Glanures du second semestre 2005

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H. A. Tenorio R. de Acuña J. G. Cellino S. Montobbio A. S. de Moura F.J. Torres I. A. Freitas B. Sánchez J. de Jésus-Bergey A. R. Andújar
F. Álvarez Velasco T. Crassas G. Lades G. Dotoli J. Polidoro A. Marembert M. Flayeux M. Cosem P. Demai N. Gille
A. J. Macé S. de Monte A. Lebeau G. Baudry H. Ossott R. Hill C. Bisso E. Fleisacher M. Bernárdez L. A. de Villena
G. M. G. Arenas M. A. Flores A. Jarry G. Sica M. Florián X. Bolado A. Merayo A. Álvarez  E. López F. F. Fiorese Furtado
G. Impaglione A. Gamoneda A. Delgado J. Subirana C. Sandburg M. Akhrif  H. Vidal A. Duault J. C. Gea E. Andriuli
V. Faggi M. Faustini B. Rombi G. Zavanone C. Meireles Bas de page



Portal de Poesia

Harold Alvarado Tenorio

L'amitié

L'amitié, d'autres l'ont compris,
c'était une conversation prolongée
sur la consommation du temps
qui rendrait les jours éternels.

L'amitié était jouissance de paroles
et mémorable jeu d'échecs
où les parties se terminaient en plaisir,
à jouer avec les gestes et la volonté.

L'amitié, vieille monnaie errante,
est offerte maintenant par des anciens,
malades, animaux, ivrognes et fous.

Les hommes ne savent rien d'elle:
cette fugitive des siècles.

("Miroir de masques", Bogota, 1987)
Harold Alvarado Tenorio est un poète colombien

Un autre poème de cet auteur est  ici
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Rosario de Acuña (Madrid, 1850 - Gijón, 1923)

Les envieux

L'envie, en ses répugnantes noirceurs,
Possède aussi son mérite, et sa noblesse,
Et porte un sceau d'immortelle grandeur.
Quand il respire dans la poitrine des géants.

Qui sait si le Quichotte de Cervantes
Fut un sourire amer de tristesse
A voir subjuguée sa tête géniale
Entre tant d'imbéciles triomphants!

Cette envie du génie, qui ennoblit,
N'est pas la vôtre scélérate camarilla
De l'odieuse mesquinerie, qui amoindrit et avilit!

Vous autres n'êtes, qu'un chien en laisse,
Que la vue du fouet rend muet
Et l'animal intimidé que dompte le cri impérieux.
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Javier García Cellino

Donne moi la foi en l'oeil des persécutés, en le fruit mûr du bûcher, en la femme amoureuse et en les aveugles qui gardent des couplets dans leurs poches avec la même confiance que d'autres thésaurisent l'étain doré de leurs rêves.

Ne me donne pas la foi de ceux qui croient en la succession des heures, ni les fausses monnaies qui s'épuisent dans la corde du pendu, et ne me dis pas que tout ce qui brille sous tes paupières est amour.

Ne regarde pas en arrière. Marche. Ne fais pas comme la femme de Lot. Ne te transforme pas en statue, ni ne cherche dans le miroir un autre corps distinct du tien.

Marche si tu veux que la vie t'accorde une trêve pour l'amour.

Ce poème fait partie de "Sonate pour un abécédaire" qui a reçu le prix hispano-américain "Juan Ramón Jiménez" 2005
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Santiago Montobbio

Manifeste initial de l'humaniste

La cause des paroles, qui ne servent à rien,
sinon à vivre tellement seul, est une cause minime.
Mais si chaque jour tu sais avec une plus grande certitude
que non seulement tu répudies les couronnes
mais que chaque fois elles te donnent davantage de dégoût;
si en vérité tu ne veux pas que ton intelligence déjà ruinée
soit une pute mercenaire qui vend sa poitrine ou son âme
à un quelconque enfant de l'argent ou si, simplement,
tu n'as pas besoin de grand chose et que seulement il t'importe de supporter
avec dignité la vie et ses tristesses
il serait préférable que tu assumes dorénavant
l'inévitable condamnation de la solitude et de l'échec
et que, en tant qu'abandon d'étoiles, lumineux ou aveugle,
à cette petite cause somme toute ridicule en laquelle déjà tu résumes
tout ce que tu fis, dans ta chambre vide tu laisses
les mots de feu qui se combattent et se poursuivent,
et qui ont froid dans leur nuit solitaire,
être cendrée afin de prononcer ton nom.
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Andityas Soares de Moura

Baigneur à Vigo

alors tu ne pourras pas
oublier
que le
ciel
est seulement

une respiration
fatiguée: acide

tes pieds
nagent dans les sables

le silence tombe goutte à goutte
de profonds nombrils

ce matin la mer sauvage
lèche la
plage

lèche ton sexe
-froissé-
nu dans les vagues

les vagues
lèchent ton odeur
-oh végétation-

les sandales:
oubliées dans
ma bouche

et ainsi tout devint crépusculaire
sans piété
sans explication
 
Extrait de FOMEFORTE, publié par les éditions Crisálida, traduit du portugais en espagnol par Francisco Álvarez Velasco
Andityas Soares de Moura est un poète brésilien
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Francisco Javier Torres

L'observateur

Damas brûle face à Rome
tandis qu'un oiseau vole dans l'après-midi
vers l'eau suave,
et que le barbare succombe à son charme.
La ville sait que ses murs
abriteront avec ferveur une autre croyance,
que la ruine imminente ne sera pas si grande cette fois.
Elle brûle et ses marbres se désagrègent
une fois de plus avec le brillant du bleu et du rose.
Les cours, les balcons, les colonnes oranges et maigres
s'élancent déjà vers le festin du feu,
indifférents à qui eût pu éteindre cette flamme
avec ses larmes vaines.
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Iacyr Anderson Freitas

Photographie

Tu es posé là
comme à la fin il faudra l'être:
immobile, mort.

Ce que le papier révèle
tes nuits l'ont pressenti:
une certaine peine d'exister,
les mains quelque peu tremblantes.

Ah, les mains savent te trahir,
comme tout le monde.
Et les yeux ?
-congelés en un ponant
qui se perdit
hors du temps et des villes,

mais qui illumine
maintenant ta photographie
avec la même lumière
qu'en rêves tu percevais.

Cette lumière qui, sur le papier,
demeure égale à toi
et à tous,
immobile fantaisie.
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Cinq exercices finaux

Premièrement: ouvrir bien la bouche
pour goûter le jour.

