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Sommaire du Carnet de Route:
01-
Paris-Pékin
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1 er jour (23
février): Paris-Pékin
Départ de Paris Charles-de-Gaulle en fin de journée. Après avoir cédé ma place deux fois, pour ne pas séparer des personnes qui désiraient voyager ensemble, je m'installe à côté d'un couple de notre groupe. Au hasard de la conversation, j'apprends que mes voisins ont déjà visité le Yunnan, il y a plusieurs années, avant le tremblement de terre qui détruisit Dayan, l'ancienne Lijiang. Plus tard, au cours du voyage, ils me feront part de leur étonnement désappointé en revoyant cette ville, à la télévision; ils ne la reconnaissent plus; les grandes roues à l'entrée de la cité n'existaient pas lorsqu'ils la visitèrent, pas plus que les auberges installées au long des canaux. Je pensais que Dayan avait été reconstruite à l'identique; je m'étais trompé; je n'en garde pas moins un excellent souvenir de mon passage en ses murs, sur le chemin de mon premier voyage au Tibet. Comme nous voyageons de nuit, il ne faut pas
compter voir le paysage; la proximité d'un hublot est donc totalement
inutile; cela tombe bien puisque je me trouve sur un couloir. Le vol se
passe sans incident notable, mise à part la fraîcheur discutable
des crevettes au menu de notre repas; elles m'occasionneront quelques problèmes
intestinaux; je m'en consolerai en apprenant que je ne suis pas le seul.
J'atteindrai Pékin plus fatigué qu'à l'ordinaire et
passablement courbaturé. Comme nous nous rendons dans un pays en
proie à la grippe aviaire, on nous a distribué un document
énumérant un certain nombre de conseils; heureusement, nous
n'aurons pas à nous en servir.
2 ème jour (24 février): Pékin - (Les photos sont ici ) Me revoici donc de nouveau à Pékin. Les arbres privés de leurs feuilles donnent au chemin qui conduit de l'aéroport à la ville un petit air tristounet que je ne lui connaissais pas: les autres fois, je suis venu au printemps. Notre séjour dans la capitale de la Chine sera très bref puisque nous partons demain pour Xining, au Qinghai. Deux visites sont au programme: celle du Temple des Lamas, que je connais déjà et celle du Musée National d'Histoire de la Chine que je me propose de parcourir avec intérêt. Las, le musée est fermé pour le moment et sa visite sera remplacée par celle du Musée de la Ville de Pékin; c'est une première déconvenue sans grande importance. Le Temple des Lamas est le plus important ensemble
bouddhiste tibétain de Pékin. Situé au nord-est de
la ville, il se trouve à proximité du temple de Confucius
(KongMiao) et de l'autel de la Terre (Gong Yuan). Il est malheureusement
également proche d'une voie à grande circulation surélevée
qui l'écrase quelque peu, vu de l'extérieur. Construit en
1694, il fut d'abord la résidence du prince mandchou qui devait
devenir l'empereur Yongzheng (1722-1735), avant son accession au trône.
Ce prince, né en 1678, était le quatrième fils de
l'empereur Kangxi à qui il succéda.
En 1725, Yongzheng divisa en deux parties l'ensemble architectural du temple dont les bâtiments furent recouverts de tuiles jaunes, couleur de l'empereur; l'une des parties, qui continua à être un palais, fut appelée "Yonghegong", c'est-à-dire le Palais de l'Harmonie et de la Paix; l'autre partie devint la siège central des Huangjiao, un ordre bouddhiste tibétain d'origine mongole, dirigé par une relation de l'empereur. En 1744, l'empereur Qian Long en fit une lamaserie. Les principaux édifices, construits le long d'un axe central, sont: le Pavillon de la Porte Yonghe, le Pavillon de l'Harmonie et de la Paix, le Pavillon Yong You, le Pavillon de la Roue du Dharma (Falundian), le Pavillon des Dix-Mille Bonheurs (Wanfuge) et le Pavillon Suicheng Lou. D'autres édifices flanquent les côtés; ce sont: le Pavillon de l'Est, le Pavillon de l'Ouest, le Pavillon de la Médecine, le Pavillon Shilun, le Pavillon de l'ésotérisme et le Pavillon de l'exotérique. Devant les édifices se dressent trois arches et derrière eux des salles d'exposition; entre les trois arches et l'entrée proprement dite s'étend une large allée bordée d'arbres. La construction du Temple des Lamas allie les styles mandchou, han, tibétain et mongol en un ensemble particulièrement réussi. Dans chaque pavillon, on rencontre des statues bouddhistes, des tankas (tangkas ou thangkas) et des reliques culturelles. Les trois pièces les plus célèbres sont: la Niche du Bouddha, la Montagne des 500 Arhats et la statue du Grand Bouddha Maitreya; la Niche du Bouddha a été sculptée dans un bois précieux chinois (phoebe nanmu); la Montagne aux 500 Arhats, du Pavillon de la Roue du Dharma, a été sculptée dans du bois de santal rouge et les 500 arhats sont d'or, d'argent, de cuivre, de fer et d'étain; la statue du Bouddha de l'Avenir (Maitreya), du Pavillon des Dix-Mille Bonheurs, mesure 18 mètres de haut, sans compter les 8 mètres situés sous le sol; il a été sculpté dans un tronc unique de bois de santal blanc; en 1990, cette statue a été inscrite dans le Livre Guiness des Records mondiaux. Pendant la période d'instabilité
qui suivit la chute de la monarchie, Le Temple des Lamas fut laissé
à peu près à l'abandon. Après la fondation
de la République Populaire de Chine, le gouvernement alloua d'importante
somme pour sa rénovation et son entretien; à plusieurs reprises
des dirigeants le visitèrent. En 1961, il fut inscrit sur la liste
des monuments dignes d'être préservés. Au cours des
années agitées de la Révolution Culturelle, entre
1966 et 1976, il fut sauvé de la destruction par les soins du Premier
ministre Chou En-lai. Il fut rouvert au public en 1981. Le temple des Lamas
est encore aujourd'hui un lieu du culte. Le calme qui règne dans
les allées est propice à la méditation. Mais il ne
compte plus que quelques dizaines de moines.
