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9 ème
jour: Turfan - Jiaohe -
(Les photos sont ici
)
De bon matin, nous prenons la route pour Turfan (ou Turpan), surnommée la "Banque de Vent" ou encore "l'Îlot de Feu"; nous voici prévenus. Notre premier arrêt à lieu dans une spacieuse vallée désertique bordée, de part et d'autres, par des chaînes de montagnes chauves dont les plus hauts sommets sont encapuchonnés de neige. Des batteries d'éoliennes y dressent, par centaines, leurs géantes silhouettes blanches agitant de grands bras; notre guide nous précise que le chantier n'est pas achevé et que d'autres moulins à vent modernes viendront s'ajouter à ceux qui sont déjà en service, dans les années à venir, l'objectif étant de barrer totalement cette vallée très venteuse, de montagnes à montagnes; l'énergie produite rivalisera avec celle des plus grands barrages; pour le moment, toutes les éoliennes ne sont pas en service; ce n'est pas nécessaire; elles tournent alternativement. Ceux qui pensent que les Chinois ne se préoccupent pas de la dégradation de l'environnement se trompent; ici, comme chez nous, la pollution a entraîné une prise de conscience écologique; plusieurs exemples le montrent: à Shanghai, un des rivières qui traverse la ville a été assainie à grands frais, au moins nous le dira-t-on, et, de retour en Auvergne, j'y apprendrai que le fils d'une voisine partira bientôt au pays des fils du ciel pour y étudier la mise en place d'un système d'irrigation intelligent qui devrait permettre d'économiser l'eau, une denrée qui pourrait bientôt se raréfier. Bien sûr, il reste beaucoup à faire, mais n'est-ce pas la même chose ailleurs? Un peu plus loin, ce sont des dizaines de pompes qui tirent inlassablement, avec un mouvement de balancier, l'or noir du sous-sol. La Chine, grosse consommatrice d'énergie fossile, n'est pas très riche en hydrocarbures. Ceux-ci sont pourtant essentiels à la poursuite de sa croissance et, par conséquent, à l'élévation de son niveau de vie. Il est compréhensible qu'elle exploite les ressources qu'elle trouve chez elle et qu'elle s'efforce de les soustraire à la convoitise des autres. Ici, nous ne ferons pas halte; j'aimerais prendre en photo ce vaste champ pétrolifère, mais c'est peut-être interdit; ces installations n'ont-elles pas un intérêt stratégique? Sans doute, mais échappent-elles à la curiosité des satellites espions? Certainement pas. Alors pourquoi interdirait-on à d'inoffensifs touristes de las mémoriser sur la plaque sensible de leurs appareils? Bientôt le désert cède
la place à une vaste oasis. La présence de l'eau accomplit
des miracles. Une vaste plaine herbeuse terminée par des arbres
s'étale sous nos yeux. Très loin derrière les bosquets,
les neiges éternelles des Montagnes Célestes (Tian Chan)
étincellent sous un ciel bleu, où la candeur de deux ou trois
nuages bas reflète celle des sommets. Ici et là apparaissent
quelques lieux habités. L'image est presque idyllique.
Pratiquement sans avoir monté, nous parvenons à une passe resserrée entre les montagnes. La route sinueuse descend maintenant entre des pentes rapprochées, à nouveau désertiques: c'est le début du Gobi. Les nuances du terrain changent de place en place. Parfois ce sont des amas de cendre grise; d'autrefois, des teintes plus ou moins rougeâtres, plus ou moins bleuâtres, plus ou moins jaunâtres, derrière la verdure de rares taillis; des falaises rongées, des congères de sables roux ou noirâtres qui montent à l'assaut des cimes, comme au Tibet, ou bien qui s'en écoulent; un chaos de croupes dont l'ondulation frappée d'immobilité a quelque chose de tragique, sous la lumière éblouissante du désert. Voici ce que j'ai remarqué; nous n'avons croisé ni petites caravanes, ni chameaux sauvages, comme nous le promettait le programme; mais, des chameaux en liberté, j'en ai vus l'anné dernière en Australie! La vallée s'élargie en une plaine caillouteuse. Nous sommes entrés dans la dépression de Turfan. L'approche de l'oasis est signalée par la réapparition du vert. Le vignoble y joue le premier rôle; des séchoirs à raisins, bâtiments cubiques de briques, aux murs ajourés, dépassent les ceps et ponctuent de taches roses la verdeur de leurs pampres. L'oasis, positivement immense, s'étend sur plus de 50 km. Nous pénétrons dans une véritable ville. Notre hôtel est charmant, avec son péristyle en forme de rotonde, ses couleurs claires, si prisées des Ouïgours, et son chapeau de fils de fer transparent qui mime le dôme d'une mosquée. Après le déjeuner, il est trop tôt et il fait trop chaud pour partir en visite; c'est l'heure de la sieste. Je me rends au bar pour me renseigner sur l'offre de vin; on ne le vend pas au verre. Plutôt que de somnoler dans ma chambre, je me promène dans les rues avoisinantes. La sortie de la cour de notre hôtel donne sur une large allée piétonne ombragée par des treilles que soutiennent des piliers et des traverses de ciment; les dalles de l'allée et le ciment des poutres et piliers sont de couleur uniformément blanche; cette allée est si longue que l'on en voit à peine les deux bouts; les passants s'y promènent sous de lourdes grappes vertes qui pendent en mamelles végétales au-dessus de leurs têtes. Mais ce n'est pas tout, cette allée est doublée par une seconde, qui lui est parallèle et lui ressemble comme une soeur jumelle, et même encore par une troisième. Il n'est pas désagréable de déambuler ainsi à l'ombre des vignes, en pleine ville; pourtant, la chaleur m'accable et je rentre m'asseoir, d'abord sous les ombrages de la cour, ensuite dans l'immense hall de la réception, en attendant l'heure de la reprise de nos pérégrinations. Notre première visite est pour le musée de Turfan; nous y prenons rapidement connaissance de l'intérêt archéologique de l'oasis et de ses environs. Une carte très bien faite retrace les différents chemins de la Route de la Soie; malheureusement, il est interdit de prendre des photos et aucune reproduction n'est disponible à la boutique; l'oasis servait de lieu de repos pour les caravanes. D'après les sources historiques, Turfan
se trouverait à l'endroit de l'ancien royaume Che Shi dont la capitale
était Jiahoe. En 327, Zhang Juen des Liang commença la construction
de la préfecture de Gaochang; sous les Tang (618-907), Xi Zhou (l'État
de l'Ouest) s'établit dans cette cité et le Anxi Duhufu,
l'organe suprême de commandement civil et militaire de la Région
de l'Ouest, y siégea. Turfan devint alors une des communautés
Hui Fu (futurs Ouïgours); la population se serait définitivement
sédentarisée au 12ème siècle. Lorsque le Sinkiang
fut réuni à la Chine, sous les Qing (1644-1911), Turfan se
trouvait sous la domination de la famille Imin Khoja; cette domination
dura jusqu'à la chute de l'empire. Turfan jouit d'un climat
chaud et sec favorable à la culture des melons, des raisins et d'autres
fruits qui y sont produits en abondance; on désigne cette oasis
sous le nom de Terre des Fruits; elle est mondialement connue pour ses
melons et ses raisins sans pépins; on y pratique aussi la culture
des légumes et l'artisanat à domicile (couture). La brique
y est l'élément de construction dominant. La dépression
se trouve à 154 m au dessous du niveau de la mer et à 3500
km du rivage le plus proche; aussi les précipitations y sont-elles
rares, ce qui pose le problème de l'irrigation; on verra ci-après
comment il a été résolu. Les Montagnes Flamboyantes
et les ruines d'anciennes cités légendaires, situées
à proximité de la ville, attirent de nombreux touristes de
Chine et du monde entier. Sa population est estimée à un
peu moins de 60000 habitants; elle est très active, sauf à
l'heure de la sieste!