Trop doux, obscur?

Second exercice: respirer profondément
jusqu'à sentir une cloche.
Deux coups de battant
c'est le son du dimanche.

Troisièmement: toucher avec la phalange gauche
une des sept extrémités pointues de l'aurore
jusqu'à faire mal au bleu - et que ce soit bien douloureux.

Quatrièmement: regarder à l'envers, regarder en dedans
et voir l'enfant qui court
sur le pont.

Cinquièmement: ouïr le mécanisme
de l'heure, ses engrenages
et, au centre, toutes les autres heures
dans lesquelles tu es né.

Dans lesquelles tu es né
pour ces exercices inutiles.

Ce second poème est extrait de Terra Além Mar publié par Ed. Ardósia Associação Cultural, Colecção Pasárgada

Iacyr Anderson Freitas est un poète brésilien traduit du portugais en espagnol par Francisco Álvarez Velasco
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Basilio Sánchez

La femme qui marche devant son ombre.
Celle qui précède la lumière comme les oiseaux
aux célébrations du solstice.

Celle qui n'a rien gardé pour elle
sauf sa jeunesse
et la pierre enfilée des larmes.

Celle qui étendit ses cheveux sur l'arbre
fleuri en automne, celle qui est docile
aux insinuations de ses feuilles.

La femme dont les mains sont les mains d'un enfant.
Celle qui est visible maintenant dans le silence,
celle qui offre ses yeux à l'animal obscur qui observe tranquillement.

Celle qui fut avec moi depuis le début,
la femme qui a tracé
la forme des choses avec l'eau qui cache.
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Antonio Redondo Andújar

Une fois de plus les arbres s'agitent

Regarde par là: une fois de plus les arbres s'agitent
et le soleil s'est écroulé
sur les corps qui l'adorent imprudemment.
Le crépitement du feu est si maladroit!
Il ressemble au tic-tac de l'horloge.

Regarde par là: une fois de plus les arbres s'agitent.
Leurs cimes décrivent d'immenses cercles.
La voûte céleste est d'un bleu qui ment.
Sentiment d'une existence qui tourne en rond: Où tomberas-tu de nouveau?
Dans un cylindre
ou dans la masse visqueuse d'un personne inexistante?

Chemin, je tourne mon regard vers l'arrière, au loin
-en gardant la distance nécessaire-,
une femme, dissimulant son corps
-de manière qu'on ne peut pas savoir ce qu'elle me cache,
me poursuit inlassablement.
Rien ne me sert de me hâter,
de courir comme un fou
-enfermé entre des parois de chair-
puisque je ne fais que décrire d'immenses cercles.

Une fois de plus les arbres s'agitent
et le ciel est d'un bleu qui ment.
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Francisco Álvarez Velasco

Aubade

Petit pain chaud
qui se refroidit dans l'aube.
Au travail de l'homme
on pressent déjà le matin.

Ce poème de  Francisco Álvarez Velasco  fait partie du recueil "Noche" qui a obtenu le Prix International de Poésie "Antonio Machado". Ce livre est édité par Hiperión

On peut lire un autre poème de Francisco Álvarez Velasco  ici
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Júlio Polidoro

Aurore, crépuscule et soleil

mer de sonorité et de parole
la flûte de Pan
résonne dans les quatre éléments
si limpide, si unique,
symbiose des vents
voyage, de l'intérieur vers l'extérieur,
synchronisme du ciel
en transportant, dans le temps,
aurore, crépuscule et soleil

Ce poème a été traduit du portugais en espagnol par Francisco Álvarez Velasco
Júlio Polidoro est un poète brésilien
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Gabriella Sica

Tu ne percevras pas le rossignol qui pleure
ses fils bien aimés et son épouse chère,
tes yeux ne verront pas luire la douce famille
des fleurs et des herbes des prairies printanières.

Maintenant que tu as changé le bien en mal
et que tu bouges seulement pour te séparer,
maintenant que tu savoures la rupture amère
sans que le doute ni la peine ne t'assaillent.

Toi qui souffres du même malaise ténébreux
que ce siècle qui meure aride lentement,
toi qui fuis de manière honnête et véridique

tu ne vois pas combien d'erreurs tu commets,
tu répands seulement ton mal aux alentours
ta langue n'est pas faite pour le siècle nouveau.

Gabriella Sica est une poète italienne.
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Miguel Florián

Traverser l'ombre jusqu'à la lumière,
descendre au long de la moelle du rêve,
par les racines blanches des os,
tomber jusqu'au minéral où les voix
se confondent avec l'argile avare,
avec la source des lamentations.

Lorsque la coupure est plus secrète,
sa lave plus ardente, sous le limon
je recherche le fruit rouge de la mort,
et dans sa pulpe rugueuse la semence.

Des gamines déchaussées courent dans l'herbe
(je sens la légèreté de leur chair enflammée,
la splendeur de leurs années incertaines,
le rire limpide qui s'ouvre et s'agrandit,

et la petite fleur sur leur poitrine, l'effort
douloureux de la terre pour atteindre leur chair).

Ce poème fait partie de l'ouvrage "Reparto de sombras" - Ed. La Palma - Ministerio del Aire - Madrid - 2005

D'autres poèmes de Miguel Florián sont  ici
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Xosé Bolado

Si ce soir un tremblement
         t'annonce
la proximité de la fatigue,
garde ton amphore de lumière
et attend l'aurore.
Laisse à la luciole
les sentiers de la forêt.
Aux astres la musique
lointaine de la mer.

         Repose-toi,
l'horizon est plat,
évanoui le temps passé.

Ce poème est extrait de "Antologia" '(édition bilingue espagnol-italien et asturien-italien, avec une traduction de Emilio Coco), une publication de la collection "Quaderni della Valle"
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Antonio Merayo

La peur faite descendre un loup des montagnes pour venir lécher l'arroyo, de la taille du monde, qu'idéalisent les enfants.

La relation bleue du ciel et des montagnes représentait la foi dans les horizons si bien enracinée en moi.

Les huppes malodorantes ne parvenaient plus à nous tromper avec leur tenue ostensible parce que nous savions déjà ce que dissimulait leur aspect.

Pas plus que les oiseaux blessés ne dormaient dans leur chant tandis qu'une enfant coloriait mes rêves préférés.

Je puis encore entendre la cloche de la tour, rendue depuis longtemps en un lointain lieu de mémoire.

