Carnet  de  route  d'un  voyage  en Amdo
février-mars 2007 - (Suite 1)
 .
 
5 ème jour (27 février): Tongren - (Les photos sont  ici ) 

Levée de bon matin, je descend à la réception alors que tout le monde dort encore. Dans le hall de l'hôtel, un homme, enroulé dans ses vêtements, sommeille sur un canapé. Je vais jeter un coup d'oeil dehors; le froid est assez vif pour justifier des vêtements de saison; de l'autre côté de la cour, le restaurant où nous devons prendre notre petit déjeuner est encore fermé; je patiente assis sur une second canapé, en compagnie du dormeur qui ignore ma présence. Peu à peu, des employés arrivent et s'installent derrière leur comptoir; je me rends au restaurant où l'on m'installe derrière une table ronde; j'y reste seul un assez long moment. Les serveuses m'apportent du thé, des gâteaux, du pain, de la confiture, du beurre et d'autres victuailles plus ou moins digestes auxquelles je ne toucherai pas; je goûte au beurre qui est vraiment trop fort pour moi, j'image que c'est beurre de yak. A la différence de ce qui se passe au Tibet central, on ne nous proposera jamais de thé au beurre de yak et de farine d'orge grillé, la tsampa. 

Le comté de Tongren appartient à la préfecture autonome tibétaine de Huangnan; sa population avoisinait les 75000 habitants à la fin du 20ème siècle; il n'est donc pas très peuplé; il est réputé pour sa production artistique, en particulier celle des peintures tibétaines, les tankas. Au 19ème siècle, la présence d'un maître bouddhiste réputé, Shabkar, revivifia la région qui devint un centre d'études très important; Shabkar (1781-1851) prit la robe de moine de l'école des Nyingmapas mais il étudia également sans sectarisme les textes des autres écoles; il parcourut le Tibet et s'en fut jusqu'au Népal, recevant l'enseignement de dizaines de lamas; il est parfois considéré comme un tulkou (réincarnation) de Milarepa; il pratiqua la redistribution des richesses, donnant aux pauvres, aux malades, aux vieillards et aux ermites, de grandes quantités de nourriture; il protégea les animaux aussi bien que les hommes et fut un végétarien strict; il fit une retraite sur une île au milieu du lac Kokonor. 

Tongren (Repkong en Tibétain) compte deux villes, dix villages et 75 hameaux sous sa juridiction. Cinq villages proches de cette cité, Wutun, Nianduku, Gaisairi, Guomaré et Tuojia, sont connus sous le nom de "berceaux de l'art de Rebkong". Cet art a beaucoup évolué au cours du temps. Influencé par les arts népalais et indiens, il fut d'abord assez rudimentaire; au milieu du 17ème siècle, les techniques s'améliorèrent; il devint plus raffiné et les peintres s'attachèrent à faire ressortir la qualité décorative de leur travail; au 19ème siècle, les perles, les pierres et les métaux précieux furent employés à leur tour. Si les tankas en sont les réalisations les plus connues, il produit également des sculptures et des patchworks très appréciés. Dans cette contrée, les monastères abondent, ceux de l'école des Gelugpas, bien sûr, mais également ceux de l'école des Nyingmapas. La plupart ont été construits sous les dynasties des Ming (1368-1644) et des Qing ou Mandchous (1644-1911). Dans beaucoup de villages on trouve des centres d'artisanat artistique; l'enseignement en est dispensé dans les monastères. Tongren (Repkong) est un important centre culturel dont les manifestations dépassent largement l'art religieux; la région est à l'origine d'un renouveau de la littérature tibétaine, avec les poètes Thondrupgyal, qui utilisa le premier la versification libre dans les années 1980, et Jangbu, qui initia des rencontres poétiques au bord du lac Kokonor en 2005; enfin l'Amdo, compte plusieurs chanteurs modernes: Yadon, Kunga, Dhube qui jouissent d'une grande réputation (on peut écouter et visionner des vidéos les concernant en cliquant sur leurs noms).   

Avant le départ, à l'extérieur de l'hôtel, les membres du groupe se dévisagent avec une pointe d'étonnement car ils portent tous des vêtements sensiblement plus épais que les jours précédents; pour ma part, j'ai même pris la précaution de protéger ma tête d'un bonnet de laine bleue que mon fils m'a donné. Bref, nous sommes prêts à affronter les rigueurs du climat qui d'ailleurs n'est pas trop rude. Tandis que nous attendons notre bus sur le trottoir, je remarque un boulanger travaillant à confectionner des galettes de pain à l'intérieur d'un réduit jouxtant la porte d'accès à la cour de l'hôtel; cet artisan doit être musulman, si l'on en croit la toque blanche qui couvre son chef. 
. 

Le monastère de Nyènthog (Nianduku)
. 
La première visite de la matinée nous conduit à Nyènthog (Nianduku en chinois). Ce complexe monastique, de taille relativement réduite, est situé dans un paysage de montagne assez grandiose. Il appartint jadis à l'école des Sakyapas avant de se convertir à celle des Gelugpas; de gré ou de force? On ne le saura jamais. A peine entrée dans la cour, une belle porte décorée presque neuve s'offre à nous; aux pieds de son encadrement, des deux côtés, se retrouvent peints les lions chinois, le mâle avec un pied sur une boule et la femelle avec un pied sur un lionceau. L'an passé, lors de ma première visite en Amdo, j'avais déjà remarqué que, dans les villages traversés, beaucoup de maisons affichaient ostensiblement ce signe d'appartenance au monde chinois; cela  m'avait paru bizarre, dans une région que je supposais alors foncièrement tibétaine; j'en avais conclu qu'elle était en voie de sinisation; je comprends aujourd'hui que les choses sont plus complexes; la population de l'Amdo est très mêlée et elle l'était bien avant la naissance de Mao; si nombre de ses habitants pratiquent le bouddhisme tibétain, on ne saurait en déduire qu'ils adhèrent tous à la nationalité tibétaine; sans doute les différents peuples qui vivent sur cette terre se sont-ils métissés au cours des siècles, mais de quelle côté incline l'allégeance de leurs descendants, vers Pékin, vers Lhassa ou ailleurs? Je ne me hasarderais pas à répondre à cette question sur la foi de telle ou telle représentation symbolique; notre accompagnateur nous laisse d'ailleurs entendre que les gens de l'Amdo n'aiment ni les Khampas, ni les Goloks leurs voisins. 

Le monastère de Nyènthog ressemble à ceux du Tibet central: murs rouges et blancs, toits plats ornés de cylindres dorés, sauf le bâtiment central couvert d'un triple toit pyramidal, aux bords relevés en forme de pagode chinoise, draperies brunes décorées de motifs blancs et de roues multicolores, draperies oranges frangées de rouge; roue du dharma encadrée de deux biches... Devant le bâtiment de gauche, on retrouve les deux lions chinois, cette fois-ci en pierres; en haut des marches de cet édifice se tient un imposant gaillard, aux épaules renforcées par un épais vêtement rembourré, qui l'apparenterait plus à un joueur de football américain qu'à un moine bouddhiste n'était la robe couleur prune qu'il arbore; des chapelets aux grains énormes ornent son cou; des foulards de couleurs tendres: roses, verts, jaunes, oranges, bleus... flottent autour de sa taille et il tient, fiché en travers de sa ceinture, un fort gourdin. C'est le gardien chargé de veiller au bon déroulement des cérémonies; il écartera sans ménagement ceux qui s'aviseraient d'enfreindre le règlement; notre accompagnateur nous rappelle que la discipline dans les monastères est très sévère; les punitions corporelles y sont encore en usage: coups de chapelet sur le crâne, bastonnades pour les plus rétifs... Certains moines en gardent la trace toute leur vie! On lit dans les récits du père Huc que, pour avoir frappé un de ses aînés, un jeune moine aurait dû être fustigé pendant trois jours avec le fouet noir puis enfermé, fers aux mains et aux pieds, pendant un an dans une tour. Cette sévérité s'explique aisément: autrement, comment pourrait-on maintenir tranquilles des jeunes gens souvent plus enclins à s'amuser qu'à étudier? Sans doute ce gardien fait-il partie des moines tibétains dont la vocation est de maintenir l'ordre et d'assurer la sécurité des lamas, les fameux dob-dob; je n'aimerais pas me faire caresser le dos par son bâton! 
. 

