage sa haine des Chinois, ennemis de la foi. Le récit complet de cette expérience peut être lu en cliquant ici 

Cependant, des points de convergence existeraient entre les Tibétains de l'intérieur et ceux de l'exil. Selon des témoignages publiés dans la presse américaine, ils resteraient, dans leur majorité, profondément attachés à leur religion, ce que tout visiteur peut constater; la personne du Dalaï lama ne serait pas en cause, cependant rares seraient ceux souhaitant un retour pur et simple à l'ancien régime, même parmi la diaspora. Quel crédit accorder à ces articles? Il est bien difficile de répondre à cette question. 

Pour terminer, voici une carte qui illustre la complexité du problème qui tient en partie à ce que personne ne s'accorde quant aux frontières du Tibet, la Chine et les exilés, bien sûr, mais aussi les pays voisins et notamment l'Inde. 

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La suite est ici 


Bibliographie: 

Pour établir cette chronologie, je me suis servi des ouvrages suivants: 

Pierre Bergeron: Voyages faits principalement en Asie dans les 12ème, 13ème, 14ème et 15ème siècles (Benjamin de Tudele, Jean du Plan-Carpin, Guillaume de Rubruquis, Marco Polo...) - Jean Neaulme - La Haye - 1735. 
Peter Simon Pallas: Voyages du professeur Pallas dans plusieurs provinces de l'empire de Russie et dans l'Asie septentrionale traduits de l'allemand par Gauthier de la Peyronie - Maradan - Paris - 1794. 
Andrade, Bogle, Turner: Voyages au Thibet, faits en 1625 et 1626, par le père d'Andrade, et en 1774, 1784 et 1785, par Bogle, Turner et Pourunguir, traduits par J. P. Parraud et J. B. Billecocq - Hautpoul l'aîné - Paris - An 4 (1795-1796). 
Samuel Turner: Ambassade au Thibet et au Boutan, contenant des détails très curieux sur les moeurs, la religion, les productions et le commerce du Thibet, du Boutan et des États voisins; et une notice sur les événements qui s'y sont passés jusqu'en 1793 - Traduit de l'anglais avec des notes par J. Castéra. Avec une collection de 15 planches dessinées sur les lieux et gravées en taille-douce par Tardieu l'aîné - F. Buisson - Paris - an IX (1800) 
J. Reuilly: Description du Tibet, d'après la Relation des Lamas Tangoutes, établis parmi les Mongols, traduit de l'allemand avec des notes - Bossange, Masson et Besson - Paris - 1808. 
J. F. Laharpe: Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages - Chez Etienne Ledoux, libraire - Paris - 1820 
Huc: Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine pendant les années 1844, 1845 et 1846 - Librairie d'Adrien Le Clere et Cie - 1853 
Krick (abbé): Relation d'un voyage au Thibet en 1852 et d'un voyage chez les Abors en 1853 - Auguste Vaton - Paris - 1854 
Huc: Le christianisme en Chine, en Tartarie et au Thibet - Gaume frères - Paris - 1857 et 1858 (4 volumes) 
Clements R. Markham: Narratives of the mission of George Bogle to Tibet and of the journey of Thomas Manning to Lhasa - London - Trübner and Co - 1876 
Muller (Eugène): Deux voyages en Asie au 13ème siècle - Guill. de Rubruquis envoyé de Saint Louis et Marco Polo marchand vénitien - Librairie Delagrave - 1888 
Touche à Tout - N° 4: Les grands Coureurs du Globe: Sven Hedin au Tibet par Charles Rabot - Avril 1909 
Alexandra David-Néel: Mystiques et magiciens du Thibet - Plon - 1929 
Lafugie: Au Tibet - Préface de A. David-Néel - J. Susse - 1950 
Marco Pallis: Cimes et lamas - Albin Michel - 1955 
Anna Louise Strong: Tibetan Interviews - New World Press Pékin - 1959 
Stuart Gelder and Roma Gelder: The Timely Rain - Travels in New Tibet - Monthly Review Press - 1964 
André Guibaut: Missions perdues au Tibet - André Bonne - 1967 
F. Ossendowski: Bêtes, hommes et dieux - L'aventure mystérieuse - J'ai lu - Flammarion - 1973 
Lama Kazi Dawa-Samdup: Vie de Jetsün Milarepa (traduction de Roland Ryser) - Librairie d'Amérique et d'Orient Adrien Maisonneuve -1975 
Lama Anagarika Govinda: Le chemin des nuages blancs - Pèlerinage d'un moine bouddhiste au Tibet - Albin Michel - 1975 
R. E. Huc: La cité interdite - Gallimard - 1975 
Michel Peissel : Les cavaliers du Kham - Guerre secrète au Tibet - Robert Laffont - 1976 
Rolf A. Stein: La civilisation tibétaine - Le Sycomore - L'asiathèque - 1981 
Alexandra David-Néel: Voyage d'une Parisienne à Lhassa - Plon - 1982 
Michael Taylor: Le Tibet - De Marco Polo à Alexandra David-Néel - Payot - 1985 
Heather Stoddard: Le mendiant de l’Amdo – Société d’Ethnographie - 1986 