De ce lieu où j'appris que la beauté est respirable, j'ai rapporté une brassée de rêves et d'espoirs ensuite gaspillés sur des chemins rugueux.

Mais en dépit de tout, j'imagine parfois que mon coeur aujourd'hui à vif, continue de pouvoir partager ses attentes avec l'air.

Ce poème est tiré du livre "En aquel tiempo azul" ("Fuencalada" - 16, Centro de Estudios Astorganos "Marcelo Macías" - Astorga - 2005)
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Harold Alvarado Tenorio

Tout n'est pas silencieux dans la montagne

Tout n'est pas silencieux dans la montagne.
Le moucheron assaille la lumière de la lampe.
Le chant du coq annonce le matin.
Les oies poursuivent le chien.

Tout n'est pas silencieux.
Le moucheron, le coq et les oies
prouvent que le silence est impossible
tant que nous sommes vivants.

Ce poème est extrait de "El ultraje de los años" - Arquitrave - 2005. Il en existe une version anglaise de Rowena Hill.

D'autres poèmes de cet auteur sont  ici
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Antonia Álvarez

Derrière les cristaux
            et la cécité fut une lumière fixe,
               et entre regarder et voir il reste le vent...
                                                        Luis Rosales

Parfois (tant de fois,
                                 tu le sais),
nous restons regardant
l'autre monde depuis la fenêtre
sombre et triste du soir,
regardant, -ce qui ne se voit pas-,
comme le froid
étreint la blessure ouverte des arbres,
regardant comme souffle sur le temps
tant de vent
                  un
                    vent
                       l'accablement ultime de l'instant...
Silence dans le regard. Dans la mémoire,
cet amour qui nous laissa éteints,
tristement rouillés
et lâches.

Quelle douleur que l'amour
vilaine blessure,
et tant de roses mortes dans les parcs!

Le regard, en silence,
dicte au coeur ses certitudes,
doutes de soi, de ce qui fut, des vérités médianes,
et il se perd, se perd immensément
dans les bras véloces de l'air.

Tandis qu'en des yeux ef-
                                        feuillés,
la lumière évanescente s'incarne
pour habiter le terrier de l'oubli,
pour que nous nous sachions vivants, encore,
et que s'illuminent les seuils
de l'inquiétude d'être hommes,
de cette aventure rare
et sans ancrage.

Des colonies d'étourneaux
                                      volent en fauchant le ciel
et nul ne sait
dans quelle peupleraie reposeront leurs ailes,
vers quelles latitudes
dans quelles vallées
leur esprit d'oiseau s'épanouira.

Quelle beauté, sans plus,
tombe sur le soir!

Et ainsi, avec le silence en soi
en ses propres sentiments
                                        (ou ses regrets),
nous restons attentifs
à cette haute solitude qui nous offre le ciel,
celle de cesser d'être...
                                    derrière les cristaux.

Ce poème a été honoré du premier prix du ´´Certamen Poemas sin rostro´´
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Elsa López

A Ana Teja

Je t'aime parce que tu portes une enfant dans ta bouche
avec une poitrine de cristal
Et des yeux de cristal
quand tu regardes ou que tu détailles ce que tu regardes
Parce que tu suspens des colombes
et d'autres enfants comme toi sur les murs.
Parce que tu vas et viens grâce à la lumière de tes tresses
sans me dire quels sont les pas qui t'accompagnent.
Et que tu sors dans la rue à la recherche de tes yeux
dans l'aurore de cette ville sans portes.
 

Je t'aime parce qu'un jour tu m'as emmenée jusqu'à la rivière
jusqu'au vol des oiseaux qui nidifient dans l'eau.
Et que tu m'as touché l'épaule pour me donner le souffle
que parfois je perds.
Parce que tu me contemples gravement
et m'invite à te suivre d'un clin d'oeil.
Et que tu m'encourages,
et tu m'accueilles,
et me retiens en l'air quand je vole sans direction
ou que j'ai perdu le nord.

Ces deux poèmes sont extraits de "Quince poemas de amor adolescente". Elsa López, avec  "La travesía", vient d'obtenir le 13ème Prix de la ville de Córdoba de "Poesía Ricardo Molina". Cet ouvrage sera édité au printemps par Hiperión
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Fernando Fábio Fiorese Furtado

Matinée

dans la clarté de la cour
rien ne bouge.
 
le marbre des colonnes est seul
à lutter contre le vent.
 
le sol tout entier annonce la chute
le mot qui ouvre le matin.
 
émigré de l'ombre
je me livre à l'usure du vent.
 
ah l'azur
l'azur me désempare.
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Gabriel Impaglione

Il faut se saouler d'oiseaux à en mourir
d'éclatements d'iris et de crépuscule,
de rires et de chansons à pleines mains
et laisser la gravité des sacoches
aux tristes collecteurs d'impôts,
laisser dire ceux qui conseillent
de perdre sa vie à la gagner.
S'obstiner dans l'espérance
des bras ouverts dans la rue,
en un festin d'indiscipline.
Il faut marcher, c'est en marchant
qu'on arrive finalement.
Ceux qui sont au long du chemin
distribuent la joie comme l'eau.
Il faut vivre tous les possibles
jusqu'à renaître, fonder à nouveau
la terre au nom des fils.
Il est urgent de construire le vrai,
la maison définitive
des ultimes fraternités.

Extrait de "Prensa Callejera". Gabriel Impaglione est un poète argentin
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Antonio Gamoneda

Mauvais souvenirs
                             La honte est un sentiment révolutionnaire
                                                                               Karl Marx
Je porte à mon coeur pendus
les yeux d'une chienne et, plus bas,
une lettre de mère paysanne.

Quand j'avais douze ans,
un jour, à la tombée de la nuit,
nous emmenâmes à la cave une chienne
sale et petite.

Avec un câble nous la maltraitâmes et aussi
avec des échardes et des fers. (C'était
ainsi. C'était ainsi.
         Elle gémissait,
elle se traînait suppliante, elle urinait,
et nous la pendions pour mieux la maltraiter).

Cette chienne venait avec nous
aux pâturages et sur les coteaux. Elle courait
vite et nous aimait.

Quand j'avais quinze ans,
un jour, je ne sais pas comment, parvint à moi
une enveloppe avec une lettre pour un soldat.

