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Guiseppe Tucci (1894-1984) s'est rendu
huit fois au Tibet, et dans d'autres régions de culture tibétaine,
au cours des années 1947-1948, c'est-à-dire à la veille
de l'entrée massive des Chinois sur le Toit du Monde. Féru
de bouddhisme, il souhaitait étudier cette religion dans un endroit
où elle ne risquait pas d'avoir subi, comme en Chine ou au Japon,
l'influence d'une civilisation déjà affirmée au moment
de son introduction. Il a parcouru à pieds des milliers de kilomètres,
compulsé beaucoup de manuscrits et rencontré de nombreux
Tibétains. Ceux-ci lui sont apparus accueillants, francs et surtout
enclins à rire. Son récit contient peu d'anecdotes personnelles
mais s'efforce plutôt de dresser un panorama du Tibet de cette époque.
Un long chapitre est consacré à l'histoire du Tibet. On y rencontre peu d'éléments nouveaux par rapport à la chronologie, plus détaillée, que j'ai moi-même établie. Aussi me bornerai-je à reprendre quelques aperçus qui me sont parus intéressants venant d'une personne connaissant bien le Tibet, même s'il ne s'agit pas à proprement parler de témoignages puisqu'il n' était plus lorsque les événements auxquels il fait allusion se sont produits. Dès leur arrivée au Tibet, les Chinois ont entrepris un vaste programme de modernisation du pays: construction d'un grand hôpital à Lhassa (il existait déjà un service de santé installé par les Anglais); ouverture d'une succursale de la Banque populaire pour favoriser le développement de l'agriculture, construction d'un vaste réseau routier reliant le Tibet avec différentes régions chinoises, inventaire des ressources minéralogiques, initiation des agriculteurs à des méthodes plus productives*, fondation d'écoles modernes et envoie de jeunes Tibétains dans les universités chinoises, propagande en faveur du sport de masse... ces dernières initiatives visant à transformer profondément la société tibétaine selon le modèle chinois. Les réformes sociales appliquées prudemment et avec lenteur mettent cependant dans l'embarras les Tibétains dont la curiosité naturelle est intéressée. En 1952, Mao déclare que le Tibet n'est pas prêt pour les réformes projetées et qu'il est préférable de les différer. Des troupes et des fonctionnaires en poste au Tibet sont rappelés. Le mécontentement débute en Amdo et au Kham; il fait tâche d'huile et se rapproche de Lhassa. Les Chinois chassent de la capitale une partie de ses habitants mâles, qui vont grossir les rangs rebelles. Les soldats chinois essuient plusieurs échecs, notamment à Tsedang. Le Dalaï lama refuse l'utilisation des soldats tibétains pour réduire la révolte. Les Chinois tentent de persuader le pontife tibétain de se rendre en Chine. Il se réfugie dans sa résidence d'été de Norbulingka d'où il refuse de sortir. Les lettres qu'il échange alors avec les autorités chinoises montrent sa perplexité et celle de son entourage ainsi que leurs hésitations. Finalement, dans la nuit du 17 mars 1959, le Dalaï lama quitte subrepticement son palais avec une centaine de ses partisans et se réfugie en Inde où il parvient le 18 avril (pour le détails de ces événements, voir ma chronologie). * Ces méthodes, qui ne tenaient pas compte des spécificités de l'environnement tibétain, s'avérèrent parfois maladroites, selon certains auteurs. Une fois connu la nouvelle de la fuite, les autorités chinoises déclenchent une série de représailles. Le gouvernement tibétain est dissout et remplacé par une junte militaire composée de Chinois et de Tibétains pro-chinois. La répression cause la mort de milliers de personnes mais les témoignages recueillis manquent d'objectivité et il est difficile de connaître le nombre exact des victimes. Les réformes s'accélèrent accompagnées d'un endoctrinement idéologique intensif. Le régime de la propriété foncière, la noblesse et les monastères en font les frais. Les terres des propriétaires hostiles sont purement et simplement confisquées et ces derniers font l'objet de procès publics. On enlève partiellement leurs biens aux autres propriétaires moyennant une indemnisation payable en dix annuités. Les propriétés disponibles sont distribuées aux paysans. Cette spoliation affaiblit considérablement le rôle des monastères dont les religieux sont réduits à travailler pour subvenir à leurs besoins. Un système coopératif est progressivement mis en place entre les paysans. Les bêtes des rebelles sont également confisquées, mais il n'y a pas de redistribution du cheptel. En 1964, un rapport du PCC fait état d'une résistance passive et active aux réformes imposées par Pékin et met l'accent sur l'intensification de la lutte des classes. Mais 5800 cadres de nationalité tibétaine, dont de nombreux responsables de districts, sont à pied d'oeuvre, les groupements d'entraide villageois se sont multipliés et des progrès substantiels sont notés en matière de production agricole, de croissance du cheptel et d'irrigation; une petite industrialisation a vue le jour (biens d'équipements ménagers et agricoles, cimenteries); plus de 150 cliniques ont été ouvertes, dirigées par des Chinois avec des assistants tibétains. Le nombre des Chinois établis au Tibet n'a cessé d'affluer depuis 1951; il est probable que les mariages mixtes ont été imposés pour faciliter l'assimilation. Toujours en 1964, le Panchen Lama, qui a refusé de prendre la place du Dalaï lama, est destitué de son poste de vice-président de l'autonomie du Tibet et placé en résidence surveillée. Les militaires chinois réquisitionnent les réserves de blé et d'orge mises traditionnellement de côté pour faire face aux périodes de mauvaises récoltes. Tous ces événements aggravent le malaise général causé par l'intensification de la lutte contre la religion. Le Tibet ne reste à l'écart de la Révolution culturelle qui agite la Chine. Pendant un temps, il passe probablement sous le contrôle du groupe anti Mao. De nombreux monastères sont détruits ou endommagés par les gardes rouges. Tucci reconnaît manquer d'éléments objectifs sur ce sujet. Il pense que la génération actuelle devra certainement consentir beaucoup de sacrifices et regrette que les changements aient été imposés de l'extérieur par une société qui ne les réclamait pas. Il observe que la situation du Tibet est très différente de celle des autres pays asiatiques où les changements politiques et sociaux ont été imposés par des nationalistes luttant contre la présence coloniale étrangère. Le Chine nouvelle, héritière d'un pays victime du colonialisme occidental, se comporte avec la même arrogance nationale que les autres pays colonisés d'Asie. Elle reprend à son compte au Tibet la politique des empereurs en substituant à l'ancienne relation prêtre-protecteur celle de fonctionnaire civil à souverain. L'histoire du Tibet, qui a évolué dans l'isolement, a été fortement marqué du sceau de la religion. Les influences extérieures ne touchaient pas les masses et restaient circonscrites à quelques individus. Après la brève période d'unité monarchique, qui dura moins de trois siècles, les divisions entre familles nobles maintinrent un ferment de décomposition. L'importance économique autant que spirituelle prise par les monastères fit d'eux les principaux détenteurs du pouvoir. Mais les antagonismes demeurèrent vivaces entre les écoles et aussi entre les régions, comme celui qui opposa le Ü au Tsang. Les tentatives de restauration de l'unité nationale, celle des Sakyapas, comme celles des Phagmodrupas furent éphémères. Cette volonté se retrouva chez les Gelugpas qui organisèrent le pays sous leur domination en une sorte de théocratie atténuée. L'assujettissement du Tibet à la classe des prêtres freina son développement, la religion voyant la perfection dans le passé plutôt que dans l'avenir. Le progrès, qui remettait en cause la tradition, ne pouvait qu'être rejeté. Le pays fermé, sur lui-même, consacrait une partie importante de ses ressources à l'embellissement des monastères. La piété profonde qui s'exprime à travers des symboles naïfs, grotesques et contradictoires, désorientant souvent les Occidentaux, résistera-t-elle aux nouvelles idées nouvelles imposées par l'étranger? La rencontre du rationalisme marxiste avec le mélange ingénu de mythe, de fantaisie et de magie du Tibet, met face à face deux conceptions radicalement différentes; d'un côté un monde rigoureux de chiffres et de devoirs, de l'autre une anarchie de présences invisibles qui contrôlent le monde, mais que les humains dominent en connaissant leurs secrets; d'un côté des faits, de l'autre l'imagination; d'un côté, l'homme au service d'une collectivité visant à l'amélioration économique et sociale, de l'autre l'affirmation de la personnalité grâce au dialogue avec le monde du divin, la dépréciation du réel par rapport à l'invisible. Tucci pense que les symboles ont peu de chance de résister à la froide rigueur des nouveaux principes. Il estime que le Petit Véhicule, plus proche de l'humain, offrirait de meilleures possibilité d'adaptation à la modernité que le Grand Véhicule; les bodhisattvas montrés en exemples sont hors d'atteinte du commun des mortels, ce qui transforme le récit de leur vie en contes de fées, vide le contenu éthique du bouddhisme tibétain et le rend ainsi vulnérable aux idéologies nouvelles. Le Tibet est aujourd'hui sous contrôle chinois, le travail a remplacé la méditation, la technologie progresse, les intérêts collectifs passent avant ceux des individus, les régions sont rapprochées par des voies de communications efficaces, les échanges sont facilités... Il est vain de s'interroger sur la légitimité de cette situation: elle est là! Mais les Tibétains ont peu de chose en commun avec les Chinois, même s'ils ont beaucoup appris d'eux. La culture du Tibet est une création du bouddhisme, religion d'origine hindoue. En Chine, au contraire, cette religion s'est adaptée à une civilisation ancienne; elle reste une doctrine étrangère à l'esprit du pays qui n'a pas daigné en explorer toutes les ressources; le tantrisme, par exemple, a été ignoré par une Chine à la morale et aux manières rigoureuses. Pour Tucci, la culture tibétaine, telle
qu'il l'a vue, est moribonde. Elle survivra seulement chez quelques érudits.