Comme nous arrivons par la voie à grande circulation à laquelle j'ai fait allusion plus haut, au lieu de venir, comme lors de ma première visite, via le vieux quartier qui subsiste face à l'entrée du temple, je suis quelque peu désorienté et je ne reconnais pas les lieux. Je m'y retrouve une fois devant les trois arches, bien que, en sept ans, plusieurs choses aient changé au détriment du pittoresque. La rue qui passe devant le temple me semble plus large et, si les lanternes rouges y sont toujours nombreuses devant les boutiques, celles-ci paraissent avoir été rénovées. Mais peut-être ma mémoire n'est-elle pas fidèle. A l'intérieur, si je reconnais bien les poubelles en céramique qui sont presque des oeuvres d'art, il me semble aussi observer quelques modifications. Le panneau sur lequel est résumée l'histoire du temple me paraît plus grand et placé plus haut qu'il y a sept ans. Au-dessus de la porte d'entrée, je note la présence d'une plaque à fond bleu sur laquelle se détache, en lettres dorées légèrement défraîchies, un texte, que je ne comprends pas, répété en quatre langues, sans doute en chinois, mongol, tibétain et mandchou. Nous visitons successivement plusieurs pavillons à l'intérieur desquels les photographies sont interdites, comme c'est presque toujours le cas dans les lieux du culte en Chine. Nous voici devant le Pavillon des Mathématiques, dans lequel trône Tsongkapa, fondateur de l'école gelugpa; cet édifice fut achevé en 1744; les moines, lit-on en anglais sur une plaque de cuivre, y apprenaient l'astronomie au moyen d'instruments. En fait, renseignement pris, plutôt que de mathématiques, il s'agissait de calculs astrologiques; comme souvent, la traduction chinoise des textes tibétains s'avère plus que libre et elle ne s'améliore pas en passant en anglais. Après avoir franchi une terrasse, nous nous retrouvons, de l'autre côté, devant un pavillon qui est, je crois, celui de la médecine. Notre visite se poursuit, puis nous regagnons la sortie en suivant l'allée monumentale par laquelle nous avons pénétré dans le temple. Chemin faisant, notre accompagnateur nous dispense quelques informations sur la Chine et sur ses rapports avec le Tibet. Les empereurs mandchous s'étaient improvisés chefs des Chinois adeptes du bouddhisme tibétain, mais ils restaient discrets à cet égard, afin de ne pas indisposer les partisans des autres religions, musulmans, bouddhistes d'autres rites, taoïstes, confucianistes.... L'Amdo, où nous nous rendrons demain, ne fut conquis que tardivement par le Tibet et la Chine n'admit cette conquête qu'à partir du 8ème siècle (783); au 18ème siècle, cette région fut rattachée à la Chine. Si les empereurs, de la dynastie mongole à la dynastie mandchoue, respectèrent la religion tibétaine, ils ne ménagèrent pas leurs efforts pour imposer leur suzeraineté au Royaume des Neiges; leurs rapports avec les autorités de ce pays ne furent pas exempts de conflits. Avant notre époque, plusieurs Dalaï lamas, le 6ème, le 7ème et le 13ème, furent destitués ou durent s'exiler par suite de l'hostilité affichée par les empereurs chinois à leur égard; on pense même que le 6ème Dalaï lama fut tué. Le 6ème Panchen lama (ou Panchem lama), auteur d'un ouvrage sur le chemin qui mène au royaume mythique de Shambala, dans lequel il avait incorporé ses connaissances sur la géographie de l'Asie, se trouvait être, au 18ème siècle, le personnage principal de l'école dominante des Gelugpa; il rêvait de jouer un rôle diplomatique important dans la partie qui se jouaient entre la Chine et les puissances européennes (Angleterre et Russie) qui commençaient à s'intéresser au Tibet; un Britannique, Bogle, avait été envoyé auprès de lui par le gouverneur de l'Inde, Warren Hastings, dans l'espoir de l'ouverture d'une route commerciale entre le Tibet et l'Inde; cette initiative n'avait pas rencontré le succès espéré; mais elle n'en avait pas moins soulevé de l'inquiétude de Pékin; le Panchen lama avait été fermement invité à se rendre à la cour; il y vint pour y mourir, de maladie selon les sources officielles, et d'une mort qui ne fut pas tout à fait naturelle, selon les personnes soupçonneuses. Les difficultés rencontrées par les dirigeants tibétains avec les gouvernants chinois ne datent donc pas de l'arrivée au pouvoir de Mao Tsé Toung, ce qui est nouveau, c'est que le régime communiste, athée militant, s'en prit non seulement aux personnes mais aussi à la religion. Aujourd'hui, il existe deux Panchen lamas: celui des autorités de Pékin et celui du Dalaï lama; le second est en résidence surveillée, à Lanzhou ou dans ses environs, pense-t-on. Il y a aussi deux Karmapas: l'un reconnu par le Dalaï lama et Pékin, l'autre par des dissidents en exil; d'après notre accompagnateur, cette question devrait bientôt être résolue par l'effacement du second. L'existence de plusieurs hiérarques n'est pas chose nouvelle; dans le passé, il y a déjà eu deux Dalaï lamas et deux Karmapas; mais, aujourd'hui, les oppositions s'intègrent dans les stratégies politiques respectives du gouvernement chinois et des Tibétains en exil. Dans la Chine d'aujourd'hui, la police et l'armée, jouent un rôle économique de premier plan; ces deux institutions possèdent non seulement un vaste parc immobilier mais elles gèrent aussi de nombreuses entreprises. Nous regagnons notre bus et j'en profite pour acheter un lot de cartes postales à un marchand ambulant dans la rue. Après un trajet point trop long, à travers la circulation pékinoise, nous nous arrêtons devant le Musée de la Ville. L'édifice qui l'abrite est moderne: verre et acier. Dans un vaste hall, très haut de plafond, une énorme truie blanche accompagnée de ses gorets nous accueille; le groupe de la mère et de ses enfants sourit, pour autant qu'un cochon puisse le faire; il ressort sur un grand tissu rouge qui orne le mur face à l'entrée. L'année qui vient de commencer est celle du cochon, ce qui explique la présence incongrue de cet animal dans un musée; nous aurons l'occasion de le revoir plusieurs fois. Les salles de ce musée, relativement modeste, fournissent quelques aperçus concernant l'histoire de Pékin et de la région qui l'entoure, depuis l'époque préhistorique jusqu'à nos jours. Divers objets et documents sont exposés sous des vitrines; une salle est consacrée à l'ancien Pékin représenté sur une maquette; dans une autre salle, des vidéos apportent des informations complémentaires. Je note la présence d'éléments qui me sont familiers car je les ai déjà rencontrés en étudiant l'histoire de Chine. Je m'arrête un instant devant un bloc de pierre frappé d'une croix nestorienne; elle jouxte la photo d'une ancienne église de cette religion chrétienne qui eut son heure de gloire en Chine. Plus loin un tableau reproduit l'arrivée le l'ambassadeur anglais George Maccartney auprès de l'empereur mandchou Qianlong, en 1793; cette ambassade ne rencontra pas le succès espéré et l'empereur de Chine renvoya dans son île l'envoyé du cabinet britannique, avec une lettre destinée au roi George III dans laquelle figurent ces mots qui résument parfaitement l'état d'esprit du Fils du Ciel à cette époque: "L'Empire céleste, qui règne à l'intérieur des quatre mers, s'attache simplement à conduire comme il convient les affaires du gouvernement... Nous n'avons jamais fait grand cas des produits indigènes, ni n'avons jamais eu le moindre besoin des produits fabriqués dans votre pays. En ce qui concerne le séjour d'un émissaire permanent dans la capitale, nous sommes donc convaincus, Majesté, que s'il n'est pas conforme aux règlements de l'Empire céleste, il ne présente pas non plus d'avantage pour votre pays... " Les derniers documents retracent évidemment les événements des deux révolutions, celle de Sun Yat Sen et celle de Mao, en exhibant des documents d'époque relatifs à des faits qui se produisirent dans la capitale. Ce musée contient également une statue en céramique qui mérite l'attention. Il s'agit d'une représentation de Yunashi Tianzun connu comme l'Être Suprême des taoïstes et le créateur de l'univers. Afin de symboliser l'état du monde avant la création, ce personnage est représenté avec une main levée et l'autre dans une position laissant supposer qu'elle doit supporter un fardeau. Cette statue assise n'en est pas moins empreinte de sérénité, malgré son caractère massif. Elle constitue un exemple classique des poteries en terre vernie typiques du milieu et de la fin de la période des Ming. A la réception de l'hôtel, il
me faudra attendre longtemps avant le retour du caissier pour pouvoir changer
mon argent. Demain, nous serons à Xining et l'opération sera
là-bas plus difficile. Je me rends au restaurant lorsque le dîner
est déjà presque terminé; mais cela n'a pas d'importance
car je n'ai pas encore digéré complètement les crevettes
servies la nuit précédente dans l'avion; je me contente donc
du désert: quelques tranches de pastèques.