Sa mère lui écrivait. Je ne sais plus:
"Quand reviens-tu ? Ta soeur ne me parle pas.
Je ne puis t'envoyer d'argent... "

Et, dans l'enveloppe, il y avait, cinq timbres pliés
et du papier à cigarettes pour son fils.
"Ta mère qui t'aime."
                        Je ne me souviens pas
du nom de la mère du soldat.

Cette lettre n'est pas arrivée à sa destination:
j'ai volé au soldat son papier à cigarettes
et j'ai déchiré les mots qui disaient
le nom de la mère.

Ma honte est aussi grande que mon corps,
mais serait-elle aussi vaste que la terre
je ne pourrais pas retourner pour détacher
le câble de ce ventre ni envoyer
la lettre au soldat.

Antonio Gamoneda: Prix de Castille et Leon (1985) -  Prix national de poésie (1988)
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Agustín Delgado

En privé

Depuis déjà longtemps
Je n'écris plus de poèmes.

Auparavant j'aimais
Avoir la feuille de papier sous les yeux
Tandis que le soir tombait.

Maintenant
Toutes les nuits ma tête s'emplit de bruit
Un bruit rare
Et je vois les mots pareils à une infinité de libellules
Disparaître en voletant jusqu'à se volatiliser

Et je me perds
Et je tombe sans respiration dans l'amphithéâtre de la nuit

Et je me réveille
Avec les muscles raides.

Quand je vais crier
Une main très blanche lentement s'abaisse
Et me ferme la bouche.

Extrait de "Discanto" qui vient d'être publié par Visor avec un prologue de Luis Mateo Díez
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Francisco Álvarez Velasco

La sève lente

Le drap de feuilles
retombe en haillons sur la terre
il enveloppe les racines
pour abriter la sève endormie.

En haut demeure le nid
comme ton coeur maltraité
par le brouillard de l'automne.
 
Tu espères transie
la nuit de décembre
sans oiseaux ni chansons.
 
Sous la croûte dure
                      les lombrics
travaillent silencieux pour l'arbre.

Extrait de "Noche", prix international de poésie "Antonio Machado en Baeza", publié par Hiperión
On peut lire un autre poème de  Francisco Álvarez Velasco  en cliquant  ici
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Jaume Subirana

L'Ami dit

Je suis un chien
et tu es l'air que je respire,
je suis un rayon
et tu es l'ombre de mon pas,
je viens du monde
où je te cherche et me précipite
avec la fureur
de l'animal ébloui:
je requiers la lumière
qui bat dans le plus foncé.

Jaume Subirana est un poète catalan
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Juan Carlos Gea

C'était un beau matin
de célébration
-le jour des Saints
et ceux de Lisbonne
qui ont si  justement gagné
la renommée
d'un peuple pieux

A l'heure du kirie

A ce moment
le sol du temple de Notre Seigneur
se mit à trembler
et s'écroula

La vallée entière fut exhaussée
tous les monts toutes les collines
tout ce qui était vallonné fut arasé
et les terrains rocailleux
changés en planèzes

même l'herbe
l'herbe qui est la viande
l'herbe qui est le peuple
l'herbe incalculable
les morts nombreux
comme anonymes
l'herbe se dessécha
fauchée dans sa splendeur

Trois secousses du sol
dix minutes suffirent
pour faire de la cité
cette lande brisée
de corps et de décombres

Et ensuite advint le feu
...
Extrait de "El temblor. Lisboa, sábado de Santos de 1755", Gijón, Ediciones Trea, 2005

Des études et des oeuvres des poètes qui précèdent  sont accessibles dans leur langue d'origine sur le site  Portal de poesia



Josyane de Jésus-Bergey: La Grande Boiterie suivi de Brouillis

Rumeur des Âges éditeur

...
Libre dit-on de moi. C'est parfois lourd à porter. alors, je cherche ma proie pour partager mes soirs d'hivers. J'économise d'autant que le gisement se fait rare. Mais j'insiste, avant que la chasse ne soit interdite!
...
Se souvenir des bonnes choses, c'est primordial pour faire plaisir aux autres. C'est ce que je dis pour faire bien. Comme un galop de chevaux dans la prairie, l'essentiel est de faire du bruit pour marquer ton territoire.
...
Extrait de La Grande Boiterie
 

Il est temps que je parle de cette envie de lumière. Que je décrive ce jardin clos d'amour.

Je sais toutefois, que parler à la mare, fait taire les oiseaux. Cela ressemble au frôlement d'un chat en rut.

Défense pour l'homme de bousculer les grenouilles. Il est juste d'établir des règles. Sachez mes amis que marcher jusqu'aux poiriers donne du goût aux fruits. Que le clic et le clac de l'horloge marque le temps du figuier qui, lui, interrompt le jappement du chien.

Dans ce jardin secret, je sais ce qu'il ne faut pas dire.

Extrait de Brouillis

D'autres poèmes de Josyane de Jésus-Bergey peuvent être lus  ici



Harold Alvarado Tenorio: Antologia

Arquitrave

Proverbes

Ne dis rien,
regarde comment les choses pourrissent autour de toi.

Accorde confiance seulement aux enfants et aux animaux
et apprends des vieillards la peur d'avoir vécu
trop longtemps.

A tes contemporains demande seulement les choses pratiques
et partage avec eux tes échecs, tes maladies,
tes angoisses, mais jamais tes réussites.

De tes frères aime celui qui est loin
et crains celui qui vit près de toi.

N'interroge pas tes parents sur ton passé
et n'essaye pas de tirer au clair avec eux les faits de ton enfance et de ta jeunesse.

Ne parle pas à ton patron, écris lui et ne l'entretiens jamais
de tes projets futurs et mens lui toujours à propos de ton passé.

Aime ta femme autant qu'elle te le permet et
s'il t'arrive d'être père, pense que, comme dans les
jeux de hasard, tu pourras gagner ou perdre.

Le destin n'existe pas, tu es ton propre destin.
Et si tu parviens à la vieillesse
rend grâce au ciel qui t'accorda de vivre longtemps,
mais implore avec résignation une mort prompte.

Ceux qui n'ont ni argent ni pouvoir
valent moins qu'un cheval, un chien,
un oiseau ou une lune pleine.

Ceux qui n'ont ni argent ni pouvoir
réclament sans cesse une longue vie.

Ceux qui n'ont ni argent ni pouvoir
parvenus à la quarantaine doivent vivre en silence
dans la solitude absolue.
Ainsi l'entendirent les anciens,
ainsi le certifie le présent.