Vaille que vaille les exilés, confrontés à des modes
de vie différents et à de nouvelles façons de penser,
seront inévitablement conduits à remettre en cause leur comportement
traditionnel. L'histoire et la philologie y gagneront sans doute, mais
l'héritage spirituel du peuple tibétain changera nécessairement
de forme, sinon de contenu. Le Tibet de demain ne sera pas le Tibet d'hier.
Mais il n'est pas interdit d'espérer que l'esprit d'indépendance,
inné chez les Tibétains, les amène à prendre
conscience de ce qui est unique et particulier dans leur culture pour le
préserver et affirmer ainsi leur sentiment national à des
fins plus pratiques que par le passé.
Le bouddhisme tibétain ressemble à un arbre qui aurait beaucoup de branches. Toutes les écoles poursuivent le même but, mais chacune souligne des aspects particuliers de la doctrine et de la liturgie. On distingue les bonnets jaunes (Gelugpas), issus de la réforme de Tsongkhapa, au 14ème siècle, et les bonnets rouges qui recouvrent les autres écoles (Nyingmapas, Sakyapas, Kagyupas), ces écoles se divisant en plusieurs rameaux. On qualifie parfois le bouddhisme tibétain de lamaïsme en raison de l'importance prise par le monachisme; cette appellation est cependant trompeuse car tous les moines ne sont pas des lamas, c'est-à-dire des "maîtres", loin s'en faut. La religion tibétaine n'est pas plus édifiante que les autres religions et bien des esprits occidentaux seraient choqués par le comportement de certains religieux, leur nombre excessif, le rituel compliqué, le recours quotidien à des exorcismes pour soigner les maladies ou échapper aux dangers et aux calamités, la richesse des monastères ainsi que l'abondance des figures bizarres et monstrueuses qui encombrent les temples. Mais tout cela est racheté par la sincérité des croyances, la spiritualité, la vie intellectuelle intense et les efforts exigés des moines, leurs longues années d'études et la discipline sévère qui leu est imposée. Tucci s'incline devant l'émotion qu'expriment les religieux au souvenir des étapes de leur voyage spirituel et de sa consécration finale. Le bouddhisme tibétain a toujours fait preuve de tolérance à l'égard des autres cultes. Mais il n'a pas été payé de retour par les missionnaires chrétiens dont certains allèrent jusqu'à brûler en public des livres sacrés, profanation ressentie avec d'autant plus de vigueur que le livre est l'objet d'ne vénération profonde au Tibet comme corps verbal du Bouddha, les deux autres corps étant le corps physique (images) et le corps spirituel (sanctuaire ou mandala). Le bouddhisme s'est imposé au Tibet à une époque où il disparaissait en Inde sans avoir subi l'influence plus tardive du tantrisme. Le tantrisme, qui insiste sur le fait que l'essence du Bouddha se trouve à l'intérieur de l'homme, est apparu alors que le bouddhisme supplantait, non sans difficultés, la religion antérieure le bön, en adoptant certains de ses rites. Le nombre élevé de divinités découle de cette chronologie; il symbolise la révélation progressive de la vérité, son caractère relatif, tant que le voile de l'ignorance n'a pas été totalement déchiré, et la multiplicité des forces en lutte dans un individu comme dans le cosmos. Pour être bouddhiste tibétain, il suffit de croire aux trois "gemmes" qui assurent la protection de l'homme: le Bouddha, la Loi qu'il a révélé et la Communauté composée des fidèles qui ont embrassés la foi religieuse. On est alors nangpa, par opposition aux chipa restés à l'extérieur de la Loi. L'objectif est l'atteinte du nirvâna. Mais celui qui y parvient a le devoir d'y renoncer pour se réincarner afin d'aider les malheureux restés captifs du samsara à trouver le chemin de la vérité et de l'illumination; l'élu a donc le devoir de devenir bodhisattva, c'est-à-dire un être incarnant la compassion absolue. Il est difficile d'atteindre un tel sommet. Une autre voie consiste à gagner le paradis de l'ouest, celui de la lumière infinie, royaume d'Amitaba, où règne l'égalité, la paix et la tolérance. La fusion partielle du bouddhisme avec la religion antérieure amène le Tibétain à vivre au milieu de forces obscures, plus ou moins vindicatives, qu'il est nécessaire de rendre favorables en utilisant les moyens à la disposition des fidèles: rites magiques, oeuvres de piété, libéralités envers les monastères, exorcismes... Seuls les initiés connaissent la signification des innombrables images qui peuplent les sanctuaires; le profane les regarde avec un respect et une appréhension qui renforce les pouvoirs de la religion; il répète la plupart du temps des formules dont il ignore le sens, ce qui revient au même que d'agiter les textes enfermés dans les moulins à prière; il se sent certainement plus proche du Bouddha historique Sakyamuni que des divinités menaçantes qui l'environnent. Les gestes rituels revêtent une importance primordiale; c'est un langage des signes qui permet d'entrer en communication avec le divin. Cinq bouddhas suprêmes accompagnent Sakyamuni. Trois bodhisattvas sont particulièrement populaires, en tête desquels se situe Chenrezig (Avalokitesvara) patron du Tibet, dont la couleur est le blanc, représenté avec plusieurs bras, pour symboliser la compassion; Jampelyang (Manjusri), dont la couleur est le rouge, porteur de l'épée qui tranche l'ignorance, symbole de la connaissance salvatrice; Drölma (Tärâ), bodhisattva féminin, souvent blanc ou vert, représentation des épouses chinoises et népalaises de Songsten Gampo; le bouddha de la lumière infinie, Amitaba, est également très populaire. Le Dalaï lama est la réincarnation d'Avalokitesvara et le Panchen lama celle d'Amitaba. Les sanctuaires familiaux comportent souvent l'image de Guru Rinpoche, Padmasambhava, introducteur du bouddhisme au Tibet. Des querelles parfois violentes ont pu opposer les différentes écoles du bouddhisme tibétain, la population n'en vénèrent pas moins également tous les maîtres; elle les estime toujours présents, grâce aux traces laissées par leur passage, d'où l'existence d'une multitude de chemins de pèlerinages qui s'entrecroisent à travers le pays. La religion ancienne du Tibet accordait une grande place à la montagne, personnification de l'ancêtre primordial; le bouddhisme a repris cette tradition à son compte. Les rites tiennent une place prédominante dans une religion dont l'aspect magique convient à la tournure d'esprit particulière des Tibétains. Ceux-ci, même s'ils ne les comprennent pas, gagnent des mérites par leurs libéralités en faveur de ceux qui les pratiquent. Les oracles, auxquels on a recours, pour prendre des décisions délicates, mettent le monde des hommes en communication avec le divin. Ces aspects du bouddhisme tibétain passeraient facilement pour de simples superstitions s'ils n'étaient pas rachetés par les penseurs et les mystiques auxquels ils ont donnés naissance. L'apprentissage ardu des textes sacrés ne suffit pas à lui seul à assurer la connaissance s'il ne s'accompagne pas d'une expérience vécue. La logique et les débats d'idées jouent un rôle fondamental dans la formation monacale, les élèves échangeant questions et réponses sous le contrôle des maîtres. L'entraînement physique (yoga) et l'entraînement psychologique confèrent une certaine maîtrise de soi par une forme d'autosuggestion; ils permettent de surmonter les difficultés environnementales et de s'abstraire des perceptions extérieures pour s'adonner pleinement à la méditation. Des ermites s'enferment pendant de longues années dans des grottes à flanc de montagne, parfois jusqu'à la mort; d'autres se déplacent sans arrêt, de lieu en lieu, comme les sâdhus hindous. Les mani (pierres gravées) jalonnent les itinéraires pour rappeler aux passants la présence constante du sacré. Les pèlerins se déplacent parfois en mesurant le sol de leur corps d'étape en étape. Tous les gestes peuvent améliorer ou détériorer le karma suivant la façon dont ils sont accomplis; une action aussi banal que la marche se transforme en méditation pour peu que l'on pense qu'une jambe est le Moyen et l'autre la Connaissance. L'organisation monastique
est une caractéristique fondamentale du bouddhisme tibétain.
