Carnet  de  route  d'un  voyage  sur la route de la soie
juin-juillet 2006 (suite 1)
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6 ème jour: Kashgar - (Les photos sont  ici ) 

A l'aéroport, même cérémonial que d'habitude; un nouveau guide nous attend; il est Ouïgour, comme son prédécesseur; c'est un jeune homme brun de belle prestance. Nous rejoignons la ville et nous installons dans notre hôtel; il est pourvu d'une salle Internet; j'irai faire un essai et je m'apercevrai que le haut débit est parvenu jusqu'à ce point reculé de la Chine, à plus de 3000 km de Pékin! Nous sommes à moins de cent kilomètres de la frontière la plus proche et voisins immédiat du Pakistan, de l'Afghanistan, du Tadjikistan et du Kirghizistan, qui est le pays géographiquement le moins éloigné de Kashgar; dans les rues de cette ville, il ne faut donc pas s'étonner de rencontrer beaucoup d'étrangers, dont quelques-uns, nous dira-t-on, sont quelque peu voleurs, mais les Ouïgours l'étaient aussi autrefois. Quoi qu'il en soit, Internet fonctionne ici parfaitement et on peut surfer, aussi longtemps qu'on veut, pour un forfait minime. La curiosité me poussera à vérifier si mon site y est accessible; je sais que, chaque jour, plusieurs Chinois le visitent; une entreprise chinoise plaça même un lien sur la page de mon premier voyage à Pékin, avec ce titre: "La Chine est ici"! La visualisation de mon site est tout à fait normale; les internautes chinois peuvent aussi explorer sans difficultés les sites traitant du bouddhisme tibétain; en revanche, les sites critiques à l'égard de la politique chinoise et favorables aux thèses des exilés tibétains sont censurés: à leur place apparaît une page d'idéogrammes dont le contenu m'échappe. 

Kashgar (Kashi en chinois) joua un rôle de premier plan sur la Route de la Soie. Cette ville, capitale du royaume de Shu Le sous les Han, est reliée aux pâturages kirghizes au nord, à l'Asie centrale en direction de l'ouest, à l'Inde vers le sud et aux passes Yumen et Yangguan du côté de l'est. Elle fut longtemps un important noeud de communication entre l'Occident et l'Orient; les caravanes de commerçants, qui s'y arrêtaient pour se réorganiser et échanger leurs marchandises, faisaient de cette place un centre commercial très affairé. L'histoire de Kashgar remonte à plus de 20 siècles et les vestiges archéologiques y sont nombreux; on y trouve des tombes de saints musulmans et celle de la légendaire concubine parfumée; la mosquée Idkah est vieille de plus de 400 ans; elle est mondialement connue pour son séminaire réputé où se formèrent beaucoup d'imams. L'artisanat de Kashgar surclasse celui de tous les autres lieux du Sinkiang. Aujourd'hui, la cité, qui compte quelques 320000 habitants (Ouïgours: 90%, Han: 8%, autres ethnies: 2% principalement Tadjiks et Ouzbeks), est en cours de modernisation; mais, notre guide me l'a laissé entendre à Urumqi, les promoteurs n'y feraient pas la pluie et le beau temps; de nombreux quartiers anciens témoignent d'un passé toujours vivant; j'ai lu sous la plume du reporter d'un grand quotidien du soir français que les constructions récentes sont hideuses; pour ma part, ne sachant pas ce qu'elles ont remplacé, je ne porterai pas de jugement de valeur; d'ailleurs, je ne les trouve pas plus laides que d'autres et je pense que toute personne qui les regarde sans parti pris et sans esprit de dénigrement systématique sera de mon avis. 
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Une carte du Sinkiang est ici
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Alors que nous allons dîner dans un kiosque, à l'extérieur, où une table a été dressée à notre intention, un groupe de musiciens et de danseurs vient donner une aubade devant l'entrée de l'hôtel; les hommes sont vêtus de rouge, le pantalon pris dans des bottes de cuir, la veste serrée à la taille par une ceinture, ils portent sur la tête une toque noire brodée de blanc; les robes des femmes, de soie rose et jaune, chatoient dans la lumière du soir, un justaucorps plus foncé descend jusqu'à leur taille, prise dans une large ceinture décorée de motifs dorés, leurs cheveux sont tressés en longues nattes qui tombent jusqu'à leurs hanches, leur tête est coiffée d'un bonnet noir et or sur lequel des nervures forment une sorte de croix. Nous sommes au pays de la musique; je me souviens que la stagiaire d'Urumqi rencontrée à Paris avait amené avec elle, stockés dans la mémoire de son ordinateur, de nombreux morceaux folkloriques dont elle n'aurait su se passer. 
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Danseurs ouïgours devant l'hôtel
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Le dîner est copieux comme à l'habitude et se termine, ce qui est nouveau, par une pâtisserie orientale; elle obtient si bien nos suffrages que le guide nous en fait servir une seconde fois. Las, tout ne peut pas être parfait, comme je demande du la jiao, du piment, avec mon plus bel accent chinois, le serveur ouvre des yeux ronds comme des pièces de monnaie, enfin aussi ronds qu'un asiatique le puisse; je lui montre mon papier où la formule magique est inscrite en idéogrammes et l'effet de surprise est encore plus grand; cet Ouïgour ne parle ni ne lit le chinois; cet idiome paraît être pour lui une langue aussi étrangère que le français; heureusement, le guide me tire d'affaires; ici, je crois comprendre que le piment est du la jia et non du la jiao! 

Devant l'hôtel se dressent les statues de deux personnages importants: l'un est historique, l'autre est plus ou moins légendaire. 

Native de Yarkand, au Sinkiang, Amannisahan, fut un maître de la musique folklorique ouïgoure que l'on nomme mukam, un composé de chants et de danses populaires comportant des aspects classiques, spirituels et religieux. Très douée, elle fut bonne musicienne dès son enfance. Avec l'aide d'autres musiciens, elle recueillit une douzaine de morceaux qui sont considérés comme des trésors de l'art populaire ouïgour. Cette musicienne renommée était également un excellent poète. Sur le socle de la statue figurent les dates de sa naissance et de sa mort: 1526-1560. 
 

