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Sommaire du Carnet de Route:
01-
Paris-Madaba
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1 er jour (16
novembre): Paris-Madaba (les
photos sont ici )
Départ de Paris Charles-de-Gaulle en milieu de journée. Le vol, sur Royal Jordanian, se passe sans histoire. Au passage, je crois reconnaître les montagnes des Balkans. En guise d'entrée en matière, je me suis procuré un journal jordanien en langue anglaise: The Jordan Times. L'élection d'Obama, comme président des États-Unis, y tient la vedette; les séquelles de la guerre en Géorgie et la crise financière ne sont pas non plus absentes des colonnes de ce journal, où l'on trouve des signatures internationales de renom. Bref, il n'y a rien de bien original. Une fois arrivée à l'aéroport d'Amman, en fin d'après-midi, je me mets en quête de l'accompagnateur qui doit venir me prendre. J'arrive dans une salle où de nombreuses personnes brandissent des pancartes. Malheureusement, mon nom ne figure sur aucune d'elles. Je patiente, supposant un retard. La salle se vide et mon cicérone n'apparaît toujours pas à l'horizon. Saisi par l'inquiétude, je n'adresse à un bureau de la compagnie d'aviation Royal Jordanian, expliquant mon cas dans mon mauvais anglais. On me répond qu'il existe un autre point de rencontre à l'étage inférieur et que je dois d'abord obtenir mon visa avant de m'y rendre. L'obtention du visa, délivré dans la salle où je suis, par la police de l'air et des frontières, exige l'attente à deux guichets, car le coup de tampon n'est pas gratuite et il me faut passer à un bureau de change voisin, afin de me procurer de la monnaie du pays; comme la foule des touristes s'est déjà écoulée, ces formalités ne prennent pas beaucoup de temps. Me voici délesté d'une dizaine de dinars jordaniens, coût du visa, environ 11,5 euros au cours du jour. Je gagne l'étage inférieur où je suis accueilli par un grand gaillard jovial, d'origine libanaise, qui prononce mon nom sur le mode interrogatif. Il est accompagné d'un couple qui a voyagé dans le même avion que moi sans que nous sachions appartenir au même groupe. Nous nous sommes inscrits tardivement à ce voyage, il n'existait plus de places dans le vol pris par le groupe, et c'est la raison pour laquelle nous sommes venus en individuels. Nos futurs compagnons d'équipée arriveront dans le courant de la nuit, après une escale à Francfort, par la Lufthansa. Rendons grâce à notre retard: il nous confère le privilège de passer une nuit complète à l'hôtel! Au sortir de l'aéroport, je remarque
que les policiers jordaniens sont coiffés d'un casque à pointe.
Nous prenons la route de Madaba, où nous allons passer la nuit.
Cette ville, qui compte quelques 60000 habitants, est située à
30 km au sud d'Amman, au bord de la Route des Rois, qui mène à
Kerak et à Pétra. Elle est citée dans la Bible. Une
route romaine et des vestiges d'architecture urbaine ancienne y sont toujours
présents, au centre ville. Mais Madaba est surtout réputée
pour ses mosaïques byzantines et omeyyades. La plupart des monuments
ornés de mosaïques anciennes sont situés au nord de
la cité. Ils comprennent plusieurs églises. L'Église
de l'Apôtre fut édifiée pendant l'époque de
l'évêque Serge, en 578; une médaille centrale représente
la mer (thalassa) sous la forme d'une femme dont le bras droit dénudé
est orné de bracelets. L'Église de la Vierge fut construite
à la fin du 6ème siècle, au bord d'une voie romaine,
en utilisant des vestiges d'origine antique; ses mosaïques furent
restaurées sous les Omeyyades (ou Umayyades). Un musée archéologique
a ouvert ses portes en 1962; on peut y admirer plusieurs pièces
prélevées dans d'anciens lieux du culte. Nous n'aurons pas
le temps de visiter Madaba à l'aller, nous le ferons au retour.
Chemin faisant, notre chauffeur nous donne quelques précisions sur le voyage. Nous l'accomplirons de bout en bout en 4x4, à raison de quatre personnes et un chauffeur par voiture. Comme notre groupe comporte 18 personnes, nous aurons cinq accompagnateurs; nous ferons leur connaissance un peu plus tard; l'animateur principal nous rejoindra le soir du second jour. Les accompagnateurs seraient parfaitement capables de nous donner toutes les informations utiles; mais il nous faudra tout de même prendre des guides locaux sur les sites visités; ces guides ne sont pas gratuits, rien ne l'est en Jordanie; les sommes réclamées sont modiques, mais les gens ont rarement de la monnaie et il est donc conseillé de se munir de petites coupures, ce qui n'est pas toujours aisé, les distributeurs délivrant surtout des grosses; les guides parlent généralement anglais, un de nos accompagnateurs traduira. Théoriquement, on peut se passer de guides locaux, mais ce n'est pas conseillé; cette omission serait mal interprétée, des troubles sont toujours possibles et il est facile de jeter des pierres; les gens sont généralement accueillants, à condition que l'on respecte leurs coutumes. Dans un pays accablé par le chômage, l'institution du guide local constitue une tradition des plus utiles. Il faut également éviter de photographier les Bédouins sans leur demander leur autorisation. Notre chauffeur nous donne aussi quelques précisions sur la Mer Morte, mais j'y reviendrai en son temps. Nous déposons nos bagages à l'hôtel, où nous faisons connaissance avec d'autres accompagnateurs, libanais et francophones. Ensuite, nous allons retirer de l'argent dans des distributeurs, en fonction des prévisions de dépenses évaluées par notre chauffeur; l'opération est quelque peu laborieuse; les indications sont en anglais, mais les choix offerts ne correspondent pas à ceux de notre pays; après plusieurs essais infructueux, je finis par obtenir quelques grosses coupures qu'il me faudra changer, bornant mes exigences à une centaine de dinars. Le distributeur refuse obstinément d'en remettre davantage! Ensuite, nous allons dîner dans un restaurant réputé, conseillé par notre accompagnateur. La carte m'est familière: elle comporte les mêmes plats que ceux qui sont proposés dans les restaurants libanais de Paris. Je me contente de plusieurs hors-d'oeuvre (purées de pois chiches et d'aubergines, petites saucisses) arrosés d'un verre de vin jordanien du Mont Nébo, et suivis d'un désert oriental (baklava). La carte est accompagnée d'une notice
qui renseigne les convives sur les origines du bâtiment, lequel comporte
un restaurant et une boutique d'objets artisanaux. Haret
Jdoudna (Le voisinage de nos ancêtres), tel est le nom de l'endroit
où nous nous trouvons. D'après la notice, Madaba était
considérée comme la cité de la mosaïque
du monde romain, ce que nous savons déjà. La cité
moderne fut créée au début du 19ème siècle
par des Arabes chrétiens venus de Karak (ou Kérak), une ville
plus au sud, que nous aurons l'occasion de visiter. En 1995, Zaid Goussous
s'associa à Ibrahim Jumean, possesseur d'une maison ancienne, pour
la transformer en restaurant et en boutique d'artisanat. La partie sud
du restaurant avait été construite en 1905; son architecture
s'inspirait des voûtes en forme de croix; les pierres employées
provenaient d'une voie romaine, laquelle passait à environ 200 m
du bâtiment. La partie nord, au toit en terrasse, fut édifiée
en 1923; ses tuiles colorées, importées d'Haifa, en Palestine,
sont typiques des demeures de l'époque. Dans le restaurant, après
l'entrée, on découvre une colonne romaine, dont le chapiteau
soutient l'ensemble de l'étage supérieur; cette colonne provient
des ruines si nombreuses à Madaba. Ibrahim Jumean, grand père
de l'associé de Zaid Goussous, qui construisit la maison, fut le
premier maire de Madaba et son fils, Adel Jumean, lui succéda. Le
roi Abdullah, grand-père du roi Hussein, s'arrêta souvent
dans ces lieux, sur le chemin du sud, dans les années 1920 et 1930.