Sauf exceptions, on ne peut suspecter la sincérité des religieux.
La discipline est sévère dans les monastères, mais
leur gloire rejaillit sur l'ensemble des moines, même les moins instruits,
et leur vie ne manque pas de commodités. Certains monastères
sont devenus, d'âge en âge, de véritables petites villes.
Leur puissance politique et économique n'a cessé de se renforcer,
d'autant plus aisément qu'ils sont les seuls endroits où
sont formées les élites du pays. En théorie,
les monastères tibétains respectent les règles édictées
par le Bouddha; en pratique, ils s'en éloignent quelque peu. Ils
sont dirigés par un abbé (khenpo), administré
par un chipa ou un nyerpa et soumis à la surveillance
de gekö qui assure la discipline, en procédant à
des rondes de jour et nuit, accompagnés de licteurs qui frappent
le sol avec de lourds épieux de fer, pour prévenir les contrevenants
qu'ils ont intérêt à se cacher ou à regagner
rapidement leur cellule. Les réprimandes du maître à
son élève s'accompagnent souvent de durs châtiments
corporels. Presque tous les monastères possèdent un ou plusieurs
tulkou (réincarnations).
L'entretien des monastères exige de grandes quantités de
beurre et de farine d'orge pour les cérémonies liturgiques
et la nourriture des moines; les établissements religieux y font
face grâce à leurs immenses propriétés foncières,
aux dons des fidèles, au commerce avec les laïcs et à
l'intérêt (20%) des prêts qu'ils leur consentent; on
notera que certaines de ces pratiques (commerce, prêt usuraire, ne
sont pas conforme à l'enseignement du Bouddha). Un jeune homme de
bonne famille, propriétaire terrien, ne peut entrer dans les ordres
sans l'accord du dzongpön (préfet) qui s'assure que
la famille comprend d'autres enfants pour exploiter les biens familiaux
et servir l'État. Si des places sont vacantes dans les monastères,
c'est un devoir pour les familles de fournir des novices; on appelle cette
obligation le trathrel (impôt du moine). La hiérarchie
sociale se reproduit à l'intérieur des monastères,
où l'on rencontre des moines plus ou moins bien lotis. L'administration
de la justice à l'intérieur du monastère relève
de lui seul, quitte à ce que le coupable soit ensuite livré
à la justice civile pour être châtié. Dans chaque
village existe un Lhakhang (maison de dieu) tenu par un moine qui
vit des offrandes des fidèles. La construction des monastères
s'effectue soit grâce à l'argent de généreux
donateurs, les chindag, soit par les contributions d'autres monastères.
Pour ce qui concerne leur entretien, l'abbé lance des souscriptions
auprès des fidèles en envoyant ses moines faire du porte
à porte.
La nature a doté les Tibétains d'une extrême sensibilité esthétique qui a trouvé, même dans les temps anciens, son expression principale dans une décoration savante. L'art fournit un exemple de la dépendance du Tibet vis-à-vis des centres de civilisation qui contribuèrent à sa conversion au bouddhisme. Les influences qui l'on affecté ont suivi le chemin de l'expansion politique ainsi que de la pénétration culturelle et religieuse: l'Asie centrale, la Chine, le Népal et le Cachemire. Quelques chroniqueurs mentionnent d'une façon assez convaincante la présence d'artistes népalais dès le règne de Songtsen Gampo. L'un d'eux était un spécialiste du travail de la pierre; les autres sont désignés comme "fabricants (d'images) de divinités". Les architectes qui édifiaient les temples dans les régions frontières étaient également des étrangers: Minyag, Hor, Thogar et Népalais. Le roi Trisong Detsen fit venir de force de Khotan (actuel Sinkiang) un artiste de renom; au temple d'Irweng, près de Samada, sur la route de Gyantse, on remarque des peintures murales dans le style de Khotan et dans le style hindou. La présence d'artistes de Khotan est attestée sous Ralpachen, en conjonction avec l'expansion tibétaine en Asie centrale. Le chorten de Ligari-Tratsang est de facture chinoise; un tanka de soie brodé de Chöding est comparable à ceux qui ont été trouvés par Aurel Stein en Asie centrale, on y voit des caractères chinois. Les dessins sur tissus sassanides ont sans doute inspiré les ornementations des images du monastère de Chasa, au sud du Tsangpo. Des statues de plusieurs sites proviennent probablement d'Inde et du Cachemire. Les fresques de l'ancien royaume du Guge sont d'origine cachemirie. La réputation des artistes népalais était telle quelle inspira les peintres de l'Ü et du Tsang et qu'elle se répandit jusqu'en Mongolie et en Chine. Pendant la période sakyapa, les influences de la Mongolie et de la Chine se retrouvent dans de nombreux détails architecturaux des monastères. La pénétration artistique chinoise atteignit son apogée au 17ème siècle. Cet art, essentiellement religieux, laisse
peu de place à l'imagination. Peindre et sculpter consiste à
évoquer une présence divine qui doit être reconnue
en des formes précises et stables. L'artiste est tenu de se plier
au respect de règles immuables, sous peine de commettre un sacrilège.
Cependant, le peintre peut donner libre cours à son imagination
et à son expérience dans l'ornementation qui entoure le personnage
central. L'art tibétain atteint son sommet dans la représentation
des personnages courroucés propres à inspirer la terreur,
qui prennent une attitude méchante pour en imposer aux forces du
mal et stimulent le fond de magie et d'épouvante enfoui dans le
subconscient des Tibétains. Les Occidentaux trouvent parfois ces
représentations grotesques mais peu de personnes échappent
au charme qui se dégage de leurs coloris. L'art tibétain
est essentiellement anonyme. Les oeuvres signées représentent
généralement des expériences personnelles de l'artiste
ou de son commanditaire.
Le point de départ de l'architecture est la maison tibétaine, massive et rectangulaire. Il arrive que les styles soient volontairement mélangés comme au monastère de Samye, dont le premier étage est khotanais, le deuxième chinois et le troisième hindou. Les salles intérieures des temples sont divisées en nefs par des rangées de hauts piliers colorés; elles sont faiblement éclairées par le haut. Les chortens pourraient avoir été inspirés par les ziggourats babyloniens. Ils servent de réceptacles à des objets sacrés que l'on ne saurait détruire même lorsqu'ils sont devenus inutilisables. Les grands chortens, appelés Kumbum (cent mille images), sont gravis en tournant dans le sens des aiguilles d'une montre; à partir du lieu du multiple et de la condition terrestre, les pèlerins atteignent progressivement le royaume de l'éther et de l'unité, en cheminant devant des images symboliques qui favorisent la réflexion, avant de revenir en sens inverse, de l'identité totale vers la dualité, de l'un vers le multiple. L'exubérance de la décoration
donne à l'art tibétain une saveur baroque. On note son goût
pour l'ampleur, les formes rondes, sa manie de remplir les espaces vides,
sa répétition des entrelacs compliqués et des mêmes
rythmes, que l'on retrouve dans les objets du culte comme dans les objets
décoratifs familiers.