Celui qui ne peut changer son pays
avant d'atteindre la quatrième décade, est condamné
à payer pour sa couardise le restant de ses jours.

Les héros moururent toujours jeunes,
ne te comptes point parmi eux,
et termine ta vie
en accomplissant la tâche cynique d'un homme sage.
____________________________________________
Ultrages (Hommage au Poète - 13ème festival international de Poésie de Bogota - 2005)

Instituto Caro y Cuervo
Bogota - Colombia

La poésie

Qu'es-tu sinon la vision de la nuit?

Tout le nocturne t'appartient.

Tu invites aux splendides banquets des songes
et aux non moins splendides veilles de la réalité.

Tu voyages avec l'homme et la femme comme si tu étais
la larme de leurs yeux, le bourdon de leur félicité
ou l'épaisse fumée des aurores.

Pour toi, mère de la douleur, il n'est rien que gloire et regret,
le milieu du jour n'est pas inscrit sur tes agendas.

Tu n'es pas autre chose, poésie,
que la plus haute cime où le fou,
les mortels,
les déshérites de la chance et de la fortune,
trouvent un refuge.

Toi, la détestée, la lépreuse, la purulente,
tu es la meilleure des femelles
la meilleure mère
la meilleure épouse
la meilleure soeur
et la plus grande, la plus joyeuse des nuits.

Extrait de "Espejo de mascaras", Bogota, 1987
La revue "Arquitrave", dirigée par Harold Alvarado Tenorio, est  ici



Théo Crassas: Coeur de Cinabre 

Encres Vives
Collection Encres Blanches
 
Ode Vespérale  
... 
De grâce 
ne succombe pas à la tentation 
d'une vertu inopportune! 
Sois l'huile au parfum de citron 
dont tu oindras mon corps et mon sexe 
et la myrrhe dans laquelle 
tu baigneras mon coeur! 
... 
. 
Le chant de la Nativité 
... 
De même que la sève 
monte dans les arbres au printemps, 
nous devons, en expiation 
du Mal insidieux qui nous ronge, 
sentir la vie battre dans nos veines 
et la joie bourgeonner 
au bout de nos ongles 
et de nos orteils! 
... 
. 
Le Poète et sa Parole 
... 
Quand je dors, 
j'entends des voix puissantes 
qui viennent du fond des siècles, 
des voix issues de ma race 
vieille comme le monde, 
et qui m'invitent à prendre la vie 
comme une pomme 
entre mes mains fines et puissantes 
et à lui infliger de mes dents 
une large blessure creuse, 
telle qu'un hymne en naîtra, digne d'être gravé en lettres d'or 
dans le sanctuaire d'Apollon, 
à Délos la Sainte! 
...
Le site de Théo Crassas est  ici



Gilles Lades: Soleil Porte du monde (Une suite pour Lurçat

Encres Vives N° 323

D'un seul tonneau
bondissent la vigne et la récolte vers l'autre siècle

le cep racine et la vendange éclate en diadème de ciel

l'esprit de vin s'enfuit des sillons pétris vers la fête

la vie souffle des ponts de couleur
comme les hommes des cavernes une crinière entre les doigts

*
La terre en gésine cache des forêts, des animaux, des poissons pagayant
doucement une eau de calcite

la terre verse sur un ravin sans étoiles

la fête des trajectoires égale aux galaxies les quelques courses d'aujourd'hui

la Muse Espace agite le bandeau bleu de l'essor et brode le monde à longues
touches aurifères



Giovanni Dotoli - L'enjambement d'Orient en Occident ou arc-en-ciel d'encres vives

Encres Vives N° 324
 
Régénération 

Source bleue d'un rocher oublié 
Tu donnes l'eau de la régénération 
Je bois l'ombre de ton étoile 
Elle a le goût d'un citronnier 

Puis elle se perd au bas du figuier 
Rejoint la trame de mille racines 
Va-t-elle au centre de la terre 
Où tu gardes ton coeur glacé?

Un autre poème de cet auteur est  ici



Encres Vives N° 325: Ciel gris souris (anthologie réalisée par Michel Cosem)

Amandine Marembert

ciel gris souris ce soir le chat ne l'attrapera pas lui nuage de lait dans la pelouse infusette
...
les dattes que tu avales faussent le calendrier

les persiennes déplient un air d'accordéon ...
_____________________________________
Michel Flayeux

On est là. On n'est pas là. On vit dans les brochures. Des monstres triturent le paysage. A la recherche d'on ne sait quelle imposture. On finit par céder, par s'adosser contre un platane. Attendre que la pluie se renverse. Sous les frondaisons, de profondes déchirures par où le vide passe.
_____________________________________
Michel Cosem

Le merle noir
dans le jardin givré
quitte la nuit des bosquets de banlieue
Un jour nouveau bat dans le coeur de l'oiseau
la faim, la soif
la faim, la soif
la peur encore

et il s'échappe
dans un petit éclat de soleil
_____________________________________
Pascal Demai

Ils venaient vers vous avec les yeux brillants de ceux qui savent lire dans la nuit des hommes, ceux qui savent la marque du sang à leur peau fatiguée, avec les yeux brillants de celui qui sait le bonheur d'avoir toujours à apprendre.

Des textes de Pascal Demai peuvent être lus  ici
_____________________________________
Nicolas Gille

Laisse

Ces jours à fleur d'écume,
trouves-y le repos:
leurs sable et eaux mortes
absorbent l'amertume-
le sait-on seulement?-
des moments mal vécus.
Lâche dans ces accrues
tous tes ressentiments.



Traces N° 158

Alain Jean Macé

Objet identifié

Chose incroyable
Cette tasse à café
Posée

Devant vous
Est un extra-terrestre

Ou bien c'est moi
Qui suis Martien
Car j'en suis sûr
Pour l'avoir vue
De mes yeux vue
Arriver sur la table
Avec une soucoupe
 

Introspection

J'ai la vue qui baisse
O bonheur des yeux
Je vais voir enfin
De jour en jour mieux
Au fond de moi-même
______________________________
Sylvie de Monte

...
Dans la cuisine, une vaisselle attend dans la bassine ourlée de mousse grasse. On entend un bruit sec, un glissement de faïence ou de porcelaine:

-"Un verre qui rêve!..." dirait le Père en tirant sur sa moustache.

Le torchon s'abat. La vitre vibre...