La partie nord de la maison servit de clinique et de résidence au
docteur Hanna Goussous de 1928 à 1933; ce praticien, arrière
grand oncle de Zaid Goussous, fut le premier Jordanien diplômé
du Collège des Jésuites de Beyrouth en 1910 et de la Sorbonne
en 1913. La boutique d'objets artisanaux fut construite plus récemment,
avec des matériaux identiques à ceux du reste de la maison;
le puits du fond est romain. Des architectes et designers jordaniens collaborèrent
à la décoration de l'intérieur. Cette notice constitue
une excellente introduction à la visite d'un pays riche d'un passé
prestigieux et mythique et d'un présent en pleine évolution
(la suite de la visite de Madaba est
ici ).
2 ème jour (17 novembre): Châteaux du désert - Jerash -Ajlun (les photos sont ici ) Après une bonne nuit, un peu froide tout de même, l'hôtel n'étant pas chauffé et le lit étant peu couvert, je me lève aux aurores pour prendre quelques clichés de la ville encore endormie au lever du soleil. Le petit déjeuner (jus de fruits, confitures, gâteaux et café) est copieux et savoureux. Nous rencontrons les autres membres du groupe, dont la nuit n'a pas été longue: ils sont arrivés à deux heures du matin. Notre chauffeur de la veille prend la direction
des opérations. Il déploie devant nous une carte de Jordanie
et nous montre le circuit que nous allons accomplir. Il ne correspond pas
exactement à celui de la brochure remise à Paris; pratiquement
tout sera vu, mais dans un ordre un peu différent. Voici le menu:
premier jour (dimanche): nuit à Madaba; deuxième jour (lundi):
les châteaux du désert, Jerash, nuit à Ajlun; troisième
jour (mardi): la Mer Morte, Karak, nuit à Pétra; quatrième
jour (mercredi): Pétra, nuit à Pétra; cinquième
jour (jeudi): Aqaba, Wadi Rum, nuit dans le désert; sixième
jour (vendredi): Wadi Rum, nuit dans le désert; septième
jour (samedi): Amman, nuit à Amman; huitième jour (dimanche):
Madaba, Mont Nébo, nuit à Madaba.
Nous nous rendons tout d'abord dans une banque pour nous procurer un supplément d'espèces locales. Nous stationnons à côté d'une place au milieu de laquelle s'élève une statue équestre armée d'un fusil, probablement un héros de l'indépendance. A proximité, nous remarquons la présence d'une église; si la population jordanienne est aujourd'hui majoritairement musulmane, il n'en fut pas toujours ainsi; autrefois, les chrétiens furent les plus nombreux et ceci jusqu'à la Première guerre mondiale; ils représentent encore une proportion non négligeable de la population (environ 10%); la plupart des églises sont de rites grec ou copte. La parenthèse ouverte sur la religion nous amène à évoquer les conflits qui s'élèvent sur les lieux saints, entre confessions chrétiennes; un pugilat a opposé, il y a peu, quelques prêtres, des Grecs et des Arméniens, si ma mémoire est bonne; ces rixes sont fréquentes et il ne faut guère s'en étonner: contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, la proximité ne favorise pas la conciliation, au contraire, ce sont les frères en croyances qui se détestent toujours le plus! Nous prenons ensuite le chemin du désert. Sur la route, je remarque de nombreux chats écrasés. Notre chauffeur parle un français excellent; il a vécu plusieurs années en France. Assez disert, il nous donne quelques renseignements sur le pays. La population de la Jordanie est en majorité d'origine palestinienne (60%). Les familles comptent en moyenne cinq enfants. La croissance démographique est donc élevée et une grande partie de la population est jeune. Assez fréquemment, on aperçoit des maisons qui paraissent inachevées; des piliers et des fers à béton dépassent des toits en terrasse. On se demande si les propriétaires ont manqué d'argent pour terminer les travaux. La raison est ailleurs: prévoyant une augmentation de leur famille, ils ont préparé l'avenir; quand le besoin s'en fera sentir, ils pourront facilement ajouter un étage supplémentaire à leur demeure, en complétant l'ébauche qu'ils ont précautionneusement dressée sur son toit. En cette saison, la végétation est à peu près absente. En allant vers l'est, en direction d'Amman, la route, bitumée et bien entretenue, passe entre des terrains labourés, parmi lesquels quelques oliviers jettent une note verte et grise. On peut imaginer que ces champs, à la terre rougeâtre, sont propices à la culture des céréales. A une région agricole montagneuse, succède une steppe désertique, aux courbes moins prononcées, après Amman. Nous sommes sur la route de l'Irak, où notre chauffeur était huit jours plus tôt; il nous en donne une image beaucoup plus paisible que celle diffusée par nos médias; il y a certes des attentats, mais ceux qui sont à l'écart des lieux où ils se produisent les ignorent presque; c'est d'ailleurs toujours ainsi que les choses se passent: la presse et la télévision amplifient les événements pour ceux qui ne les vivent pas! Notre chauffeur attire notre attention sur d'énormes pierres blanchâtres, de forme assez régulière: sphères, galettes plus où moins épaisses, qui surgissent ça et là, au milieu du sable roux; ce sont des fossiles venus du fonds des mers et aussi de celui des temps. Nous aurons l'occasion de voir à plusieurs reprises ces restes d'une époque où la Jordanie était sous les eaux, voici des centaines de millions d'années. Notre premier arrêt est pour Qasr Al-Harrana (ou Qasr Kharâneh, son nom aurait été changé parce que, en arabe, il était connoté à un sens malséant). Vu de l'extérieur, l'ensemble est encore imposant, avec ses tours d'angles rondes et sa porte d'entrée monumentale, au milieu d'une étendue désertique où de maigres et rares touffes grises représentent toute la végétation. Sous la voûte, un panneau fournit des explications accompagnées du plan du site. Quoique le bâtiment soit bien préservé,
avec l'essentiel de ses éléments architecturaux, la date
de sa création et sa fonction originelle sont discutées par
les experts. Une inscription arabe à l'encre noire a été
découverte sur le plâtre, au-dessus de l'une des portes d'une
des salles principales de l'étage supérieur; elle fut écrite
en novembre 710, sous le règne du calife omeyyade al-Walid ibn Abd
al-Malik, mais elle ne représente pas une preuve suffisante.