Le gardien du bon ordre
. 
Les murs extérieurs du bâtiment principal sont décorés de fresques vivement colorées. Une ampoule électrique chapeautée par un abat-jour émaillé, comme il s'en voyait autrefois en France, placée au-dessus de l'entrée, montre que l'on ne s'éclaire plus ici seulement avec des lampes à beurre. Sur la façade, on reconnaît les quatre Lokapalas (Devarajas), protecteurs du monde et gardiens des quatre orients (horizons), à savoir Dhritarastra (Yulkor-Rung au Tibet) "Celui qui maintient le royaume de la Loi", de couleur blanche (symbole de pureté), qui siège à l'est et joue d'un instrument à cordes; Virudhaka (Pha Kye Po au Tibet) "Le grand homme", à l'aspect terrible, qui siège au sud, est de couleur bleue ou verte, porte l'épée de la main droite et règne sur les géants Khumbhandas; Virûpaksa (Mi-mi Sang au Tibet) "Celui qui a l'oeil mauvais", dont l'aspect est très courroucé, qui siège à l'ouest, est de couleur rouge, a comme attributs le reliquaire (chorten ou chaïta) et le serpent, pour signifier qu'il est le "Maître des Najas", défenseurs de la loi bouddhique; Vaishravana (Naù Ths Sy au Tibet) "Celui qui entend tout", le chef des lokapalas qui correspond à la divinité hindouiste Kuvera, souvent assis sur un lion blanc, siégeant au nord, à la tête des Yaksha, génies de la nature, sa couleur est le jaune et ses attributs sont la mangouste crachant les joyaux (nakula) ainsi que la bannière. Sur un mur d'angle, le prince protecteur du monastère, très gracieux à côté des divinités plus ou moins terribles, chevauche, élégamment vêtu, un fringant coursier, au milieu d'un paysage féerique. La porte du bâtiment s'ouvre sur un autel artistement décoré de fleurs de beurre. 

Une certaine animation commence à régner dans les lieux; plusieurs moines viennent se grouper autour du redoutable gardien; cependant, ils ne paraissent pas très nombreux dans ce monastère. Notre guide locale étant en train de me tirer le portrait, je lui rends la pareille; à chaque étape, notre accompagnateur français sera ainsi flanqué d'un auxiliaire du cru qui se contentera de résoudre les problèmes susceptibles de se poser à l'hôtel, au cours des repas ou pendant les rares occasions qui nous sont offertes de nous livrer aux joies du magasinage, comme disent nos cousins québécois. 

Notre accompagnateur nous rappelle que les seigneurs locaux et les abbés des monastères, généralement issus des mêmes familles, se partageaient en quelque sorte le pouvoir en une sorte de hiérarchie bicéphale. Pendant très longtemps, dans la région où nous nous trouvons, un roi local régna avec l'assentiment de l'empereur de Chine; sur les hauts-plateaux, la centralisation politique a tardé à se réaliser. Incidemment, nous apprenons que Gedun Chompel, un des plus grands écrivains tibétains du 20ème siècle, est né dans un village des environs; ce poète, penseur, historien et dessinateur de talent, aujourd'hui reconnu par tous au Tibet, en dépit de ses prises de position hétérodoxes, est étudié dans les monastères, après avoir été emprisonné sans jugement par les autorités tibétaines, à partir d'accusations mensongères, dans les années qui précédèrent l'arrivée des troupes chinoises. 

Nous reprenons notre bus et nous nous dirigeons vers le village de Wuntun renommé pour ses artistes peintres de tankas. J'aperçois, sur un panneau, le vieillard souriant au milieu d'animaux, dans un paysage, qui m'a déjà intrigué l'an dernier; il ornait un des murs du restaurant de l'hôtel de Xiahe où nous logions et j'avais imaginé qu'il s'agissait d'un vieux sage plus ou moins philosophe; j'ai même parlé d'un Saint-François bouddhiste. Renseignement pris auprès de notre accompagnateur, il s'agirait du bouffon qui anime les intermèdes comiques au cours des danses religieuses! Peut-être est-ce Thangton Gyalpo, père de l'opéra tibétain et divinité du théâtre, souvent représenté sous la forme d'un vieillard à barbe blanche; il est réputé être né en cet état, après avoir passé 508 ans dans le ventre de sa mère; son pouvoir est bénéfique: il calme les maux et dispense les biens; le théâtre tibétain emprunte sa structure à l'Inde et son style de représentation à la Chine. 
. 

Vieux sage ou bouffon? Thangton Gyalpo?
. 
Wutun ressemble à un institut des beaux-arts au sein duquel les paysans fabriqueraient des tankas. Le tanka est une peinture sur tissu dont les origines sont très anciennes. Pour le réaliser, on utilise de nombreux colorants minéraux et végétaux. Les thèmes traités sont toujours des sujets religieux. Presque tous les habitants de la région de Tongren sont adeptes du bouddhisme et, dans tous les villages, il y a un monastère. Au 15ème siècle, un grand nombre d'artistes locaux commencèrent à s'adonner à la sculpture, à la peinture religieuse, à la broderie avec pièces rapportées, à la peinture architecturale, à la fabrication des sculptures en beurre de yack, etc. A Wutun, les artistes représentent 90% du total de la population masculine; c'est pourquoi on l'appelle le "village du tanka". Les pièces qu'il produit sont si prisées que l'on en trouve dans de nombreux hauts lieux du bouddhisme tibétain: le Potala, le Jokhang, Kumbum... Le grand maître Xiawu Cairang est natif de ce village. Le tanka s'élabore à partir d'un dessin minutieux au trait que l'on remplit ensuite de couleurs vives; sa fabrication exige habituellement le travail de deux personnes pendant trois mois; au moins quatre étapes sont observées; d'abord, on applique une couche de peinture blanche* sur la toile afin que celle-ci puisse recevoir facilement d'autres couleurs; puis, on y trace une esquisse et on couvre celle-ci de couleurs avec de la peinture constituée de turquoise et de corail broyés; finalement, on sépare les couleurs avec des traits dorés pour faire ressortir le portrait des personnages représentés. La construction de l'ensemble obéit à des règles strictes qui se transmettent de génération en génération. La matière première des couleurs est broyée avec une pierre dans un bol, en appliquant une force régulière; une journée de travail est nécessaire à sa préparation. L'application des couleurs s'effectue en trois étapes au cours desquelles on les applique avec doigté afin d'effacer la trace de l'esquisse. Dans le village, il n'est pas rare de voir le fils préparer la toile, tandis que le père trace l'esquisse, que la mère et les filles accomplissent les travaux ménagères et que la grand-mère récite des prières. 

* Marco Pallis, dans "Cimes et lamas", parle d'un apprêt composé de chaux et de jus de peau de yak bouillie; il s'agirait de donner au support de tissus l'apparence d'une surface murale à peindre en fresque. 

L'atelier de fabrication de tankas est situé au fond d'une cour à demi convertie en jardin; cette cour est bordée par une galerie qui court le long des bâtiments qui l'entourent. A côté de la boutique, on peut voir des oeuvres en cours de réalisation; certaines sont tout juste dessinées. A côté de la porte de cette boutique, tenue par un moine, est collée une photographie représentant Mao Tsé Toung jeune, vêtu d'une longue robe verte; cette image me semble aussi incongrue dans ces lieux que si l'on affichait des portraits de Lénine dans les magasins de Saint-Sulpice; les arcanes de la psychologie asiatique n'ont pas fini de m'étonner! De nombreux tankas sont offerts à la vente; je jette mon dévolu sur une tara blanche; malheureusement, sa représentation, dans le format qui me convient, n'est pas très réussie et je me contente d'une roue de l'existence (samsara) qui a déjà tenté pas mal de membres de notre groupe et qui n'existe plus dans ma couleur préférée; n'importe, depuis notre arrivée, je n'ai pas trouvé l'occasion de dépenser le moindre yuan, ce sera mon premier achat. J'ai probablement changé trop d'argent à Pékin, aussi je prête volontiers à une personne dépourvue d'argent chinois les 300 yuans qui lui permettent d'acquérir le souvenir qu'elle convoite. 
. 