La société tibétaine se divise en communautés religieuses et en laïcs. Ces derniers se subdivisent en trois classes: la noblesse, les petits propriétaires, les paysans sans terre; le commerce, que tout le monde peut pratiquer, ne constitue pas une catégorie à part. Les échanges avec l'étranger sont loin d'être inexistants; malgré la propension du Tibet à vivre replié sur lui même, il exporte de la laine, du sel, du borax, des tapis, mais pas d'or qui est réservé aux usages religieux et dont la présence dans le sol passe pour un gage de fertilité; il importe des tissus de Chine, des chapeaux et des articles d'aluminium d'Europe et du Japon. Une partie importante du commerce est monopolisée par les monastères et les grandes familles. Les fonctionnaires civils et ecclésiastiques sont issus de l'aristocratie. La propriété foncière appartient principalement à la noblesse et aux monastères. Les petits propriétaires sont subordonnés aux nobles et à leur service; chaque famille doit fournir un homme au minimum pour travailler sur les terres du seigneur qui le nourrit; les autres membres de la famille peuvent être requis pour le même service mais ont théoriquement le droit de refuser, s'ils acceptent ils sont rémunérés. Le seigneur consent des prêts en nature ou en argent pour aider les petits propriétaires à faire face aux périodes difficiles; en cas de non remboursement, les débiteurs deviennent serfs. Chaque année, à l'automne, une expertise des récoltes détermine le montant de l'impôt à verser au gouvernement (le dixième de la récolte). L'éloignement du pouvoir central rend les familles pratiquement autonomes; elles relèvent directement de trois autorités: le seigneur et les deux préfets, l'un laïc et l'autre ecclésiastique. Ce qui précède s'applique aux agriculteurs; les nomades ne possèdent aucune propriété foncière; ils se subdivisent en deux groupes: les Horpa, propriétaires de leur cheptel, et les Drogpa, bergers du bétail des nobles et des monastères. Les bâtiments des maisons tibétaines ferment une cour intérieure ouverte au soleil mais à l'abri du vent. Les étables pour les bêtes occupent le devant de la maison, près de l'entrée qui donne généralement sur l'orient. Le rez-de-chaussée est réservé aux provisions pour les hommes et les animaux. Le logis est à l'étage, que l'on atteint par un escalier ou un tronc d'arbre dans lequel des marches ont été taillée. Une véranda permet de bénéficier du soleil d'été. La pièce centrale est la cuisine où se prépare le thé au beurre. Autour sont les chambres, la chapelle, la resserre, où sont placés les objets de valeurs, et une dépense pour la viande et le grain. Sur le toit plat, le pökhang, siège du dieu masculin est orné de branches (généralement de genévrier), des cordes de couleur y sont attachées et des drapeaux de prières flottent autour. Dans la cour un mat porte un drapeau de prière (lungta) plus important. Le dieu féminin est situé dans la cuisine, en haut du pilier qui soutient le toit. Ces divinités protègent la maison et on les invoque en faisant brûler des plantes odoriférantes et en leur apportant des offrandes. Certaines maisons sont pourvues d'une chambre d'amis; l'hospitalité est une tradition; un échange de khata (écharpe de bienvenue) est d'usage au moment de l'arrivée d'un nouveau venu. Les Tibétains se lèvent de bonne heure. La femme allume le feu, comme autrefois, avec un briquet à silex, contenu dans une boîte de cuivre protégée par un fourreau de cuir orné de motifs inspirés de l'art des steppes, ou, de manière plus moderne, avec des allumettes importées. Le chef de famille fait brûler les offrandes aux dieux tutélaires. Les tâches quotidiennes sont déterminées à partir d'un horoscope individuel que tout Tibétain sait interpréter; il n'est pas recommandé de se livrer à une occupation quelconque à un moment non propice. Les samedi, dimanche et mardi sont par exemple réputés ne pas se prêter aux voyages, quant aux autres jours, tout dépend de la direction! La prière du matin dite, la famille prend son petit déjeuner, assise sur des coussins. Il s'agit de thé au beurre émulsionné agrémenté de farine d'orge grillé (tsampa); on en jette d'abord quelques gouttes en direction des points cardinaux, à l'intention des êtres avec qui l'on aimerait partager cette nourriture. Les autres repas se prennent vers onze heures et avant le coucher du soleil. Les pauvres se contentent de tsampa; ceux qui ont les moyens se délectent de viande de mouton ou de yak bouillie. Après le petit déjeuner, chacun vaque à ses occupations. Les bergers conduisent les animaux au pâturage en ramenant dans le droit chemin ceux qui s'en écartent en agitant une fronde qui lance une pierre. La saison la plus importante est celle des labours. Les yaks tirant la charrue sont ornés de noeuds de laine rouge. Le soc rudimentaire gratte à peine le sol. Le labourage, acte sacramentel, est précédé de rites spéciaux. Parfois, un champ est désigné par les religieux pour être labouré le premier et nul ne s'aviserait d'ignorer cet ordre sous peine de mauvaise récolte. La grêle est une éventualité redoutée que l'on éloigne au moyen d'exorcismes et de processions autour des champs. Tout événement malheureux est considéré non comme le résultat des forces naturelles mais comme l'intervention d'esprits malfaisants dont il faut s'attirer les bonnes grâces. Les femmes participent aux travaux des champs, notamment en portant le fumier sur leurs épaules et en arrachant les mauvaises herbes. La moisson s'effectue à la faux où en arrachant les tiges du sol. Les premières gerbes sont mises en tas au milieu du champ et on place au-dessus des branchages décorés de fils de laine colorés. On sépare le grain de la paille en le faisant piétiner sur une aire par des animaux ou en le frappant en cadence avec un madrier attaché à une corde; les jeunes femmes et les jeunes hommes participent à ce travail. Les femmes procèdent au vannage avec un panier d'osier; la balle est emportée par le vent. Une fois la paille mise de côté pour l'hiver, le propriétaire partage la récolte entre les paysans. Ensuite, des réjouissances ont lieu pendant trois jours: courses de chevaux, tir à l'arc, coups de fusils, chants et danses la nuit. Les pauvres sont alors autorisés à glaner et reçoivent des aumônes, comme les moines itinérants. Lorsque les besognes ne les réclament pas aux champs, les femmes travaillent chez elles. Les tailleurs n'officient généralement pas en magasin; ils se rendent au domicile de leurs clients pour réaliser les commandes; ils y sont nourris et payés en nature. La laine est filée par les bergers accompagnant les bêtes au pâturage, par les hommes suivant les caravanes ou l'hiver au coin du feu. Elle est cardée, nettoyée et tissée par les femmes sur des métiers rudimentaires et teinte avec des colorants végétaux. La nuit, les demeures sont gardées par d'énormes chiens mi-ours mi-loups dont les aboiements féroces sont de nature à décourager les importuns. Leur journée terminée, les Tibétains jouent aux dés ou aux dominos, aux devinettes ou, lorsque la saison s'y prête, ils chantent et dansent dans les cours, avant de se coucher. Les rêves qui traversent les premières heures du sommeil n'ont aucune signification; ceux de la fin du sommeil sont interprétés et fournissent des éléments de prédiction de l'avenir et d'orientation de l'action; le lendemain matin, on en parle en famille; lorsqu'ils engendrent une anxiété trop vive, on recourt à un moine astrologue. Les Tibétains ne changent pas souvent de vêtement. Ils possèdent d'ordinaire un habit de tous les jours et un habit de cérémonie. Le tablier est un élément essentiel du costume féminin. L' habit consiste en une longue robe portée différemment selon la saison. Hommes et femmes portent une chemise de coton qui descend jusqu'à la taille et parfois aussi une veste chinoise boutonnée sur la droite. Les nomades ont un pantalon en peau de mouton. La semelle des souliers et en peau de yak, son bout est arrondi et retroussé; les cambrures et les empeignes sont en drap ou en cuir. Les chapeaux sont de formes variées; ils servent d'emblème à la fonction et au rang; des règles strictes ont été édictées à cet égard par le 5ème Dalaï lama. Les moines sont rasés. Les laïcs portent de longs cheveux rassemblés en une natte unique qu'ils passent sur leur épaule gauche et laissent pendre sur leur torse lorsqu'ils s'adressent à une personne d'un rang élevé. Les femmes se coiffent en plusieurs petites nattes décorées de médaillons d'argent, de turquoises ou de coraux, qui retombent sur leurs épaules. Dans certains districts, leur tête est couverte d'un long chapeau de feutre dont les bords tombent jusqu'aux cuisses. Les hommes et les femmes se couvrent de bijoux qui ont parfois une signification sociale (boucle d'oreille de turquoise terminée en larme allongée des fonctionnaires gouvernementaux). Aucun voyage ne s'entreprend sans un savant calcul du jour et de l'heure propices du départ. Il est conseillé au voyageur de porter une bague de turquoise: cette pierre de chance le protégera! Il s'armera d'une lame ou d'un fusil. Les marchands se déplacent en caravanes. Le yak est l'animal de bat par excellence, il franchit chargé 16 à 20 km par jour. Il constitue une des principales ressources du pays; on file et tisse ses poils pour confectionner les tentes noires des nomades; les crins de sa queue servent d'ornements décoratifs à signification religieuse; on emploie sa peau pour toutes sortes d'usage, notamment pour fabriquer des caisses à provisions et envelopper les marchandises transportées par les caravanes; sa viande est un aliment apprécié des Tibétains; tuer un animal est certes répréhensible, mais mieux vaut tuer