Le bâtiment comporte deux étages, bâtis sur un plan carré de 35 m de côté. Des tours rondes occupent les quatre coins; des tours semi-circulaires renforcent le milieu de chacun des murs, à l'exception du mur sud, où se trouve la porte d'entrée monumentale. D'étroites ouvertures, que l'on pourrait prendre pour des archères, percent les murs; en fait, on croit plutôt qu'elles étaient destinées à éclairer et à aérer l'intérieur. Au rez-de-chaussée, la cour centrale est atteinte à partir du passage d'entrée; ce passage est flanqué des deux magasins à vivres, faiblement éclairés, dont les voûtes sont nervurées d'arches transversales. La cour centrale, non couverte, est entourée par des salles voûtées, regroupées en unités séparées, chaque unité étant composée d'une grande pièce centrale, bordée de chaque côté par deux autres pièces plus petites. Cette disposition est connue comme un bayt dans l'architecture omeyyade. La cour possédait un bassin pour recueillir l'eau de pluie; des portiques l'entourait à l'origine; dans les coins sud-est et sud-ouest, des escaliers de pierres permettent d'accéder à l'étage supérieur. Les dispositions du second étage rappellent celles du rez-de-chaussée, sauf pour la partie sud qui surmonte la porte d'entrée. Des ornements de stuc, représentant des plantes stylisées, décorent les angles des pièces, laissant deviner une influence iraqienne ou mésopotamienne. On notera les piliers triples et la répétition des motifs architecturaux. A l'étage supérieur, l'écorché d'un mur permet de voir comment les pierres étaient posées, à plat ou debout, en alternant les grosses et les petites, pour en renforcer la solidité. On ne s'accorde toujours pas sur la fonction de ce château. L'hypothèse la plus fréquemment avancée est qu'il servait de khan, ou d'auberge. Si cette hypothèse était validée, Qasr al-Harrana serait le plus ancien khan de la période islamique. Notre arrêt suivant est à Quseir Amra (ou Qusayr 'Amra). A l'entrée, que côtoie une tente de Bédouin, des pancartes, en français et en anglais, nous apprennent qu'un projet de sauvegarde du site est en cours avec, pour objectifs, la protection contre les inondations (curieuse prudence dans un endroit désertique, qui laisse supposer qu'il n'est pas toujours aussi sec), la mise en valeur du domaine omeyyade et la restauration des structures hydrauliques. Les travaux sont financés par l'UNESCO, le Département des Antiquités et le Service Culturel de l'Ambassade de France avec la collaboration de l'Institut Français d'Archéologie du Proche-Orient (IFAPO). Ce second château du désert est un pavillon de chasse pourvu de bains. Il a été inscrit sur la liste du Patrimoine Mondial de l'UNESCO, dans le cadre de la convention relative à la protection du patrimoine culturel et naturel du monde. L'inscription sur cette liste reconnaît la valeur exceptionnelle d'un site qui mérite d'être protégé au bénéfice de l'humanité. Construit au début du 8ème siècle (720-745), ce pavillon de chasse fut, à certaines périodes, utilisé comme résidence temporaire par les membres de la dynastie régnante omeyyade. Les vestiges les plus remarquables sont la salle de réception et les bains; la salle de réception est richement décorée de peintures murales figuratives qui témoignent de l'art de l'époque. En me rendant aux toilettes, je passe devant le Centre des Visiteurs. Ce Centre a été construit en 1999, par le Ministère du Tourisme et des Antiquités en coopération avec l'ambassade de France à Amman, et avec une contribution financière de l'UNESCO. L'Institut Français d'Archéologie du Proche Orient (IFAPO), qui a effectué les relevés des peintures murales et restauré la Sâqiya, a aménagé la salle d'exposition. J'aimerais y jeter un coup d'oeil, avant de me rendre sur le site, mais la salle d'exposition n'est pas encore ouverte. Je me dirige donc vers les bâtiments anciens, que j'aperçois en contrebas. Comme à Qasr Al-Harrana, la visite s'effectue sans guide local. Vu de l'extérieur, le complexe ressemble à un groupe d'édifices ceinturés d'une muraille, d'où émergent trois voûtes et une coupole. Les pierres de construction sont de la même teinte ocre que le sol alentour. A droite en entrant, on aperçoit un système d'élévation d'eau, à côté d'un puits. Un gardien, vêtu d'un uniforme tirant entre le vert et le kaki, m'aide à m'approcher du puits qui semble relativement profond. On pénètre dans la salle principale par une porte rectangulaire, manifestement restaurée; cette salle est sous la toiture aux trois voûtes. A l'entrée, un Bédouin âgé, assis sur une chaise, joue d'un instrument de musique, à cordes et à archet, dont la caisse de résonance est concave, là où nos guitares sont convexes. La salle, relativement spacieuse, comporte un renfoncement voûté assez profond, en face de la porte; sur les murs latéraux de ce renfoncement, de part et d'autre, s'ouvrent des portes; des barrières peintes en rouge interdisent aux curieux de s'approcher trop près des murs et, à plus forte raison, de franchir ces portes. La salle principale se divise en trois travées, correspondant aux trois voûtes qui la couvrent. Les murs et le plafond sont décorés de peintures en assez mauvais état. On reconnaît néanmoins des scènes de jeux ou de combat, une baigneuse sortant du bain, des femmes à la poitrine opulente, peut-être nue, levant une coupe au-dessus de