Amannisahan
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Nasirdin Apandi (1208-1284), maître d'école coranique supposé natif d'Anatolie, est devenu un personnage mythique; on l'appelle parfois Nasr-ed-Din Hodja et il porte encore bien d'autres noms; il est l'archétype de l'homme pauvre, simple et naïf, mais aussi rusé et plein de bon sens, qui sait défier les puissants en se retranchant derrière une apparente imbécillité. Très populaire à travers l'Asie, dans toutes les régions où vivent des populations d'origine turque, il est toujours monté sur un âne son complice. Un grand nombre de récits populaires relatent ses exploits en saynètes caricaturales, truculentes et pittoresques, mais aussi pleines d'enseignements. En voici quelques échantillons: 

"On aimait bien embarrasser Nasr-ed-Din Hodja avec des questions oiseuses ou carrément impossibles à résoudre. Un jour, on lui demanda : 
-Nasr-ed-Din, toi qui es versé dans les sciences et les mystères, dis-nous quel est le plus utile du soleil ou de la lune. 
-La lune sans aucun doute. Elle éclaire quand il fait nuit, alors que le soleil ne luit que pendant le jour." 

"Hodja décida d'offrir à Tamerlan quelques figues de son jardin pour se concilier ses bonnes grâces. Il ignorait à quel point le Tartare avait ces fruits en horreur. A peine les lui eut-il donné que Tamerlan en prit une bien mûre et la lui lança au visage. 
-Allah est grand! s'exclama notre héros sans broncher, quoiqu'il fût tout couvert du jus et de la figue éclatée. 
Agacé Tamerlan en prit une autre et récidiva. 
-Grâces te soient rendues, Allah! 
Et Nasr-ed-Din eut l'air aussi content que si une pluie d'or était tombée sur son jardin. 
-Arrête, homme stupide! s'écria Tamerlan exaspéré. As-tu fini de rendre bêtement grâces au ciel ? Tu ne vois pas dans quel état j'ai mis ta tête et ton turban? 
-Je comprends ta surprise, ô mon maître, mais j'ai failli t'apporter des melons! 

"Hodja du temps qu'il était aubergiste à la campagne, vit arriver un jour une troupe brillante de chasseurs à cheval. C'était un grand seigneur et sa suite. 
-Holà, aubergiste une collation! Nous avons l'estomac dans les talons.  
Notre homme leur prépara une omelette qu'ils mangèrent de grand appétit. 
-Combien te dois-je? demanda le seigneur au moment de repartir. 
-Trente dinars, Excellence. 
-Par Allah! Trente dinars pour une omelette! Les oeufs sont donc bien rares par ici. 
-Non, Excellence, ce ne sont pas les oeufs qui sont rares, ce sont les gens riches." 

"Un jour, Hodja perdit son âne. Tandis qu'il le cherchait, il répétait sans cesse: 
-Merci, mon Dieu! 
Les gens lui demandèrent: 
-Pourquoi remercies-tu Allah alors que ton âne court toujours? 
Et Hodja répondit: 
-Je rends grâce à Dieu de n'avoir pas été sur l'âne. Autrement je serais perdu aussi à cette heure." 

"Hodja fut convié un jour à dîner. Il mit sa vieille robe longue et se rendit à l'invitation. S'apercevant que nul ne lui prêtait la moindre attention et qu'il risquait de périr de faim, il retourna à sa maison, enfila une robe neuve, passa un manteau de fourrure et retourna sur les lieux de la réception. Cette fois, il fut salué bien bas à la porte, escorté jusqu'à une table où on lui servit les mets les plus exquis. Chaque fois qu'un plat était posé devant lui, il y plongeait les manches de son manteau de fourrure en l'exhortant à faire honneur au repas. Tout le monde s'étonnait. Enfin, quelqu'un lui demanda: 
-Que fais-tu là, Hodja, en trempant ton habit dans ton assiette? 
Notre héros répondit: 
-Après tous les honneurs rendus à mon manteau et la générosité exprimée pour lui, j'estime qu'il pourrait bien manger aussi un peu!" 

"Hodja et sa femme savouraient des dattes. Cette dernière remarqua que son mari avalait les dattes avec leur noyau.  
- Hodja Effendi, pourquoi manges-tu les dattes avec les noyaux? 
- Parce que l'épicier qui me les a vendus a pesé ces fruits avec eux!" 

"En voyant sa femme pleurer sans aucune raison, Hodja lui demanda:  
-Que t'est-il arrivé ?  
Sa femme, séchant ses larmes, lui répondit :  
-Je me suis souvenu de ma pauvre mère. Elle aimait tellement ce potage. C'est elle qui m'a appris à le faire. 
Hodja, qui éprouvait beaucoup de respect pour sa belle-mère, ne répondit rien; il prit une cuillerée de potage et l'avala; ses yeux s'embuèrent alors de larmes. 
-Que se passe-t-il, demanda sa femme, pourquoi pleures-tu ainsi? 
-Je pleure, répliqua Hodja, parce que c'est toi qui aurais du mourir au lieu de ta pauvre mère." 
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Nasirdin Apandi
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Après le repas du soir, nous partons faire un tour en ville. De nombreuses petites échoppes s'ouvrent sur les trottoirs. On rencontre notamment de nombreux joaillers; les jeunes mariées sont traditionnellement accablées sous le poids de leurs bijoux! Assis sur le sol, des enfants dépiautent des fils électriques et de vieux moteurs, pour en retirer ce qui est encore utilisable et se procurer ainsi un peu d'argent. Le prix des métaux est en hausse; chez nous, on vole dans les entrepôts de la SNCF et des ferrailleurs pour revendre le cuivre au marché noir; je ne saurais affirmer que les articles entre les mains des enfants ouïgours n'ont pas été chapardés. Nous pénétrons dans un marché couvert très coloré: fruits et légumes abondent. Dans les rues circulent divers véhicules à moteur, dont des motocyclettes électriques, très dangereuses parce qu'on ne les entend pas venir, mais aussi de petites voitures pourvues de roues à rayons, semblables à celle des bicyclettes, tirées par des ânes dont les harnais, en arc-de-cercle, rappelle ceux que l'on voyait dans l'ancienne Russie ou en Iran. 
 