un yak que plusieurs poulets pour nourrir la même quantité de monde (on trouve une remarque voisine sous la plume d'Anagarika Govinda). Le beurre de yak est de dzo (hybride de yak et de vache) constitue un aliment de base des Tibétains; on l'utilise aussi comme combustible des lampes dans les monastères. On emploie le cuir de yak pour confectionner des canots pour traverser les rivières. Le yak domestique est plus petit que le yak sauvage qui existe encore et dont la stature est très impressionnante. La littérature populaire tibétaine abonde de récits et légendes consacrées à la chasse au yak sauvage et à l'hostilité de cet animal envers le cheval; peut-être faut-il y voir l'équivalent tibétain des courses de taureaux. Les rivières sont traversées à gué, les animaux étant débarrassés de leurs charges portées à dos d'hommes. Il existe quelques ponts en fer sur les routes fréquentées; ils ont été construits d'après les idées de Thangtong Gyelpo (inventeur de l'opéra tibétain). Des ponts suspends en planches ou en bambous surplombent souvent les précipices. Enfin il existe aussi des ponts de cordes amarrées solidement entre deux rives; le voyageur passe de l'une à l'autre, suspendu entre ciel et eau, avec le poids de son bagage sur le dos. Au franchissement des cols, il faut affronter les éboulements de pierres et parfois cheminer sur des escaliers taillés dans une roche friable consolidés avec des pitons de bois. Heureusement, les images de divinités sculptés dans les rochers voisins aident le voyageur à se tirer des mauvais pas. Parvenu au col, ce dernier ajoute un caillou au tas de pierres édifié en l'honneur de la divinité locale, lequel est surmonté de branches ornées de fils de laines et de drapeaux de prières; il contourne le tas de pierre sur la droite en prononçant les paroles rituelles héritées du bön: "les dieux ont triomphé". Les voyageurs dorment la plupart du temps à la belle étoile. Ceux qui voyagent pour les affaires de l'État, ou disposent d'un titre de circulation, ont le droit de demander des moyens de transport et de subsistance aux chefs des villages traversés. En dehors des commerçants, on rencontre des moines qui visitent les monastères, des religieux itinérants, des exorcistes, des pèlerins, des mendiants et des fonctionnaires. Les caravanes cheminent lentement; les voyageurs bavardent, filent la laine, font tourner leurs moulins à prières ou jouent de la flûte. Tous affrontent les dangers en se fiant à leur karma et en espérant l'intervention des puissances bienfaisantes. Les maraudeurs et les bandits sont nombreux. Les maraudeurs sont des nomades, issus la plupart du temps du Kham, qui se déplacent avec leur troupeau et enlèvent les bêtes des autres sans hésiter à recourir à la violence. Les bandits sont encore plus dangereux; ils s'organisent en bandes nombreuses et agressives; l'intervention des forces gouvernementales est parfois nécessaire pour les combattre en de véritables conflits armés; ceux qui sont capturés sont châtiés impitoyablement. Les bandits se postent souvent autour des cols conduisant aux monastères, où passent les fidèles porteurs d'offrandes. Durant son séjour à Samye, Tucci fut le témoin d'une bataille rangée entre des bandits et les moines qui se solda par plusieurs morts et blessés. Les fêtes religieuses ou saisonnières sont déterminées en fonction du calendrier publié chaque année par les astrologues. Le calendrier tibétain est fondé sur un cycle de douze ans désignés chacun par un animal: souris, boeuf, tigre, lièvre, dragon, serpent, cheval, mouton, singe, oiseau, chien et porc. Chacun des cinq éléments (bois, feu, terre, fer et eau) s'applique aux deux années consécutives, de sorte que l'on obtient ainsi un cycle de soixante ans au cours duquel chaque animal est associé à un élément. L'année commence en février; elle comporte douze ou treize mois lunaires et des semaines qui correspondent aux nôtres. Les jours sont divisés en douze parties, elles-mêmes subdivisées en cinq autres. Le calendrier ne sert pas seulement à jalonner le temps, il est aussi utilisé comme moyen de déterminer les influences natales qui dicteront la ligne de conduite à adopter par un individu. Le calendrier joue un rôle important en fixant les dates des cérémonies religieuses qui rythment la vie du peuple tibétain. La fête du nouvel an est la plus importante de l'année. Elle est précédée de cérémonies préparatoires qui visent à liquider la passif de l'année écoulée pour prendre un nouveau départ dans les meilleures conditions. Le 29 du dernier mois, on procède à la collecte de la suie amassée pendant l'année écoulée; celle-ci, enrichie d'offrandes, est ensuite répandue aux carrefours que fréquentent les esprits maléfiques, afin de se mettre à l'abri des calamités qu'ils pourraient provoquer; la cuisine est alors purifiée à la satisfaction de la divinité du foyer. Le dernier jour de l'année, les moines se livrent à la cérémonie d'exorcisme des mauvais esprits, pour garantir une nouvelle année heureuse, dans un grands concours de cris, de coups de fusils, de détonation de pétards, de danses et de réjouissances populaires diverses. Des petits pains sont confectionnés avec de la farine, du beurre et du sucre; on y fourre un objet différent pour chacun d'entre eux: morceau de papier, copeau de bois, caillou, morceau de charbon, sel, excrément d'animal, poil de yak, herbes médicinales; ces petits pains sont servis au repas de midi; chaque convive choisit le sien; l'objet qu'il contient lui permet de connaître son avenir; celui qui tire le morceau de papier deviendra savant, celui qui a le copeau de bois errera pauvre en s'appuyant sur un bâton, celui à qui échoient les herbes sera fort et victorieux et l'heureux possesseur de la crotte sera le plus chanceux! Au Tibet central, on chasse les mauvais esprits en fouillant les recoins des maisons, une torche en main, et en en sortant en poussant des cris comme si on poursuivait un voleur. Pour le dernier jour de l'année, les demeures doivent être bien décorées et tout un cérémonial s'y déroule. Le jour de l'an est celui du renouveau. Un personnage vêtu d'une peau de chèvre, portant un masque de coton et une baguette à la main, passe de maison en maison pour prononcer des paroles de bon augure. Il est reçu avec bienveillance et gratifié de force dons. Malheur aux portes où il n'a pas frappé! Ensuite, passent des groupes qui se font ouvrir et répètent l'invocation Om Mani Padme Hum. Les familles, revêtues de leurs plus beaux atours, échangent des visites; on boit le thé en échangeant des voeux. Les deuxième et troisième jours, la fête se poursuit par des concours de tirs à l'arc, des courses de chevaux, des danses et des représentations religieuses. On permet aux moines de se rendre dans leurs familles. C'est l'occasion de grandes agapes. Après ces fêtes familiales vient l'époque du Mönlam, fête religieuse inaugurée lors de la création de l'école des coiffes jaunes. Cette fête attire des foules immenses à Lhassa et dans les monastères. L'été est un moment propice à la détente. Les moines et les laïcs fortunés vont camper dans des parcs ou des jardins à proximité d'une eau courante. La danse est un rite, plutôt qu'une distraction, établi au Tibet depuis la période bönpo. Elle constitue un moyen d'attirer les forces surnaturelles dans le monde des humains. Un exemple en est le cham qui s'exécute dans les monastères à l'époque du Mönlam. Les danseurs portent des masques monstrueux et il se dégage de leurs mouvements un sentiment de violence primitive incontrôlée, le tout accompagné d'une musique qui évoque les convulsions de la nature. Il s'agit de symboliser le triomphe de la religion sur les puissances maléfiques. Après la moisson, lors des cérémonies d'action de grâce, les moines sont remplacés par des artistes professionnels masqués dont le jeu s'inspire des légendes populaires et de la vie des saints. La pratique du Dharma est encouragée, les bons triomphant toujours des méchants. En dehors des fêtes religieuses saisonnières, il existe de nombreuses autres fêtes commémoratives d'événements de la vie de Bouddha ou des écoles du bouddhisme tibétain, comme la fête des gelugpas dans la nuit du 24 au 25 du dixième mois. Le 15ème jour du premier mois a lieu la fête des statues de beurre; jetées et offertes aux puissances du mal à l'issue de la cérémonie, elles sont récupérées par les pauvres pour s'en nourrir. Les villageois ne dansent pas seulement lors
des cérémonies religieuses. Il existe également des
réjouissances profanes, souvent à l'époque de la pleine
lune. Jeunes hommes et jeunes femmes dansent sur deux lignes qui se font
face, en chantant tour à tour et en s'avançant jusqu'à
se rencontrer, puis se séparent à nouveau. Le docteur (geshe)
vainqueur d'un débat public est tenu d'offrir un banquet aux moines
du monastère, ce qui est l'occasion d'une grande fête et aussi
d'une importante dépense. Les fils de nobles ont vocation à
entrer dans la haute administration; à cette occasion, ils doivent
offrir un splendide banquet à leurs supérieurs hiérarchiques
et à leur collègues, lesquels viennent rarement seuls. Les
fêtes sont souvent l'occasion de jeux et de compétitions;
un jeune fonctionnaire doit savoir monter à cheval, tirer à
l'arc et percer une cible de sa lance, survivance de l'époque où
le Tibet était gouverné par une monarchie belliqueuse. Les
classes supérieures s'offrent des divertissements sans commune mesure
avec ceux à portée d'un peuple enterré dans la pauvreté
des villages. Mais la vie n'en paraîtrait pas moins monotone, pour
les uns comme pour les autres, si les cérémonies religieuses
ne venaient pas mettre un peu de mystère et de beauté dans
la terne succession des jours.