leur tête, ainsi qu'un damier de scènes représentant des animaux et des hommes au travail. L'ensemble est curieux et incite à la réflexion dans la mesure où le style est manifestement marqué par les influences grecques ou byzantines et où les peintures ont été réalisées par des musulmans, peu portés aujourd'hui à représenter les humains. Peut-être pendant les premiers temps de l'Islam étaient-ils moins rigoureux. A l'extérieur, sur la gauche de la porte d'entrée en regardant celle-ci, un écriteau indique la présence de bains. Je fais le tour du bâtiment pour mieux en apprécier l'harmonie architecturale. L'arrière, mieux conservé que l'avant, a réellement belle allure. Il est constitué d'un ensemble de pièces, au toit en forme de voûtes, qui tournent autour de la pièce principale. Ces pièces secondaires sont plus basses, ce qui permet d'éclairer la pièce principale, par des fenêtres rectangulaires ouvertes par dessus leurs toitures. Les éléments sont parfaitement agencés. Je reviens vers la hauteur, où le Centre des Visiteurs est maintenant ouvert. Au milieu de la salle d'exposition, une maquette du site reconstitue l'apparence qu'il devait avoir à l'époque de son utilisation. Les panneaux illustrés de cette salle fournissent d'intéressantes explications que j'ai résumées ci-après. La découverte du site Qusayr 'Amra est une halte dans la steppe avec
des bains d'époque omeyyade dont les peintures murales figuratives
jouissent d'une réputation mondiale. Au 19ème siècle,
ce bâtiment étonna les voyageurs parcourant la région
désertique, à l'est d'Amman. Isolé, le site fut associé
aux "châteaux du désert". Cependant, Qusayr 'Amra, par sa
taille réduite (d'où le nom arabe de qusayr), a étonné
ceux qui imaginaient un château (qasr en arabe) semblable
à ceux qu'ils visitaient en partant d'Amman. En réalité,
Qusayr 'Amra ne serait pas un qasr mais un établissement
de bains. Les premières descriptions qu'en donnèrent l'Allemand
Seetzen, en 1808, le Suisse Burckhardt, en 1812 ou Hill, en 1896, attirèrent
d'autres savants désireux de découvrir cet endroit, où
se trouve posée la question de la figuration humaine au début
de l'époque musulmane. L'Austro-Hongrois Musil organisa plusieurs
expéditions, dont une avec Mielich, un artiste-peintre chargé
de copier les peintures. A partir de ces relevés, un ouvrage richement
illustré fut publié en 1907. Il constitue toujours une monographie
de référence. Par la suite Jaussen, Sauvaget, Creswell et
d'autres érudits se rendirent sur place ou consacrèrent des
études à l'édifice. En 1971 et 1972, une équipe
espagnole nettoya les peintures, consolida les murs et réalisa des
dessins architecturaux; un ouvrage parut en 1975. En 1989, à la
demande du Département des Antiquités de Jordanie, débuta
un projet franco-jordanien, avec l'aide de l'Institut Français d'Archéologie
du Proche Orient; un relevé intégral des peintures fut réalisé.
Parallèlement à ces travaux, en 1991, le Département
des Antiquités posa dans les bains un dallage en pierre, celui d'origine
ayant disparu. Le site fut également protégé des crues
hivernales du wadi (oued) et la sâqiyya (système
de puisage d'eau) fut reconstruite par l'équipe franco-jordanienne.
L'exposition du Centre des Visiteurs est le fruit du travail des archéologues
jordaniens et européens qui ont contribué, par leurs efforts,
à la connaissance et à la protection de ce patrimoine exceptionnel.
Avant de suivre le circuit de visite, celui du prince et des baigneurs
d'autrefois, fourbus par les voyages ou de longues parties de chasse dans
le désert, les touristes sont invités à découvrir
les panneaux explicatifs (recommandation pertinente mais désormais
superflue, pour ce qui me concerne, puisque j'ai déjà fait
le tour du site!). Il faut garder en mémoire que, bien que de
proportions modestes par son enveloppe extérieure pleine d'harmonie,
Qusayr 'Amra dissimule un espace intérieur riche d'un art mural
intact et nulle part ailleurs aussi bien conservé. D'autres bains
omeyyades existaient dans la région, à Hammam as-Sarrâk,
près d'Hallâbât, ou à Mafraq, par exemple, mais
il n'en reste que des ruines.
Les Omeyyades en Jordanie du nord Il est facile d'aborder l'époque omeyyade
par un circuit compris entre la citadelle d'Amman et l'oasis d'Azraq. Le
long d'une route passant à Muwaqqar, Qasr Kharâneh, Qusayr'Amra
ou encore Hallâbât et Hammam-as-Sarrâh, des constructions
en pierre calcaire ou basaltique attirent le regard. Le voyageur traverse
une région semi-désertique parsemée de constructions
non fortifiées, contrairement à l'idée qu'en donne
l'expression "châteaux du désert". Les historiens cherchent
encore à définir ces ensembles peu décrits dans les
textes arabes. Ainsi, l'archéologie tente de combler les lacunes
de la connaissance par des études de terrain qui laissent supposer
plusieurs utilisations complexes. Les constructions comprenaient le plus
souvent une résidence, un bain et une mosquée, le tout associé
à des ouvrages hydrauliques, tels que barrages, citernes, canaux,
bassin de décantation et systèmes de puisage de l'eau. Tout
cela suppose de grands investissements financiers et techniques nécessaires
à la survie dans ces régions. Certains de ces palais durent
être entourés par des exploitations semi-agricoles visitées
épisodiquement par les califes, les princes ou encore les hauts
dignitaires de la cour.