Notre seconde visite montre comment fut résolu l'épineux problème de l'irrigation. Cet ingénieux système porte le nom de karez. Les karez sont des canaux souterrains, creusés par les habitants de l'endroit, pour aller chercher de l'eau au pied des montagnes toujours enneigées et l'amener jusqu'aux champs qu'ils cultivent; ces canaux sont enterrés afin d'éviter que le précieux liquide ne s'évapore, au cours de son cheminement, sous les effets conjugés de la chaleur des étés torrides et des terribles vent du désert; une légère pente, judicieusement calculée, facilite l'écoulement paisible de l'eau, du pied des montagnes jusqu'à l'oasis; cette technique est inspirée de la Perse où elle fut pratiquée voici fort longtemps. Les premiers karez remontent au début de notre ère; mais ceux qui sont encore en service sont beaucoup plus récents. L'ensemble du réseau mis bout à bout parcourrait une distance de plus de 5000 km; c'est donc un travail de géant qui s'apparente à la construction de la Grande Muraille. Une fois creusés, les canaux doivent être régulièrement entretenus, faute de quoi les alluvions les ensableraient; pour ce faire, des puits sont forés, de distance en distance, par où l'on peut tirer de l'eau, mais aussi descendre pour curer le chenal; aménager un de ces puits exige un long effort; curer les étroits canaux est très pénible; les travailleurs sont obligés de s'agenouiller et de s'accroupir dans l'eau; il n'est donc pas étonnants que beaucoup souffrent d'arthrite. Autrefois privés, les karez sont aujourd'hui entretenus par l'État. Ce type d'alimentation en eau des régions désertiques se rencontre ailleurs dans le monde, notamment au Pérou, où les Nazcas ont aménagé, voici plus de deux mille ans, un réseau d'aqueducs souterrains, les puquios. Un musée permet aux touristes de comprendre l'économie de l'ensemble et de visiter un canal sur quelques dizaines de mètre; des statues grandeur nature illustrent la dureté des tâches qui s'y accomplissent. On suit un étroit sentier souterrain le long du fossé dans lequel coule une eau sombre; à la faveur d'une éclaircie, se dresse les statues de bronze de Qianlong, l'empereur qui annexa le Sinkiang, et d'un autre personnage vêtu en mandarin; plus loin, un ouvrier de bronze accroupi emplit de limon un panier qui sera remonté à l'air libre et déversé autour de la bouche du puits, y formant une sorte de margelle; d'autres ouvriers communiquent avec l'extérieur; en surface, des personnages remontent les charges au moyen d'un treuil, d'une poulie, à la force de leurs bras ou en se faisant aider par un animal. Des vignes jouxtent le musée. C'est l'occasion d'observer comment elles sont cultivées; les ceps sont plantés en raies, comme chez nous, mais les rameaux se rejoignent au-dessus pour former de longues tonnelles, comparables aux treilles des passages piétons quoique beaucoup plus basses; des piquets de bois fichés dans le sol et d'autres formant poutres tiennent le tout en place; on ne peut travailler ces vignes que courbé; ce ne doit pas être une partie de plaisir; en revanche, on y est protégé des ardeurs du soleil et la vendange est certainement facilité, le poids des grappes les faisant pendre sous le plafond de feuillages. La visite d'un séchoir à raisins nous offre la possibilité de comprendre comment s'effectue la dessiccation. Le séchoir est, je l'ai déjà dit, un bâtiment en briques, de forme cubique, aux murs ajourés; l'intérieur est donc parfaitement ventilé; les grappes y sont installées le long de perches de bois qui pendent du plafond; ces perches sont munies de baguettes en bois ou de tiges de fer qui servent de perchoirs aux raisins; ceux-ci perdent leur humidité, progressivement, à la chaleur du soleil et sous l'action du vent. A la sortie du musée, les inévitables souvenirs s'étalent sur des tréteaux. J'y remarque des affiches du temps de la révolution culturelle avec, sur l'une d'elle, le portrait de Lin Piao; je rappelle à notre guide qu'il fut victime d'un accident d'avion alors qu'il fuyait en Mongolie; le guide me répond qu'il n'est peut être pas mort sans qu'on l'y aide un peu; ce personnage, bras droit de Mao à l'époque des gardes rouges, s'imaginait être son dauphin; imprudent, il cachait mal sa hâte de succéder au grand timonier. Parmi les ouvrages surannés d'un bouquiniste, je découvre avec plaisir une vieille revue sur laquelle est reproduite la Route de la Soie convoitée au musée; elle est en chinois; n'importe, je me fais fort de la traduire, au moins pour l'essentiel, une fois rentré en France; c'est celle qui figure ici. Notre guide nous affirme que le papier est une invention ouïgoure; je la croyais jusqu'alors chinoise et inspirée par l'observation du fin carton gris qui sépare les alvéoles des nids de guêpes. S'il attribue à ses ancêtres l'invention du papier, il laisse toutefois aux Chinois celle de la poudre. Je note que, sur la Route de la Soie, les religions se propagèrent d'ouest en est et la technologie d'est en ouest. Aujourd'hui, c'est tout le contraire: les Occidentaux en mal de spiritualité vont la chercher en Asie; les transferts de technologie s'effectuent en sens inverse. A ce propos, j'aimerais ouvrir une parenthèse: le Chinois est naturellement imitateur; la notion de plagiat lui est étrangère; il trouve tout naturel de reproduire ce qu'il juge beau ou utile; l'élève ne se trouve lui-même qu'à force d'essayer d'atteindre à la perfection du maître. Chez nous, un artiste s'affirme par l'originalité; il s'inscrit en rupture contre ses devanciers; il les conteste. En Chine, l'artiste s'affirme par une ressemblance qui, certes, vise à surpasser les oeuvres de ses prédécesseurs, mais dans leur continuité. L'Occidental est un rebelle; il s'insurge contre la tragique fatalité que lui imposent les dieux. L'Oriental s'y soumet. Exiger des Chinois qu'ils renoncent à la contrefaçon est en quelque sorte leur demander de jeter aux orties une partie de leur culture. Les règles du commerce international ont été dictées par les puissances industrielles occidentales; il n'est nullement étonnant que les ressortissants d'autres cultures les transgressent; si cela nous porte préjudice, c'est que la liberté totale des échanges est une chimère. Il nous revient de nous protéger, sans chercher à imposer aux autres des contraintes incompatibles avec leurs manières de vivre. Nous partons ensuite pour
l'ancienne cité de Jiaohe,
"la croisée des rivières". Les ruines de cette ville
sont situées sur un plateau en forme de feuille de saule, dans la
vallée de Yarnaz, à 11 km environ à l'ouest de Turfan.