3 ème jour (25 février): Xining - (Les photos sont ici ) Après une nuit de récupération, je me lève de bonne heure pour aller prendre mon petit déjeuner. La salle de restaurant est comble et je dois me contenter de commencer à savourer les fruits de mon assiette le coude appuyé à un comptoir; une serveuse compatissante finit par venir me chercher pour m'installer à une table, en compagnie de trois étrangères blanches au long nez dont je ne comprends pas le patois. J'achève confortablement mon déjeuner agrémenté d'un café point trop fort dans le style de ceux que l'on boit en Amérique du nord. A la sortie, je suis gratifié généreusement d'une bouteille d'eau minérale, comme les autres convives. En route pour l'aéroport, nous passons devant les vestiges des remparts de l'époque des Ming, puis devant l'observatoire astronomique des jésuites; il est reconnaissable aux instruments encore exposés sur la terrasse qui lui sert de toit. Ces religieux jouèrent un rôle important à la cour mandchoue; ils réorganisèrent notamment l'artillerie impériale; malheureusement des religieux d'autres ordres, jaloux de leur succès, intriguèrent à Rome; le pape fit preuve d'intransigeance dogmatique en exigeant que les convertis renoncent à leurs traditions; l'empereur de Chine s'indigna d'une telle exigence; les religieux européens furent invités à quitter le territoire chinois et la tentative d'évangélisation échoua, malgré le bénéfice que la Chine avait retiré des transferts de technologies consentis par les pères. A l'aéroport, le contrôle est
relativement strict; après le passage sous le portique, bien des
passagers doivent grimper sur une petite estrade pour se prêter à
un examen plus approfondi; ma bouteille d'eau est débouchée
et soigneusement reniflée par la préposée, afin de
s'assurer qu'elle ne contient pas d'alcool.
Le vol se déroule sans encombre. Nous survolons une région montagneuse, puis un paysage de steppe, où des lacs de lait, sans doute gelés, jettent une couleur claire, au milieu de la terre ocre; je crois identifier des lacs salés du désert de l'Ourdos, mais je n'en mettrais pas ma main au feu. Un fleuve assez large, semble-t-il exempt de glace, serpente sous l'appareil. De nouvelles montagnes apparaissent, sans doute plus hautes; leurs sommets sont saupoudrés de neige; au fond des vallées, les rivières gelées tracent de minces liserés blancs. Des villages se tassent dans le fond des dépressions. Les montagnes aiguës cèdent la place à des croupes plus onduleuses de couleur rougeâtres dont les pentes sont, par endroits, tavelées de trous causés probablement par des effondrements. Voici maintenant un canyon aux falaises abruptes. Nous approchons de notre destination; les maisons aux toits en terrasse et les accidents du terrain se distinguent plus nettement; on aperçoit sur la droite, une sorte de temple creusé dans une falaise. Nous sommes au Qinghai, en Amdo. L'Amdo, ou Pays de l'Oignon, est une des provinces du Tibet historique. Cependant, les Tibétains n'y arrivèrent que tardivement; certes, Songtsen Gampo vainquit les tribus qui vivaient au bord du lac Kokonor, mais la Chine ne reconnut la souveraineté du Royaume des Neiges sur la région qu'au 8ème siècle, comme on l'a dit plus haut. Plus tard, cette région fut conquise par les Mongols qui la dominèrent pendant plusieurs siècles, puis les Tangoutes y arrivèrent et enfin des commerçants arabes, venus par la Route de la Soie, s'y installèrent. Il en résulte que la population est aujourd'hui très mêlée et que, si une grande partie d'entre elle est adepte du bouddhisme tibétain, on ne saurait la considérer dans son ensemble comme tibétaine au plan ethnique. La région fut rattachée à la Chine au 18ème siècle, lors de la création de la province du Qinghai qui en reçut une partie, une autre revenant au Gansu. Le Qinghai occupe une large part du plateau tibétain et son altitude moyenne avoisine les 3000 mètres. Des montagnes couvertes de neige y forment des barrières naturelles et des centaines de rivières, gelées une partie de l'année, le sillonnent. Le lac Kokonor, qui y est situé, est le plus vaste lac salé de Chine; d'autres étendues d'eau, douce ou salée, s'y trouvent; on a pu dire, qu'autour du Kokonor, se sont rencontrées, pour le meilleur et le pire, les trois nations: la chinoise, la mongole et la tibétaine, qui allaient adopter le bouddhisme comme religion. Le Qinghai fut traversé par les Qiang pendant leur migration depuis l'Asie centrale; nombre d'entre eux s'y établirent et se mêlèrent aux tribus nomades locales, longtemps avant l'arrivée des Tibétains; aujourd'hui, la province compte une douzaine d'ethnies différentes dont les Hui (musulmans chinois), les Mongols, les Tu, les Han et les Tibétains; ces derniers représentent environ le quart d'une population de 5 millions d'habitants et ils n'ont probablement jamais été majoritaires. Le Qinghai, depuis toujours considéré comme une province hors normes, voit ses frontières régulièrement contestées. L'histoire moderne de la province commença en 1727, lorsque la famille d'origine musulmane Ma parvint à imposer son hégémonie; en 1950, le dernier représentant de cette famille, Ma Bufeng, fut évincé du pouvoir par les troupes communistes. La superficie du Qinghai en fait la quatrième province de Chine. On y élève des chevaux, des moutons et des yaks; le climat et la topographie y sont extrêmes; la vie y est rude. Sur la route de l'aéroport à
Xining, capitale de la province, le paysage n'est guère engageant.