Situés le long de pistes ou d'anciennes voies romaines, à côté de wadi (oued) et utilisant les reliefs, les complexes omeyyades conjuguent un mode de vie urbain hérité de l'Antiquité avec un art de vivre traditionnel dans le désert. Installé à Damas, le pouvoir contrôle ses territoires que parcourent des caravanes de pèlerins et de voyageurs. On ignore encore comment fonctionnaient ces constructions, par opposition à l'habitat sous les tentes. Par leur situation et leur architecture élaborée, elles pouvaient avoir une fonction officielle et constituer un lieu de réception et d'audience. Émissaires, voyageurs ou chefs de tribus alliés au pouvoir omeyyade pouvaient être reçus de manière officielle ou selon un protocole qui reste à définir. Le décor des résidences et des bains, à Qusar 'Amra notamment, atteste la vitalité de l'iconographie antique, le savoir-faire des artisans et l'ouverture d'esprit des commanditaires. La figuration humaine surprend à l'époque islamique. Toléré, cet usage obéirait à certaines règles. Ainsi, les figures ne concernent pas l'Islam et elles sont absentes des mosquées. Dans les "châteaux du désert", là où la figuration murale ou sculpturale est développée, cet art n'était d'ailleurs pas conçu pour un large public et restait ignoré des populations urbaines. Le site de Qusayr 'Amra Les bains de Qusayr 'Amra ne sont pas perdus dans un désert. Cette image d'isolement date des premiers explorateurs qui les découvrirent dans des conditions difficiles; ce site se compose d'un ensemble de ruines où se dressent des bains miraculeusement conservés dans un milieu semi-aride plutôt que désertique. Pour comprendre Qusayr 'Amra, il convient d'apprécier son environnement, de s'interroger sur les raisons pour lesquelles il a séduit l'homme et comment ce dernier l'a investi. Les ressources en eau du wadi Boutoum ont induit une stratégie d'occupation des lieux et une dispersion des bâtiments. Le relief vallonné du site permet d'y distinguer deux zones d'installation. Dans la zone haute, à l'abri des inondations, les habitations surplombaient le paysage; dans la zone basse, au milieu des térébinthes (pistachiers sauvages), le wadi était domestiqué, un puits était creusé, une sâqiyya s'élevait et des bains étaient aménagés. Pourquoi ces bains étaient-il situés dans une zone inondable? Sans doute pour disposer d'un approvisionnement en eau à proximité sans avoir à creuser un puits trop profond. Le lit du wadi abritait des zones d'humidité
suffisantes pour permettre le développement d'une végétation
adaptée. Les pluies d'hiver reconstituaient le potentiel aquatique
et le puits assurait une réserve pour les hommes et pour les animaux.
En cas de crue, un mur en forme d'éperon divisait les flots venant
de l'ouest. Une équipe d'entretien, constituée d'intendants,
de responsables des troupeaux et de jardiniers, restait sur le site, même
en l'absence du maître. Le paysage était plus verdoyant qu'aujourd'hui
et l'homme, aidé dans ses travaux par les bêtes, y trouvait
d'appréciables réserves de chasse. C'est dans ce contexte
qu'un courtisan des Omeyyades construisit ce domaine princier. Les principaux
monuments étaient les bains et le bâtiment à plan carré
et à cour centrale de l'ouest; ce bâtiment a peut-être
été destiné à un usage complémentaire,
qu'en l'absence de fouilles, on ignore encore. La mosquée, troisième
composante des domaines omeyyades, n'a pas encore été localisée.
Les autres ruines correspondent à des enclos, à un gué,
à une citerne, à un grenier et à un habitat de service.
L'architecture des bains Le concepteur des bains a fait preuve d'ingéniosité en couvrant leurs sept pièces. Écartant la solution d'une toiture unique, il a diversifié la forme des voûtes. Cette architecture toute en pierre, aux formes rondes et élégantes, recouverte d'enduis épais, a pu traverser les siècles. Les bains, avec leur entrée unique, s'organisaient autour d'une grande salle d'accueil, couverte par trois voûtes en berceau, soutenues par deux arcs brisés. Le pavage, en marbre ou en calcaire, aujourd'hui reconstitué en pierre, soulignait au sol cette organisation spatiale. Par sa surface et sa hauteur (7 m), cette salle se différenciait des autres pièces qui formaient deux ensembles complémentaires, éclairés différemment. Le premier était face à l'entrée, au sud de la salle d'accueil; il comprenait l'espace du trône, ainsi appelé parce qu'on y distingue l'image d'un prince trônant, et deux pièces sombres évoquant des chambres de repos. Le second se situait à l'est; il était constitué de trois pièces dont deux, munies de baignoires, étaient chauffées par hypocauste*, par le sol. * Système de chauffage
à air chaud, constitué d'une sorte de fourneau installé
dans le sous-sol, avec lequel les Romains chauffaient les thermes.
Le sol de la salle d'accueil était légèrement en dessous de celui des autres pièces. Des mosaïques couvraient les sols des petites chambres. Des peintures occupaient les surfaces murales. A certains endroits, un placage de marbre, en plinthe ou montant plus haut dans les pièces d'eau et l'espace du trône, couvrait les murs; récupéré, brûlé et transformé en chaux, ce marbre a disparu après l'abandon du monument. Le baigneur suivait un circuit le conduisant des pièces froides (salle d'accueil et petite pièce à banquette) vers celles de plus en plus chaudes, le tepidarium puis le caldarium. Cette dernière pièce, la plus chaude, était située juste derrière le foyer. Rebroussant chemin, le baigneur disposait d'un bassin d'eau froide, dans l'angle nord-est de la salle d'accueil. Les Arabes perpétuèrent l'usage du passage du chaud au froid connu depuis l'Antiquité. Pour accéder à d'autres renseignements sur les thermes antiques, cliquez ici L'eau et le feu L'eau et le feu sont indispensables au fonctionnement
des bains. Des installations étaient prévues à cet
effet, la sâqiyya
pour l'eau et la salle de chauffe pour le feu. A Qusayr 'Amra, des modifications
architecturales prouvent que les capacités en eau et la puissance
du foyer ont dû être augmentées pour le confort des
baigneurs. Appréciés des Omeyyades, les bains se développèrent
ensuite dans tout le monde arabe, sous la forme du hammam.
La sâqiyya permettait d'obtenir l'eau. Celle-ci était tirée du puits par la force animale. En tournant, une bête de somme actionnait des engrenages, montés sur des arbres verticaux et horizontaux, qui faisaient descendre et remonter un chapelet de godets dans le puits. L'eau s'écoulait dans un citerne surélevée à l'arrière du puits. Sur la façade sud de cette citerne, deux rainures verticales signalent le passage des canalisations. Celle de gauche remplissait le bassin d'eau froide de la salle d'accueil. Le cheminement de celle de droite était plus compliqué; la canalisation remontait dans le mur nord de la salle de chauffe, avant de descendre dans une cuve au-dessus du foyer. A cet endroit, l'eau était chauffée, avant de rempli les baignoires des pièces à hypocauste. Des tuyaux de céramique enterrés évacuaient les eaux usées dans des puits perdus. A l'intérieur des bains, les canalisations en plomb ont aujourd'hui disparu. Pour ce qui concerne le feu, les Omeyyades
pratiquaient la technique du chauffage par circulation d'air héritée
de l'Antiquité. La chaleur passait entre des piles en basalte portant
les sols suspendus (suspensura). Elle remontait dans des parois
creuses, avant d'être aspirée par des tuyaux de cheminée
ménagés dans les angles du tepidarium et du caldarium.