Événements importants de la vie La naissance ne fait l'objet d'aucun soin particulier. On s'en remet à la nature. L'accouchement est facilité à l'aide de prières et de talismans. On ne recourt ni à un médecin, ni à une sage-femme, mais l'intervention d'un religieux est parfois requise. La mère reprend son travail au bout de trois jours à la campagne et reste une huitaine de jours au lit sous surveillance dans les familles riches. Les enfants sont lavés rarement et à l'eau froide; pour réchauffer celle-ci, la mère la prend parfois un moment dans sa bouche et la souffle ensuite sur le bambin. La mortalité infantile est élevée; Tucci l'estime à 50% sans apporter de preuves, les statistiques étant inconnues. On préfère la naissance d'un enfant mâle, mais les filles sont tout de même bien accueillies. Trois ou quatre jours après l'accouchement, on fête avec la famille et les amis le joyeux événement. Quelques jours plus tard, l'astrologue du village tire l'horoscope du nouveau né. Dans les familles pauvres, on donne parfois à l'enfant pour premier nom celui du jour de sa naissance; les autres noms expriment des voeux favorables; si l'enfant devient moine, il sera doté d'un nom religieux. Tirage de l'horoscope et octroi du nom sont accompagnés de festivités (voir Kawaguchi). Les filles tibétaines sont très libres et, sauf volonté patrimoniale des parents, il est rare que les mariages soient arrangés. Les femmes, très douées pour les affaires, jouissent d'un statut élevé. La polyandrie est moins répandue qu'on ne le dit et la monogamie est souvent la règle (ce point de vue est discuté, voir ici et ici). La polyandrie pourrait s'expliquer par un déficit féminin ou par la volonté de conserver la famille indivise (comme la propriété). Lorsqu'une femme épouse plusieurs frères, le premier mari est considéré comme le père des enfants et les autres comme les oncles. On s'arrange pour qu'un seul homme soit présent au foyer. S'il s'isole avec sa compagne, il laisse ses chaussures devant la porte. Les jeunes gens se fréquentent avant le mariage et il arrive que la mère soit mère avant la cérémonie. Avant celle-ci, des tractations plus ou moins longues, arrosées de tchang (bière d'orge) ont lieu entre les deux familles; on fait durer le plaisir pour dramatiser la situation. Il faut aussi s'assurer que les deux futurs époux ne sont pas consanguins (le mariage entre cousins est interdits) et que leurs horoscopes sont compatibles. L'astrologue détermine le jour du mariage. Au jour dit, on procède aux rites pour empêcher le dieu tutélaire d'accompagner la jeune fille en laissant le foyer qu'elle quitte sans protection. Le cortège nuptial se met ensuite en route. Il trouve la porte du futur mari close; une conversation s'échange de part et d'autre afin de convaincre définitivement les beaux-parents. Ces derniers finissent par ouvrir; un échange de khata a lieu et les réjouissances se déroulent. La jeune femme ne s'installe pas immédiatement dans sa nouvelle famille; au bout de trois à sept jours, elle retourne chez ses parents; le retour auprès de son mari dépend de son âge et des coutumes locales. Le mariage n'étant sanctionné par aucune cérémonie officielle, le divorce est facile et fréquent; si la femme n'a pas commis de faute, elle repart avec sa dot, et une partie des biens du mari si elle part avec des enfants. L'adultère est puni d'une mutilation: on coupe le bout du nez de la coupable; les crimes passionnels ne sont pas rares, ils sont punis par le prix du sang (voir Kawaguchi). Les Tibétains ne sont pas complètement ignorants en matière médicale. Des traités de médecine leur sont venus d'Inde, de Chine et d'Iran et ils connaissent Galien. Mais leur approche des soins résulte de leurs conceptions religieuses: les remèdes, les médicaments et la chirurgie ne sont efficaces que sous certaines conditions. Faute de prières et d'intervention des divinités il est vain d'espérer la guérison. Cette dernière est la conséquence du rétablissement d'un juste équilibre entre les humeurs dont la rupture a causé la maladie. La médecine est l'une des branches de l'enseignement du Bouddha, guérisseur de tous les maux, manifestation de la conscience cosmique et de la sagesse absolue. La pharmacopée fait un large usage des plantes; les médicaments se présentent généralement sous forme de pilules. La médecine n'isole pas l'homme de l'univers et l'absorption de remèdes en ignorant la place qu'il y tient est inutile, voire nuisible; le moment de la cueillette des plantes, celui de l'administration du traitement et les prières qui l'accompagnent jouent un rôle important. L'harmonie cosmique est un gage de bonne santé. Outre les plantes, la pharmacopée use également des métaux (or, argent, zinc, mercure...) et des pierres ainsi que de substances animales choisies en fonction de leur analogie avec certaines parties du corps (la vésicule biliaire du boeuf soigne la vue, sa rate guérit les abcès, la langue du chien cicatrise les plaies, son foie est souverain contre la lèpre). Le déséquilibre des humeurs est la conséquence d'un déséquilibre du karma, sous la dépendance de la soumission aux trois racines du mal: l'avidité (ou l'envie), la colère et la torpeur (ou l'ignorance). Ces trois défauts correspondent aux trois humeurs: le souffle, la bile et le flegme, qui imprègnent le corps mais gouvernent essentiellement le cerveau, l'abdomen et les entrailles. Le souffle influence les os, les oreilles, la peau, la chair et les artères; la bile commande le sang, la sueur, les yeux, le foie, les intestins; le flegme produit son effet sur le chyle, la chair, la graisse, la moelle et la semence, le nez, la langue, les poumons, la rate, le foie, les reins, l'estomac, la vessie. Si l'une des humeurs prévaut sur les autres, une maladie survient. Les interventions chirurgicales sont rares et limitées à des objets précis; les instruments chirurgicaux sont peu nombreux (lancette, cautère, récipient pour brûler du papier appliqué ensuite sur la partie du corps à soigner). Le patient incurable est celui dont le karma est très mauvais, qui est la victimes d'une conjonction de planètes défavorables ou qui est la proie d'esprits malfaisants. Le médecin cède alors la place à l'exorciste et des moines viennent réciter des textes sacrés auprès du patient pour chasser les influences maléfiques. On procède aussi parfois à l'achat d'un animal au boucher pour le mettre liberté orné d'un ruban rouge au cou, le rachat de sa vie étant supposé guérir le malade (pour ce qui concerne la médecine tibétaine, voir ici). Le moment de la mort est crucial car il conditionne
la réincarnation du moribond. Les Tibétains n'admettent pas
l'existence de l'âme et Tucci parle d'une évasion de la conscience
du corps au moment du décès. Cette évasion se produit
par un orifice minuscule situé à l'endroit de la rencontre
des os crâniens au sommet de la tête. Pour favoriser cette
fuite, le moine qui assiste le moribond lui arrache un cheveu. Si le mort
n'accède pas directement au nirvâna, quarante-neuf jours vont
s'écouler entre la mort et la réincarnation. La conscience
du défunt va errer quelques temps autour de son corps. Au cours
de la traversée du bardo, elle sera assaillie par de nombreux souvenirs,
soumise à des visions plus ou moins terribles ou faussement accueillantes
et en proie à de multiples tentations qui risquent de l'orienter
dans une mauvaise direction. Pour l'aider à trouver le meilleur
chemin, des religieux vont lire à l'oreille du moribond ou du cadavre
le Bardo thödröl (Livre des morts tibétain). La
conscience peut choisir le ventre dans lequel elle se réincarnera.