La roue de l'existence que j'ai achetée
. 
Le reste de la journée va être consacré à la visite du monastère de Sènggé Mashong (Xiao Wutun en chinois) où nous assisterons aux danses "cham". L'histoire des danses "cham" n'est pas connue avec précision, mais il est probable qu'elles sont assez anciennes; les chroniques historiques placent leur origine au 8ème siècle, lors de l'édification des premier monastères bouddhistes du Tibet; ces documents ne sont cependant pas d'époque et il est donc difficile de les authentifier; néanmoins, on sait que certaines formes de "cham" existaient au 11ème siècle. Le "cham" est indiscutablement issu des pratiques tantriques indiennes, mais il a aussi tiré partie de la culture tibétaine ancestrale tout comme il a subi des influences chinoises; il a donc un caractère syncrétique. On parle du "cham" au singulier, mais il faudrait en parler au pluriel, car les danses diffèrent d'un monastère à l'autre, selon l'objet du rite et l'école religieuse, les divinités protectrices ainsi que les pratiques et textes qui leur sont propres. Un "cham" prend sa source dans une révélation, c'est-à-dire la vision qu'un maître en a eue en rêve; il comporte une divinité principale et son entourage, avec des attributs spécifiques et une chorégraphie particulière; le maître a aussi parfois entendu de la musique; à partir de ses visions, il rédige un manuel de danse, à peu près incompréhensible pour des profanes; il le confie aux moines qui vont lui donner corps; le texte restera le fondement de l'enseignement de la danse, mais c'est la tradition orale, de maître à disciple, de génération en génération, qui assurera la transmission du rituel.  

Le monastère est situé à deux pas de la boutique et à quelques kilomètres seulement de Tongren. Ce centre artistique et religieux est actif depuis le 16ème siècle, bien qu'il ne compte désormais plus qu'une centaine de moines. Au moment du nouvel an tibétain, ici comme dans les autres grands monastères de l'Amdo: Labrang et Kumbum notamment, se déroulent d'impressionnantes cérémonies rituelles destinées à chasser les mauvaises influences de l'année écoulée, auxquels assistent en masse moines, paysans ou nomades, et les fameux guerriers goloks. Les danses masquées des moines, le déploiement de gigantesques tankas et l'exposition des surprenantes sculptures de beurre de yack coloré, en sont les principales manifestations. Les danses s'achèvent par la crémation des offrandes sur un terrain, à l'écart du monastère, en une sorte d'ultime purification par le feu; on montre ainsi aux spectateurs, dont la ferveur et la joie ne se contiennent plus, que les forces du mal ont été vaincues. Mahakala joue le rôle de divinité centrale des danses masquées; il est l'un des huit Dharmapalas; personnification d'une forme de Shiva converti au bouddhisme, son épiderme est foncé; il est pourvu d'un troisième oeil frontal, porte un diadème orné de têtes de morts et, au sommet de sa tête, se trouve son chef de lignée, le jina, Akshobhya; il peut compter deux, quatre ou six bras; sa taille est ceinte d'une peau de tigre et d'une guirlande de têtes sanglantes; dans ses mains, il tient un couperet et une coupe crânienne emplie de sang, ainsi que le bâton magique posé à l'horizontale sur la saignée des bras; il est parfois accompagné d'un oiseau noir, d'un chien noir, d'un chacal noir et d'un homme noir; il est le protecteur des dalaï lamas et des monastères. Le rituel des danses, on l'a dit, tourne autour de l'expulsion du mal et s'apparente à un exorcisme; Alexandra David-Néel rapporte qu'à Lhassa, une cérémonie faisait également penser à l'expulsion du bouc émissaire. Il y a aussi, au Tibet, l'expulsion du roi-démon Boeuf, qui est renvoyé dans sa montagne; dans le monde indo-européen, le taureau est une forme privilégiée du dragon et la montagne est l'un de ses lieux de prédilection; il est proche du peuple; chez les Tibétains, le roi-démon Boeuf est représenté par un homme du peuple et il est opposé à un lama déguisé en Dalaï lama. Ces fêtes religieuses tibétaines ressemblent à celles que les Tokhariens célébraient au solstice d'hiver; d'ailleurs, si, depuis l'empire mongol, le nouvel an tibétain coïncide avec le nouvel an chinois, auparavant il était fixé au solstice d'hiver, c'est-à-dire à la fin de l'emmagasinage des récoltes; ce changement d'ère agricole était l'occasion de grandes agapes et beuveries pendant lesquels la hiérarchie sociale s'inversait; la fête qu'il occasionnait n'est pas sans rappeler notre carnaval. 

Les danses "cham" se déroulent généralement en trois étapes. Pendant la première étape, les danseurs utilisent le temple comme des coulisses: ils s'y préparent physiquement, en revêtant leur costume et leur masque, mais aussi, et surtout, mentalement, en méditant sur la divinité tutélaire invoquée; ils deviennent la divinité ou l'un des membres de son entourage; ils l'amènent en eux; cette phase de préparation suit une longue période d'ascèse, pendant laquelle sont respectés de nombreux d'interdits. La deuxième étape est la danse elle-même, dans la cour du monastère; l'aire de danse est circulaire; sur le sol sont dessinés des signes de bon augure à la craie ou à la farine; les danseurs reproduisent, dans cette aire, les prescriptions du manuel de danse; la scénographie correspond point par point au texte liturgique récité par des moines assis sur le bord de la piste; les danseurs masqués sont muets; la danse n'est-elle pas la chanson des corps dépossédés de la parole; l'orchestre est composé d'instruments traditionnels: tambours, cymbales, cors, hautbois et trompes télescopiques de différentes tailles; la représentation comporte un aspect didactique: il s'agit de montrer aux spectateurs les divinités qui les accueilleront après leur mort, afin qu'ils les reconnaissent, et aussi de représenter la transformation des énergies psychiques désordonnées en compassion et en sagesse. L'ensemble du rituel se divise en plusieurs parties: apparition des danseurs, pacification de l'aire cérémonielle, danses puis expulsion des forces du mal, en sacrifiant, au moyen d'un couteau sacré, l'effigie en pâte d'une divinité démoniaque; le tout est entrecoupé d'intermèdes comiques, au cours desquels un clown  (atsara) parodie les dévots et joue des tours aux spectateurs; l'alternance entre le sérieux et l'ironie, le sacré et le profane, le formalisme et sa distanciation, est une composante essentielle du "cham"; pour des raisons pédagogiques d'abord, les bouffons montrent l'envers du pratiquant idéal, ils exagèrent les travers des faux dévots; confrontés à leur propres écarts, les fidèles rient d'eux-mêmes et sont ainsi motivés pour suivre le droit chemin; le sérieux absolu pourrait constituer un obstacle à l'illumination. Les danses "cham" contiennent parfois des saynètes dramatiques, par exemple des extraits de la vie de Milarepa; elles se terminent toujours par un rite d'exorcisme consistant en la mise à feu d'offrandes ou d'une effigie géante à l'extérieur du monastère. Une dernière étape conclut la cérémonie; elle se tient à l'intérieur du temple, où les moines cessent d'être assimilés à une divinité en enlevant leur costume selon un rituel précis. 

Plusieurs versions de cette cérémonie existent. L'exécuteur du sacrifice serait Yama, le dieu de la mort, à tête de taureau, l'exécution serait parfois mimée sur des morceaux de cadavres, et le sacrifié pourrait être un ennemi de la religion, par exemple Langdarma. Les pieds de la victime peuvent être entravés, son coeur arraché, son corps démembré, et parfois Yama boit son sang et mange sa chair. Comme le sacrifié revêt parfois la forme d'un phallus, certains auteurs pensent qu'il pourrait aussi s'agir d'une castration symbolique. La crémation finale de tormas offerts aux divinités pourrait avoir succédé à d'anciens sacrifices animaux ou humains. 

Un chemin bordé d'étals de marchands ambulants conduit jusqu'à l'entrée du monastère devant lequel on remarque un immense chorten très coloré, qui se dresse majestueusement derrière des tas de gravats, et un alignement de huit autres chortens blancs, plus petits quoique de taille encore imposante. En attendant le commencement des danses, nous jetons un coup d'oeil sur quelques bâtiments du monastère, dans l'atmosphère brumeuse du matin chargée de la fumée des offrandes qui se consument. On nous demande d'acheter un nouveau ticket pour avoir le droit de photographier à l'intérieur des édifices (10 yuans c'est-à-dire 1 euro). Les temples sont de styles mêlés, comme ceux que nous avons vus jusqu'à présent en Amdo; certains, avec leur toit plat, paraissent typiquement tibétains; d'autres, aux toits triples relevés aux angles, aux tuiles vertes vernissées, ont manifestement subi l'influence chinoise. La présence d'une véranda dépare parfois leur façade. On retrouve évidemment les quatre Lokapalas, déjà décrits, ainsi que diverses statues de personnages du bouddhisme tibétain, dont une magnifique représentation d'Avalokitesvara, aux bras et têtes multiples, un symbole de la compassion. Mais ce qui retient surtout l'attention, c'est la présence inattendue d'une photographie du Dalaï lama, ouvertement exposée derrière des offrandes; comme les images du pontife tibétain sont encore interdites au Tibet central, celle-ci a de quoi surprendre; il faudra nous y habituer car nous allons en revoir souvent dans les monastères de la région et même, à l'extérieur de ceux-ci: dans des boutiques, on vend même librement des colifichets son effigie. Comment expliquer l'apparente contradiction du gouvernement à son égard, interdiction là-bas et tolérance ici? Tout simplement parce qu'en Amdo, terre réputée chinoise, il n'est que le chef spirituel d'une religion alors que, dans la Région Autonome du Tibet, il est aussi le prétendant au trône et, par conséquent, la référence des indépendantistes qui menacent l'unité de la république chinoise; c'est du moins ce que l'on peut supposer. 
. 