Le feu entretenu dans un petit tunnel (praefurnium) chauffait l'eau
des baignoires. Le personnel de service se chargeait de l'entretien du
feu, de l'approvisionnement en eau et de la fourniture du linge de toilette,
des savons, des flacons d'essences parfumées et d'autres accessoires
requis pour les soins corporels.
Le prince environné d'images L'espace
du trône était situé face à l'entrée.
C'est là, en peinture, que le maître des lieux, un prince
plutôt qu'un calife, apparaissait aux baigneurs. Une inscription
coufique, à demi effacée, ne permet pas d'identifier son
nom. Une copie du début du siècle restitue la splendeur de
cette peinture à caractère officiel et religieux. Des oiseaux,
qui symbolisent le ciel, entouraient le prince. A ses pieds, se déroulaient
des scènes marines, dont une barque de pêcheurs tirant des
filets; le peintre Mielich a découpé cette scène qui
se trouve maintenant au Musée Pergamon de Berlin. De chaque côté
du prince, des arcatures symbolisaient un intérieur palatial, dans
lequel évoluaient les proches du prince, hauts dignitaires et gardes.
Autour, se développait une végétation allégorique,
parmi laquelle on distinguait une femme portant une corne d'abondance garnie
d'oiseaux. En sommet de voûte, un bandeau décoré d'acanthes
symbolisait une étoffe tendue en dais au-dessus du trône.
Des végétaux jaillissaient de récipients flanqués
d'oiseaux et de petits personnages.
Les chambres étaient conçues différemment. Symétriques par leur disposition, leur forme et leur décor, de petites ouvertures, au sommet de leur voûte, remplissaient l'office de fenêtres. Les sols étaient couverts de mosaïque, il n'y avait pas de marbres; aucune représentation humaine ou animale ne s'y voyait et elles ne comportaient que deux registres décoratifs. A mi-hauteur, une frise de triangles tête-bêche surmontait des panneaux de faux marbre. Sur le haut s'épanouissaient des rinceaux avec de grosses grappes de raisin. Des vasques ouvragées rappelaient l'eau exigée par cette végétation. La profusion des rinceaux s'harmonisait avec les formes architecturales rondes. La fonction de ces pièces intrigue. Dans les bains de Hammam al Sarrâkh, la présence de latrines, dans des espaces analogues, rappelle un usage connu des thermes antiques. Chambre de repos, d'hygiène, de massage, de préparation pour les artistes et courtisans, autant de fonctions que l'on peut imaginer, mais que l'absence de mobilier ne permet pas de valider. .
L'accueil des baigneurs - Aspects culturels et artistiques L'iconographie de Qusayr 'Amra repose sur plusieurs
thématiques. Celle présentée ici évoque l'accueil
et l'ambiance culturelle réservés aux baigneurs. L'aspect
vivant des peintures nous invite à prendre leur place. Venant du
désert, ils se trouvaient plongés dans un environnement inhabituel.
Les baigneurs étaient reçus au son des flûtes et des
tambourins qui rythmaient les pas d'une danseuse. Sur la paroi opposée,
une figure volante apportait une couronne à une courtisane assise,
qui regardait la scène et invitait par son geste à franchir
le seuil des bains. Outre celui de la danse, les thèmes de la victoire
et de la beauté féminine étaient également
associés à la musique. Les allégories se répétaient
sur le haut des parois garnies de fenêtres. Ces dernières
étaient entourées de figures identifiables grâce à
des inscriptions grecques (la poésie, l'histoire, la philosophie,
la science); des invocations en arabe coufique ancien surmontaient les
fenêtres; de grandes femmes tenaient des coupes emplies de pièces
de monnaies sur l'arc oriental.
Deux panneaux, à l'entrée de l'espace du trône, célébraient la beauté féminine. Découpés par Mielich, ils ont été détériorés. Le morceau conservé au Musée de Berlin laisse imaginer la beauté sculpturale de ces femmes ornées de bijoux. Des rubans perlés retenaient leur lourde coiffure couleur encre de Chine. L'expression artistique trouvait sa place dans cet ensemble à travers une série de panneaux verticaux, où s'inséraient des personnages (musiciens d'instruments à cordes et à flûtes, poètes, danseuses). La position en forme de 8 des bras d'un personnage et l'oblique de l'axe du corps attestent l'habileté du peintre. L'attrait de la polychromie est relevé par la variété des motifs, le charme du mouvement des corps et la finesse des mains et des doigts. La gestuelle confère au style de Qusayr 'Amra une grande force suggestive. Ces peintures traduisent le goût du temps et la volonté d'un prince d'en synthétiser la culture et l'art de vivre; elles rappelaient aux invités les soirées animées, récompenses des longues journées de chasse et de voyage dans le désert. L'organisation des peintures dans la salle d'accueil Le plan du haut de la paroi ouest est un tableau
de chasse; sur un terrain délimité par une corde et gardé
par des hommes portant des flambeaux, les cavaliers poursuivent des onagres
poussés vers un filet; la chasse princière se déroule
devant des nomades. Le plan médian se compose de trois scènes.
Celle de gauche, dite des "six souverains", où figure Rodéric,
permet de dater les peintures, puisque l'on sait que ce roi wisigoth d'Espagne
fut défait par les Omeyyades en 711; deux rois du premier rang sont
identifiés: le césar byzantin et le Perse Chosroes; trois
inscriptions en grec et en coufique les désignent; les autres personnages
pourraient être le négus d'Abyssinie, le roi des Indes et
l'empereur de Chine; une leçon d'histoire et de géographie
s'offrait ainsi aux baigneurs. La scène centrale se situe dans une
cour; une femme y est debout, au bord d'un bassin, dans l'attitude d'Aphrodite
sortant des ondes marines; derrière elle, des gens se pressent;
le spectacle associe l'eau et la femme dans un cadre palatial. La scène
de droite se déroule à l'extérieur; sous un arbre,
de jeunes personnes évoluent dans un jardin.