Un précipice profond de quelques 30 m les entoure; il a joué
sans doute le rôle d'un rempart naturel. Le plateau mesure 1650 m
de long sur 300 m dans sa partie la plus large. L'aire de construction
couvre une superficie de 380000 m2 avec des caractéristiques architecturales
uniques.
Au 2ème siècle avant notre ère, le peuple Gushi, déjà installé ici, y creusait le sol de limon dur pour y aménager des grottes et y tracer des voies de communication; la cité ne fut pas bâtie, mais forée; les rues et les intérieurs furent percés dans le plateau en respectant les murs et les toits; ce qui confère à l'ensemble une originalité rarement observée ailleurs*. De -108 à 450, le site devint la capitale des Gushi. A partir de 450 jusqu'à 640, Jiaohe tomba sous la juridiction de Gaochang. De 640 jusqu'au début du 9ème siècle, la cité fut à la tête du comté de Jiaohe fondé par la dynastie des Tang. Les bureaux du vice-roi militaire de la Région de l'Ouest, le poste le plus élevé de la hiérarchie militaire et politique, furent installés ici. Vers le milieu du 9ème siècle, Jiaohe tomba sous la dépendance du khanat ouïgour (Huihu) de Gaochang. La ville fut détruite pendant une longue guerre vers la fin du 14ème siècle. * D'autres ensembles architecturaux forés dans la roche se retrouvent cependant ailleurs dans le monde, par exemple en Turquie (cités souterraines de Cappadoce), en Éthiopie (cité monastique de Lalibela), en Inde (grottes artificielles d'Ajanta) ou au Turkmenistan (Gonour-Tepe). A cause de la faible pluviosité du bassin de Turfan et de l'absence de source sur le plateau où elle s'implanta, la cité conserva sans difficulté son aspect, de sa fondation jusqu'à sa destruction. La rue principale, qui court du nord au sud, la divise en deux zones: celle de l'est et celle de l'ouest. La partie centrale de la zone était occupée par le secteur administratif; dans la zone ouest se trouvaient de nombreux ateliers et échoppes. Le nord était réservé au secteur religieux, avec le grand monastère, qui couvre une superficie de 5000 m2, et la Forêt de stupas où se dressaient, dans un ordre impeccable, une centaine de monuments. Les maisons résidentielles, bien alignées rang par rang, témoignent de la prospérité de Jiaohe, à l'époque de sa splendeur. Les restes nous renseignent sur l'histoire depuis les dynasties du sud et du nord (420-589) jusqu'à la période ouïgoure (840-1216); d'anciens documents retracent son histoire; celle-ci remonterait à plus de 2000 ans; c'est donc un précieux héritage culturel. Le 4 mars 1961, l'ancienne cité fut inscrite sur la liste du patrimoine national et placée sous la protection de l'État. L'administration régionale chargée de la protection du patrimoine culturel entreprit des travaux de restauration afin de préserver les restes qui subsistaient. En 1992, l'UNESCO et le gouvernement japonais financèrent une partie des travaux à hauteur d'un million de dollars. Le 24 mai 1999 fut créé un organisme spécialement chargé de la protection du site par le gouvernement de la Région Autonome Ouïgoure du Sinkiang. Au cours de notre visite, nous découvrirons successivement la Tour de Guet, la Pagode, le Grand Monastère, la Forêt des Stupas, la Porte de la Ville et le Cimetière des Enfants. De place en place, des pancartes nous inviterons, en chinois et en anglais, à rester sur le chemin balisé et à ne pas grimper sur les ruines. La circonférence de la Tour de Guet mesure 88 m; elle est haute de 8,4 . Elle comprend une salle souterraine principale et, sur les côtés, quatre salles militaires destinées à surveiller la cité et à y préserver l'ordre. A cause des sévères dommages qu'elle avait subie, elle a été restaurée par l'Office du Patrimoine Culturel de Turfan en 1978. Située à l'extrémité nord de la rue principale, la Pagode, quasi carrée, mesure 15,6 m de long, 16 m de large et 10 m de haut. Elle comporte trois étages mais ses composants de bois n'ont pas pu être retrouvés. Une plate-forme regarde le sud. A l'est, à l'ouest et au nord, au niveau du second étage, on aperçoit encore les socles des statues de Bouddha qui ont été détruites par le temps ou par la fureur iconoclastes des hommes. Le Grand Monastère couvre une superficie de 5100 m2. C'est le plus vaste temple bouddhiste de la ville. A l'arrière du temple, en haut de l'énorme pilier central carré de la salle principale, on aperçoit encore les quatre niches qui contenaient, sur chacune des faces, une statue de Bouddha. Les statues ont été décapitées, probablement par les musulmans dont la religion proscrit la représentation du visage humain. Des traces de la peinture qui les décoraient se remarquent encore sur les débris. La visite de la salle principale, ainsi que le tour du monastère, donnent une idée de l'apparence majestueuse de cet édifice à l'époque de sa splendeur. Notre guide nous invite à en faire trois fois le tour, en bons bouddhistes, tandis que lui, qui est musulman, se reposera à l'ombre des murs! Un ensemble de 101 stupas se dressait dans la cité. Au milieu se trouve le plus ancien stupa de ce type qui ait été trouvé en Chine; il est relativement bien conservé; 25 stupas de forme carrée sont soigneusement disposés autour de lui. Une datation au carbone 14 a permis d'estimer que ce site remontait à plus de 1640 ans. Construite en creusant la falaise de 30 m de haut, au début de la création de la cité, la porte de la ville comporte deux tours de guet, de part et d'autre d'elle, le poste d'une sentinelle ainsi qu'une enceinte défensive; elle est présentement bouchée. En 1994, six puits anciens ont été découverts; leur fouille a permis d'en extraire plusieurs objets de pierre et des poteries qui y avaient été enfouis. Du haut des tours de guet, on jouit d'une belle vue sur la vallée verdoyante et boisée, située en contrebas, ainsi que sur la rive opposée, où s'élèvent plusieurs séchoirs à raisins. Sur le chemin du cimetière des enfants, nous passons devant un petit âne tirant une charrette sans ridelles, sur laquelle sont entassées quelques briques; il participe à l'effort d'entretien et de rénovation de la cité. Les restes de plus de 200 enfants ont été enterrés dans le cimetière des enfants, peut-être à l'époque des Hui Hu (Ouïgours) de Gaochang. La raison pour laquelle tant d'enfants ont été inhumés à cet endroit, dans la zone administrative de la ville, est restée jusqu'à présent un mystère. Incidemment, notre guide nous apprend que, lors d'un cataclysme naturel survenu dans la région, les autorités ont volontairement minoré le nombre des victimes, afin d'échapper à l'accusation de n'avoir rien prévu pour éviter cette hécatombe. Nous rebroussons chemin par la rue principale.