Tibétaines attendant la cérémonie
. 
Nous revenons vers la cour où doit se dérouler la cérémonie. Notre accompagnateur nous donne quelques explications sur les danses qui vont être exécutées sous nos yeux. Tous les gens des alentours vont participer à la fête; les divinités locales y sont également invitées, afin qu'elles se montrent favorables pour l'année qui commence; si la divinité de la montagne y assiste et qu'elle reparte contente, on ne craindra pas les tremblements de terre; si celle de la rivière vient et s'en retourne satisfaite, il n'y aura pas d'inondation... Si une divinité refuse de participer à la fête, il convient d'insister auprès d'elle afin d'éviter son courroux; mais, si elle persiste, il n'y a plus qu'à la tuer pour la rendre inoffensive pendant un an! Tout cela est probablement plus proche du bön que du bouddhisme. 

Au milieu de la cour, un cercle tracé à la craie délimite l'aire au milieu de laquelle seront exécutées les danses sacrées. Les quatre bannières des protecteurs du monastères, sommées d'un trident, y sont disposées, au quatre coins d'un carré; en leur centre se dresse un piquet surmonté d'une tête de mort. A côté, un brasero à offrandes, posé sur un trépied rudimentaire, fume déjà. Deux grandes trompes de cuivre sont posées devant les marches du monastère qui ferme le cercle. Des sièges et une estrade, portant des offrandes sous les espèces de pyramides de fruits, sont préparés pour recevoir le lama chargé de diriger la fête ainsi qu'un autre lama, plus prestigieux, qui y assistera; le devant de l'estrade est recouvert d'un tissu orné d'un double dordjé* en croix et de svastikas colorés au quatre coins. Les fidèles sont encore peu nombreux, mais ils commencent à arriver; plus tard, les places au premier rang deviendront rares. Des moines apportent des instruments rituels qu'ils posent sur une table base, à côtés du carré formé par les hampes des quatres bannières; je crois apercevoir des chaînes et des tiges de fer effilées mais je suis trop éloigné pour bien en distinguer la forme. Un autre jette de petits cailloux sur l'assistance qui s'agglomère, j'imagine pour la tenir à distance. 

* L'origine du dordjé ou vajra, ou diamant-foudre, arme favorite d'Indra dans le panthéon hindou, est lointaine et mal définie. Symbolisant les forces spirituelles et la fermeté d'esprit, il est surtout employé dans le bouddhisme tibétain où il représente l'organe géniteur du mâle; il est souvent associé à la clochette ou gantha; ces deux objets rituels sont les contreparties du linga (sexe masculin) et du yoni (sexe féminin) hindou. Le dordjé peut être simple ou double. 
. 

Objets rituels - Source: Musée Guimet 
Rolf A. Stein: La civilisation tibétaine - Le Sycomore - L'asiathèque - 1981 
. 
J'échange quelques mots au sujet de Gedun Chompel avec notre accompagnateur; j'apprends que cet intellectuel tibétain, jadis emprisonné par le pouvoir tibétain, avant l'arrivée des Chinois, est aujourd'hui étudié dans les monastères, comme je l'ai déjà dit; il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont certains ont été traduits en anglais; parmi ces derniers, on peut citer les Annales blanches, dont l'adaptation en langage occidental laisserait à désirer, et une histoire du Tibet, dont j'ai oublié le titre; on pense que cette histoire était complète et s'achevait au vingtième siècle, malheureusement, la partie la plus récente a été perdue, on ignore pourquoi et comment; on ne dispose plus que de la partie ancienne; tel qu'il est ce texte est pourtant des plus précieux et j'aimerais beaucoup me le procurer. 

Un remue-ménage se produit à l'entrée du bâtiment qui ferme le cercle de danse. Le lama qui dirigera la cérémonie prend place sur son siège, accompagné de plusieurs moines en habits de cérémonie, coiffés du bonnet jaune des Gelugpas; le lama porte sur sa tête un chapeau pointu entouré d'une couronne de ce qui ressemble, vu de ma place, à des grelots. Les moines s'alignent devant lui, en haut des marches, et se mettent en devoir de jouer de leurs cymbales, semblables à des casques britanniques de la première guerre mondiale; cependant, un cortège d'autres moines, frappant des tambours avec une baguette courbe, viennent leur faire face, en bas des marches, dans l'aire de danse. Un peu plus tard, le lama éminent, qui assistera aux danses comme spectateur, s'installe sur son estrade, à côté du maître de cérémonie, et un nouveau cortège de moines musiciens, ceux là jouant de la trompette et du tambour, défile, conduit par un moine qui porte une longue branche d'arbre, munie de ses rameaux effeuillés; les nouveaux arrivants viennent se placer face aux deux importants personnages. 

Les danseurs masqués commencent à apparaître en haut des marches. C'est d'abord un personnage à mufle de yak noir, avec un troisième oeil sur le front, vêtu d'une robe et d'écharpes somptueuses très colorées, où dominent le jaune, le rouge et le bleu; il est couronné de têtes de mort et porte une superbe paire de cornes couleur turquoise; il tient dans la main la réduction d'un squelette humain vêtu d'une sorte de bure; ce personnage est sans doute Mahakala (ou Yama?), c'est lui qui mènera la danse et notre accompagnateur nous dira qu'il s'agit du protecteur de Tsongkapa; il se livre à quelques pas de danse sur la piste. Il est bientôt suivi par d'autres masques, tous plus grimaçants les uns que les autres, tous portant un troisième oeil sur le front; leur visage est peint de couleurs vives: turquoise, rouge, orange, noir, blanc...; on reconnaît des animaux: lion des neige, corbeau, monstre marin (le monstre marin possède des affinités avec le cheval dont les longues oreilles attestent la capacité d'écoute, disposition qui conduit sur le chemin de l'Éveil)...; tous ces personnages, dont certains sont peut-être des lokapalas, portent de très belles robes chatoyantes; quelques-uns sont armés d'une espèce de kriss ou d'un trident, d'autres portent dans une main une coupe crânienne. Mais leurs gambades ne sont qu'une entrée en matière.  
. 

Divers masques saisis sur le vif
. 
Ils quittent bientôt la scène pour être remplacés par quatre danseurs plus petits qui portent des masques de tête de mort blanche, aux lèvres et aux yeux fardés de rouge; ces masques sont surmontés d'une plaque en forme de feuille dorée, sur laquelle se détache une autre tête de mort blanche; ils n'ont pas de troisième oeil. Les nouveaux danseurs sont vêtus de pantalons et écharpes multicolores, qui les font ressembler à des arlequins; ils portent à la main un baton décoré de spirales colorées comme un mirliton; ils exécutent, déchaussés sur leurs bas blancs, des pas endiablés, destinés à prendre possession de la terre qu'ils foulent. Ce sont les maîtres de la mort chargé de libérer le terrain, à l'intérieur du cercle de craie, et d'en bannir les mauvais esprits; ce rite préliminaire de pacification délimite l'espace sacré où se déroulera la cérémonie; il serait d'origine indienne; à la fin du rituel de danses, les maîtres de la mort restitueront le terrain à son propriétaire. Toutes ces évolutions s'accomplissent au son de la musique des trompes de cuivre, des tambours et des cymbales. 