7 ème jour: Kashgar (suite) - (Les photos sont  ici ) 
 
Le lendemain matin, nous partons pour une visite plus approfondie de la ville et de ses alentours. Nous nous arrêtons en premier lieu devant une gigantesque statue de Mao Tsé Toung; c'est une des dernières qui se dresse encore dans la Chine contemporaine; j'en ai déjà vue une autre, voici deux ans, à Lijiang, mais elle était beaucoup moins imposante; celle-ci domine largement tous les édifices. Comme on s'étonne dans le groupe de rencontrer encore tant d'engouement pour le grand timonier de la révolution si décrié chez nous, notre guide répond que Mao n'a jamais rien fait de mal et que c'est son épouse qui est responsable de toutes les fautes commises. 

Nous nous rendons ensuite au mausolée d'Abakh Hodja (ou Khoja). Ce personnage célèbre est un chef religieux soufi qui enseigna à Kashgar au 17ème siècle. L'ensemble est un complexe religieux entouré de jardins; j'y remarque une très belle entrée aux murs tapissés de faïence bleuâtre d'un style qui me rappelle celui des monuments que j'ai visités voici près de 30 ans en Iran; à côté s'élève une mosquée de bois dont les poutres sont abondamment décorées de scènes champêtres; derrière, des pampres recouvrent à demi une tonnelle; nous en verrons bien d'autres à Turfan; nous pénétrons ensuite dans un jardin fleuri de roses, comme à Ispahan, et aussi d'autres espèces végétales; le fond en est occupé par un très bel édifice religieux, au toit en coupole et aux murs recouverts de mosaïque verte, ce qui renforce encore l'analogie avec la Perse; c'est le mausolée du saint vénéré; là sont inhumés aussi d'illustres inconnus du temps passé et aussi, d'après les rumeurs, la concubine parfumée, qui, toutefois, selon d'autres versions, ne reposerait pas en ces lieux; on y montre bien le véhicule qui aurait ramené sa dépouille, mais il n'aurait été chargé que de ses vêtements.  

Plusieurs versions existent de la vie de ce personnage historique autant que légendaire; membre de la famille d'Abakh Hodja, Iparhan, la concubine parfumée, épouse d'un chef ouïgour qui s'opposait à la mainmise chinoise sur le pays, sa beauté et l'odeur suave qui émanait de sa personne auraient séduit l'empereur mandchou Qianlong au moment de la conquête du Sinkiang par les Chinois; ce dernier aurait décidé d'en faire sa concubine après avoir dépouillé sa famille; mais la jeune femme aurait refusé avec constance les avances de son impérial soupirant, malgré tous les soins de ce dernier pour la fléchir; Qianlong l'aurait quotidiennement pourvue de bains de lait de chamelle, durant son voyage vers la capitale chinoise, il l'aurait luxueusement logée au palais impérial, lui offrant même un beau jardin, il se serait efforcé de reconstituer autour d'elle l'atmosphère de son pays natal, allant  jusqu'à apprendre à parler ouïgour pour venir à bout de sa farouche vertu, tout cela en vain; finalement, la mère de l'empereur aurait contraint la concubine parfumée à se suicider. Selon d'autres sources, elle serait une héroïne de la résistance ouïgoure; faite prisonnière, l'empereur mandchou serait tombé sous le charme de sa beauté; mais il aurait essayé vainement de toucher son coeur; l'héroïque jouvencelle, qui gardait toujours un poignard sur elle, aurait envisagé de tuer son soupirant afin de défendre son honneur et de venger sa famille et sa patrie; en désespoir de cause, l'impératrice douairière aurait décidé de la faire périr par le poison pour libérer l'esprit de son fils. D'autres encore prétendent qu'elle aurait fini par céder aux avances de l'empereur et qu'elle serait morte de maladie; mais cette thèse, symbole de la réconciliation entre Chinois et Ouïgours, est plus que suspecte. On ne sait trop si le surnom de cette figure emblématique de la cause ouïgoure lui vient des bains parfumés de fleurs dans lesquels elle se complaisait où de son goût prononcé pour les dattes qui, dit-on, confèrent une peau odorante à ceux qui en abusent. Elle serait morte en 1761, à l'âge de 55 ans, selon certains (thèse de l'assassinat) et en 1788, selon d'autres (thèse de la mort naturelle); elle aurait été inhumée dans le cimetière impérial de Pékin. Le mythe de la présence de sa dépouille mortelle à Kashgar se serait développé à la fin du 19ème siècle pour attirer les visiteurs.    

A côté du mausolée, s'étend un vaste cimetière ouïgour aux tombes toutes orientées dans la même direction que je suppose être celle de La Mecque. Un vol d'oiseaux tourne autour de la coupole centrale du mausolée. 

Dans le jardin, un commerçant avisé loue costumes orientaux, perruques, moustaches... à ceux et celles qui souhaitent se déguiser et se faire photographier aux côtés d'un chameau qui rumine placidement couché au sol sur un tapis. 
  
Un peu plus loin, après un bâtiment quelque peu dégradé, étayé par des poutres, s'ouvre une belle mosquée  (Highandlow mosque), aux remarquables voûtes mauresques, dont l'arcature rappelle le cintre gothique sans perdre son originalité orientale; la décoration des murs de brique est extrêmement sobre ce qui ne nuit pas, au contraire, à l'élégance de l'ensemble; ce que je suppose être la chaire de l'imam, peinte de couleurs à dominante bleue, au dossier pareil à une enluminure persane, est finement ciselée, comme sont artistement travaillés les chapiteaux des colonnes de bois; le sommet de cette chaire se termine en dôme; des croissant de lune dorés y brillent au milieu et au quatre coins; je remarque la présence, qui me semble incongrue à cet endroit, d'une horloge et celle d'un haut parleur, sacrifice à la modernité. Dans une salle voisine, aux piliers de bois sculptés et aux poutres décorée de fresques, sont rangés, sur un sol recouvert d'un tapis vert, différents brancards qui servent à transporter les croyants morts à leur dernière demeure; il y en a de bois et de métal, pour tous les goûts et, probablement aussi, toutes les bourses. 