Et passe dans l'oeil de la femme, ce simple sourire jetable du désespoir.
_____________________________
Alain Lebeau

Derrière le Tsunami
...
Des hommes dorment par terre
sous les lampadaires
des vaches dorment debout
au milieu de la rue
des chiens jaunes
rôdent dans les caniveaux
...
Des musiciens jouent au pied de l'ashram
pour personne
le bus s'est ouvert de l'autre côté
et ses touristes passent la tête
dans les colliers de jasmin
A l'hôpital ouvert sur la rue
un moribond halète sous sa perfusion
un dentiste creuse une dent cariée
sous le regard des autres patients
Une femme adultère couchée sur le trottoir
crie sous les brûlures d'acide
Des vélos contournent une vache
qui se fait épouiller par une corneille noire
Un mendiant pisse dans une rigole verdâtre
...
La vie se réveille
Les tigres ont fermé leurs paupières
...
Ici c'est le fond de la misère
personne n'interviendra
On ne peut pas regarder l'enfer
en face
...
Le train pour Kandy
a des allures d'avant-guerre
de souvenirs d'enfance
et d'images de livres de géographie
...
Dans les villes cachées par la jungle
dans les villes monstrueuses
la souillure est intouchable
___________________________________
Gilles Baudry

"toi que rien
ne protège
et que le don des larmes
a fait toucher du doigt
cette autre face de la nuit"

Le caillou
le plus dur
ne croyez pas
qu'il soit sans coeur

Gilles Baudry vient de recevoir le prix de l'Académie de Bretagne et des pays de la Loire



Arquitrave (avril 2005)

Hanni Ossott
 
La morsure profonde 

Il y a une morsure profonde 
incisive 
au centre de mon sexe 
par laquelle je m'érige en tant que moi 
et suis, 
et possède et donne. 
J'offre en cadeau mon corps et mon anxiété. 

Il y a une morsure profonde en moi 
qui force l'autre à se doubler 
l'agenouille, l'incline 
par cette morsure s'ouvre une vaste mer de vides 
vertiges 
précipitations 
abîmes 

Elle me tranche une pente 
me trace un précipice 
dans l'amour... 
et dans toutes mes charnières secrètes 
avec prudence, avec crainte, tu te rapproches de moi 
et ne me connais pas.

.
Hanni Ossott (Caracas 1946-2002) était une poète vénézuélienne
____________________________________________________
Rowena Hill
 
Enchantement 

Madame lionne 
qui fais varier la lune, 
fais moi ronde 
tourne ma peau: 

en un cercle parfait 
articule mes os, 
les souples sentiers rouges 
et les nerfs pâles. 

Dans les jointures 
dans les croisements 
sème des bulbes 
végétaux. 

Quand s'amenuiseront mes forces  
minées de l'intérieur,  
dépouillées  
par le pleur étranger  

ils soutiendront la pression,  
en se resserrant autour du grain  
de manne qui transforme  
la douleur en vision, 

en croissance, 
en fleurs miséricordieuses 
et victorieuses, 
étoiles de mon ciel intérieur. 

Madame lionne, 
qui allumes en secret le soleil, 
fais de moi 
ton chaman.

.
Rowena Hill est native de Cardiff (Pays de Galles)
___________________________________________
Francisco Álvarez Velasco

Où je suis en train de brûler

Laisse moi maintenant regarder dans la prairie suave
de mousse qui te couvre les cendres d'or
(une lumière éblouissante a convoqué autour de ton corps
les papillons nocturnes: ils viennent ici mourir
brûlés dans le halo glorieux de ta chair).

Femme, laisse moi suivre avec mes doigts la carte,
les longs méridiens, la rose des vents
qui sent l'aube, la lumière de ton orient,
la mer ardente en sang quand commence la nuit.

Amie de mes nuits, laisse moi m'abriter
dans la grotte profonde où crépite
le feu de ton rêve. Le givre dans les cristaux
trace des signes secrets. Des rafales de vent glacial

descendent des hauteurs comme des ailes de la mort
qui battent dans l'obscurité et sur les ramures dénudées
et déposent une masse noire qui au matin est encore là.
Mais qu'importe le coassement de mauvais augure des méchants

Dans la carrière incertaine marquée par les dieux
pendant les jours qui nous restent, quoique l'ombre soit si présente,
nul ne pourra empêcher qu'il ait glorieusement flambé le feu
sur cette berge nôtre où je me consume.
___________________________________________
César Bisso
 
Évita 
.
Monsieur,  pourquoi me laissèrent-ils seule 
déterrée en chair vive de l'amour? 
Qui couvrit le ciel de mon corps 
cette beauté lasse que tous admiraient? 
.
Hélas, mon peuple, ange marqué par le destin 
Voix errante, larme qui ne cesse pas 
Diadème vénérable dans la brume. 
"Aguamiel"* de l'utopie rustique. 
.
Monsieur, quand mirent-ils fin à la nuit? 
Pourquoi ces gazes, ces talismans, ces miroirs 
la poignante ardeur qui ourdit mes heures? 
.
Monsieur, pourquoi en toi suis-je encore plus seule? 
Laisse moi le dernier souffle du songe. 
Je veux relever ce corps souillé, 
me dresser de mon lit de mère moribonde. 
.
Hélas, mon peuple. Muraille et anxiété. 
Tiède sang de la mémoire enceinte. 
Brasier de coeurs à l'abandon. 
Indulgente lumière qui me contemple encore. 

* Boisson à base de miel, de jus de canne à sucre ou encore de sève  d'agave. Rappelons qu'autrefois la canne à sucre s'appelait chez nous canne à miel

.
César Bisso est un poète argentin
________________________________________________
Esther Fleisacher
 
Secret dessein 

Le visage serein 
les couvertures laissaient apparaître ta forme 
sans le va et vient de la respiration 

Quelle aspiration céleste s'ourdit intimement 
pour éveiller l'extase des ténèbres 
quand tu préféras poursuivre ton sommeil? 

Il n'y eut pas de prémonitions 
ni de papillons noirs sur le gond de la porte 
ni de battements d'ailes désespérés contre la fenêtre 

Nous dormions dépourvus de rêves terrestres 
et tu accomplissais une intention secrète.