Il est vrai que nous sommes en hiver et que la végétation
est absente; les champs et les arbres sont nus. L'apparence des agglomérations
traversées, comme celle des faubourgs de la ville, ne respire pas
la prospérité.
A Xining (2275m d'altitude), nous logeons à l'hôtel Qinghai au confort irréprochable. L'environnement, cependant, tel que je le vois de ma fenêtre, n'est pas folichon; ce ne sont que des barres d'immeubles modernes, type H.L.M. surmontées par des tours et des cheminées d'où sort un panache de fumée blanche. Malgré des conditions de vie difficile et une économie relativement peu développée, la capitale du Qinghai cherche manifestement à s'étendre et à se moderniser. Elle compte près de 780000 habitants. Son climat est continental, sans écarts de température excessifs. A proximité s'élèvent plusieurs monastères réputés qui attirent le tourisme: Kumbum, Gonlung, Drotsang, ainsi que le site néolithique de Liuwan. Notre première visite est pour la mosquée. La Grande Mosquée de Xining (Dongguan quingzhen dasi) a été construite sous les Ming (1368-1644), pendant la douzième année du règne de l'empereur Hongwu, le premier de la dynastie; elle est non seulement le plus ancien édifice religieux de la ville mais également une des mosquées les plus importantes du nord-ouest de la Chine. Les musulmans chinois, les Hui, reconnaissables à la toque blanche que portent les hommes, sont une des minorités les plus nombreuses et les plus actives de Xining; commerçants par tradition, puisqu'ils sont supposés être les descendants des marchands arabes de la Route de la Soie, ils tiennent les transports de marchandises et possèdent les meilleures terres de la région. La mosquée ne révèle cependant pas grand chose de remarquable; c'est un ensemble d'édifices mélangeant les styles: bâtiments en forme de temples chinois, boiseries de style tibétain, coupole et minarets classiques; les minarets, autrefois interdits*, sont permis depuis 1915; on remarque la présence, sur le bâtiment central, qui s'élève de l'autre côté de la cour par rapport à l'entrée, de cylindres dorés semblables à ceux qui se dressent sur les temples tibétains, concession de l'islam à l'architecture bouddhiste; la salle située sous la coupole peut contenir jusqu'à 10000 fidèles; la mosquée est le centre d'éducation musulmane principal de la province. Si les autorités communistes chassèrent le seigneur de la guerre Ma Bufeng, elles n'en respectèrent pas moins les Hui qui, bien organisés, étaient susceptibles d'offrir une résistance importante à leur autorité. *Peut-être parce qu'ils sont considérés par les croyants comme les phares de la guerre sainte (djihad); pour cette raison, on envisage, en Suisse, un référendum pour les prohiber sur le territoire de la Confédération (mai 2007). Notre seconde visite est pour le temple bouddhiste tibétain Tsang, Yo, Mar. Sur le chemin, nous remarquons une croix placée en haut d'un bâtiment: c'est une église chrétienne qui est venue se perdre là. Le temple étant en travaux, nous sommes déroutés sur une seconde entrée, de l'autre côté du pâté de maisons; là, on nous conseille de revenir sur nos pas et, finalement, nous pénétrons par la première entrée. Ce temple, de construction récente, est consacré à trois moines qui vinrent dans la région au 10ème siècle, via l'Asie centrale, peut-être en provenance du Tibet central où le bouddhisme était en perte de vitesse depuis le règne de Langdarma. Ils furent à l'origine de la renaissance de cette religion, à peu près au même moment où d'autres personnes la relançait au Guge, à l'ouest du Tibet. Le temple, de dimension modeste, ne constitue réellement qu'une entrée en matière. Il est flanqué d'une maison de style tibétain, dans la construction de laquelle le bois ouvragé tient une place importante. Les draperies de la façade du temple me paraissent plus colorées que celles du Tibet central, généralement blanches et noires ou bleues; les fenêtres, cernées de trapèzes noirs, et le dessous du toit, brun foncé, sont traditionnels; un sommet en forme de pagode surmonte la terrasse, mais ce détail, inspiré de l'architecture chinoise, est assez fréquent dans les constructions tibétaines; hélas, la modernité fait son apparition dans cette ensemble sous les espèces d'une grande baie vitrée qui ferme l'accès à l'intérieur du temple. Une halte dans la cour offre à notre accompagnateur l'occasion de nous fournir quelques informations sur l'histoire du Tibet. S'il faut en croire les découvertes réalisées dans les sépultures, le nomadisme y serait postérieur à la sédentarisation; il aurait été provoqué par la désertification progressive de la région qui aurait rendu les terres impropres à la culture; ce processus serait en cours depuis la dernière glaciation; au cours de notre voyage, nous aurons, à plusieurs reprises, l'occasion de découvrir sur les collines les champs en terrasses abandonnés, par suite du changement climatique. L'habitude prise par les Ming de se pourvoir en chevaux au Tibet aurait aussi contribué à accentuer l'activité d'élevage au détriment des cultures vivrières. Il est difficile de dater les faits survenus au Tibet: les sources tibétaines actuellement disponibles sont très sommaires et les sources chinoises sont peu précises; compte tenu des distances, les événements n'étaient connus en Chine qu'avec beaucoup de retard et ils étaient souvent notés comme s'étant produits au moment où l'on en avait eu connaissance. Notre troisième visite est pour le marché en plein air. Au rayon tissus, on remarque de très beaux cerfs-volants, artistiquement décorés de visages chinois, plus ou moins grimaçants; un peu plus loin, scène fréquente en Chine, des joueurs se livrent à une partie de billard sur le trottoir. Puis nous passons devant un temple bouddhiste tibétain où nous jetons un coup d'oeil; j'y remarque des xylographies rouges sur fond jaunâtre. C'est maintenant le coin des fruits et légumes; le marché est bien fourni et les fruits tropicaux y abondent; je note la présence d'ananas, de mandarines, de mangues, de pastèques, de pamplemousses... je n'aurais pas imaginé en rencontrer autant dans cette région; il y a aussi des fraises. Mes lectures me reviennent en mémoire; au 10ème siècle, dans les rituels bonpos, on utilisait du vin de raisin, du vin de blé, du vin de riz et du vin de miel; au 14ème siècle, on fabriquait du vin de raisin au Kham; au 18ème siècle, les jésuites de Lhassa utilisaient le raisin du Dagpo pour fabriquer leur vin de messe, mais les Tibétains semblaient ne plus savoir fabriquer ce breuvage; à la même époque, on trouvait la grenade, la pêche, la prune et la pastèque à Batang, Chaya, Negenda et Chunggye, au sud de Lhassa; on cultivait également du raisin blanc à Batang, des noix à Ngenda et à Chunggye, avec du bambou sur ce dernier site; à l'époque