Les maîtres de la mort sont remplacés par un bouffon (atsara) à face brune muni d'une gaule avec laquelle il vient frapper quelques garnements installés en haut des marche pour mieux jouir du spectacle; ceux-ci se bousculent pour éviter les coups en riant. Ces intermèdes comiques sont toujours interprétés par des personnages portant des masques sombres ou blancs, parfois agrémentés d'une barbiche de chèvre; ils coupent les cérémonies religieuses pour détendre l'atmosphère; ces fous, comme ceux de notre Moyen Âge, paraissent avoir tous les droits; ils critiquent les religieux, mais sans s'en prendre à la religion elle-même; on peut brocarder les hommes d'église, mais pas le culte; leurs interventions ne donnent pas dans la dentelle et leurs farces sont souvent grossières; ils exagèrent à plaisir les travers des exercices religieux, afin que les fidèles, tout en s'amusant, soient amenés à réfléchir et à suivre une voie juste, ainsi qu'on la déjà dit. A cet égard, il est significatif de constater que les auteurs les plus populaires du Tibet sont des personnages au comportement paradoxal et non conventionnel, parfois qualifié de fous, comme Drukpa Kunley, ou qui appartiennent à des ordres non réformés; le 6ème Dalaï lama, qui fut déposé à cause de ses frasques, n'est-il pas encore le poète le plus réputé du pays? On voit que le peuple tibétain, s'il est manifestement pieux, n'en est pas dupe pour autant et qu'il sait que le bouddhisme comporte, comme les autres religions, sa part d'hypocrites et de faux dévots. 

Les grands masques, conduits par le yak noir, redescendent dans l'arène. A propos de yak, j'ai lu quelque part que le héros d'une légende tibétaine était né de l'accouplement d'un homme et d'une génisse; cette légende a-t-elle un rapport avec le mythe grec du Minotaure et avec les danses qui se déroulent devant nous? Je me le demande. Je ne m'attarderai pas sur la chorégraphie; elle comporte sa part de beauté empreinte de mystère, de séduction religieuse et de terrifiante sauvagerie; elle est régie par des règles strictes, qui varient, on l'a dit, d'un monastère à l'autre et dépendent des divinités conviées à la fête; les fidèles sont sans doute capables d'apprécier les poses et les gestes des danseurs, mais leur symbolisme échappe bien entendu aux spectateurs occidentaux non initiés. De vieilles femmes tibétaines, accompagnées d'enfants, se faufilent à travers la foule, pour gagner le premier rang et s'asseoir sur de petits bancs qu'elles portent avec elles; elles sont parfois refoulées par les gardiens qui veillent à ce qu'aucun intrus ne pénètre à l'intérieur du cercle de craie, quitte à repousser les récalcitrants en les bombardant de petits cailloux; à travers les cheveux nattés de ces dames, assises devant nous, on croit apercevoir parfois quelques lentes. Des personnes tendent des écharpes de félicité (khata) à un moine situé dans le cercle; ce dernier les glisse entre les vêtement de l'un ou l'autre des danseurs; ce sont des cadeaux offerts aux divinités qu'ils représentent. La cérémonie dure plusieurs heures et constitue une performance remarquable, compte tenu du poids de l'accoutrement des danseurs: le masque en argile est très lourd et les danses n'ont qu'un lointain rapport avec le slow! Plusieurs fois, en désordre, en virevoltant et se menaçant, ou bien à la queue leu leu, les dieux courroucés font le tour de la piste. Nous lions conversation avec une Française qui habite Pékin; elle a pris quelques jours de vacances en Amdo, à l'occasion du nouvel an; elle nous donne quelques informations sur la Chine; la spéculation immobilière y bat son plein; bien des gens achètent des appartements dans l'unique but de les revendre avec profit, beaucoup de ces appartements sont inoccupés. 
. 
Vers la fin, un moine étend sur le sol un tapis de la dimension de ceux qu'utilisent les musulmans pour la prière; il en approche une table basse, sur laquelle il arrange quelques instruments. Le masque à mufle de yak, resté seul à se mouvoir sur la piste, exécute quelques pas de danse, comme s'il hésitait, avant de se rendre auprès du tapis; il s'agenouille et se livre à une occupation que je ne distingue pas bien, sous le regard attentif des autres masques, accroupis de distance en distance autour de l'arène. J'imagine que s'accomplit le rituel évoqué plus haut; couchée sur le dos, dûment ligotée, une statuette grimaçante, le linga*, effigie d'un démon, est poignardée et dépecée; ce meurtre rappelle les sacrifices d'antan; mais la mise à mort ne concerne que les aspects maléfiques de l'être, il libère au contraire ses aspects bénéfiques.** 

* Le linga ou lingame est le pilier cosmique du védisme; c'est un symbole phallique représentant Shiva, dressé et gonflé de création potentielle, le dieu retenant sa semence; ce symbolisme complexe est surtout développé dans le tantrisme. 

** Les danses sacrées tibétaines font évidemment penser aux diabladas des Andes dans lesquelles des danseurs habillés de vêtements rutilants et portant de pesants masques s'affrontent en mimant la lutte des anges contre les démons en une chorégraphie sans doute plus libre que celle du Tibet mais non moins athlétique. Sans pousser trop loin la comparaison, on peut légitimement penser que les Tibétains et les Indiens des Andes ont plus d'un point en commun. Il faut cependant remarquer que les danses masquées rituelles sont très répandues dans le monde, en Asie, en Amérique mais aussi en Afrique, et que leurs origines se perdent dans la nuit des temps. 
. 
 

A titre de comparaison, quelques masques de la diablada - Source: Wikipédia
. 
Une petite vidéo des danses est ici
 
Nous revenons pique-niquer dans la cour de la boutique aux tankas; notre accompagnateur répond à quelques questions relatives aux danses après quoi nous sommes invités à revenir assister à de nouvelles danses et à poursuivre la visite du monastère. Mais, auparavant, notre guide locale nous demande de lui rendre les tickets qui nous ont été vendus ce matin, à tort prétend-t-elle, pour nous autoriser à photographier; malheureusement, elle n'a pas assez de monnaie pour rembourser tout le monde et l'affaire en restera là. 

Une chèvre blanche déambule en liberté auprès des huit chortens blancs. Je me dirige vers le grand chorten coloré pour le visiter. Autour de sa base carré sont installée des batteries de moulins à prière de métal doré. J'accède par un escalier assez raide aux étages supérieurs, en tournant, comme il se doit, dans le sens des aiguilles d'une montre; chemin faisant, je jette un coup d'oeil sur les alentours; d'en haut, on voit très bien les maisons aux toits plats du village, dans leur cour clôturée de mur d'adobe; sur les toits, des antennes paraboliques ont remplacé, ça et là, les autels de pierre*, branchages et drapeaux que je me souviens avoir vus au Tibet central, lors d'un précédent voyage; on n'arrête pas le progrès! Les champs sont circonscrits par des levées de terre; ils ne sont d'ailleurs pas tous au même niveau et leur agencement ferait penser à celui des rizières, si l'on ne se trouvait pas dans un environnement aussi sec. Champs, murs et maisons, tout est couleur de la terre ocre; aussi le village s'intègre-t-il sans nuance dans le paysage. L'alignée des huit chortens blancs décline à mes pieds dans l'éloignement, obéissant aux lois de la perspective; une longue rangée couverte de moulins à prière longe le mur du monastère construit derrière eux. Les terrasses qui font le tour des étages du chorten ne sont protégées par aucune rambarde et les nombreux visiteurs doivent éviter de se bousculer pour ne pas risquer une chute dans le vide. Une roue du dharma dorée se dresse, entre ses deux biches, au bord d'une terrasse, face aux huit chortens blancs. Du sommet, le complexe monastique apparaît dans toute sa majesté, dominé par le pavillon central rouge, aux draperies noires bordées de blanc.  

* D'après Stein, sur le toit en terrasse de maintes maisons tibétaines, deux autels de pierres entassées représentent le dieu de l'homme et le dieu de la femme; un drapeau planté à côté, est le dieu guerrier. Leur culte est identique à celui des tas de pierres sur les montagnes et au passage des cols; mêmes cris de victoire: les dieux ont triomphé, les démons sont vaincus; mêmes ornements de rubans de cinq couleurs, qui symbolisent l'arc-en-ciel; même drapeaux de prière chevauchant le vent.  Les tas de pierres aux cols, de même que les fagots de branches et les drapeaux en haut des maisons,  sont des simulacres de montagnes; il s'agit de s'approcher du ciel. D'après Tucci, l'autel du dieu masculin est bien sur le toit, mais celui du dieu féminin est à l'intérieur de la maison!  
. 