.
Esther Fleisacher est une poète colombienne
______________________________________________
Mariana Bernárdez
 
Le temps s'ouvre 

Le temps s'ouvre 
crevasse sous mes pieds 
De l'avant-bras 
se détachent les ailes 
qui corroborent le vertige profond 
éprouvé en tombant dans l'obscurité de la lumière 
La matière se fait vide 
Cri qui borde 
le précipice de pierre 

Te regarder ensuite dans la marge 
avec les missives expédiées 
plutôt hasard que destinée 
quand dans la nuit seulement court 
l'arôme des feuilles 
et attendre la venue du sens 
qui gouverne ce non temps 
résumant les yeux et l'aube 

Ne pas réprimer la main qui donne l'illusion du vol 
ni la jambe qui élève les muscles 
jusqu'à s'assumer tremblement de jacaranda 
glanure du mont 

Taches sur la vision 
dénudant les actes 
fragilité ascendante du corps 
dans la pure blancheur de la lumière.

.
Mariana Bernárdez est une poète mexicaine

Le site de la revue "Arquitrave" est  ici



Arquitrave (août 2003)

Luis Antonio de Villena
 
Les héros 
. 
On dirait aujourd'hui qu'ils sortaient d'un livre interdit 
Mais - alors - ils sortaient surtout de la vie... 
Grands, minces et blancs, ils haïssaient tous deux le soleil 
et portaient des marques dans les mains: Ils se brûlaient eux-mêmes. 
Ils fumaient du cannabis et buvaient des alcools anisés dès le matin. 
Ils dormaient dans des pensions. Ils s'habillaient de noir. 
Ils en savaient long sur le rock et parlaient du corps 
comme s'ils avaient été chirurgiens ou négriers... 
Ils aimaient le faubourg, le quartier, l'argot. 
Ils avaient des allures fausses et des airs de jeunes canailles. 
Eduardo, le plus grand, mauvais garçon et anarchiste, 
écrivait de la poésie visionnaire. Et crachait. 
Il disait des choses cruelles sur les gens et le monde. 
Juan Angel, le plus petit, possédait de grand yeux suaves 
et une beauté malsaine, à la fois inquiétante et fragile. 
Ils dessinaient des rêves et des phallus et ne croyaient en rien. 
Ils marchaient dans la nuit, parcourant les troquets et les tripots, 
évoquant des fantasmes, des bandits, des coutelas, des souteneurs... 
Et parfois ils riaient et d'autres fois s'embrassaient avec ostentation. 
Ils jaunissaient les doigts de leurs très longues mains. 
Et pissaient dans la rue, sans pudeur, cinglés et agressifs. 
Nous les enviions et les tenions à l'écart: ils n'étaient pas des livres. 
Eduardo mourut d'une overdose et Juan Angel, auparavant, 
était parti au Pérou. Il ne revint pas. Et nul ne sut jamais rien de lui.
.
Luis Antonio de Villena est un poète espagnol
___________________________________________________________________
Gustavo Mauricio García Arenas
.
Prescription
.
Prépare toi à être mon pain de chaque jour,
l'empanada* de mes désirs
la brioche solitaire de mes aspirations
la pulpe fraîche qui adoucira ma bouche.
.
Prépare toi, femme,
à être aimée et mangée
toute la vie.
.
* Chausson fourré notamment à la viande et aux oignons
.
Gustavo Mauricio Garcia Arenas est un poète colombien
________________________________________________
María Antonieta Flores
.
Poèmes d'un corps (extraits) 

Quel homme viendra cette nuit 
requérir mes sages actions? 
... 
qui viendra et saura que ma peau a été assaisonnée 
avec des épices ardents et des sucres obscurs? 
... 
quelle bouche travaillera jusqu'au gémissement 
et sera douce amertume pénétrant acide? 
... 
les mots s'échappent des pierres 
seulement avec leur sonorité d'eau 
leur éclair emprisonné 
leur secret qui t'habite 
dirige tes mains sur le feu 
en regardant la splendeur qui t'aveugle 
... 
toujours ils seront quatre 
te disait la femme qui lançait les osselets 
pour prédire l'avenir 

depuis un temps immémorial ils étaient réunis 
et aujourd'hui ils sont dispersés 

tu es un noeud, l'espace vide qui attire le lointain 

ils t'ont accompagnée pendant des siècles 
pour eux tu as souffert 

maintenant ton corps est une aire dévastée 
une supplique ouverte qu'aucun dieu n'écoute 
ainsi disent les osselets croisés à l'extrémité de la droite 
si tu écris ton nom sur une pierre et la jette dans la rivière 
tu reviendras 
toujours reprise 
...

.
María Antonieta Flores est une poète vénézuélienne

Le site de la revue "Arquitrave" est  ici



Alfred Jarry
 
Les Paralipomènes
... 
Moi qui aurais voulu être assez affreux pour faire avorter les femmes dans la rue ou mettre au monde des enfants soudés par le front, je ne maudis point ma beauté, mettant à mes genoux l'éphèbe prosterné, et ce jour, crapaud bon serviteur, je te tolérerai un rival. 
... 
. 
. 
. 
César-Antéchrist
.
Pétrissant les glottes et les larynx de la mâchoire sans palais, 
Rapide, il imprime, l'imprimeur. 
Les sequins tremblent aux essieux des moyeux du moulin à vent 
Les feuilles vont le long des taquins du vent. 
La mâchoire du crâne sans cervelle digère la cervelle étrangère 
Le dimanche sur un tertre au son des fifres et tambourins 
Ou les jours extraordinaires dans les sous-sols des palais sans fin. 
Dépliant et expliquant, décerveleur, 
Rapide il imprime, il imprime, l'imprimeur.


Carl Sandburg

Le brouillard vient
sur des petons de chat.
Il s'assied regardant
le port et la ville
silencieux à croupetons
et puis s'en va.



Mehdi Akhrif

Tandis

Tandis que je contemple ma main
entravée,
presque paralysée par une pause
sur une ligne vide, après une autre ligne,
je ris de l'intérieur.
Je ris
        de ma main,
du signe placé
au centre de la page
comme une cloche inutile.
Et moi en dedans
étranger au texte
suivant.
Je ris d'une gorge prêtée à un vol aveugle
et stérile.
Je ris de ma voix, de l'angoisse
d'un cauchemar imposé dont je ne me réveillerai pas
après aujourd'hui.
Je ris de ma calligraphie serrée
en lignes poussiéreuses,
comme une vacuité de tombeaux ondulés.
Je ris de l'écriture jetée à la volée
iris de rêve et de l'écriture que le papier calcine.
En chaque ligne
je cherche quelque chose qui s'échappe
de ma main.
Et je ris
du manteau que le vent dessinera
sur ma bouche, du terrible éternuement qui m'attend
avec le salut de la poussière.