moderne le miel se trouve encore au Powo et au Kongpo; le Nagri est célèbre pour ses jujubes et ses abricots, le Yarlung pour ses pommes et ses poires; si le Dagpo se distingue pour ses raisins, qui se consomment maintenant secs, ses noix, ses pêches, ses petites pommes, ses bons pâturages et ses chevaux, on y rencontre aussi l'arbrisseau daphné, dont les fibres servent à confectionner le papier tibétain, des genévriers et des pins dont la résine fournit une colle réputée; le Kongpo produit la cannelle épaisse et le bambou, dont on mange les pousses; le Powo est célèbre pour ses bambous et ses épices et sur les montagnes des marches sino-tibétaines la cueillette des herbes médicinales joue un rôle important; bref, l'agriculture tibétaine ne manque pas de ressources. Plus loin des étalages d'épices exhibent plusieurs variétés de condiments, dont des piments rouges entiers ou moulus. Voici des aubergines rondes qui en côtoient d'autres en forme de matraque, des oignons blancs, des choux, de gros champignons au chapeau brun, aux lamelles blanches; puis des oeufs conservés dans une sorte de sciure, à l'intérieur noir peu ragoûtant, sans doute immangeables et qui seront pourtant mangés; des boules de pain blanches cuisent sur des fourneaux qui ressemblent à de vieux bidons cylindriques posés sur leur fond; de la viande peu appétissante, pend à portée des mouches; je pense que les bouchers doivent être musulmans, puisque le bouddhisme interdit de tuer les animaux... Après le dîner, notre accompagnateur nous gratifie d'une première conférence sur l'histoire du Tibet en général et de l'Amdo en particulier. Fatigué, je somnole quelque peu, dans le confortable fauteuil où je me suis assis, et n'écoute que d'une oreille distraite l'intervention pourtant fort intéressante; la plupart des informations dispensées me sont déjà peu ou prou connues, sauf ajustements sur des points de détail. Le Dalaï lama actuel, natif de l'Amdo, a vu le jour en terre chinoise, et il a fallu payer une somme énorme pour que le seigneur de la guerre qui régnait alors sur la région, Ma Bufeng, le laisse regagner Lhassa; cette anecdote figure, avec d'autres, dans la chronologie que j'ai reconstituée à l'occasion de mes précédents voyages. Parmi les sites intéressants à
visiter, que nous n'aurons pas le temps de voir, dans les environs de Xining,
citons: la réserve naturelle de Mengda, à 110 km au sud-ouest
de la ville; le temple taoïste de la Montagne du Nord, datant du 7ème
siècle; le temple Qutan, construit sous les Ming, en 1387, qui bénéficie
de la protection de l'État chinois, comme étant l'un des
plus importants temples bouddhistes du pays; et enfin, le lac salé
Kokonor ou Qinghai, déjà nommé,
situé à l'ouest de la ville.
4 ème jour (26 février): Kumbum - (Les photos sont ici ) Levé de bonne heure, je descends aux aurores prendre mon petit-déjeuner. Je me dirige vers la salle de restaurant du premier étage qui nous a été indiquée la veille; tout est fermé. Je me rends à la réception où l'on m'indique, avec force gestes, la direction d'un couloir au rez-de-chaussée. Là, toujours rien, mais une employée me renvoie au premier étage où j'arrive juste pour voir s'ouvrir la porte du restaurant. Premier arrivé, je peux choisir ma place et les mets qui me conviennent; je laisse de côté légumes, soupe et viandes à la chinoise et me contente de fruits, de pâtisseries et de thé, car je ne parviens pas à trouver le café; des serveuses, plus ou moins jolies mais gracieuses, m'apportent, sans le leur demander, ce qu'elles pensent pouvoir m'être utile. J'ai déjà fini lorsque deux autres personnes du groupe font leur apparition dans la pièce. Je retourne à la réception et vérifie que ma valise figure bien dans le lots des bagages qui viennent d'être descendus. J'ai lu quelque part qu'un camp de déportation a été autrefois ouvert dans la région de Xining. Je pose la question à notre accompagnateur. Il me réponds qu'effectivement des installations pénitentiaires ont bien existé, mais pas vers Xining; elles étaient situées au-delà du lac Kokonor, dans une région plus désolée; il pense qu'elles sont aujourd'hui rasées; les Chinois font disparaître les traces d'un passé qu'ils préfèrent ne pas évoquer. Nous prenons la route en direction de Kumbum, à 26 km au sud de la cité; c'est l'un des six monastères les plus renommés de l'école des Gelugpa (coiffes jaunes), avec Ganden, Sera, Drepung, Tashilunpo et Labrang. Construit sous la 39ème année du règne de l'empereur Jiajing, de la dynastie des Ming, en 1560, il s'élève à environ 2600 mètres d'altitude, à l'endroit où le réformateur Tsongkapa (1357-1419), fondateur de l'école, est supposé être né. Deux disciples de Tsongkapa, originaires de la région, s'illustrèrent en devenant l'un Dalaï lama et l'autre Panchen lama. Outre d'autres causes de déprédations, naturelles ou non, les édifices eurent à subir les effets d'un tremblement de terre en 1990; les dégâts ont été restaurés depuis. Sur la route, avant d'arriver à notre destination, nous longeons un lac entièrement recouvert de glace qui occupe le fond d'une dépression entourée de montagnes. J'ai lu quelque part que le site de Kumbum a été défiguré par le mercantilisme des Chinois. En Asie, comme ailleurs, le tourisme attire le commerce et, avant de jeter la pierre aux autres, certains de nos compatriotes feraient bien de s'interroger sur les innombrables boutiques qui transforment trop souvent nos sanctuaires occidentaux en caverne d'Ali Baba, pour ne pas dire plus. L'accès au monastère de Kumbum s'effectue par un portique monumental fermé par un portail de fer grillagé; ce dernier est tout juste entrebâillé et nous devons nous faufiler entre les battants. Le monastère est situé dans une vallée dominée par des collines relativement élevées. Sur leurs crêtes, on distingue de nombreux drapeaux de prière agités par le vent, parmi quelques arbres pour le moment dépouillés de leur feuillage, essentiellement des cèdres et des genévriers, s'il faut en croire la documentation de l'agence de voyage. Avant de commencer la visite, notre guide nous fournit quelques explications sur la vaste esplanade qui s'ouvre devant l'immense complexe monastique, lequel s'étend sur une quarantaine d'hectares et abritait autrefois quelques deux mille moines. Les Chinois n'aiment pas les arbres; un arbre est déjà un bosquet, deux arbres un bois et trois arbres une forêt profonde où des brigands peuvent se cacher. Leurs détracteurs affirment qu'ils ont déboisé à tout va les forêts qui recouvraient autrefois certaines pentes du Tibet; je ne sais pas si c'est exact, mais si ça l'est, il faut nuancer cette affirmation car de nombreuses plantations, que nous verrons au bord des routes, attestent d'une évidente volonté de reboisement. Tsongkapa fut un des plus importants érudits de