Les deux bouffons: le foncé et le clair
. 
Je reviens, en compagnie d'autres personnes du groupe, vers l'aire cérémonielle. Les danseurs en sont à l'intermède comique; cette fois, le bouffon porte un masque blanc quasi lunaire; il est plus jovial que celui du matin. Même si le spectacle est somme toute assez varié, on finit par s'en lasser lorsqu'on n'en saisit pas toute les subtilités. Je vais me promener, en compagnie d'une jeune femme du groupe, parmi les marchands installés le long de la voie d'accès au temple. Tandis que je lui explique je ne sais plus trop quoi, touchant le bouddhisme tibétain, un homme âgé, imposant par la taille et la carrure, le visage brun et buriné assez semblable à celui d'un indien d'Amérique du nord, le corps recouvert d'un ample manteau brun, s'arrête à côté de nous et écoute ce que je dis, en hochant la tête en signe d'approbation; mon exposé terminé, il secoue sa main droite en levant le pouce, langage qui se traduit sans interprète, me tape sur l'épaule amicalement et prend congé de nous dans un sourire. Vue son allure, cet étrange personnage est sans doute un Khampa ou un Golok, un de ces redoutables guerriers qui portent toujours une dague au côté. Qu'a-t-il compris de ce que je disais? Mystère! 

Altéré par la marche et la poussière, j'achète une bouteille de thé froid pour me désaltérer à un commerçant ambulant; sans aide, je ne serais pas parvenu à l'ouvrir, tant le bouchon se défend. Cette mésaventure m'est arrivée plusieurs fois au cours du voyage, avec des bouteilles d'eau minérale; la possession d'un couteau s'avère très utile dans ce pays! L'après-midi avançant, nous prenons la direction de notre bus et y montons. A peu de distance, je remarque un campement où des restaurateurs de plein air font cuire leurs mets sur des réchauds; leurs échoppes ambulantes sont délimitées par des rideaux glissants sur des tringles; le tout est véhiculé sur une moto-camionnette; ces gargotiers nomades doivent être musulmans, si j'en juge à leur toque blanche; sont-ils venus se faire un peu d'argent en participant à une fête bouddhiste? Qu'en penseraient les intégristes? Nos retardataires finissent par arriver; ils ont voulu assister à la fête jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'au moment où les offrandes sacrées ont été brûlées sur un terrain, un peu à l'écart du monastère 

Le soir, au dîner, je m'associe à deux autres personnes du groupe pour l'apéritif; j'achète une bouteille de vin mongol, au comptoir du restaurant; légèrement alcoolisé (8°), de robe violette, ce breuvage ne possède ni la jambe, ni le nez, ni la longueur en bouche de nos vins et son goût sucré rappelle celui des boîtes de jus de raisin naguère bues au Canada. Au cours du repas, comme j'aborde le sujet du monastère de Songzanlin, notre accompagnateur me fait observer que des territoires du Yunnan, supposés faire partie du Kham, sont en fait des conquêtes du Tibet qui réduisit leurs populations à l'esclavage; la récupération par la Chine de ces régions, au 18ème siècle, ne serait donc que la juste revanche d'une spoliation antérieure. L'Amdo n'était pas vraiment tibétain, une partie de l'ancien Kham non plus; où se situe donc la frontière normale de l'ancien Tibet? Il est bien délicat de répondre objectivement à cette question que devraient tout de même se poser tous ceux qui s'intéressent à la question tibétaine. 
 

6 ème jour (28 février): Tongren (suite) - (Les photos sont  ici ) 

Aujourd'hui, nous prenons définitivement congé de l'hôtel. Nous allons consacrer la matinée à la visite de  Rongpo Gönchen (Longwu en chinois). L'après-midi, nous assisterons à nouveau à un spectacle de danses, au monastère de Gomar (Guomaré en chinois). Puis nous prendrons la route pour Xiahe, dans le district de Sangchu (Xiahe en chinois), où nous parviendrons en fin de journée. 
. 

Longwu: un imposant moulin à prière
. 
Situé au sud de la ville de Longwu (région agricole), le monastère est l'un des six plus importants de la province du Qinghai; il tient la troisième place en Amdo, derrière Labrang et Kumbum, tant en ce qui concerne la taille que la notoriété ou l'influence; il abrite aujourd'hui environ 500 moines (certains disent 1000 dont 17 bouddhas vivants). Comme à Nianduku et à Wutun, on y trouve d'intéressants échantillons de l'art de Rebkong. Édifié en 1301, sous la dynastie mongole (1271-1368), il appartint d'abord à l'école des Sakyapas; plus tard, sous les Ming et les Mandchous, il se convertit à l'école des Gelugpas (coiffes jaunes); il domina alors la région environnante, aux plans religieux et politique, pendant deux siècles. L'architecture du Pavillon des Écritures, comme de maints autres édifices, est majestueuse et riche de reliques historiques. Les piliers, les linteaux des portes, les charpentes et les murs, sont décorés de fresques vivement colorées, de tankas, de pierres sculptées. Dans le Pavillon Principal se dressent d'énormes statues dorées de Sakyamuni, d'Avalokitesvara, de Manjusri (bodhisattva de l'intelligence et de la sagesse porteur de l'épée de feu) et des quatre lokapalas (devarajas); de nombreuses décorations ornent les murs autour de ces statues tandis que de très beaux tankas pendent des poutres. 
. 
Tradition et modernité (électricité et énergie solaire)
. 
Après l'entrée du monastère, par dessus le mur de gauche, on aperçoit un bâtiment administratif ou militaire chinois, reconnaissable à l'étoile rouge de son fronton, qui semble désaffecté. Nous marchons à travers un labyrinthe de ruelles enserrées entre des murs d'adobe chaulée où nous rencontrons, de temps à autre, des vestiges de congères gelées, dont la neige est souillée de poussière. Au détour du chemin, apparaissent parfois des temples dont l'architecture n'est pas exempte d'influence chinoise. Presque partout, de hautes montagnes s'élèvent en arrière plan avec, sur leurs pentes, des champs abandonnés par suite de la désertification du pays. De somptueux édifices s'offrent à notre vue; la réverbération du soleil, sur la profusion de dorures des façades et des toits, empêche parfois de saisir les détail; devant les portes, des dessins, tracés à la craie sur le sol, révèlent le passage d'un lama important; ils ont été réalisés en son honneur; nous aurons l'occasion de le voir de loin, alors qu'il quitte un édifice et monte dans sa limousine noire; les lamas ne se promènent plus en palanquin; le pittoresque y perd, mais le confort y gagne! A l'entrée d'un pavillon, des pieds sont sculptés dans le plancher, sans doute afin de préciser l'endroit où les pèlerins doivent placer les leurs, pour toucher de leur front le sol en face du Bouddha; l'emplacement du corps allongé est nettement visible. La photo du Dalaï lama est exposée ici, comme à Xia Wutun. La difficulté de s'orienter, dans ce lacis de ruelles, amène notre guide locale à partir à la découverte; le chemin trouvé, elle nous engage à la suivre; nous gravissons une pente, empruntons un escalier, traversons une route avant de découvrir le pavillon objet de la quête. Des fleurs dessinées à la craie sur le sol montrent que le lama est aussi passé par là. Dans ce temple, de jeunes moines s'exercent à la danse rituelle, sans que notre visite ne paraisse déranger leur studieuse chorégraphie. 
. 
Une petite vidéo de ces danses est ici
 
La préparation des moines pour un "cham" n'est pas comparable au travail d'un acteur ou d'un danseur; c'est avant tout un exercice spirituel relevant du bouddhisme "tantrique", basé sur l'identification à une divinité, selon des modalités très précises tenues secrètes; l'officiant acquiert le pouvoir de la divinité et purifie l'environnement en le transformant; au niveau le plus sacré, il métamorphose et purifie son propre esprit. La finalité religieuse de la danse ne quitte jamais les préoccupations des danseurs. La préparation de leur esprit par la méditation prend beaucoup plus de temps que l'apprentissage des techniques corporelles, qui se fait sous la direction d'un maître de danse (champön). L'exécution  du "cham" consiste essentiellement en la transposition scénique d'un mandala, image abstraite et géométrique du monde transcendant représentant la divinité principale (au centre du mandala) et son entourage de divinités mineures (aux points cardinaux). Danser un "cham", c'est utiliser l'espace et le corps pour intégrer, puis projeter à l'extérieur de soi, le mandala d'une divinité.  