De la mort aux funérailles, le cadavre, revêtu de ses plus
beaux habits, est placé en position assise dans une autre pièce
que la chambre mortuaire. Pendant les trois premiers jours, nul ne peut
le toucher sous peine de le précipiter chez les démons. Dans
les familles pauvres un moine, et dans les familles riches plusieurs religieux,
veillent le mort en lisant les textes sacrés. L'astrologue détermine
la date des funérailles. Le cadavre est livré à la
voracité des bêtes de proie, incinéré, jeté
dans un lac ou une rivière, enterré ou, pour les dignitaires
d'un rang élevé, placé dans un chorten. Les informations
fournies par Tucci, pour ce qui concerne les funérailles, sont sommaires
et sujettes à caution; il estime, par exemple, que le corps est
mangé par les bêtes de proie lorsqu'il n'existe pas assez
de bois dans la région pour le brûler! Pendant tout le temps
qui précède les funérailles, la famille, les amis
du défunt et les officiants partagent un repas funèbre. Des
aliments sont placés devant le cadavre ou son image; on les renouvelle
pendant les quarante-neuf jours de la traversée du bardo (voir
Kawaguchi).
La littérature populaire tibétaine
comprend de nombreux textes anonymes, conservés par tradition orale,
que l'on enjolive à plaisir et qui sont utilisés pour agrémenter
les travaux comme les festivités. La plupart chantent l'amour et
l'oubli que procure l'ivresse. La poésie du 6ème
Dalaï lama peut être rapprochée de cette veine; en
voici un exemple:
Les sujets religieux les plus populaires sont les vies des saints. Ces oeuvres imprégnées de merveilleux visent à édifier leur lecteur et il ne faut pas y rechercher une vérité historique, même si l'histoire n'en est pas totalement absente. On citera la biographie de Milarepa; celle de Marpa, le traducteur, qui fut son maître, lequel sachant concilier ses intérêts personnel avec sa vie spirituelle, acquis beaucoup de biens terrestres; celle d'Urgyenpa, qui connut Koubilaï khan et se rendit sur les lieux de naissance de Padmasambhava, pays des fées volantes, des dakinis et des yoginis, capables d'accomplir des miracles grâce à leurs pouvoirs magiques; celles, nombreuses, de Padmasambhava, où l'on apprend que ce dernier, accusé d'avoir séduit l'épouse de Trisong Detsen, s'enfuit, fut poursuivi en vain par l'empereur qui tenait à tout prix à la ramener à la cour, quitte à le mettre lui-même dans le lit de sa femme; la vie de Tsongkhapa et aussi celle de Pholhane, qui sort de l'ordinaire car il ne s'agit pas d'un religieux mais d'un homme politique éminent qui pacifia le Tibet, à l'époque de la pénétration de l'empire mandchou sur le Toit du Monde. Des voyageurs rédigèrent également les récits enjolivés de leurs pérégrinations, comme Tatsang Repa (17ème siècle) qui visita le Swat et Chörje Pel, traducteur de Chag, qui s'en fut à Bodhgayâ et à Nâlandâ, en Indes, où le bouddhisme avait disparu, et en ramena des descriptions de ces lieux et surtout de nombreuses histoires miraculeuses, plus ou moins empruntées aux récits des personnes qu'il rencontra. Le livre le plus intéressant en ce genre est celui rédigé par Târanâthâ qui compila les renseignements fournis par Bouddhagupta, un des derniers sâdhus bouddhiste qui, après une vie mouvementée, se fixa au Tibet; cet homme avait beaucoup voyagé en Asie, au Swat (Cachemire), en Afghanistan, dans le Khorassan, en Birmanie, en Thaïlande, en Indonésie et jusqu'à Zanzibar et Madagascar; cet ouvrage fut utilisé ultérieurement par le 3ème Panchen lama (18ème siècle) qui s'intéressait au Shambala, où le Bouddha aurait révélé la roue du temps; le dignitaire gelugpa s'appuya sur le livre de Târanâthâ, et d'autres sources venues de Chine, où les missionnaires chrétiens avaient introduits des connaissances géographiques, pour rédiger une description du monde. Le cycle épique de Guesar de Ling rassemble les légendes et les contes de plusieurs régions du Tibet et des pays voisins. Il est récité par des bardes itinérants qui s'appuient sur des peintures figurant les épisodes racontés. Un large public assiste à ces représentations si populaires que leur succès a débordé en Mongolie et au Gilgit (nord du Pakistan). Le théâtre tibétain pourrait être comparé aux mystères de l'Europe médiévale. Les pièces sont transmises de père en fils dans les corporations d'acteurs. Les intrigues sont tirées de fables et d'histoires bouddhistes d'origine souvent hindoue. Telle est celle du perroquet donneur de bons conseils qui finit victime de sa propre sagesse. Les scènes sont entrecoupées d'intermèdes bouffons où les puissants ne sont pas épargnés (on retrouve la même chose dans les danses cham). On trouve aussi des descriptions d'épiphanies de divinités descendues sur terre pour y répandre la Loi, comme le miracle de Drowa Zangmo, exposé des malheurs des enfants d'une divinité et d'un roi, en proie à la jalousie féroce d'une marâtre qui cherche à se débarrasser d'eux, mélange très significatif d'épouvantable, de pitoyable, de cruauté et de compassion où abondent lacs de sang, démons avides de chairs humaines, cris de bêtes féroces, bûchers, squelettes, cadavres en lambeaux, tremblements de terre et rivières asséchées. Des pièces religieuses glorifient les personnages illustres de l'histoire tibétaines, comme Songtsen Gampo, ou plutôt son astucieux ministre Gar; ces représentations apologétiques, sans unité de temps ni d'action, donnent au spectateur, qui y retrouve cependant des traits de la vie quotidienne, l'impression de vivre un rêve. L'exaltation religieuse atteint un sommet dans le miracle de Trime Künden, adaptation d'une légende hindoue, qui relate la vie d'une incarnation antérieure du Bouddha, laquelle est incapable de rejeter la moindre requête, même la moins bien fondée ou la plus cruelle. Un autre cycle très populaire a pour vedette un coucou qui prêche la Loi aux oiseaux, lequel n'est rien d'autre qu'un roi dont le souffle vital a été transféré dans le corps du coucou, par suite des subterfuges d'un ministre qui voulait s'emparer du trône. Prêcher aux oiseaux est également le thème d'un petit livre très lu: "La Précieuse Guirlande de la Loi chez les oiseaux". La littérature gnomique contient des règles de vie, des maximes et des sentences destinées à guider les laïcs, à travers toutes leurs activités, sur le chemin de la Loi. L'une des brochures les plus répandues est celle de Khache Phalu Jowo, probablement originaire du Cachemire, où l'on décèle une influence musulmane, oeuvre attribuée au 5ème Dalaï lama. Les grands maîtres tibétains ont apporté une large contribution par leurs commentaires à la doctrine bouddhiste au plan du dogme comme à celui de la liturgie. Citons le Lamrim de Gampopa (1070-1153), un élève de Milarepa, résumé des saintes écritures et les deux oeuvres majeures de Tsongkhapa, le Lamrim, récit du voyage vers le salut, et le Ngagrim, enseignements ésotériques (1403). Les Tibétains aiment l'histoire. Cependant leurs historiens ne s'intéressent guère qu'à l'histoire religieuse et à ses rebondissements. La succession des autres événements, supposés prédéterminés de manière immuable, ne présentent évidemment qu'un aspect secondaire. Citons les écrits de Büton (1290-1364), de Pema Karpo (né en 1527), de Pawo Tsuglag (né en 1566), de Târanâtha (né en 1575), de Sumpa Khenpo (1704-1788), les Annales bleues de Shönnu Pel ou le Gyelrabselue melong (14ème siècle). Les auteurs mettent parfois l'accent sur les succès de leur école, ce qui ne constitue évidemment pas un critère d'objectivité. L'histoire du 5ème Dalaï lama est en fait une justification de sa politique qui s'efforce de mettre en évidence le fil directeur de l'histoire du Tibet depuis l'unification par les premiers rois, à travers la décomposition de l'empire, les tentatives de restauration des Sakyapas, des Phagmodrupas jusqu'à la réunification sous l'autorité à la fois spirituelle et temporelle du Dalaï lama. Il convient de signaler enfin les guides mis par les sanctuaires à la disposition des pèlerins. Ces derniers y trouvent l'histoire et l'éloge du site visité ainsi que des informations sur les lieux intéressants du voisinage. Ces petits livres représentent les lectures favorites de bien des Tibétains. Tous les livres sont imprimés dans les
monastères, seuls détenteurs des planches ou des clichés
de cuivre (au Kham). Le livre est considéré comme un objet
sacré. On en passe commande aux monastères, pour soi ou pour
les offrir. Les livres sont déposés auprès des images
sacrées des sanctuaires privés de leurs possesseurs lesquels
ne sont pas toujours capables de les lire et encore moins de les comprendre;
mais ils imprègnent la demeure d'une atmosphère de sainteté
et ils peuvent être utilisés par les religieux appelés
pour y effectuer certains rites. Lorsqu'on offre un livre, celui qui le
reçoit de ses mains tendues le pose respectueusement sur sa tête
pour en recevoir la bénédiction. Il n'existe pas de librairies,
mais des libraires ambulants proposent au public les ouvrages qu'ils ont
commandés aux monastères, en les posant sur des tissus étalés
sur le sol devant eux, dans les foires et les fêtes. Ces libraires
ambulants, symboles de l'omniprésence de la Loi, jouissent d'une
excellente réputation dans les villages.