Nous partons ensuite pour le bazar. C'est un immense marché couvert où officient quelques 3000 commerçants et où l'on trouve de tout: oeufs peints en rouge (la couleur du bonheur), victuailles diverses, épices, serpents séchés médicinaux, fourrures, tissus en rouleau et vêtements, articles de quincaillerie, tapis aux couleurs vives où le rouge domine, coffrets de bois peint décorés de miroirs, calottes brodées, toques de diverses formes et grandeurs, en tissus ou en peau, fourrés ou non... L'ambiance est celle des comptoirs caravaniers d'Asie mineure et d'Asie centrale. Au hasard des allées, je goûte à des abricots secs, j'achète du safran, remarquablement bon marché, j'observe quelques femmes voilées, les premières que je rencontre, je remarque un marchand qui dort couché sur ses tapis... mais, comme ce n'est pas jour de marché, je ne verrai ni les chameaux de Bactriane à la robe laineuse, ni les moutons de Tartarie dont la grosse queue fournit plusieurs kilos de graisse! Nous nous retrouvons tous, vers l'entrée, dans une boutique, où je trouve à mon goût un fort joli tapis de soie; aussitôt une vendeuse me harcèle, calculette en main; elle m'invite à lui proposer mon prix; comme je n'ai pas l'intention de l'acheter, je me récuse; elle insiste et ne me lâchera pas avant notre départ; de plus de 30000 yuans, prix marqué, elle sera alors descendu à 18000; je pense qu'elle me l'aurait cédé pour 15000; mais comment l'aurai-je transporté? 

Après le déjeuner, nous allons visiter un autre site célèbre de Kashgar: la mosquée Idkha qui dresse sa façade jaune à l'ouest de la place du même nom, récemment rénovée et peut-être même percée. Cet édifice religieux, imposante construction musulmane, est l'une des plus grandes mosquées anciennes de Chine. Elle comprend notamment un bâtiment principal, une école coranique, la cour, le dôme, les minarets et une porte principale ainsi que quelques autres édifices. Son architecture est un mélange des styles ouïgours, aussi bien influencés par l'Asie mineure ou l'Asie centrale que par la Chine. D'après les documents historiques, elle aurait été construite en l'an 862 de l'hégire (1442). Mais elle fut plusieurs fois restaurée, particulièrement depuis 1955. Sa rénovation complète fut entreprise après la création de la Région Autonome Ouïgoure du Sikiang. En 1962, le gouvernement régional la plaça sous sa protection comme vestige du patrimoine nationale. En 1983, des fonds publics furent octroyés pour la construction d'une salle de bain et d'une salle d'ablution afin de mettre à la disposition des fidèles des moyens modernes leur permettant de se livrer, dans les meilleures conditions, à leurs activités religieuses. En 1994, une subvention fut allouée par l'Etat pour une nouvelle rénovation: 23 pièces et 53 magasins furent bâtis pour l'administration de la mosquée. En 1999, d'autres travaux de grande envergure furent menés à bien sur des fonds d'État. Enfin, le 25 juillet 2001, elle fut inscrite sur la liste du patrimoine national chinois. Ces différents engagements témoignent de la volonté du gouvernement de préserver le patrimoine national dans le respect des croyances des diverses ethnies qui composent la nation chinoise, afin d'entretenir entre elles la coopération, l'amitié et l'unité de la patrie tout en s'opposant au séparatisme et aux activités religieuses illégales. Vous comprendrez que ce que je viens de rapporter se lit sur la pancarte apposée à l'entrée; on voit que, là non plus, la politique ne perd pas ses droits. 

Des allées bordées d'arbres et de pots de fleurs conduisent aux différent bâtiments. La salle de prières, au sol recouvert de tapis, est monumentale; la couleur verte y domine, c'est celle des 140 piliers de bois sculptés; comme le matin, j'observe la présence de plusieurs horloges, une grande et plusieurs petites, dans un renfoncement voûté, derrière une sorte de chaire de bois verni au dossier coloré; sculptée dans ses moindres recoins, cette chaire ressemble beaucoup à celle de la mosquée précédente mais, dans la pénombre ambiante, les détails ressortent moins; elle est coiffée d'un dôme orné de croissants de lune dorés; l'endroit du déambulatoire où les fidèles quittent leurs chaussures est décoré de faïences colorées du plus bel effet. Pour finir, cette mosquée me paraît cependant plus imposante que séduisante et j'avoue préférer celle que nous avons visitée dans la matinée. 
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Une enseigne de dentiste
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Nous nous rendons ensuite dans la vieille ville. Un immense marché s'y tient le long des trottoirs. Là, comme au bazar, on trouve de tout et même bien des choses dont on ne soupçonne pas l'existence en Occident. Dans les rues tranquille, la circulation n'est pas intense; les piétons s'y promènent sur la chaussée; le nombre de femmes voilées est ici plus important, mais elle ne sont pas majoritaires; certaines ont le visage complètement recouvert, même les yeux; c'est pire qu'en Afghanistan; elles ne voient qu'à travers le tissu; on croise des carrioles tirées par des ânes. D'anciennes maisons d'assez belle apparence, malgré leur vétusté, bordent les voies. Les plus cossues sont agrémentées d'un balcon couvert borné par une balustrade de bois ouvragé; il court à l'étage autour des façades; ces dernières sont généralement en briques; quelques rares murs sont recouverts de faïences; les entrées sont parfois décorées de motifs géométriques. Les moins riches sont en pisé; elles rappellent les constructions maghrébines. L'étage de quelques maisons avance en auvent sur la chaussée; des rues sont reliées entre elles par d'étroites venelles couvertes, pavées de briques hexagonales, où l'ombre le dispute à la fraîcheur. Au hasard de notre cheminement, nous passons devant l'échoppe d'un dentiste dont l'enseigne évocatrice exhibe, de façon peu engageante, la coupe en écorché d'une mâchoire; puis devant des jarres à huile en cuire de chèvre durci; et devant un marchand de pipes en bois; là, notre guide ne peut résister au malin plaisir de nous demander à quoi servent ces pipes, sûr que nous ne sauront pas répondre; à fumer? Non pas; il s'agit d'un ingénieux système qui double par le devant la culotte fendue par derrière que nous avons remarquée chez les Kazakhs; on engage le petit robinet de l'enfant mâle dans le fourneau de la pipe et l'urine s'évacue par le tuyau; il suffit d'assujettir l'appareil et de le relier à un récipient, l'enfant ne mouillera pas des couches dont on ne voit pas l'utilité; un instrument voisin existe pour les filles mais il ne dispose pas de fourneau. Voici maintenant une boucherie avec des quartiers de moutons en plein air, offert à la voracité des mouches, peu nombreuses, il faut le reconnaître, n'importe, ce n'est pas très ragoûtant; puis des chaudronniers exposent divers ustensiles de cuivre, dont de gigantesques théières décoratives. Nous faisons halte dans une factorerie d'instruments de musique typique, surtout à cordes, mais aussi à vent, des sortes de guimbardes, ils sont innombrables; nous avons droit à une sérénade en manière de démonstration. 
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Les appareils à évacuer l'urine: en haut, celui des filles; en bas, celui des garçons
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Revenu sur la Place Idkha, j'en profite pour imprégner ma mémoire des monuments quasiment neufs qui s'y dressent. J'ai le regret de répéter à ceux qui les dénigrent que je les trouve plutôt bien assortis à leur environnement; leurs concepteurs ont visiblement cherché à s'inspirer du style des constructions anciennes afin de ne pas trop défigurer la cité; on y trouve des arcades qui rappellent celles de la mosquée voisine; une fresque blanche sur un mur de brique, avec des musiciens et des danseurs, comparable à celle qui entoure le minaret d'Urumqi; des massifs fleuris; un mur peint et même un bâtiment qui ressemble à une mosquée neuve et qui en est peut-être une; est-ce la jolie petite mosquée Irislahan, que nous n'avons pas visitée, bien qu'elle figure sur notre programme? Sans doute pas. A Kashgar, tout est loin d'avoir été sacrifié sur l'autel de la modernité, comme le prétendent ceux qui ne voient le monde qu'au travers du prisme de leurs préjugés; au hasard des déplacements motorisés à travers la cité, le touriste dépourvu d'oeillères aura encore l'occasion d'apercevoir fréquemment de vieux quartiers qui ne datent pas d'hier et où, sans doute, peu d'européens ont l'occasion de mettre les pieds; ça et là, entre des maisons plus récentes, achèvent aussi de s'éroder les vénérables murailles d'adobe d'antiques fortifications, si épaisses qu'on les croirait bâties par des cyclopes*.  