Au bout de celle-ci, sur une colline, on aperçoit des constructions
à dôme; elles ressemblent à de petites mosquées;
ce sont des tombeaux musulmans
et nous en verrons d'autres de plus près.
La journée s'achève dans un restaurant où nous assistons en mangeant à un spectacle de chants et danses folkloriques. Une danseuse, somptueusement vêtue, y tournoiera avec une pile de bols sur la tête et des soucoupes en main en guise de castagnettes. 10 ème
jour: Turfan (suite) - Gaochang - Les grottes de Bezeklik
- (Les
photos sont ici
)
Gaochang (Karahoja en ouïgour) est située
à une quarantaine de km à l'est de Turfan et à 2 km
de Sanpu, un village administratif, dans une large plaine, au pied de la
Montagne Flamboyante; le site se trouve 40 m au dessous du niveau de la
mer; il y fait si chaud en été qu'on appelle cette plaine
le "continent du feu". L'histoire de la cité s'écoule
sur plus de 1400 ans.
Les plus anciennes traces de Gaochang remontent à la dynastie des Han de l'ouest, 104 ans avant notre ère; à cette époque, le général Li Guang Li attaqua Da Wan située dans le bassin de Ferghana, en Asie centrale; au retour de cette expédition, il laissa ses éclopés sur le site de Gaochang et ce sont eux qui commencèrent l'édification de la cité. Gaochang se trouvait à l'endroit d'une oasis arrosée par la rivière Mu Tou Gou; son nom signifiait haute terre avec sans doute une connotation économique plutôt que géographique, cette cité étant florissante. Des remparts ceinturaient la ville pour loger ses défenseurs. Sous la dynastie des Han de l'est, le quartier général de l'armée fut transféré de Gaochang à Jiaohe. L'histoire de Gaochang est mieux connue à partir de 327, quand Zhang Jun de la dynastie des Liang créa le comté qui porta son nom. En 443, Ju Qu Shi, de la dynastie des Liang du nord, conduisit son peuple dans cette ville depuis l'ouest, après avoir été défait par ses ennemis; un petit royaume fut créé, dont Gaochang devint la capitale. En 460, Rou Ran prit partie dans une querelle intestine contre Ju Qu An Zhou en faveur de Kan Bo Zhou et imposa ce dernier, qui devint son vassal, comme roi de Gaochang. Par la suite, la ville connut une période troublée; plusieurs monarques: Kan Yi Cheng, Kan Shou Gui, Zhang Meng Ming et Ma Ru se succédèrent rapidement à la tête du royaume; plusieurs d'entre eux moururent assassinés. En 499, Qu Jia étant roi, la situation se stabilisa, mais la ville passa successivement sous la vassalité des peuples voisins les plus puissants; la période 499-640 est appelée celle des Qu; du milieu du 5ème siècle jusqu'au milieu du 7ème siècle, quatre royaumes indépendants se côtoyaient dans le bassin de Turfan; ces royaumes étaient dirigés par les familles Kan, Zhang, Ma et Qu. Des troupes de la dynastie Tang entrèrent plus tard dans la cité et y établirent un gouvernement militaire pour la province du Xi Zhou; les Tang annexèrent la ville en 640 et celle-ci devint à la fois capitale du royaume et de la province. Au 7ème siècle, l'autorité de Gaochang s'étendait sur 21 autres bourgades et la propagation du bouddhisme l'enrichit de nombreux monastères. Au cours de son pèlerinage aux Indes, le moine bouddhiste Xuan Zang, qui vivait à l'époque des Tang, traversa la ville; Qu Wen Tai, qui y régnait, le reçut chaleureusement. Gaochang prospérait; les recettes fiscales remboursaient l'intégralité des frais militaires et administratifs de l'ensemble des contrées de l'Ouest. Vers la fin du 9ème siècle, les
Hui Hu, immigrèrent à Gaochang et y établirent un
khanat ouïgour: le royaume de Karahoja, où le manichéisme
était pratiqué. Pendant 4 siècles, la ville fut le
centre politique, économique et culturel du khanat; elle devint
alors un important point de passage sur la Route
de la Soie; on y échangeait des marchandises venues d'Asie et
d'Europe: des céréales, des vêtements, de la fourrure,
de la porcelaine, des métaux, du sucre, du vin, des médicaments
ainsi que des chameaux, des boeufs et des moutons.