l'histoire du bouddhisme; il rédigea plus de 10000 pages de commentaires des auteurs classiques; parmi ses oeuvres majeures, on peut citer le Lamrim Chenmo, une relation claire et détaillée des étapes du chemin qui conduit à l'Éveil; il écrivit cet ouvrage après une vision prophétique d'un mois au monastère de Radreng, dans le sud du Tibet; cette vision fut la conséquence d'une prière employée depuis longtemps par les lamas pour préparer leurs élèves aux enseignements secrets du bouddhisme: la Montagne des Bénédictions; Tsongkapa entreprit la gageure de condenser ses vastes connaissances dans un poème écrit pour un de ses disciples favoris: Les Trois Chemins de l'Éveil; il fonda le monastère de Ganden et fut à l'origine du grand festival du Monlam Chenmo. Sans qu'il l'eût vraiment cherché, sa renommée fut récupérée à des fins politiques; le pouvoir des Phagmodrou, qui venaient de supplanter les Sakyapa, en 1358, n'était pas encore fermement établi, dans leur capitale fortifiée de Neoudong Tse; par ailleurs, les Ming, successeurs chinois des empereurs mongols, rêvaient de rétablir leur tutelle sur le Tibet en s'appuyant sur les Karmapa; la fondation d'une nouvelle école religieuse, qui devait ultérieurement s'imposer avec l'appui des Mongols, constituait donc un atout dans les luttes pour le pouvoir qui se déroulaient sur les hauts plateaux. Le monastère de Kumbum fut construit par les Ming, qui en firent d'emblée, non sans arrières-pensées politiques, un monastère impérial; à cette époque, les populations de l'Amdo étaient déjà très composites: Mongols, Tibétains et Chinois s'y mêlaient à d'autres ethnies minoritaires; les édifices en ont gardé la trace: on y retrouve des influences chinoises (toiture en forme de pagode) et mongoles (murs de briques) alliées au style tibétain; les vestiges d'influences mongoles sont d'autant plus intéressants qu'ils sont devenus presque inexistants en Mongolie. Kumbum bénéficia de la bienveillance
des empereurs chinois, des princes mongols qui dominèrent longtemps
la région et des dalaï lamas; ceci explique la richesse architecturale
et picturale du site. Plusieurs personnages de renom le visitèrent.
Au milieu du 19ème siècle, en 1845, les pères Huc
et Gabet, dûment déguisés, s'y arrêtèrent,
sur le chemin de la Mongolie à Lhassa; ils y attendirent pendant
des mois la caravane qui revenait de payer le tribut à Pékin,
chargée de cadeaux de l'empereur de Chine pour le Dalaï lama;
trois mille hommes d'armes l'accompagnaient, ce n'était pas trop
pour se rendre dans la capitale du Tibet, à travers un désert
infesté de brigands; leur long délai d'attente laissa aux
deux Européens tout le loisir d'observer la vie monastique tibétaine;
ils assistèrent à la fête des fleurs de beurre et le
père Huc fut impressionné par la foule des fidèles
venus assister à la cérémonie; il crut discerner dans
le rituel certains traits du christianisme; mais, pour un chrétien,
le bouddhisme ne pouvait qu'être d'inspiration diabolique; le père
s'extasia devant un arbre dont les feuilles portaient des inscriptions
en caractères tibétains supposées se renouveler à
chaque printemps. "Ce nom (celui du monastère) fait allusion
à l'arbre qui, suivant la légende, naquit de la chevelure
de Tsongkhapa, et qui porte un caractère tibétain sur chacune
de ses feuilles… Nos regards se portèrent d'abord avec une avide
curiosité sur les feuilles, et nous fûmes consternés
d'étonnement, en voyant en effet, sur chacune d'elles, des caractères
tibétains très bien formés." Au début du
20ème siècle, ce fut au tour d'Alexandra David-Néel
de s'y rendre, pour y étudier pendant deux ans et demi. Plusieurs
dalaï lamas y séjournèrent; le second 7ème s'y
réfugia, au début du 18ème siècle, avant d'être
définitivement reconnu, après la déposition et la
disparition du 6ème, dans les environs du lac Kokonor, lors de son
transfert auprès de l'empereur de Chine; le 13ème y vécut
pendant un temps, après son retour d'Ourga, en Mongolie, après
l'invasion britannique de 1904; le 14ème Dalaï lama, natif
de l'Amdo, y étudia; des bâtiments destinés à
recevoir les dalaï lamas de passage s'élèvent sur les
flancs de la colline, à droite du complexe monastique.
Nous commençons notre visite. Sur l'esplanade, des pèlerins se livrent à leurs actes de dévotions, se couchant de leur long sur le sol et se relevant alternativement; des sortes de patins de bois, retenus à leurs mains par une bride, protègent ces dernières des aspérités du sol sur lequel elles glissent. On aperçoit également quelques Hui (musulmans chinois), que l'on reconnaît à leur coiffure blanche (ce ne sont pas des pâtissiers!) dont la présence est quelque peu insolite sur un site bouddhiste, mais ne sommes-nous pas chrétiens? Une alignée de huit chortens blancs se dresse en arrière plan. Plus loin, un chorten plus volumineux, flanqué de deux autres plus petit, surmonte ce qui semble être un passage voûté. Je remarque les très belles poutres artistement ouvragées de la toiture d'un bâtiment administratif; tout est en très bon état et paraît être parfaitement entretenu; on croirait ces édifices neufs et peut-être le sont-ils. Mon regard se porte sur un joli brûleur d'offrande en pierre sculptée. Nous pénétrons dans une première cour; la draperie qui tombe sur la façade du pavillon central est décorée d'une licorne bleue sur fond blanc; la galerie qui court au niveau du premier étage, sur les côtés de la cour, s'orne d'animaux naturalisés, dont la tête et les pattes de devant sortent par dessus une balustrade de bois; on reconnaît un cerf, un yak, un bouquetin; ces trophées fleurent quelque peu les religions pré-bouddhiques! Sans doute sommes-nous dans le Petit Pavillon au Toit d'Or (Xiao jinwa si) renommé pour ses animaux naturalisés. Nous voici maintenant à l'endroit où
Tsongkapa est supposé être né; on montre même
la pierre sur laquelle son cordon ombilical a été coupé.
L'ensemble est constitué d'un jardin et d'un temple recouvert de
tuiles vertes, le tout ceint d'un mur; la pierre est située dans
le jardin, face à la porte d'entrée qui s'ouvre dans le mur;
elle est recouverte de monnaie. Notre accompagnateur nous fait part d'une
particularité de la culture tibétaine: un Tibétain
admet facilement qu'une demeure, même construite récemment,
soit la véritable chambre de Tsongkapa et il n'en démordra
pas; je pense que cela s'explique assez facilement; si l'on accepte l'idée
que tout n'est qu'illusion, le symbole vaut évidemment autant que
ce que l'on tient en Occident pour la réalité. Mais en va-t-il
d'ailleurs vraiment différemment chez nous? Les reliques du Christ
et des saints ne sont-elles aussi éparpillées à travers
toute la chrétienté? Combien ne compte-t-on pas de bras et
de jambes de certains d'entre eux? Sans parler des saints suaires multiples,
tous réputés authentiques!