* Depuis que j'ai écrit ces lignes, j'ai eu l'occasion d'échanger des messages avec un journaliste qui s'est rendu à Kashgar un an plus tard. Un écran géant se trouve maintenant sur la place, devant la mosquée Idkha; il gêne les prières des musulmans qui s'en plaignent; mais de tels écrans existent dans d'autres villes de Chine et il est probable qu'il n'est même pas venu à l'esprit des promoteurs de cette innovation qu'elle pouvait présenter une nuisance pour qui que ce soit. En 10 jours de reportage, ce journaliste affirme que lui et ses assistants ont été  interrogés deux fois par la police, filés au moins 5 fois, et qu'au moins un de leurs interlocuteurs a été, le lendemain de leur passage, emmené au poste et interrogé pendant deux heures (sans violence physique, mais avec beaucoup de pression).  

De retour à l'hôtel, nous nous désaltérons d'une bière au miel fraîche, au bar situé à l'extérieur, dans une cour carrée ombragée d'arbres. Puis, après le dîner, nous assistons à un spectacle de danses folkloriques. Pendant celui-ci, une jeune personne, jouant avec une herbe sommée d'un épi, vient s'asseoir devant moi; elle ne tarde pas à me taquiner en me passant l'épi sous le nez; je la prends en photo et lui montre le cliché; elle semble intéressée par cette reproduction lumineuse de ses traits sur un écran; voilà maintenant qu'elle s'amuse à tirer sur les poils de mes avant bras; l'abondance de mon système pileux l'intrigue visiblement; comme elle ne paraît pas avoir plus de douze ans, malgré ses ongles peints, je me dis que l'assemblée va me croire pédophile et je pense, en riant intérieurement, qu'elle doit être zoophile et qu'elle me prend certainement pour un singe. Un monsieur bien intentionné vient lui intimer l'ordre d'interrompre son manège et de cesser d'importuner le noble étranger au long nez; elle se le tient pour dit un moment; mais la tentation est trop forte. Le spectacle se termine par une invitation à quelques spectateurs de monter sur scène; je me produis une fois de plus en compagnie d'une belle brune au sourire un peu crispé. A la sortie, ma nouvelle amie me suit comme mon ombre et me donne même de petites tapes au bas du dos. Comme nous souhaitons, un couple du groupe et moi, tester le cognac local, nous nous dirigeons vers le bar; la gamine, toujours à mes trousses, me saisit fermement la main et me tire vigoureusement vers elle, comme pour m'obliger à la suivre, je ne sais où, peut-être dans un traquenard; je me dégage en espérant, pour elle, qu'elle n'est pas déjà en train de monnayer ses charmes juvéniles; après tout, il paraît qu'à douze ans, les filles peuvent être mères dans ce pays. Au bar, on ne sert pas d'alcool au verre; on ne vend l'alcool que par bouteille; c'est trop pour trois consommations et le transport du reliquat dans les avions est prohibé; nous tenterons notre chance ailleurs. 
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Le spectacle de danses folkloriques
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8 ème jour: autour de Kashgar - La grotte des Trois Immortels (Les photos sont  ici ) 

Notre premier arrêt de la journée s'effectue sur la place où se dresse la gigantesque statue de Mao; j'en profite pour tirer le portrait du grand timonier, son buste sortant de l'un des énormes lampions rouges qui décorent l'immense place. Je crois me souvenir que cet arrêt était motivé par la raison suivante: certains d'entre nous souhaitaient déposer du courrier à la Poste, mais je n'en suis plus très sûr; entre parenthèse, les lettres expédiées de Kashgar, parviendront à leur destination, mais avec beaucoup de retard, comme je le vérifierai moi même. 

A sortir de la ville, la route traverse une région cultivée et verdoyante où les champs sont entourés de plantations de peupliers. Tout le long de la chaussée, des arbustes taillés empruntent diverses formes d'animaux ou d'objets; il y a même une immense théière qui dispense un jet d'eau par son bec. Progressivement cependant, la verdure cède la place au sable du désert. 