En 1275, les nobles mongols Hai Du, Du Wa, Bo Si et d'autres, à la tête de 120000 soldats, attaquèrent Gaochang; la guerre dura six mois; le roi, contraint de prendre la fuite, se réfugia à Yongchang, dans le Gansu; selon les documents des dynasties mongoles et Ming, Gaochang s'appela successivement Halahezhuo et Huozhou. Au début du 14ème siècle, la ville fut reprise par le roi; mais son ancienne prospérité ne fut jamais restaurée. En 1383, enfin, les descendants de Chagatai, le fils de Gengis khan qui avait reçu en partage l'Asie centrale, déclarèrent la "guerre sainte" contre Turfan (Tulufan), qui était devenu le centre politique, économique et culturel du bassin. Une longue période de troubles s'en suivit, pendant une quarantaine d'années; elle entraîna la destruction de Gaochang qui finit par être brûlée. Au début de la dynastie des Ming, lorsque Chen Cheng voyagea en direction de l'ouest, il trouva une ville en ruines; cette vision lui inspira un poème dans lequel il décrivit la scène de désolation qui s'étendait sous ses yeux. Les vestiges de la cité furent placés sous la protection de l'État en 1961. Les hauts remparts sont encore bien visibles. On distingue trois parties: la ville extérieure, la ville intérieure et le château impérial; ces différents éléments, les ouvrages défensifs, les tours, les stupas et les temples, bien que ruinés, sont assez nettement identifiables; l'ensemble donne une idée relativement précise de ce que devait être la cité au temps de sa splendeur. Les recherches archéologiques ont apporté des réponses aux questions posées; cependant tous les problèmes n'ont pas été résolus. L'ouvrage "Histoire de Gaochang et de la dynastie des Shui" précise qu'il ne fallait pas moins de 1840 pas pour faire le tour de la ville; c'est approximativement le périmètre du rectangle constitué par ce qui subsiste aujourd'hui de la ville intérieure (3 km); la capitale du royaume Qu de Gaochang se trouvait probablement dans cette enceinte. On distingue sept portes ainsi nommées: Qing Yang, Jian Yang, Jin Zhang, Jin Fu, Xuan De, Wu Cheng et Hen Cheng; une route traverse chacune d'entre elles. On visite le palais impérial, sa porte, des ateliers et boutiques, des temples bouddhistes... Il est à peu près certain que le château du khan était situé à l'emplacement du palais. Le périmètre de la ville extérieure excède 5 km; certains experts pensent qu'il s'agit d'une extension construite à l'époque du royaume ouïgour. A son apogée, Gaochang ne couvrait pas moins de 220000 m2; sa superficie était six fois supérieure à celle de Jiaohe. Les restes des ouvrages défensifs du rempart ouest, relativement bien conservé, permettent de délimiter clairement la ville de ce côté; au coin sud-ouest, on remarque une tour de 8 à 10 m de haut. Les autres remparts ne sont pas moins imposants. Ceux de l'est, également assez bien conservés, s'élèvent à une hauteur d'environ 10 mètres; ils montrent combien il devait être difficile de prendre la ville d'assaut. Le Château du Khan occupe le centre de la ville ancienne, au nord de la ville intérieure; résidence du roi ouïgour, il fut sans doute également celle des monarques du royaume Qu; au sud-ouest des fortifications de ce château, dans un temple élevé par le roi Da Ju Qu An Zhou, de la dynastie Liang, fut découverte une stèle relatant la construction de l'édifice et l'introduction du bouddhisme dans la ville; elle permet de dater avec précision ces événements historiques. Une autre stèle fut également trouvée dans un temple des Yin, une famille de notables apparentés aux Qu; ce temple fut construit au 7ème siècle; les caractères de la stèle ressemblent à ceux des dynasties Sui et Tang. Le Grand
Temple est l'édifice le plus spacieux et le mieux conservé
de l'ancienne cité; il mesure 170 m sur 100; sa porte s'ouvre en
direction de l'est et plusieurs édifices sont situés de part
et d'autre; on découvre une salle principale, une bibliothèque
et un dortoir pour les moines; au milieu de la salle principale, qui était
couverte d'un toit voûté, se dresse un pilier où devait
se trouver une haute statue de Bouddha assis; creusées dans les
murs subsistent plusieurs rangées de niches où étaient
autrefois logées des statues de bouddhas, dont ne subsistent plus
que des débris; les murs étaient décorés de
peintures murales d'influence persane; le dortoir comportait une série
de toitures longitudinales et la bibliothèque était surmontée
d'un dôme; l'ensemble fournit de précieux renseignements sur
l'architecture de l'époque des Tang et des Ouïgours (Hui Hu).
Xuan Zhang aurait donné des conférences dans ce temple en
620, lors de son périple aux Indes.
Un autre temple plus petit se dresse au coin sud-est de la ville extérieure; une pagode d'adobe en forme de prisme, typique des constructions de la période Hui Hu (ouïgour), s'y découvre également. La cité comportait d'autres pagodes dont il ne reste plus que des vestiges. La dimension des ruines des bâtiments datant de la période Tang permet d'imaginer leur hauteur initiale; elle était peu commune. La pagode Tai Zang, construite au 6ème siècle, se trouve à 1 km au nord de la ville. Sa base rectangulaire mesure 40 m sur 30 et sa hauteur est d'une vingtaine de mètres; plusieurs niches de bouddhas y sont visibles. A la fin du 19ème siècle et au
20ème siècle, des explorateurs russes, allemands, anglais
et japonais enlevèrent de Gaochang de nombreuses pièces qui
sont maintenant dispersées à travers le monde; on ne peut
cependant pas parler de pillage dans la mesure où les prises étaient
effectuées avec l'accord des autorités locales qui y trouvaient
leur profit, du moins d'après ce que nous affirme notre guide; il
n'en demeure pas moins qu'une importante fraction du patrimoine religieux
et artistique de la cité s'est ainsi dispersé. Les vestiges
subsistant permettent néanmoins de connaître quelle fut l'évolution
religieuse de Gaochang. On sait ainsi que les Qu étaient non seulement
bouddhistes mais également confucianistes. Quand Wang Yan De traversa
Gaochang, sous les Song, il remarqua la présence de plus de 50 temples
de la dynastie des Tang dans la cité. Des témoignages historiques,
il ressort que des temples taoïstes et zoroastriens s'y élevaient
également; des indices observés sur un pilier de pierre datant
de la dynastie du nord laissent supposer que le bouddhisme et le taoïsme
fusionnèrent à certaines époques. Plusieurs temples
ouïgours, encore aujourd'hui visibles, furent édifiés
sur des lieux de cultes plus anciens datant de la période des Tang;
les Ouïgours furent un temps adeptes du manichéisme, comme
l'attestent des peinture murales ou sur tissus, des tapisseries et des
écrits des 9ème et 10ème siècles, avant de
se convertir au bouddhisme, puis à l'islam; plusieurs têtes
de bouddhas et de bodhisattvas, en argile et en pierre, datées des
7ème et 8ème siècles, ont été exhumées
du sol où elles avaient été enfouies, peut-être
après la décapitation des statues par les Ouïgours devenus
musulmans; des peintures murales nestoriennes, datées des 9ème
et 10ème siècles, ont également été
trouvées. Enfin, plusieurs porcelaines, d'une excellente facture,
ont été recueillies; datées du 7ème au 14ème
siècle, elles témoignent des échanges commerciaux
qui s'effectuaient dans cette ville située sur la Route
de la Soie.
Notre passage sur ce site sera très bref et nous n'aurons pas le temps de voir beaucoup plus que le Grand Temple. Je le regretterai vivement et, pour me consoler, j'achèterai une brochure dont la lecture m'en apprendra plus que la visite. A la sortie, au moment où nous regagnons notre car, une vive altercation oppose une mégère locale à un membre de notre groupe; en montant dans la voiture, ce dernier a involontairement enjambé un gamin qui courait à quatre pattes sur le sol; il paraît que c'est pire qu'un signe de mépris; il aurait jeté un sort à l'enfant; notre guide essaie de disculper ce malappris d'étranger qui ignore les usages du pays; un long palabre animé s'en suit; la femme demeure inflexible; l'aiguillette ne sera dénouée que moyennant une indemnité; nous ne partirons pas avant; un peu d'argent, négocié laborieusement, finit par lever l'interdit. Je profite de l'occasion pour photographier, avec son assentiment, une magnifique jeune Ouïgoure, aux longues nattes brunes; comme mon premier cliché ne la satisfait pas, j'en prends un second; las, en effaçant le premier, j'escamote aussi le second; envolée, ma belle sultane! Nous nous rendons ensuite
au cimetière d'Astana.