Dans un autre temple, nous découvrons une roue de l'existence (samsara) qui me semble assez différente de celles que j'ai vues ailleurs; de l'autre côté du vestibule d'entrée, une représentation du cosmos et le protecteur des lieux l'équilibrent. Sur la terrasse d'un toit, derrière un lion et devant un pylône électrique, un capteur d'énergie solaire témoigne de l'intrusion de la modernité dans cet environnement imprégné de tradition; entre parenthèses, les fours solaires, plus ou moins récents, ne sont pas rares en Amdo, où nous en avons vus chez des particuliers, dans les villages. Un tapis de sol, orné d'un motif de svastikas entrelacés, nous conduit à l'intérieur d'une pièce obscure, entre des piliers rouges aux chapiteaux dorés; une grandiose statue d'or trône dans la pénombre propice à la méditation. La visite s'achève sur la vision de Tsongkapa, peint sur le mur du fond d'un pavillon de bois artistiquement ouvragé; elle aura exigé toute la matinée. A un moment, je ne sais plus quand exactement, ni même si c'est dans ce monastère, notre accompagnateur entra en conversation avec un gardien tibétain; ce dernier lui demanda alors comment se disait tashidelek en français; c'est bonjour; notre cicérone lut également quelques mots écrits en bas d'un tableau, il en profita pour observer que les peintures tibétaines ne sont pas toujours anonymes; on en voit qui sont signées; s'il faut en croire le tibétologue italien Giuseppe Tucci, les oeuvres signées se rapportent à une expérience personnelle de l'artiste ou de son mécène. 

Nous revenons vers notre bus, qui nous attend, sur une vaste esplanade au milieu de laquelle s'élève, haut sur son piédestal immaculé, la statue dorée de je ne sais quel personnage religieux, assis sur une fleur de lotus; des pèlerins se prosternent devant lui. Une interminable batterie de moulins à prière longe la route, du côté du monastère et de la montagne. De l'autre côté de l'esplanade, s'étend une vallée et, derrière elle, les pentes des collines, coupées de terrasses pour les cultures, presque jusqu'aux sommets. Ces aménagements agricoles sont-ils encore en usage? La saison ne permet pas de répondre à cette question. 
. 

Les pentes, en arrière plan, striées par les champs en terrasses
. 
L'après-midi est consacrée à un autre spectacle de danses au monastère de Gomar (Guomaré en chinois). Dans ce monastère se trouve l'un des plus majestueux chortens de l'Amdo; il rappelle celui de Xiao Wutun; très haut, somptueusement décoré, il est situé à l'extérieur de l'enceinte du monastère; de nombreux pèlerins le visitent; il se bousculent sur l'étroit chemin sans rambarde qui en fait le tour à chaque étage. Les fêtes du nouvel an sont l'occasion, pour les villageois des alentours, de venir rendre visite aux moines de leur famille et aussi d'effectuer des emplettes auprès des commerçants qui se pressent autour des lieux du culte.   

L'architecture de Gomar n'a pas plus échappé à l'influence chinoise que les monastères visités précédemment. Quant aux danses, elles rappellent celles que nous avons déjà vues à Xiao Wuntun, avec quelques particularités locales; les danseurs, ici, au lieu d'être armés de poignards et de tridents, le sont de lances, d'arcs et de flèches; les masques sont semblables et les habits toujours aussi chatoyants. Il est difficile de s'approcher du cercle de danse, tant la foule est nombreuse et compacte; j'en profite pour tirer le portrait à quelques autochtones: jeunes gens exhibant fièrement leurs habits de fête, jeunes filles aux nattes noires interminables, dans leur seyant costume à teintes vives, bavardant et échangeant quelques oeillades, hommes en veste de cuir ou en houppelande, une écharpe rouge nouée à la taille, femmes vêtues d'épais manteaux, avec une ceinture de pièces d'argent, parfois un foulard sur le nez pour se protéger de la poussière... J'essaie de deviner d'où viennent mes voisines en me fiant aux informations fournies par notre accompagnateur: les femmes sédentaires des vallées sont généralement vêtues de noir, les nomades des montagnes portent des habits plus colorés; j'avoue que la différence ne saute pas aux yeux. Il fait chaud et le piétinement de la foule soulève la poudre du sol; nos vêtements sont recouverts d'une fine pellicule grise. De nombreux détritus, jetés ça et là, surtout des sacs de plastique, déparent l'environnement; on ne retrouve pas ici la propreté des rues des grandes cités chinoises, mais il est vrai que nous sommes dans la campagne profonde.  

Comme il impossible d'approcher l'aire de danse, je décide de me promener à travers les ruelles du monastère; je ne rencontre pas grand chose de nouveau par rapport à ce que je connais déjà: murs d'adobe chaulés, bâtiments bas, portes de bois sculpté... sur le rebord d'un toit, un dragon chinois se détache sur une montagne ronde, au sommet de laquelle s'élève un chorten, tout petit dans l'éloignement. Je descends jusqu'à la vallée qui s'étend en contrebas de l'éminence sur laquelle est construit le monastère; au bord d'une falaise abrupte se dresse un piédestal; il est surmonté d'un bouquet de branches sèches ornées de petits drapeaux multicolores, passablement délavés, qui ressemblent à des chiffons; le piédestal est flanqué d'un brûleur à offrandes peint en blanc; dans la dépression, en bas de la falaise, un village typique étale ses maisons aux toits plats et leurs cours fermées par des murs; par delà le village, une crevasse laisse deviner la présence d'une rivière et, plus loin, s'élève une chaîne de montagnes rougeâtres aux pentes dénudées. L'heure du départ approchant, je regagne le bus, stationné face au grand chorten. 

Nous prenons la route pour Labrang, dans le district de Sangchu (Xiahe en chinois) qui appartient à la Préfecture autonome tibétaine du Gannan. Mes compagnes de beuverie et moi, nous profitons d'une halte pour acheter une bouteille dans une épicerie; c'est un vin jaune, très peu alcoolisé (8°), que nous testerons au repas du soir. Nous traversons des paysages boisés; de longues plaques de neige marquent encore le sol sous les arbres dépourvus de feuilles. De temps à autres des pépinières occupent le fond de la vallée; la jeunesse des arbres sur les pentes montre d'ailleurs que la région est en cours de reboisement. Au fur et à mesure que nous montons vers le col, à 3600 m d'altitude, la vallée se resserre; elle prend bientôt les apparences d'un canyon. Nous nous arrêtons pour photographier une rivière gelée qui descend par une vallée perpendiculaire; la blancheur du cours d'eau figé ressort nettement entre l'ocre rouge de la terre et la verdure sombre des conifères qui recouvrent le versant de droite. De chaque côté de la route, les pentes sont abruptes et rocailleuses; des genévriers et des sapins y poussent, chaque fois qu'un peu de terre propice le permet. De hautes falaises et des pics rougeâtres se découpent sur le bleu d'un ciel parfaitement limpide. Un ruisseau saisit par le froid serpente sur un fond caillouteux; on a peine à imaginer qu'il a creusé la profonde saignée de son lit, ainsi que la vallée qui mène jusqu'au col; chétif en période de basses eaux, il se métamorphose probablement en torrent impétueux, dès que le soleil est assez chaud pour faire fondre les neiges; bien imprudent serait alors celui qui le mépriserait!  

Une controverse oppose un membre du groupe et notre accompagnateur; le premier soutient que les habitants des Andes ont acquis la faculté de résister au mal des hauteurs; le second s'inscrit en faux contre cette thèse pourtant avancée par des scientifiques; il aurait lui même vérifié, auprès d'habitants de l'Himalaya, que ces derniers étaient aussi vulnérables que les gens venus des plaines. Une caravane de petits ânes locaux, chargés d'énormes ballots, descend la route que nous suivons, conduit par un ânier; les camions n'ont pas complètement évincés les antiques moyens de transport des marchandises. Plus haut, les maigres forêts cèdent la place à des steppes à l'herbe rase, parsemées de buissons; des troupeaux de moutons paissent sur les pentes. Plus haut encore, sur une sorte de plateau aux ondulations amorties, un troupeau de yaks à gauche, un troupeau de brebis et de chèvres à long poil laineux à droite, profitent du peu d'herbe sèche que l'hiver leur a laissé, aux pieds des poteaux électriques et sous leurs fils. A l'approche du point culminant de la route, le paysage s'élargit; de larges plaques de neige jettent une note pâle, au milieu d'un univers uniformément ocre, parfois crevassé par le passage des eaux; au lointain, des sommets peu prononcés font le gros dos; dans une dépression se dissimule un village. Le paysage est grandiose mais tout de même moins spectaculaire qu'au Tibet central; d'ailleurs, nous sommes loin d'être montés aussi haut que là bas. Nous basculons dans la descente vers Xiahe. 
. 