Un peu plus tard, sur la route, en campagne, nous stoppons à nouveau, cette fois sous l'injonction de la police; le Président de la république visite les installations militaires de la région et la circulation est interrompue sur les axes qu'il emprunte. Le Sinkiang fut le théâtre d'affrontements sino-soviétiques lors de la rupture entre la Russie et la Chine, dans les années soixante du 20ème siècle; aujourd'hui, la frontière avec le Pakistan est fermée depuis les attentats du 11 septembre; ne parlons pas de celle de l'Afghanistan; quelques Ouïgours, peu nombreux, sont partis se battre aux côtés des Talibans et le Sinkiang fut agité par des troubles indépendantistes au cours de l'ultime décennie du siècle dernier; de retour en France, j'apprendrai que le Balouchistan pakistanais est en proie à une guerre civile et que les États-Unis y soutiennent les éléments musulmans les plus radicaux dans le secret espoir de créer des difficultés à la Chine; l'information est-elle vraie? Elle est au moins plausible si l'on tient compte de la présence d'hydrocarbures dans le sous-sol du territoire où nous nous trouvons. Tous ces éléments expliquent la présence d'une force militaire conséquente. Incidemment, notre guide nous dit que les républiques d'Asie centrale n'ont pas à se féliciter de la dissolution de l'Union soviétique; les seules qui auraient tiré honorablement leur épingle du jeu seraient celles qui disposent de pétrole; pour les autres, l'indépendance se serait révélée désastreuse; je donne ces informations avec les réserves d'usage; j'en déduis, hâtivement je le confesse, que notre guide, même s'il n'aime peut-être pas les Chinois, ce que j'ignore, n'est pas favorable à l'indépendance. De retour en France, je lirai, dans un quotidien du soir français, que la Russie est championne d'Europe en matière d'immigration clandestine; les ressortissants des républiques d'Asie centrale s'y rendraient en masse dans l'espoir d'une vie meilleure; ils y seraient férocement exploités; leurs supérieurs hiérarchiques retiendraient la moitié de leurs maigres salaires; ils ne bénéficieraient d'aucune protection sociale; nombre d'entre eux périraient d'accidents, de maladie ou de crimes racistes commis par des groupes nationalistes admirateurs d'Hitler; si ces informations sont vraies, elles confirment les dires de notre guide; tout cela est d'autant plus navrant que l'Ouzbékistan était l'une des républiques où le niveau de vie était le plus élevé du temps de l'Union soviétique. 

Nous profitons de cet arrêt imposé pour regarder un cimetière chinois dont les tombes, ornées de stèles gravées, s'étalent sous une falaise dénudée, dans un environnement quasi désertique; ce cimetière est très différent du cimetière musulman vu près du mausolée d'Abakh Hodja; il est moins sobre, moins bien ordonné, et les sépultures y ressemblent davantage, couleur locale mise à part, aux caveaux de notre pays. 

La voie libérée, nous continuons notre chemin dans une zone désertique entrecoupée de collines sculptées par l'érosion. Un peu plus loin, nouvelle halte imposée, nous devons quitter la route principale pour emprunter un chemin de traverse. Nous roulons sur une piste jalonnée de cailloux jusqu'à un plateau onduleux, crevassé de canyons étroits et peu profonds. Nous avons atteint l'endroit au delà duquel continuer en voiture deviendrait périlleux. Nous quittons notre véhicule et, sous la direction du chauffeur et du guide, nous cherchons notre chemin, à travers les obstacles, en direction de la vallée où se trouvent les grottes des Trois Immortels. Nous descendons dans des dépressions, escaladons des collines, suivons des sentiers escarpés, dans le désert et sous le soleil, en nous efforçant de ne pas glisser sur les cailloux ou sur le sable; chemin faisant, nous observons les bribes d'une vie qui n'est jamais totalement absente fût-ce dans les endroits les plus désolés: petits lézards qui se protègent de leurs prédateurs en adoptant la couleur du sable, plantes peu gourmandes en eau, chardons qui fleurissent entre les cailloux...; au loin, s'aperçoivent des sommets enneigés: Karakorum ou monts Kunlun. 

Le plateau cède soudain la place à un large effondrement de l'autre côté duquel moutonne des collines ravinées; c'est la large vallée de la rivière Qiakmakh, pour le moment à peine plus qu'un filet d'eau, mais dont les débordements doivent être spectaculaires si l'on en juge par la largeur de son lit. Nous descendons au bord de l'eau dont le cheminement au travers des sables abreuve une végétation plus fournie ombragée par des bouquets d'arbres. La falaise basse qui se dresse le long du ruisseau est formée de couches successives de cailloux alluvionnaires qui me rappellent un peu la composition des roches tibétaines. Nous cheminons un moment le long du haut escarpement formé par le plateau par où nous sommes venus; c'est dans cette falaise que sont creusées les trois grottes; elles assez élevées pour être inaccessibles et nous ne les verrons donc que d'en bas; on y accédait par des ouvertures rectangulaires qui ont probablement été fermée autrefois comme le laisse supposer la bordure creuse qui les entoure; d'où nous sommes, nous apercevons assez mal les décorations qui ornaient les murs ainsi que les inscriptions d'un plafond, probablement en sanskrit; les unes et les autres sont aujourd'hui en assez mauvais état; ce sanctuaire bouddhiste fut jadis occupé par des ermites, avant l'arrivée de l'islam, c'est-à-dire du 6ème au 8ème siècle; elles furent ensuite abandonnées. 
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Un petit lézard surpris dans le désert
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Sur le chemin du retour, notre guide nous fait remarquer un buisson bas portant de petites baies noires, ce sont les raisins du désert. Notre programme prévoyait la visite du mausolée de Mahmud Kashgari, un érudit ouïgour du 11ème siècle, grand voyageur de la Route de la Soie, qui se rendit à Bagdad et fut l'auteur d'un dictionnaire turc ainsi que d'une encyclopédie des langues, des coutumes est des cultures d'Asie centrale; ce modeste monument ne m'a laissé aucun souvenir et je crois que nous ne l'avons pas visité, pour des raisons que j'ignore. 