Le plan du bas imite le marbre.
La voûte de la travée est nous renseigne sur les constructeurs de l'édifice. Sur trente deux panneaux figurent des artisans habillés à la romaine, d'origine syrienne ou copte. Le travail de la pierre, du fer, du bois et du mortier est décrit sur quatre rangées qui se lisent de gauche à droite. Un bandeau bleu symbolisant un wadi traverse chaque panneau. Le quadrillage coupe des scènes en deux panneaux: transport de pierres (dromadaire tiré par un homme), transaction (outil forgé et vendu) ou le travail à deux (forgerons avec enclume). La représentation d'artisans était déjà connue sous l'Antiquité mais le quadrillage d'ici est plus original. Cette iconographie est l'expression d'une époque. .
A Qusayr 'Amra, l'interprétation doit tenir compte de tous les tableaux. Il s'agit d'un décor organisé et non d'un rassemblement d'images hétéroclites. La mythologie est un fil conducteur, ce qui n'exclut pas que certaines scènes aient été détournées au profit de personnages de haut rang. Mettre un nom sur chacune des deux cent cinquante figures relèverait d'un jeu passionnant mais quasiment interminable. Les bains furent un lieu de récréation et de repos, physique, psychologique et psychique, dans la plus pure tradition arabe. L'habileté des peintres - La pièce à banquette A en juger par la finesse du dessin et le souci
du détail, les artisans ont travaillé comme des miniaturistes,
même dans le cas des sujets agrandis à plus de 6 m de haut.
Ils se sont adaptés aux surfaces (écoinçons, lunette,
voûte) et à l'éloignement du sol. Marbre, tissus, outils
et objets de luxe ont nourri leur inspiration. Un échantillonnage
des représentations de tissus révèle leur savoir faire;
l'aisance et la liberté d'exécution sont manifestes. Mais,
aujourd'hui, le visiteur doit faire appel à l'imagination pour reconstituer,
à partir de l'état des décors, l'ornementation initiale
de la salle d'accueil.
La voûte de la pièce à banquette est peinte selon la technique de la fresque. L'artiste a travaillé sur un enduit encore humide, favorisant une réaction chimique entre le mortier à base de chaux et les pigments de couleur. Il s'est aidé de tracés préparatoires; une ficelle rouge, plaquée contre l'enduit frais, a délimité la composition géométrique, alors que les figures ont été esquissées en jaune. Le décor s'organise comme une planche d'encyclopédie. Les animaux sont choisis en fonction de la trame géométrique; des oiseaux d'eau ou de petits animaux ornent les demi-losanges verticaux, des quadrupèdes comblent les autres. Des animaux, en vis à vis des humains, parodient les artistes, comme l'ours jouant du luth; la composition s'inspire du thème antique des animaux attirés par la musique. Ici, il s'agirait d'une troupe ambulante venant distraire les princes. Les bustes centraux ne sont pas interprétés avec certitude: de type byzantin, ils rappellent que des chrétiens pouvaient accéder à de hautes fonctions à la cour omeyyade et transmettre des connaissances à l'élite arabo-musulmane. La scène surmontant la porte inaugure un nouveau cycle de peinture; l'ange, placé entre l'homme pensif et une couche, lui confère sa singularité; Ariane surprise endormie par Dionysos sur l'île de Naxos aurait servi de modèle; le réveil d'Ariane symboliserait le cycle de la nature passant de l'hiver au printemps. .
Le tepidarium et le caldarium .
Le tepidarium est la première pièce des bains chauffée par hypocauste. En haut des murs, les peintures de femmes dénudées font sourire les visiteurs. Il s'agit de scènes en phase avec la fonction thermale de la pièce plutôt que de représentations licencieuses. Trois d'entre ces femmes entrent dans un bain où elles se renversent ensuite des seaux d'eau sur la tête, se coiffent et se baignent. Un petit enfant leur passe de main en main et des Éros donnent à l'ensemble le caractère mythologique de l'enfance divine confiée aux nymphes, un thème bien connu en peinture et mosaïque antiques, avec Alexandre le Grand ou Dionysos. Ornée de pampres et de petites figures, une voûte abrite, au nord, une niche-baignoire. Son rinceau, décoré de scènes de chasse et de récoltes, rappelle les ornements de la salle d'accueil. Ces décors sont inspirés des pavements byzantins, comme les mosaïques de Madaba. Deux arbres, à demi effacés sous du noir de fumée, flanquent une petite fenêtre. .
Le caldarium est la seconde pièce chauffée des bains. Le marbre, le stuc, des mosaïques murales dorées, une frise de pierre et la peinture décoraient cette pièce garnie de deux baignoires. La coupole représentait l'hémisphère céleste nord, avec l'équateur et quelques constellations du sud. Cette peinture, adaptée à la forme de la coupole, n'a pas d'équivalent connu. L'artiste a rencontré des difficultés pour positionner les astres et l'écliptique où figurent les signes zodiacaux, les tracés préparatoires en témoignent. Les fenêtres, ainsi qu'un décalage entre le pôle nord et le point d'intersection des méridiens, causèrent les problèmes. L'aspect scientifique de cette reconstitution a fait l'objet d'un débat; on note l'usage de figures mythologiques, à la période islamique, pour interpréter la carte du ciel; l'astronomie nous ramène à l'iconographie des pièces précédentes et au thème de la femme, de l'enfant et aux allégories. Le bain est propice à une réflexion sur les connaissances héritées de l'Antiquité, les choses de la nature et le destin de l'homme. .