Schäfer Ernst: Unter Räubern in Tibet : Abenteuer in einer vergessenen Welt zwischen Himmel und Erde - Durach - Windpferd - 1989 (Il existe aussi une édition datée de 1950) 
Chögyam Trungpa: Né au Tibet - Collection Sagesse - Buchet-Chastel - 1991 
Gyalwa Tchangtchoub et Namkhai Nyingpo: La vie de Yéshé Tsogyal - Souveraine du Tibet - Éditions Padmakara - 1995 
D. N. Tsarong: Le Tibet tel qu'il était - Éditions Anako - Mémoires de l'Humanité - 1995 
A. Tom Grunfeld: The Making of Modern Tibet - Armonk - New-York and London - 1996 
Marianne Dresser: Beyond Dogma - Dialogues and Discourses - North Atlantic Books - Berkeley - Californie - 1996 
Les Grands Explorateurs - Gründ - 1996 Laurent Deshayes: Histoire du Tibet - Fayard - 1997 
Jacques Bacot: Le Tibet révolté, vers Népémakö, la Terre promise des Tibétains (1909-1910) - Phébus - 1997 
Tibétains - 1959-1999: 40 ans de colonisation - Autrement – 1998 
Philippe Cornu: Tibet - Culture et histoire d'un peuple - Guy Trédaniel éditeur - 1998 
Michel Peissel: Un barbare au Tibet - A la découverte des sources du Mékong - Éditions du Seuil - 1998 
Giuseppe Tucci: Tibet, pays des neiges - Editions Kailash - 1998 
C. Deweirdt - M. Masse - M. Moniez: Le Tibet - Les Guides Peuples du Monde - 1999 
Tenzin Kunchap et Patrick Amory: Le moine rebelle - Carnets de lutte de ma vie au Tibet - Plon - 2000 
Francesca-Yvonne Caroutch: La Fulgurante Epopée des Karmapas - Dervy – 2000 
Michel Peissel: Le Dernier Horizon - A la découverte du Tibet inconnu - Robert Laffont - 2001 
Les Portugais au Tibet - Les premières relations jésuites (1624-1635) - Chandeigne - 2002 
Donald S. Lopez: Fascination tibétaine - Du bouddhisme, de l'Occident et de quelques mythes - Autrement - Frontières - 2002 
Les explorateurs de l'Himalaya - N° hors-série de la revue Alpinisme et Randonnée - Glénat - 2003 
Ekai Kawagushi: Trois ans au Tibet - Éditions Kailash - 2003 
The Potala - Tibetan Administrative Office of the Potala - Lhassa - 2004 
Nicholas Rhodes, Deki Rhodes: A Man of the Frontier - S. W. Laden La (1876-1936) - His Life and Times in Darjeeling and Tibet - Kolkata - Mira Bose - 2006 
Namkai Norbu Rinpoché: Dzogchen et tantra - La voie de la lumière du bouddhisme tibétain- Traduction: Bruno Espaze - Albin Michel - 2006 
Fous du Tibet - Les récits des voyages de Gabriel Bonvalot, Henri d'Orléans, Dutreuil de Rhins, Fernand Grenard, Ovché Narzounof et Sven Hedin présentés par Chantal Edel - Les Éditions des Riaux - Septembre 2007 
Heinrich Harrer: Sept ans d'aventures au Tibet - Arthaud - 2008 
Le bouddhisme tibétain - Le Monde des Religions - N° 30 - Juillet-août 2008 
Claude B. Levenson: Le Tibet - Que sais-je? - Presses universitaires de France - 2008 
Tashi Tsering: Mon combat pour un Tibet moderne - Golias - Cet ouvrage, rédigé avec le concours de l'anthropologue américain Melvyn Goldstein, relate les tribulations d'un tibétain peu fortuné, né en 1929, doué pour les études, qui fut soustrait à sa famille pour entrer au service du Dalaï lama. Il eut la chance d'aller étudier aux États-Unis. Très critique à l'égard de l'ancien Tibet, il revint dans son pays au moment de la révolution culturelle. Suspect, il fut arrêté et ne fut réhabilité qu'en 1978. Il participa ensuite à la création d'écoles pour alphabétiser les jeunes tibétains. Bien que favorable à la modernisation du Tibet, il regrette la perte d'identité qui en découle et se trouve donc en porte à faux auprès des exilés comme du côté du gouvernement chinois. Son témoignage est donc d'autant plus intéressant qu'il semble moins entaché d'esprit de parti. Il a été traduit et publié en Chine dans une version édulcorée compatible avec la ligne officielle 
Victor & Victoria Trimondi: The Shadow of the Dalai Lama - Cet ouvrage, très critique à l'encontre du bouddhisme tibétain et du Dalaï lama, est accessible sur Internet 
Jianguo Li: Cent ans de témoignages sur le Tibet - Reportages de témoins de l'histoire du Tibet - China Intercontinental Press - Date de publication inconnue 
Jack Lu : Les deux visages du Tibet - Publibook - 2013. 

J'ai aussi consulté de nombreux sites Internet ainsi que des revues (Grand Reportages, National Geographic France...). On peut se reporter notamment à l'ouvrage d'un auteur américain "Le Lion des Neiges et le Dragon" en cliquant ici. 



Une version chinoise abrégée de l'histoire du Tibet est  ici 
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