Nous déjeunons chez l'habitant, dans un village aux  larges rues droites, au sol de terre battue, bordées de canaux d'irrigation et de peupliers magnifiques, fièrement levés haut comme des sentinelles, dont les feuilles fredonnent dans le vent, rivières de fraîcheur, en dispensant leur ombrage. Par un vaste portail, nous pénétrons dans une cour carrée entourée de bâtiments bas; au bout de la cour, face au portail, les rameaux d'une treille courent le long des arceaux d'une tonnelle ombrageant la table et les chaises d'un lieu de détente, à droite, probablement les communs, avec les toilettes, à gauche, la maison d'habitation; la façade est en briques; les formes variées de ces dernières sont artistiquement utilisées pour former des motifs décoratifs d'un assez bel effet, notamment entre les fenêtres; une frise colorée court, entre des corbeaux blancs, sous le toit qui forme auvent; cet auvent protège de la pluie et du soleil un large balcon, recouvert de tapis pour la sieste, surélevé d'un bon mètre par rapport au sol; un escalier y donne accès, devant une porte ouverte sur un vestibule, autour de duquel sont distribuées les pièces. En haut de l'escalier, on nous verse sur les mains l'eau fraîche d'une aiguière, au dessus d'une cuvette, puis on nous tend un linge pour nous essuyer.  

Nous pénétrons ensuite dans une grande salle au murs ripolinés de blanc; de nombreuses niches ornées de dentelles de stuc y sont creusées; de dimension et de forme variées, elles contiennent divers objets décoratifs, parmi lesquels dominent les poteries et les vases de cuivre; certaines niches, qui ne contiennent rien, sont fermées par un grillage de stuc dont la blancheur ressort sur le fond pourpre de la cavité; une frise grillagée court sous le plafond; celui-ci, à dominante blanche, est décoré de floraisons bleues, mauves, jaunes, vertes, roses... aux teintes plus pâles que des pastels, qui confèrent à l'ensemble un ton d'une grande fraîcheur; un globe rond et blanc en occupe le centre; il est évidemment interdit de fumer dans cette bonbonnière. Une table basse en fer à cheval carré occupe le centre de la pièce; des coupes de fruits et de pain y sont disposées; nous nous installons sur les coussins qui nous attendent, assis sur le sol, nos jambes sous la table, en laissant vide le centre du fer à cheval par où nous serons servis. Une charmante jeune femme, grande et bien proportionnée, nous apporte boisson et victuailles; gracieuse et souriante, elle est vêtue simplement d'une robe sans prétention où des fleurs bleues et jaunes s'harmonisent sur un fond nuancé de gris et de marron; elle est coiffée d'une toque ronde et plate aux couleurs vives et porte ses cheveux noirs dans le dos, en une longue queue attachée par un gros noeud blanc. Les galettes de pain sont délicieuses, les brochettes d'agneau grillées à point, tout est parfait, mais ce que j'apprécie par dessus tout, c'est l'abondance des fruits; pêches, abricots, nectarines, prunes... ils n'ont pourtant rien d'exotique; je ne me lasse pas de les savourer.  

Le repas achevé, je sors faire un tour au dehors, en franchissant la belle porte ouvragée, au fond immaculé, aux moulures de formes orientales dorées encadrant des panneaux colorés qui rappellent le décor du plafond de la salle que je viens de quitter. Sur le balcon, les gens de la maison font la sieste, couchés sur les tapis; à cette heure, il fait trop chaud pour travailler et même pour se promener; je prends la leçon qu'ils me donnent pour une invitation et rejoins mes compagnons, dans notre salle à manger, pour m'étendre sur les coussins et y prendre un peu de repos, en faisant des rêves d'Orientaux. Une fois la chaleur quelque peu tombée, nous prenons congé de nos hôtes, pour une promenade à travers la campagne; notre serveuse nous salue sur le pas du portail. 

Nous circulons à travers les champs verts, séparés par des haies de peupliers, en nous arrêtant chaque fois qu'une scène d'intérêt attire notre attention. Ici, c'est un paysan qui bat la récolte de céréales sur une aire, en roulant dessus avec un tracteur, tandis que d'autres la vannent en jetant la paille dans le vent avec des fourches; plus loin, c'est une ferme aux murs de pisé qui a des allures de bordj; ailleurs, c'est un moulin rudimentaire, en planches disjointes, dont la roue est actionnée par l'eau coulant d'une rigole, creusée dans un tronc d'arbre, qui reçoit son alimentation d'un bief dérivé d'une rivière pour lors chétive, se prélassant entre les sables et les galets de sa large vallée, mais qui, nous dit le guide, au moment des crues, lorsque les neiges des sommets fondent sous le soleil d'été, gonfle démesurément, sort de son lit, envahit les champs et recouvre les routes. Entre la rivière et le moulin des rizières étendent leurs verts plumeaux au-dessus de l'eau où trempent leurs racines. 

Dans les champs, des plantations copieusement irriguées, par des canaux creusés entre les raies, mélangent les cultures sans racisme apparent: la tomate y côtoie, pied contre pied, la pomme de terre, ce qui est naturel puisque l'une et l'autre appartiennent à la même famille, mais aussi des betteraves et d'autres légumineuses dont j'ai oublié le nom. Notre guide nous montre une plantation de coton tout juste sortie de terre, attendrissante avec ses petites feuilles rondes; le coton constitue une ressource agricole importante de la région; on en tire non seulement sa bourre, mais ses graines servent également à fabriquer une huile comestible appréciée. A l'écart de la route, sur un chemin de terre, un groupe de paysans attire notre attention; il est en train de vanner des céréales battues; un cadichon gris, attaché à une charrette, attend patiemment que ses maîtres aient achevé leur travail à proximité de l'ombre d'une rangée de peupliers; nous allons saluer ces travailleurs champêtres; il y a là des hommes, des femmes et des enfants; tout ce monde interrompt son travail pour nous accueillir; nous prenons des photos de groupes et d'individus; les enfants adorent, ils en réclament, improvisent des poses, trois défont les noeuds d'Aliboron et grimpent sur son dos afin que je leur tire le portrait, à cheval sur l'animal; ils aimeraient certainement recevoir les clichés, mais comment les leur faire parvenir, comment écrire leur adresse en chinois? Nous quittons avec regret ce sympathique intermède bucolique pour poursuivre notre route en direction de Kashgar. D'autres scènes de travaux agricoles défilent sous nos yeux: battages avec des machines mues par un tracteur ou un moteur autonome, vannage mécanisé... tous les travaux ne sont plus manuels, mais le travail humain reste encore largement prépondérant et me ramène, non sans un brin de nostalgie, à mon enfance dans mon Auvergne natale. 