Un peu d'histoire Qusayr 'Amra fut construit durant la période comprise entre la fin du califat d'al-Walid Ier (705-715) et la chute de la dynastie omeyyade (750). Les Omeyyades succédaient aux mondes antiques hellénistique (332-63 avant J.-C.), romain (64 avant J.-C.-324 après J.C.) et byzantin (324-636), puis à une période musulmane, dite des califes orthodoxes (632-636). Le califat omeyyade s'organisa en Syrie; ce califat ne dura pas plus d'un siècle en Orient; la dynastie abbaside le renversa en 750. Les Abbasides transférèrent le pouvoir en Irak et firent de Bagdad leur capitale. Al-Rabari, un historien et théologien
arabe, fut l'un des premiers à écrire l'histoire des Omeyyades
dans sa "Chronique des prophètes et des rois", Târikh
al-Rusul wa al-Mulûk. Cet ouvrage nous aide à mieux connaître
l'histoire de cette dynastie oubliée de la plupart des chroniques
historiques. Personne, cependant, n'aborde clairement le sujet des "châteaux
du désert". Le géographe al-Muqaddasi, qui vécut aux
alentours de l'an 1000, décrit les routes de son époque entre
Amman et le Hijaz (Nord de l'Arabie). L'une d'elle reliait Amman à
Azraq; on peut supposer que de nombreux voyageurs entendirent parler de
Qusayr 'Amra. Sous les Omeyyades, les arts plastiques, l'architecture et
la littérature témoignèrent d'un indéniable
art de vivre. L'interprétation de certains récits poétiques
laisse supposer que cette exubérance dissimulait un comportement
dissolu. Qusayr 'Amra tendrait à prouver le contraire: aucune scène
n'évoquant la dépravation ou l'ivrognerie ne s'y rencontre;
le raisin y est présent, mais pas le vin, et les femmes sont figurées
avec retenue; les thématiques picturales renvoient, au contraire,
à un environnement familial (rois des empires conquis et femmes
accompagnées d'enfants), elles témoignent du goût de
leur commanditaire pour la connaissance et la réflexion. Ce tableau
de la société d'un époque révolue et d'autant
plus précieux qu'il est rare et de qualité.
D'après l'auteur arabe Mohamed Gazi, mort en 923, les esprits des humains relèveraient de trois natures: animale, psychologique et terrestre. Les peintres s'adressaient à chacune d'elles. Pour les forces animales, ils représentaient la lutte, la chasse et la guerre; pour la psychologie: l'amour, la recherche de l'âme soeur, les embrassades; pour la nature terrestre: les jardins, les arbres et la verdure. Bibliographie Pas moins de 235 articles ont été consacrés à Qusayr 'Amra. Mais, depuis le volumineux ouvrage de Musil, édité en 1907, aucune publication approfondie de l'ensemble des peintures n'a vu le jour. La pluridisciplinarité des recherches est apparue comme une nécessité dès le début du 20ème siècle. Musil a eu recours à des spécialistes de divers domaines (peinture, architecture) et Creswell a confié l'étude de la coupole céleste à des spécialistes de l'astronomie. Cette pluridisciplinarité est révélatrice de la richesse des peintures, mais ce sont surtout les inscriptions bilingues (coufiques et grecques) du tableau des rois qui ont suscité le plus de commentaires, portant à la fois sur la datation et l'identité du commanditaire. Depuis la décennie 1980, des études iconographiques ont été publiées en fonction des thèmes traités (chasse, influence hellénistique), sans parler de nouvelles copies des peintures destinées à remplacer celles réalisées par Mielich au début du siècle. De nombreux travaux restent à faire sur le bestiaire, les végétaux ou les motifs géométriques; les graffitis postérieurs aux Omeyyades ont été également très peu étudiés, alors que les peintures en sont recouvertes. Des écritures arabes de différentes époques côtoient les signes de reconnaissance des nomades ou wouasm (formes géométriques issues de caractères d'écritures anciennes) et les scènes de chasse; ces traces font maintenant partie de l'histoire du bâtiment. Qusayr 'Amra n'est pas seulement un livre d'images, l'écriture y est aussi présente. La sélection bibliographique ci-après
recense les études principales. Quelques ouvrages traitent aussi
d'autres monuments de l'époque omeyyade.
L'heure du déjeuner ayant sonné, nous prenons place sous la tente du Bédouin proche de l'entrée. Elle est vaste et nous y serons à l'aise. Nous nous installons sur les banquettes pourvues de coussins qui courent tout autour. Le sol est recouvert d'épais tapis. Au milieu sont disposés différents ustensiles domestiques: des narguilés, un brasero de fer, pour le moment éteint, une cafetière, un mortier de bois et son gros et long pilon. Nous allons nous régaler de différents mets plus ou moins épicés: purées de pois chiches, de pommes de terre ou d'aubergines, viandes, pizzas... étalés sur des pains orientaux qui ressemblent à d'épaisses galettes métamorphosées en tartines; le pique-nique a été préparé par nos accompagnateurs; ils ont pensé à tout: il y a même des pâtisserie. Comme boisson, nous avons de l'eau et aussi du thé, proposé par notre hôte, le Bédouin; pour la modique somme d'un dinar, nous en avons à volonté. Vers la fin du repas, notre hôte moud en cadence, de manière traditionnelle, le fameux moka d'Arabie, au pilon dans son mortier; la musique est supérieure à celle d'un moulin électrique et même à celle de pas mal de boîtes à rythme modernes. Pour un autre dinar, nous pouvons goûter au café. Ensuite, vient une démonstration de danses bédouine; nos accompagnateurs participent aux entrechats. En début d'après-midi, nous reprenons
la route pour Jerash. Comme on l'a vu, il existe en Jordanie bien d'autres
châteaux du désert que nous ne verrons pas. Je me contenterai
de signaler Qasr el-Abd (château de l'esclave), situé auprès
du village d'Iraq el-Amir, dont les maisons servent d'ateliers; les femmes
y fabriquent des objets en céramiques, des vêtements, des
sacs, des cartes en papier végétal, du savon... La visite
de ce lieu était prévue dans le programme remis à
Paris; elle a été remplacée par les deux sites précédents.
Qasr el-Abd aurait été construit par Hyrcanus de Jérusalem,
chef de la puissante famille Tobiad, gouverneur d'Ammon (Amman?), s'il
faut en croire une inscription gravée dans l'une des grottes proches
d'Iraq el-Amir. Selon une légende locale, ce château aurait
cependant été bâti par un homme du peuple; ce dernier
serait tombé amoureux de la fille d'un noble, lequel aurait conditionné
l'obtention de la main de sa fille à l'édification du château;
l'oeuvre achevée, le noble aurait fait mettre à mort son
crédule et fugace futur gendre. La construction a été
sévèrement endommagée par un tremblement de terre
en 362.
Nous passons devant un camp d'aviation de l'armée jordanienne, ce qui offre l'occasion à notre chauffeur de nous parler d'une expérience qu'il a eu la chance de réaliser en compagnie d'un pilote de ses proches: il a survolé tout le pays, jusqu'au Golfe d'Aqaba, en quelques minutes. La Jordanie n'est pas très grande et les avions militaires sont rapides. Comme dans toutes les armées du monde, les hommes et le matériel doivent être utilisés en permanence pour être prêts, en cas de besoin. |