Le désert de Gobi compte un grand nombre de sépultures; les
chemins qui mènent de l'une à l'autre ne sont pas complètement
effacés. Le complexe de tumulus d'Astana, situé au nord de
Gaochang, fut le cimetière de cette cité, depuis les Jin
de l'ouest jusqu'aux Tang (200 à 800); les différents royaumes
qui se succédèrent, celui des Qu, celui des Tang de l'ouest,
l'utilisèrent; il s'étend sur une superficie de 10 kilomètres
carrés, du village d'Astana à celui de Karakhoja. Ce complexe
de tumulus fournit de précieux renseignements aux experts internationaux
qui étudient l'histoire de Turfan. Plusieurs personnages importants
de la région y furent inhumés, comme les rois et nobles de
Gaochang, l'épouse du roi Wu Xuan de la dynastie Liang du nord,
le procureur Ju Qu Feng Dai du comté de Gaochang, le général
Zhang Xiong et le vice-gouverneur militaire Gao Yao; il mérite amplement
le surnom de musée souterrain. Depuis 1959, plus de 400 tombes ont
été explorées; des textiles délicats, des sculptures,
des peintures murales, des objets divers, des livres, des manuscrits y
ont été découverts; citons le Manuscrit des Annales
de Zhen, trouvé en 1963, qui fut rédigé par Bo
Tian Shou, un étudiant, pendant la 4ème année de Jin
Long, sous les Tang (710) (tombe n° 363); citons également la
peinture murale de la tombe 216 qui représente six scènes
symboliques: celle de l'homme d'or (le silencieux), celle de l'homme de
pierre (celui qui aide les gens et fait le bien)... qui résument
l'éthique chinoise de l'époque; citons encore le gardien
à corps de léopard, à visage humain, barbu et casqué,
à sabots de bovidés, chargé d'éloigner les
fantômes, de la tombe 224, façonné dans l'argile aux
7ème ou 8ème siècles; citons enfin des poteries, des
sculptures, des peintures sur soie de l'époque Tang (tombe 187),
des brocards aux couleurs chatoyantes des 5ème et 6ème siècles
(tombes 18 et 186) etc.
Seules trois tombes sont ouvertes au public; pour accéder à l'une d'elles, nous devons patienter, une équipe de cinéastes étant en train d'y prendre des vues. On parvient à la chambre mortuaire, une pièce de dimension variable, en empruntant un long escalier qui descend dans une tranchée. Voici les renseignements que j'ai relevés sur les plaques apposées à l'entrée de ces sépultures: Tombe N° 72TAM216.
Tombe N° 72TAM215. Époque: Tang (618-907). Forme: cavité creusée dans le sol avec une pente y conduisant. Dimension: 31,98 m sur 5,26 m. Objets trouvés: liste de noms de Feng Huai-sheng et autres travailleurs, fragments de manuscrit de l'époque des Tang; un couple de momies en mauvais état. Peinture murale: une fresque de 3,75 m sur 1,45 m représentant des tableaux de la vie courante, des fleurs et des oiseaux; six peintures séparées par des encadrements rouges avec des canards de diverses espèces et un faisan; parmi les fleurs on distingue des lys et des orchidées; en arrière-plan, des montagnes, des nuages et des hirondelles en vol; le tout est coloré en rouge, bleu, vert et jaune. Tombe N° 73TAM210.
Nous partons ensuite pour les grottes aux mille bouddhas de Bezeklik (ou Bezekelike). Nous traversons de nouvelles étendues désertiques montagneuses, d'abord grises, puis roses, oranges et enfin presque incandescentes sous l'ardeur du soleil; le nom des montagnes flamboyantes n'est pas usurpé! Nous nous arrêtons au pied de dunes de sable d'une hauteur prodigieuse; on imagine facilement que le déplacement de ces énormes collines puisse ensevelir des cités! Devant, quelques chameaux harnachés attendent les touristes qui souhaiteraient gravir les dunes; on peut aussi grimper là-haut à pieds, les pentes sont sillonnées des sentiers. Nous sommes devant l'entrée des grottes de Bezeklik où nous allons pouvoir admirer la splendeur de l'art bouddhiste ouïgour, comme nous y invite la pancarte d'accueil. Les grottes aux mille bouddhas de Bezeklik
sont situées au bord des gorges de la rivière Martuk des
Monts Flamboyants, à une quarantaine de kilomètres à
l'est de Turfan; elles furent creusées par des moines, dans la falaise,
en surplomb des gorges, sur un km de long. Quatre vingt trois grottes subsistent
dont quarante sont décorées de peintures murales, sur une
superficie totale d'environ mille deux cent mètres carrés.
Les plus anciennes de ces grottes remontent au 5ème siècle;
toutefois, en raison de rénovations périodiques, la plupart
des décorations qui subsistent ne vont pas au delà du royaume
ouïgour de Gaochang, vers la fin du 9ème siècle et le
début du 10ème siècle, à une époque
où, le bouddhisme devenant de plus en plus populaire dans la région,
la famille royale se convertit à cette religion. On
l'a vu, le khanat de Gaochang, importante étape sur la Route
de la Soie, à la croisée de différentes civilisations,
subit maintes influences d'où se dégagèrent des caractéristiques
multi-culturelles qui se mêlèrent aux apports originaux du
peuple ouïgour. Les productions artistiques qui en résultèrent
sont considérées comme un des trésors majeurs de l'art
des grottes en Chine; la culture bouddhiste du khanat fut, en effet, particulièrement
brillante. Les grottes aux mille bouddhas de Bezeklik
donnent l'occasion d'appréhender à sa source la formation
et le caractère de cet art et de cette culture ainsi que l'influence
qu'ils continuent d'exercer sur l'art contemporain du Sinkiang. Les grottes
furent abandonnées, après la conversion des Ouïgours
au culte musulman, vers le 14ème siècle.