De retour en ville, notre guide nous conduit dans un magasin; nous n'y resterons pas plus de dix minutes, affirme-t-il; nous ferons ce que nous voudrons; du thé nous sera servi; nous comprenons qu'il se passerait volontiers de cette corvée obligatoire; pour occuper mes dix minutes, je flâne dans des allées; une jolie écharpe de soie attire mon attention; j'en fais l'acquisition; je bavarde avec la vendeuse; elle ne parle pas ouïgour et ne comprend que le chinois et l'anglais; ce n'est donc pas une indigène; elle me propose d'autres articles manifestement destinés aux femmes; je lui dis que c'est inutile, que je n'ai pas d'épouse et que justement j'en cherche une; alors le dialogue se poursuit comme suit entre nous. 
-Elle: pourquoi pas moi? 
-Moi: vous accepteriez de me suivre en France? 
-Elle: certainement. Partons-nous demain? 
-Moi: je ne rentre pas aussi vite, j'ai encore d'autres choses à faire en Chine. Je reviendrai vous chercher. 
-Elle: j'attendrai. 
Me voici donc fiancé à une chinoise, au demeurant pleine d'agrément. Heureusement, je n'ai pas précisé la date de mon retour, peut-être sera-ce dans une autre vie. Cette charmante personne plaisantait-elle? On pourrait comprendre qu'une chinoise, jeune et jolie, choisisse la première occasion de quitter Kashgar, une ville située au fin fond d'une province où les gens de son ethnie sont minoritaires et détestés par une partie de la majorité. 

Juste en dessous du magasin, un centre internet flambant neuf, équipé de plusieurs postes, va ouvrir dans les jours qui viennent.  
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Le fabricant de cordes
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Revenus à l'hôtel, comme il nous reste du temps de libre, notre guide nous demande si nous serions intéressés par la visite d'une reconstitution de l'artisanat traditionnel ouïgour. La réponse est unanimement favorable. La reconstitution a installé ses quartiers dans l'immeuble de l'ancien consulat russe, du temps où le Tsar cherchait à étendre son influence en Asie centrale, au détriment d'une Chine en proie aux tentatives de colonisation occidentales; cet immeuble et juste à côté de l'hôtel; il a conservé son cachet d'origine et quelques tableaux d'époque ornent même ses murs qui s'écaillent. L'exposition artisanale se tient dans des sortes d'échoppes en plein air aménagées autour de la cour; on y trouve tous les corps de métier; un savetier y confectionne des chaussures de cuir sous les yeux des visiteurs, comme on le faisait autrefois; un meunier y moud le blé avec une archaïque meule de pierre d'à peine plus de cinquante centimètres de diamètre, le maïs est écrasé avec une meule encore plus petite; plus loin, on carde la laine et le coton, des femmes en fichu filent avec d'étranges rouets, un homme tisse avec un métier rudimentaire, un autre exhibe des tapis; dans une sorte de cave, un moulin à huile, mu par une vache noire, qui tourne sempiternellement autour du pot, conduite par un bouvier revêtu d'une blouse bleue, fabrique de l'huile de coton; des menuisiers confectionnent des berceaux de peuplier; un serrurier bricole ses clefs; un raccommodeur de porcelaine colle des morceaux en les assujettissant au moyen d'agrafes de métal, comme les romanichels de ma jeunesse; une femme dévide des cocons de vers à soie, ébouillantés dans une vaste bassine de fer posée sur un foyer, le fil s'enroule sur une jante de bois dont elle actionne la rotation; au milieu de la cour, un cordier tourne ses cordes brin à brin, étape par étape, comme je l'ai vu faire dans mon village natal, pendant la seconde guerre mondiale avec de la ficelle, j'en avais, je l'avoue, oublié les détails, et voici qu'ils refont surface en me pinçant le coeur; un peu plus loin, est immobilisée une voiture couverte de rouge, aux roues cloutées à rayons de bois, comme celles qui transportaient jadis les élégantes soucieuses de ne pas exposer au soleil la blancheur de leur peau; à la sortie, un bottier foule du feutre dont il tirera de chaudes chaussures pour les froids hivers des steppes.  

Pour ma part, je suis ravi de mon après-midi qui m'a remis en mémoire tant de souvenirs d'enfance à demi effacés. J'aurais presque envie de remercier ces paysans et ces artisans qui me rappellent d'où je viens et ce qu'était mon pays il y a à peine plus d'un demi siècle. 

Sous le kiosque où nous avons pris nos repas, alors que nous discutons avec notre guide de la suite de notre voyage, celui-ci nous donne des renseignements très négatifs sur l'Amdo, le Tibet et Labrang; les routes y seraient à peine carrossables, les habitants peu accueillants et le supérieur de Labrang lunatique; la visite du monastère serait subordonnée à son humeur; des visiteurs qui prenaient des photos auraient vu leur appareil saisi, jeté au sol et piétiné; il est vrai qu'elles étaient interdites; mais tout de même! Tout cela est-il exact? Peut-être aurons-nous l'occasion de le vérifier. En tous cas, voici quelqu'un qui ne paraît guère favorable aux Tibétains. Il est vrai qu'ils occupèrent autrefois le Sinkiang et qu'ils guerroyèrent longtemps contre les musulmans. Nous avons le plaisir de faire la connaissance de l'épouse de notre guide, qui est venue à l'hôtel; c'est une élégante jeune femme brune, bien assortie à son mari, qui est lui même un fort bel homme; tous les deux sont minces et bien proportionnés, typiquement d'origine turque, et leurs manières montrent que, s'ils sont musulmans, ils ne le sont pas à cent pour cent, pour parler comme notre mentor d'Urumqi: elle ne porte pas de foulard et ne se voile pas le visage, ce qui serait dommage. 

Nous reprenons l'avion pour Urumqi. Après un vol sans histoire, nous y retrouvons le guide que nous y avions laissé et l'hôtel où nous avions passé notre première nuit au Sinkiang.   


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