Nous poursuivons notre cheminement à travers les bâtiments. On y croise parfois des moines coiffés d'une casquette à longue visière courbée en forme de gouttière renversée. J'admire, au passage, de très beaux dessous de toits et de superbes moulins à prière en bois peint décorés de lettres tibétaines. Nous voici devant le temple dédié à Tsongkapa, dans lequel s'élève une statue du réformateur, et devant le Grand Pavillon aux Tuiles d'Or. Considéré comme un des édifices les plus prestigieux du monde, le Grand Pavillon aux Tuiles d'Or (Da jinwa si) est situé au coeur du monastère, dont il est le bâtiment principal. Il couvre une superficie de 456 mètres carrés et fut construit en 1379, dans le style de Xishan à trois étages, selon l'architecture des palais chinois. Ses murs sont en briques vernissées vertes et ses toits, recouverts de tuiles de bronze doré, sont ornés de vases d'or, de bannières de victoire et d'animaux en or sur leurs arêtes. Au centre du pavillon, se dresse un chorten d'argent de onze mètres de haut, dans lequel se trouve un arbre de santal blanc qui servirait aujourd'hui de pilier; une statue de Tsongkapa est enchâssée dans ce chorten paré de nombreux bijoux précieux; cette statue se serait formée elle-même et aurait été découverte au pied de l'arbre. On dit, qu'à l'endroit où naquit Tsongkapa, un arbre de l'Éveil poussa grâce aux nectars rouges qui tombèrent sur le sol, quand le cordon ombilical fut tranché; lorsque cet arbre fut coupé, un chorten fut construit pour le recevoir. C'est pourquoi le monastère porte le nom chinois de "Taer Si", ainsi que le père Huc l'a déjà noté. L'arbre en question n'est pas précisément voisin de la pierre sur laquelle le cordon ombilical a été tranché, laquelle, comme on l'a dit, se trouve dans le jardin d'un autre temple, mais qu'importe. A l'extérieur du Pavillon se dresse un autre arbre, à plusieurs troncs, rejetons, croit-on, de l'arbre initial; c'est probablement celui que vit le père Huc, mais on ne saura pas si ses feuilles portent encore des écrits tibétains puisque, en cette saison, il en est dépouillé. Nous accédons ensuite à une vaste cour; les galeries qui l'entourent comportent d'anciens piliers de bois très intéressants; sur l'un des toits, on remarque un trident, probablement la bannière du protecteur du lieu; le bas des édifices me semble davantage tibétain qu'ailleurs, mais les toits sont recouverts de tuiles rondes chinoises. Des degrés les plus élevés de la cour, on jouit d'une très belle vue sur l'ensemble monastique qui s'étend sur l'autre versant de la vallée. N'oublions pas qu'un monastère est également une université. Les études sont plus ou moins longues selon les aptitudes de chacun, mais elles durent toujours de nombreuses années; de plus, au moins pour les plus doués, elles se déroulent dans plusieurs monastères et, sauf exception, s'achèvent à Lhassa, où sont dispensés les grades suprêmes. Le premier collège que nous rencontrons est celui du kalachakra; ce terme appartient au vocabulaire du bouddhisme tibétain, celui du véhicule de diamant; il signifie cycle temporel, ou roue du temps; la tradition du kalachakra tourne autour du concept des cycles: celui des planètes, celui du rythme respiratoire, celui du contrôle des énergies subtiles qui permet d'atteindre l'illumination; le kalachakra contiendrait, déformés, les noms de Mohamed, Moïse, Jésus, Mani, ce qui prouverait, qu'à son apogée, l'empire tibétain, confronté à de nombreuses autres cultures et religions, s'est laissé influencé par elles; à l'intérieur du temple, on remarque des draperies et des tankas très colorés, la sculpture d'un cavalier en beurre de yak ainsi que de nombreuses fleurs fabriquées dans la même matière. Nous passons ensuite dans un autre collège qui paraît avoir été construit récemment; je pense qu'il s'agit de celui de la médecine, mais n'en suis pas certain; le bâtiment principal, rose et brun, flambant neuf, surmonté d'un toit à trois étages, s'élève au bout d'une vaste cour pavée en damier noir et blanc, cloisonnée de murs en pierres sculptées et bordée d'immeubles plus bas aux façades de bois ouvragé; au dessus de l'entrée du bâtiment principal, une frise de lions des neiges, blancs à crinières vertes, court sur les poutres; cet animal fabuleux serait peut-être d'origine chinoise, s'il faut en croire un écrit de Gedun Chompel, dont j'ai lu récemment l'analyse, ce qui reviendrait d'ailleurs à dire qu'il est arrivé d'Iran puisque le lion chinois est d'origine iranienne! Nous visitons ensuite l'Institut du Tantrisme; cet institut est l'un des quatre collèges du monastère de Kumbum; il fut construit en 1649, en respectant le style tibétain: toits plats ornés de bannières de victoire de bronze doré et de vases précieux; à l'intérieur se trouvent la statue de Maitreya, celle de Sakyamuni, et un chorten contenant les restes d'un grand lama; de nombreux manuscrits y ont été recueillis; trois festivals religieux se déroulent chaque année dans ce collège qui décerne aux moines méritant le titre de docteur; les montants du cadre de la porte d'entrée extérieure sont ornés de graphies mongoles et les draperies du bâtiment principal sont décorées de caractères tibétains, noirs sur fond blanc. Le supérieur de Kumbum, Agya Lousang Tubten Juimai Gyatso, a fui l'Amdo en 1998. Le témoignage de ce personnage important de la religion tibétaine est résumé ci-après. Il fut reconnu comme la réincarnation du lama précédent et reçut une éducation religieuse appropriée à la responsabilité qui lui incomberait, celle d'un des principaux dignitaires gelugpas. En 1950, les troupes communistes chinoises pénétrèrent sur le Toit du Monde; la révolution se déroula pacifiquement jusqu'en 1958; à cette date, le régime se durcit; des exactions furent commises; le nombre de monastères diminua fortement; de nombreux moines furent arrêtés et le jeune tulkou, âgé de 8 ans, chassé du monastère, fut recueilli par un vieux moine qui s'occupa de lui; il fut alors contraint de fréquenter l'école chinoise; en 1960, la situation s'améliora, pour se dégrader à nouveau lors de la révolution culturelle, six ans plus tard; ce qui restait des monastères fut démoli, les moines furent obligés de rejoindre la vie laïque et le jeune lama dut travailler dans une ferme de l'Amdo; en 1980, nouveau changement: des représentants du Dalaï lama sont autorisés à se rendre au Tibet, des monastères sont rouverts, le gouvernement central débloque des fonds importants pour reconstruire Kumbum; le processus de désignation, sous l'influence des autorités chinoises, du successeur du 10ème Panchen