Toutes les grottes ne se visitent pas, ce serait trop long et leur conservateur les ménage sans doute aussi un peu, en les ouvrant alternativement au public, dont le passage altère probablement les peintures. Ces dernières sont telles que les outrages du temps nous les ont laissées; les tentatives de restauration se sont révélées désastreuses et il a donc été décidé de tout laisser en l'état en assurant une protection maximale. J'ai parlé des outrages du temps, je dois aussi ajouter les déprédations humaines; les peintures n'ont pas seulement subi les inévitables conséquences du vieillissement, les musulmans en ont aussi détériorées certaines et ils ont brisé bien des statues; enfin, au 19ème siècle, l'archéologue allemand Le Coq détacha de leur paroi plusieurs fresques, parmi les plus belles, pour les emmener dans son pays; elles ont peut-être été ainsi sauvées de la démence destructrice des profanateurs intégristes, mais elles furent victimes d'une autre folie: elles disparurent dans les bombardements de Berlin, au cours de la seconde guerre mondiale! Ce qui reste n'en vaut pas moins le déplacement. Les grottes 17 et 18, creusée du 11ème au 12ème siècle, à la fin des Cinq Dynasties, comptent parmi les plus anciennes du site; les murs et le plafond d'un corridor en forme de U étaient ornés jadis d’une fresque colorée représentant la vie du Bouddha; cette œuvre du 11ème siècle était considérée comme un chef d’œuvre majeur de l’art bouddhiste; dans la grotte 17, la fresque illustrant les enfers présente une analogie remarquable avec les illustrations manichéistes, ce qui est unique en Chine. Malheureusement, on peut regarder, mais pas photographier. Je me console en mémorisant les extérieurs: la longue falaise courbe, le long de laquelle court le chemin d'accès aux grottes, protégé par un mur, au dessus d'un fossé profond dont les arbres les plus hauts, des peupliers, poussent avec peine leurs cimes jusqu'au bas des grottes; les pentes roses de la vallée, encombrée de verdure, fermée à l'horizon par des montagnes bleues, auxquelles la neige des sommets confère une apparence de virginité. Sans doute vous demandez-vous si, subjugués par l'intérêt de nos visites, nous n'en avons pas oublié de déjeuner. Rassurez-vous, nous ne nous sommes pas laissés mourir de faim, mais, comme ce repas ne m'a pas laissé de souvenir, je n'en parlerai pas. L'après-midi nous verra d'abord à la "Vallée des Raisins". Cette vallée est un petit paradis de vignes et de treilles, serti dans les sables du désert, à l'écart de l'oasis principale. Notre bus gagne une aire de stationnement, aménagée à cette effet, dans le fond de la vallée, au bord de l'eau. Le chemin qui nous conduit à la coopérative que nous allons visiter passe à travers une longue théorie d'étalages où sont exhibées diverses sortes de fruits secs: raisins, melons, abricots, figues... produits plus ou moins sur le site. Nous goûtons ce que les commerçants nous proposent aimablement afin de choisir ceux que nous achèterons avant notre départ. Nous parvenons bientôt à une cascade qui tombe d'un rocher dans une large vasque de pierre; des touristes profitent de l'occasion pour y prendre, tout habillés, un bain de fraîcheur; ils en ressortent en s'ébrouant, éparpillant autour d'eux une brume de gouttelettes; dans la chaleur ambiante, leurs vêtements seront vite secs! Nous passons ensuite sous une tonnelle recouverte
d'une treille d'où dégringolent, au-dessus de nos têtes,
de lourdes grappes pas encore mûres et déjà très
impressionnantes; des marchands de souvenirs y sont installés en
grand nombre, les uns à côtés des autres, de chaque
côté de l'allée; nous traversons un bassin grouillant
de poissons rouge, sur un rustique pont de bois, et nous arrivons enfin
à l'entrée de la coopérative. Nous sommes supposés
y recevoir des explications détaillées sur les techniques
de maturation de la vigne, la fabrication du vin et le séchage des
grains; c'est du moins ce que promet notre programme; il n'en sera rien;
nous nous contenterons de parcourir une exposition d'outils du vigneron
chinois: appareils à égrainer, fouloirs, pressoirs, barriques...
certains, traditionnels, sont mus par les bras des hommes; d'autres, plus
modernes, sont motorisées; je crois me souvenir qu'il y a même
un alambic, mais je n'en suis pas sûr. Bref, rien de bien nouveau
pour quelqu'un qui vient de France, où tout cela existe de manière
plus ou moins comparable. La visite se termine en passant devant le bar;
hélas, les dégustations sont réservées aux
visiteurs qui repartent avec au moins une bouteille; il faudra nous contenter
de supputer arôme et goût, en lorgnant les chaudes et alléchantes
couleurs, jaunes et pourpres, des liquides exposés sur le comptoir,
pour séduire les chalands.
En repassant devant les étalages de fruits secs, j'achète un mélange des meilleures variétés d'abricots, de raisins et de melons, pour mes petites filles, avec l'aide avisée de notre guide. Le melon est un délice; certaines variétés de raisins restent verts même secs; les figues, en revanche, petites et raides, ne m'ont pas convaincu; je n'en ai pas pris. Nous nous transportons ensuite à la Mosquée Emin. Cet édifice religieux, de style Afghan, est situé dans une palmeraie où l'on produit, dit-on, les meilleurs raisins secs de toute la Chine; il est construit en briques ce qui lui confère une teinte rougeâtre. La mosquée est flanquée d'un minaret alvéolé, la tour Sugong, haute de trente sept mètres, d'un diamètre de dix mètres à sa base, d'une forme élégante et d'un très beau travail; conique, ce minaret diminue au fur et à mesure qu'il s'élève et se termine par un petit dôme; soixante douze escaliers en spirale permettent d'accéder au sommet; il est sculpté sur toute sa surface, par bagues successives, d'une alternance d'entrelacs géométriques (triangles, vagues, rhombes) et de motifs floraux variés de style ouïgour; c'est le plus imposant témoignage de la culture musulmane conservé au Sinkiang; devant la mosquée s'étend une vaste esplanade sur laquelle s'élève la statue d'Emin Hodja, gouverneur de Turfan, son constructeur; cet important personnage local vécut sous le règne de trois empereurs: Kangxi, Yongzheng et Qianlong; il veilla avec soin à la paix et à la stabilité de la région, ce qui lui valut d'être nommé duc et altesse royale à titre héréditaire; ses descendants gouvernèrent la région jusqu'à la chute de l'empire, pendant six générations; il entreprit la construction de la mosquée à l'âge de 83 ans, en 1777. On atteint l'entrée du lieu du culte en gravissant un large escalier qui donne sur une terrasse; l'intérieur est remarquablement sobre; les poutres de la salle de prière sont soutenues par des piliers de peupliers, plus ou moins hexagonaux, d'une belle couleur ambrée; les arcatures des voûtes sont à angles cassés et il s'en dégage une impression de grande rigueur. Nous nous asseyons sur des bancs et notre guide
nous donne quelques explications; nous apprenons ainsi que, durant la décennie
90 du siècle dernier, les musulmans à cent pour cent, comme
il appelle les intégristes du cru, commencèrent à
interpeller les hommes qui n'allaient pas régulièrement à
la mosquée et à insulter les femmes qui n'étaient
pas voilées, en rêvant peut-être de les lapider; le
résultat ne se fit pas attendre: Pékin interdit tout enseignement
dans les mosquées; les enfants que les parents souhaitent élever
dans les principes de la religion doivent désormais fréquenter
des écoles coraniques contrôlées par l'État.