Extrait de "Entre dos Blancuras", sélection de poèmes traduits en espagnol par Khalid Raissouni. Mehdi Akhrif est un poète marocain



Miguel Florián:  Anthologie (en français)

La lumière abandonnée

Elle resta là, couchée dans l'espace,
la lumière blanche, la lumière traversée
par le glaive d'une existence plus élevée.

Ce fut une fleur de verre, cette clarté
qui nous brûla le front. Ce fut le fruit
d'une mère secrète. Dans ses miroirs
nous reconnûmes l'éclat du sang.

Nous ne sûmes pas retenir
sa transparence.

Vers l'extérieur nous avons tendu, vers l'ombre
(désolation,
muette nostalgie d'autres pays plus purs.)

Au coeur de l'aube nous blesse encore
sa tiédeur perdue, le creux obscur et triste
de cette lumière blanche abandonnée.
 

Peupliers

Une pluie ancestrale tombe des peupliers,
transforme chaque feuille en bref miroir.

C'est un arbre silencieux qui s'élève
depuis la racine jusqu'à la ligne ferme
de la lumière, et ses feux courent
dans la chair profonde. Et s'il marche,
il  tremble comme une jeune fille
qui s'élève aussi vers l'incertitude.

Je sens dans mes poumons comme il encourage
l'air qui entre et vivifie
la tendresse d'un sexe caché
qui attend la beauté, l'accomplissement,
l'équilibre parfait avec le monde.

Je prends sa peau, je sens dans la bouche
la sève parfumée des peupliers.

Les poèmes de cette anthologie ont été traduits en français par Annie Pruvost Paresys



Hélène Vidal: D'un matin, l'autre

Encres Vives N° 326

Ce mois de juin nous écrase
cependant à l'orée du noir,
à pas de loup, comme en cachette,
le bonheur surgit, clandestin.
Ruelles, jardins clos, lampadaires.
Le ciel défie la nuit de sa peau de satin,
de ses colliers d'étoiles.
Respirer la tête à l'envers,
sans arme, sans ce trop de pudeur.
L'air fredonne, virevolte,
valse à trois temps près des fontaines,
se frôler, s'abandonner dans un soupir.

Puis à l'heure tardive se quitter sur une promesse.



Alain Duault: Des froissements discrets

Encres Vives N° 327

Ce qu'il y a de plus beau dans la vie c'est de se réveiller
En sachant que quelqu'un vous aime que l'eau des veines
Cueille vos rêves et que vous n'aurez pas trop d'horizons
Pour voir venir vos fièvres Tout ce qu'il y a de plus faux
Dans l'aveu auquel on croit trop vite c'est ce vieux chant
Du corps le soir au fond de soi ce violon trop désaccordé
Cette envie d'en finir avec la soie froissée du mensonge
Qui remonte sous la peau cette longue maladie qui ronge
L'âme et dis-moi ce qui te hante je te dirai ce que tu hais
Cette écume aux ongles qui te fait te cacher je te dirai ça
Et là les sept plaies de l'amertume cette hache pour la mer
Gelée ce lièvre qu'on poursuit de page en page pour être
Celui qui s'éveille en premier et qui peut dire ce silence
Terrible cette barque seule au milieu de l'étang ce poing
Qui s'ouvre lentement pour laisser couler un peu de vent



Jean-Max Tixier et Bruno Rombi: Anthologie des poètes génois

Encres Vives N° 328

Elio Andriuli

Avec le juste amour

Il y avait un temps où la jeunesse riait
dans tes yeux; à présent le soir luit sur ton visage
en le soulignant d'un tendre rayon;
une chaude lumière et un frisson plus appuyé
tremblent dans ton regard.
C'est l'âge où la vie se penche sur soi
et s'arrête pour regarder
les vastes mers et les ciels immenses
qui deviennent tendres et doux: d'une limpidité
humble et faible avant de disparaître.
Mais le plus grand trésor
tu le cueilles peut-être maintenant, sans fuite,
sans impatience ni ardeur
d'aller au-delà poursuivre un désir
depuis toujours insatisfait.
...
____________________________________________
Vico Faggi

Venimus larem ad nostrum

Là s'arrêtait Catullo, je l'entrevois
étonné, ébloui par l'éclat
qui remonte du lac.
Son coeur est apaisé.

Nous nous posons entre les vieux oliviers
pas loin. Et nous aspirons
la lumière qui nous humecte.
                                Nous capturons

d'anciens et de très nouveaux mots
qui pénètrent notre esprit.
___________________________________________
Margherita Faustini

Le cadre vide

Aucune passion ne m'a jamais effleurée
je me suis arrêtée inerte
au bord des jours.
Ma vie est un cadre vide.

Quand l'heure arrivera
je prierai le Seigneur
de ne pas me renvoyer sur terre
où je retrouverais la même présence au monde.
___________________________________________
Bruno Rombi

Peut-être

Peut-être que dans le reflet solaire
sur l'eau tremblante
il y a le sens de notre vie
qui nous éclaire par moments.
Mais nous fermons les yeux
au miracle de la lumière
en niant l'évidence
de notre regard.
___________________________________________
Guido Zavanone

Les couleurs du monde

Je suis la nuit toute la nuit
qui fonde les couleurs du monde,
qui tient dans ses bras
le corps inanimé du jour.

Tout le jour je suis le jour
qui renaît et qui brille
en jouant avec les ombres
et revient en tremblant
le long de la nuit

Et toi, tu es ma vie
qui aime et ne retient pas
le vacillement de la lumière
quand elle s'éteint.



POEMA NECESSÁRIO / 49
11 décembre 2005

Cecília Meireles

Pour que l'écriture soit lisible

Pour que l'écriture soit lisible,
il est nécessaire de disposer des instruments,
de se doter du tour de main,
connaître tous les caractères.
Mais pour commencer dire
quelque chose qui vaille la peine,
il est nécessaire de pénétrer tous les sens
de tous les caractères,
et d'expérimenter en son for intérieur
toutes les significations
et d'avoir observé le monde
et l'au-delà du monde
et de tirer profit de toutes ces études.
 

Que jamais la douleur ne soit

Que jamais la douleur ne soit
cultivée vicieusement
pour se changer soudain en vers
cette fausse intention de l'art.

Mais que l'art, pour accomplir son destin,
par la force du rêve ou du tourment
se transmute un moment donné
en chose divine, immense et singulière...

Cecília Meireles est une poète brésilienne



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