lama, qu'il révérait, choque profondément Agya Lousang Tubten Juimai Gyatso; entre temps, celui-ci a été membre du comité de l'assemblée politique consultative du peuple de Chine, vice-président de l'assemblée politique consultative du peuple du Qinghai, vice-président de l'association bouddhiste de Chine, président de l'association bouddhiste du Qinghai, vice-président de la ligue des jeunes gens de Chine, vice-président de la ligue des jeunes gens du Qinghai, d'autres promotions l'attendent, mais il refuse d'entériner la nomination du nouveau Panchen lama et il est renvoyé discrètement dans sa province; à partir de 1998, les moines reçoivent une éducation politique, des cours sur le socialisme sont dispensés dans les monastères, les religieux doivent dénoncer les agissements du Dalaï lama, ce qui est évidemment insoutenable pour des croyants; à 50 ans, l'obligation de se consacrer exclusivement à ses devoirs religieux amène le supérieur de Kumbum a quitter un pays où il estime ne plus pouvoir exercer son sacerdoce*. D'après lui, la constitution chinoise reconnaît bien la liberté religieuse mais aucune loi n'existe pour en régler les conditions d'exercice qui sont ainsi soumises à l'arbitraire des autorités. * Le résumé du témoignage du supérieur de Kumbum ne donne aucune information pour expliquer les fluctuations de la politique chinoise et laisse supposer que celle-ci obéit à une sorte de mouvement brownien dirigé par des caprices; il n'en est évidemment rien. Si l'on se rapporte à l'histoire du Tibet, comme à celle de la Chine, on observe que le durcissement de 1958 coïncide avec les difficultés rencontrées suite à la mise en oeuvre de réformes qui ont entraîné, au nord et surtout à l'est du plateau tibétain, un soulèvement armé meurtrier, lequel culminera avec l'exil du Dalaï lama, l'année suivante; quant à la révolution culturelle, ce mouvement fut déclenché par Mao Tsé Toung pour ressaisir le pouvoir qui lui échappait au sein du Parti communiste, à la suite de l'échec du grand bon en avant. Notre visite terminée, nous passons
devant une version sculptée de l'allégorie
de l'entraide que l'on rencontre fréquemment au Tibet: un empilement
d'animaux: un oiseau sur un lapin, lui-même sur un singe qui est
sur le dos d'un éléphant; l'oiseau cueille le fruit d'un
arbre dont le noyau germera pour donner naissance à un nouvel arbre;
c'est donc grâce à l'entraide de ces animaux que l'arbre se
perpétue. Comme nous n'avons pas vu le mur d'exposition du grand
tanka de cérémonie, je demande à notre accompagnateur
où il se trouve; il me répond que je le verrai à gauche,
sur le talus qui borde la route, à la sortie de l'agglomération,
à condition de prêter attention.
Le déjeuner pris, l'après-midi est consacrée à parcourir les 150 kilomètres qui nous séparent de Tongren (Rebkong en tibétain). Nous allons traverser des paysages grandioses, à demi désertiques, mais où l'on aperçoit tout de même, de temps à autres, des villages, d'abord principalement peuplés de Han et de Hui (musulmans chinois), avant d'aborder le haut de la vallée du Fleuve Jaune, où les Tibétains deviennent majoritaires. La région est montagneuse, les pentes souvent escarpées et les sommets aigus parsemés de neige. Dans le fond des vallées s'étendent de chétifs villages aux toits plats; des champs labourés les entourent, ils grimpent en terrasses au flanc des collines, mais, en l'absence de végétation, il est impossible de savoir si tous sont encore cultivés. De vastes plateaux ocres, entrecoupés de profondes crevasses, succèdent aux labours, pour leur céder ensuite à nouveau la place. De nombreux poteaux et fils électriques encombrent notre champ de vision; nous en reverrons souvent au cours de notre périple; ici, on ne les cache pas, au contraire, on en est fier: c'est un signe de prospérité! Nous franchissons une rivière qu'enjambe un pont de pierre; des terrains cultivés, séparés par des talus, ainsi que des espaces boisés, la bordent, sur un fond de montagnes rouges. Les pentes tavelées sont rongées par l'érosion qui y a creusé des trous. Un fleuve plus large est franchi, peut-être est-ce déjà le Fleuve Jaune, sur un pont aux balustrades de fer, peintes en bleu et ornées de boules jaunes; ses eaux verdâtres s'étalent largement entre des rives éloignées, à peine agitées par le frémissement de quelques vagues. La traversée d'un village nous permet d'observer que nous sommes en terre tibétaine; le visage des habitants et leur accoutrement ne trompent pas. La route longe ensuite des rivières figées par le gel; une glace épaisse encombre parfois tout le lit; d'autres fois, ce ne sont que des traces blanches entre les graviers gris; d'autres fois encore, l'eau semble avoir été saisie dans sa course et la croûte glacée garde encore, en ses aspérités chaotiques, le souvenir du ruissellement sur les roches. Une très belle vallée s'ouvre; parcourue par une rivière de glace, une barrière de montagnes enneigées la ferme à l'horizon. Et nous arrivons à Tongren. .
Même si une grande partie de la population du comté dont elle est la capitale y vit, Tongren n'est pas une grande ville. Nous ne pouvons donc pas nous attendre à un miracle en matière de confort. Nous se serons pas déçus. Si les chambres sont correctes, les sanitaires sont plus que rudimentaires; le siège à la turque des toilettes trône sur une sorte de piédestal; les robinets du lavabo sont archaïques; une cuvette en plastique est là, à tout hasard; le bac de la douche, escamotable, est relevé contre le mur et le tuyau d'évacuation pendouille, au-dessus du trou destiné à le recevoir; ajoutons que l'alimentation en eau chaude est coupée pendant la nuit; elle ne reprendra le matin qu'à une heure trop tardive pour me permettre d'en bénéficier. Nous dînons dans l'intimité d'un
salon confectionné en cloisonnant une vaste pièce avec des
rideaux de tissus. Du repas, il n'y a rien à dire. Au moment de
regagner nos pénates, une personnes de notre groupe tombe dans l'étroit
et profond caniveau à ciel ouvert creusé devant l'entrée
de la réception; un petit pont permet de le franchir, mais, dans
l'ombre, on peut ne pas l'apercevoir; cet accident causera plus de peur
que de mal, même s'il a certainement été douloureux.
La nuit, le chauffage est interrompu, nous le savons; pourtant, nous ne
souffrirons pas du froid; l'équipement dont je me suis chargé,
pour faire face à l'inclémence du climat, s'avérera
superflu; heureusement, car je suis parti de France avec un rhume qui est
maintenant presque guéri et je ne souhaite pas une récidive.
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