Un troupeau de brebis et de chèvres à longue laine
. 
Xiahe, capitale du comté du même nom, est située dans la préfecture autonome tibétaine du Gannan, laquelle fait partie de la province du Gansu. Le comté se trouve au sud-ouest de la province; il compte 14 nationalités, dont les Han, les Hui (musulmans chinois), les Salar (sangs mêlés tibéto-chinois de confession musulmane), les Dongxiang (musulmans mongols), les Mongols et surtout les Tibétains qui représentent 78% de la population; c'est une région de pâturages, de forêts et de cultures où quelques mines sont exploitées et où une petite industrie locale s'est développée; le tourisme y constitue une part importante de l'activité économique; ce comté se trouve à proximité de l'ancienne Route de la Soie et au point de rencontre des cultures tibétaine, mongole et chinoise. La cité de Xiahe (2930 m d'altitude) tient son nom de la rivière Daxia, affluent du Fleuve Jaune, qui y passe; elle porte ce nom depuis 1928; elle est surtout connue par la présence en ses murs du prestigieux monastère gelugpa de Labreng (Labulengsi en chinois); elle possède un hôpital de médecine tibétaine, créé en 1978, par le collège de médecine du monastère gelugpa; à côté de la porte ouest du monastère gelugpa s'élève un monastère nyingmapa, célèbre pour ses représentations de l'opéra tibétain, ainsi qu'un couvent de nonnes.   
. 
Une carte du Gansu est ici
. 
Je ne reconnais pas la ville où je suis venu voici un an (voir ici). Nous devions loger à l'Hôtel Gengzang (altitude 2930 m, d'après l'agence de voyage), mais, cet hôtel est fermé; on nous dirige sur l'Hôtel de la Mairie, comme nous en avons été prévenus par écrit; cet hôtel n'a pas d'ascenseur, mais les étages ne sont pas nombreux; au demeurant, il est tout à fait confortable; seulement, l'eau chaude y est aussi coupée pendant la nuit et les lève-tôt, dont je fais partie, devront se contenter d'ablutions froides; mais cela ne constitue pas un inconvénient majeur. Dans le hall de réception, une grande photo de la ville orne l'un des murs; on identifie facilement les constructions du monastère de Labrang; j'essaie de me repérer et me trompe; je situe notre hôtel à gauche de la photo alors qu'il se trouve à droite: je le découvrirai plus tard! Notre guide locale et notre chauffeur prennent congé de nous; ils sont remplacé par deux autres personnes. 

Le dîner se déroule sans problème. Notre vin apéritif s'avère aussi décevant que celui de la veille; il ressemble à un vin de pissenlit que j'ai naguère bu en Belgique; l'étiquette prétend pourtant qu'il a été confectionné avec les meilleurs raisins du monde! Après le repas, notre accompagnateur nous rassemble dans un salon, pour une seconde conférence, consacrée cette fois aux écoles du bouddhisme tibétain. C'est à peu près ce qui figure sur d'autres pages de mon site, aussi ne m'y étendrai-je pas (voir lignées).  

Je me bornerai à évoquer quelques points complémentaires. En plus des écoles principales (Nyingmapa, Sakyapa, Kadampa, Kaguypa, Gelugpa), il existe une autre école dont on parle peu, celle des Jonangpas, implantée surtout en territoire golok; la tradition jonangpa a été fondée au 13ème siècle siècle, dans le Tibet central, par Kumpang Tu Je Tsondra, et s'est propagée rapidement grâce aux écrits des grands maîtres, Dolpopa Sherab Gyeltsen (1292-1361), Jestun Kunga Deolchock (1507-1566) et Taranatha (1575-1634). Leur enseignement s'appuie sur une étude approfondie des tantras, tout particulièrement sur celui du Kalachakra. Leur interprétation de la notion de vacuité est différente de celle des Gelugpas. Les éléments de notre monde phénoménal n'ont pas de réalité propre en soi; la vraie réalité ne peut être définie: on l'appelle "vacuité", "conscience", "façon d'être". Les Jonangpas voient dans cette réalité une réalité en-soi, ayant une existence indépendante et éternelle, ce qui est pour les autres écoles bouddhiques une manière d'hérésie. Au 17ème siècle, les Jonangpa furent persécutés et se réfugièrent en Amdo, où ils subsistent encore aujourd'hui.  
. 

. 
La première école, celle des Nyingmapas, fut créée après que Padmasambhava ait dompté les démons du Tibet révoltés contre le bouddhisme (en fait, il s'agit du Bön, religion antérieure qui s'appuyait sur des divinités locales liées aux forces naturelles); elle ne constitua une école qu'à partir de l'émergence d'une seconde école, afin d'être distinguée d'elle; elle devint alors l'école des anciens; sa doctrine fut ultérieurement réformée pour s'adapter à l'évolution des autres écoles; elle n'en fut pas moins persécutée au 17ème siècle par l'empereur de Chine en Amdo, ses rituels magiques paraissant de nature à menacer l'empire de destruction! Après le règne de Langdarma, le bouddhisme subit une éclipse au Tibet; sa seconde diffusion vit apparaître les nouvelles écoles. L'école sakyapa tient son nom de l'endroit qui la vit naître; deux lignées se partagent alors le pouvoir, celle des lamas et celle des princes; les lamas sont souvent issus de la même famille que les princes qui dominent la région; d'où le mécanisme de la succession d'oncle à neveu, afin que le pouvoir reste dans la même famille. L'école kadampa fut créée par un disciple d'Atisha, Dromtönpa (1005-1064). L'école kagyupa fut fondée par Gampopa (1079-1153), disciple de Milarepa, lui même disciple de Marpa le traducteur qui ramena des Indes des textes sacrées; les Karmapas sont une branche de cette école. L'école gelugpa fut créée par Tsongkapa (1357-1419), ou l'un de ses disciples, la paternité est contestée; après la conversion des Mongols, qui allaient constituer le vaste empire des Yuan, elle prit de plus en plus d'importance au Tibet, non sans se heurter aux autres écoles; son chef est le Dalaï lama; le premier Dalaï lama, qui connut Tsongkapa, était de basse extraction; ensuite, un Dalaï lama fut reconnu comme réincarnation (tulkou) du précédent par son père qui était un notable; des modalités de sélection de la réincarnation furent élaborées afin d'éliminer les risques de contestation; ce fut un chef mongol, Altan khan, qui donna leur nom aux Dalaï lamas; son fils fut reconnu, non sans difficultés, comme réincarnation du premier Dalaï lama portant ce nom, lequel était en fait le troisième hiérarque gelugpa; la reconnaissance du cinquième Dalaï lama, issu de l'école kagyupa, souleva également des problèmes; il fut reconnu par plusieurs monastères, mais pas par Ganden, et le Panchen lama hésita aussi longtemps avant de finir par le reconnaître; c'est ce Dalaï lama qui réunit le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, en évinçant le dernier roi du Tsang (Shigatse), grâce au soutien militaire des Mongols. L'histoire du Tibet ne doit pas être idéalisée; on y rencontre les même incidents de parcours qu'ailleurs et ce jusqu'à aujourd'hui; au 19ème siècle, plusieurs Dalaï lamas disparurent avant d'avoir régné, de morts qui ne furent peut-être pas toujours naturelles; le frère du Dalaï lama actuel (14ème), aurait procédé à des réquisitions arbitraires pour se construire un palais. Quoi qu'il en soit, les relations entre les écoles semblent désormais apaisées et les grands lamas sont honorés par tous. 
.  
Moine nyingmapa 
(source: documentation chinoise)
. 
Le 6ème Dalaï lama, un poète non conformiste, fut déposé par les Mongols avec l'assentiment de l'empereur de Chine. Officiellement, il serait mort pendant son transfert à Pékin; mais on pense qu'il aurait pu s'enfuir, avec la complicité du commandant de son escorte, et finir sa vie comme nomade en Amdo. Si l'hypothèse de la fuite est vraie, la question de la légitimité des autres Dalaï lamas se pose inévitablement; de fait, si celui qui le remplaça fut nécessairement un usurpateur, il n'en va pas de même pour les suivants; en effet, d'une part, un bodhisattva peut se réincarner en plusieurs tulkou; d'autre part, les réincarnations peuvent ne pas être immédiates; il peut s'attarder auprès des dieux avant de revenir sur terre; la doctrine bouddhiste permet ainsi de répondre à toutes les objections. 

Enfin, le Pays des Neiges, n'est nullement celui de la non violence; les Tibétains sont de redoutables guerriers, quelque peu brigands, surtout les Goloks et les Khampas; leurs voisins en ont fait souvent l'expérience au cours de l'histoire. D'après notre accompagnateur, la longue guerre qui opposa les Chinois à la guérilla tibétaine, des années cinquante jusqu'aux années soixante-dix du vingtième siècle, fut particulièrement meurtrière; elle aurait coûté la vie à un million et demi de soldats chinois! 


Page précédente                  Page suivante

Sommaire         Album Photos

Naviguez sur l'ensemble du site de Jean Dif:
Accueil    Logiciels    Textes     Images     Musique
.
.