Ce que notre guide ne nous dit pas, mais qui est connu, c'est qu'à
la même époque, de jeunes Ouïgours se rendirent auprès
des Talibans en Afghanistan et que des troubles ensanglantèrent
la région.
Nous montons en haut de la salle de prières; de là, on jouit d'une belle vue sur les vignobles et les villages environnants où presque toutes les maisons sont couronnées d'un étage transformé en séchoir à raisins. Avant de quitter définitivement le Sikiang, nous visitons un dernier souk. Comme la nuit sous la yourte et les marches dans le désert ont quelque peu défraîchi mes habits, je me décide à acheter un pantalon neuf. Le boutiquier me regarde, jauge ma corpulence, fouille dans sa tanière et brandit sous mon nez l'objet de ma convoitise. A sa mimique, je comprends que le vêtement est taillé pour moi; sceptique, je demande à vérifier; il n'y a bien sûr pas de salon d'essayage; deux jouvencelles tendent une sorte de tapis dans le fond du magasin et m'invitent à me déshabiller derrière, afin de procéder à la vérification; contrairement à mon attente, le pantalon me va comme un gant; le coup d'oeil du maître des lieux est infaillible, à moins qu'il ne s'agisse du hasard; cette emplette me coûtera huit euros; c'est peu, mais je m'apercevrai bientôt que les coutures de mon pantalon ouïgour ne sont pas des plus solides et qu'il me faudra les renforcer si je ne veux pas qu'il s'apparente bientôt à la culotte des enfants kazakhs; qu'importe, il tiendra bien le coup jusqu'à la fin du voyage! Notre guide nous propose de consacrer le temps qui nous reste à prendre une douche et à nous faire masser les pieds au salon de l'hôtel; pour ma part, je me contenterai de la douche; j'ai sans doute eu tort car ceux qui profitèrent du massage en furent enchantés. La gare est éloignée de Turfan;
nous la rejoignons au crépuscule, en traversant un désert
gris bordé de petites montagnes dont certaines évoquent des
pyramides. L'accueil du bourg qui entoure la station ferroviaire est rien
moins qu'engageant; les rues, par lesquelles on y pénètre,
passent entre de tristes façades aux vitres brisées, qui
font penser à des usines désaffectées; il est vrai
que l'endroit fut autrefois un lieu de relégation pour les condamnés
chinois; il l'est peut-être encore; Le Sinkiang fut, en quelque sorte
le Cayenne ou, si vous préférez, la Sibérie de la
Chine; peut-être ma petite fiancée de Kashgar est-elle la
fille d'un ancien forçat! Les artères que nous parcourons
sont mornes et presque vides; nous retrouvons de l'animation devant la
gare, mais cette animation ne nous semble pas de bon aloi; peut-être
sommes-nous sous l'emprise de notre première impression, et du souvenir
de la destination du lieu, ce qui fausse notre jugement.
Pourvu de nos billets, qu'évidemment nous ne savons pas lire, nous embarquons dans le train; nous nous installons dans deux compartiments voisins, que le guide nous a désignés, avant de partir prestement, comme pressés de quitter ces lieux; à peine y sommes-nous, qu'une accompagnatrice chinoise vient réclamer trois places, pour des personnes de son groupe; après de longs palabres, dépourvus d'aménités, et l'intervention d'un contrôleur femelle, non moins agressif que l'accompagnatrice, le couple qui était avec moi est contraint de vider les lieux; il voyagera avec deux Chinoises de Taiwan et se verra intimé l'ordre de montrer ses papiers par la cerbère en uniforme des chemins de fer chinois; le visage de cette Mademoiselle Pète-Sec est à peu près aussi avenant que celui d'un mur de prison; pour ma part, je me retrouve en compagnie de trois Chinois qui ne sont pas désagréables (il ne ronfleront même pas), mais qui dorment la lumière allumée, ce qui m'interdira tout sommeil; nonobstant, la bonne suspension du wagon, et le confort des couches (nous sommes, bien sûr, en première classe, c'est-à-dire en couches molles, selon la terminologie chinoise), je passerai une nuit blanche. Aussi, dès que poindra l'aube, je me lèverai pour regarder défiler, à travers la fenêtre du couloir, le désert de Gobi, une des régions les plus désolées du Globe, où les températures varient de -10 à 45 degrés, où soufflent parfois des tempêtes de vent qui projettent les pierres en l'air(*); un espace montagneux, caillouteux, traversé néanmoins de moyens de communications: voies ferrées, routes qui sont parfois des pistes, poteaux et fils télégraphiques...; ça et là, apparaissent quelques constructions vite dépassées; nous sommes sur une voie stratégique; celle qui fut construite après la rupture de la Chine avec l'Union soviétique, pour acheminer des renforts vers le Sinkiang, où des affrontements avaient lieu; n'oublions pas que, pendant quelques années, avant la victoire de Mao, cette région fut sous l'influence de Moscou, qui régentait alors les républiques d'Asie centrale. . * Un train qui venait de quitter la gare de Turfan, est soulevé par le vent et déraille; on compte au moins 3 morts et 30 blessés (China Daily - 1 mars 2007). . Pour les anciens Chinois, le Gobi symbolisait la séparation entre le monde civilisé, celui des plaines centrales de Chine, et le monde barbare, celui des régions de l'ouest. Une passe fortifiée, matérialisait cette frontière. De place en place, des postes de guet, tous visibles l'un de l'autre, jalonnaient la route pour protéger les caravanes contre les brigands qui sillonnaient le désert. Celui-ci, aussi inhospitalier soit-il, n'empêcha nullement toute installation humaine, comme le prouvent les vestiges qu'on y rencontre. Il est vrai qu'il était peut-être autrefois moins désolé qu'aujourd'hui. Des nécropoles, contenant plus de 1400 tombeaux, y ont été mises au jour; elles remonteraient au 3ème siècle avant notre ère et fournissent de précieuses informations sur la vie à cette époque. Je fais connaissance avec les lieux d'aisance
roulant; j'y retrouve, en plus discret, une odeur bien connue. Je me promène
dans les autres wagons, jusqu'aux couches dures; les passagers y sont plus
entassés que dans nos voitures; il n'y a pas de séparations
en compartiments et les lits sont sur trois étages, au lieu de deux;
mais il y fait sombre et j'y eusse certainement mieux dormi que dans mon
lit moelleux; seulement, si je m'y étais installé, Mademoiselle
Pète-Sec m'en aurait probablement chassé! Dans un compartiment
équipé à cet effet, les passagers peuvent procéder
collectivement à leurs ablutions matinales; étant le premier
levé, nul ne me gêne. J'attend le passage du chariot aux boissons
pour me désaltérer. Huit cent kilomètres et une dizaine
d'heures après notre départ, nous arrivons à Liuyuan,
la gare de Dunhuang, terminus du train, au Gansu.
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