La propriété foncière constitue la base de l'organisation de l'État tibétain. On distingue trois types de propriétés: celle de l'État, celle des nobles et celle des monastères. La noblesse doit mettre ses fils au service de l'État qui ne rétribue pas les fonctionnaires mais leur attribue des concessions de terrains, quitte à ce qu'ils lui retournent une fraction des revenus. Le Conseil des ministres (Kashag) publie chaque année la liste des nobles assujettis à ce devoir. Les travailleurs agricoles sont subordonnés au possesseur des terres, lequel dispose sur eux de pouvoirs judiciaires dans les limites fixées par le pouvoir central; le gouverneur de district (préfet) règle les litiges avec possibilité d'appel à un échelon supérieur. La concentration du pouvoir spirituel et du pouvoir entre les mains des Dalaï lama n'a eu que peu d'influence sur l'édifice administratif même si elle a consolidé l'influence du clergé. Le mode de sélection des réincarnations tend à maintenir le pouvoir entre les mains de familles, sinon influentes, au moins estimées, et leur éducation, par des personnes âgées et sages, a donné en général de bons résultats, même s'il arrive que l'on rencontre ce que Tucci appelle des incarnations par erreur (il cite l'exemple du 6ème Dalaï lama). Pendant la minorité du Dalaï lama, le pouvoir est exercé par un régent élu par l'Assemblée nationale. A sa majorité, le Dalaï lama exerce un pouvoir absolu en droit et limité en fait car toutes les affaires ne remontent pas à lui et parce que celles qui lui parviennent sont parfois présentées sous un jour faux par un entourage essentiellement monastique. Le Dalaï lama est assisté par le Conseil des ministres et une Assemblée. Le Conseil des ministres comprend quatre membres: trois laïcs et un religieux, nommés par le Dalaï lama. Les décisions sont collectives. Le Conseil des ministres désigne les fonctionnaires ecclésiastiques, sur proposition du Bureau des Affaires religieuses. Il reçoit les pétitions contestant les décisions des gouverneurs provinciaux, ou qui concerne les querelles entre grandes familles. L'Assemblée, composée des dignitaires religieux, des fonctionnaires civils, des membres de l'aristocratie et des représentants des marchands et artisans, est un organisme, autrefois consultatif, dont les décisions sont définitives; celles-ci sont prises à la majorité, par assis et levés. Elle est réunie par intermittence et dans des cas spéciaux. Non inspirée des système occidentaux, elle est la survivance des anciennes assemblées tribales mongoles et joue un rôle important dans un pays traversé d'intérêts divers qui ne fut jamais totalement unifié. L'exécutif séculier, le tsikhang, est composé de quatre membres appelés tsipön; il contrôle et inspecte l'administration publique, à l'exclusion des affaires religieuses, gère les ressources, vérifie et répartit les recettes fiscales, mais ne collecte pas les impôts, dont le recouvrement incombe aux fonctionnaires locaux ou provinciaux, il veille au recrutement des fonctionnaires laïcs. L'administration monastique est dirigée par le chikhyab chenpo, qui supervise les fonctionnaires religieux; il jouit d'une grande autorité, car il est en contact quotidien avec le Dalaï lama, auprès de qui sont évoquées les affaires les plus importantes; son principal collègue, le dröner chenpo, tient le rôle de chef de protocole. Juste au-dessous, un conseil de quatre moines (les trungyig chenpo), le yitsang, promulgue les ordres du Dalaï lama, procède à leur exécution, désigne et affecte les moines fonctionnaires civils, ces derniers étant les homologues religieux des gouverneurs civils dans chaque district, il reçoit les pétitions en provenance des monastères dont il supervise l'administration; ces quatre moines sont aidés par quatre trésoriers correspondants aux tsipön de l'administration laïque, trois ecclésiastiques et un laïc chargés de la gestion du trésor du Palais (labrang) habilités à consentir des prêts à 15% d'intérêt; un autre département s'occupe des profits du commerce, des métaux précieux et des cadeaux offerts au Dalaï lama, il subvient aux dépenses du Palais. Ce système administratif compliqué se compose de deux lignes hiérarchiques: celles des fonctionnaires civils (trungkor) et celles des fonctionnaires religieux (tsetrung) associées l'une à l'autre et issues de la même classe sociale. Le recrutement s'effectue par l'intermédiaire d'une école de Lhassa comportant deux sections dirigées l'une par un des trungyig chenpo, l'autre par un membre du tsikhang. Les candidats à l'école doivent être nobles, ne présenter aucune tare et posséder des aptitudes variées, y compris physiques. On entre à l'école entre quatorze et vingt ans et les études durent trois ou quatre ans. Les élèves ayant réussi les examens sont officiellement proclamés pendant les fêtes du nouvel an; ils accèdent à des postes offerts en nombre limité. L'ensemble du territoire tibétain est divisé en districts (dzong) dont les plus importants sont administrés par deux fonctionnaires: un laïc et un religieux. Ces dzongpön collectent les impôts, administrent la justice, au-dessus des propriétaires terriens, et exercent la responsabilité de la surintendance des sujets. Il n'est pas rare qu'ils abusent de leurs pouvoirs et les recours au pouvoir central restent souvent sans effet, les personnes chargées de les transmettre leur étant liées (voir aussi Harrer). La justice est régie par le code pénal établi par Songsten Gampo, modifié par ses successeurs et rédigé dans sa version définitive dans la première moitié du 19ème siècle. Les peines sont d'une extrême sévérité, qui s'explique par la rudesse originelle des Tibétains mais aussi par le brigandage endémique qui sévit dans le pays. Un brigand tombant entre les mains de la justice est précipité dans une geôle abjecte; s'il en sort vivant, on lui passe la cangue au cou et on lui entrave les jambes; il poursuit sa vie ainsi, subsistant grâce à la charité publique, sans quitter son district, tant que la peine infligée par les juges n'a pas été purgée; ensuite, il est exilé dans une région frontière où le climat étouffant et humide abrège ses jours. En cas de vol, le châtiment du fouet s'accompagne d'une peine de prison dépendant de la gravité du délit; la récidive est punie de l'amputation d'un pied ou d'une main, bien que ces pratiques aient été interdites par le 13ème Dalaï lama. Il est toutefois possible de se dégager en rendant le produit du vol ou en payant une rançon, même en cas de meurtre, après accord avec la victime ou sa famille. Dans certaines régions belliqueuses (Kham), d'interminables vendettas déciment les familles. Les crimes politiques sont punis encore plus sévèrement; les coupables sont jetés dans les culs-de-basse-fosse des prisons d'État, où ils croupissent jusqu'à la mort; certains sont aveuglés. Les peines infligées aux moines sont les plus sévères; le vol d'objets sacrés entraîne l'injection de poivre sous les paupières ou l'enfoncement de pointes de fer sous les ongles (voir aussi Kawaguchi). L'armée se compose de quatre régiments réguliers d'environ 10000 hommes, dont le rôle principal consiste à défiler pendant les fêtes du nouvel an. Une milice entretenue par les propriétaires terriens renforce l'armée régulière. La volonté d'instaurer une levée en masse par le 13ème Dalaï lama est restée sans lendemain. La noblesse fournit les hommes et l'habillement ainsi que des terres suffisantes pour assurer la subsistance de la famille du soldat. Les monastères envoient également leur contingent d'hommes et les moines-soldats ne sont pas rares; ceux de Sera sont réputés pour leur ardeur au combat. L'entraînement et l'armement varient d'un lieu à l'autre et l'uniforme est inexistant, sauf pour la garde du Dalaï lama. Le service militaire est peu pénible et dure seulement quelques jours par an; sa tâche intermittente accomplie, le soldat est autorisé à retourner chez lui. Quelques détachements militaires permanents surveillent néanmoins les frontières. Deux hauts fonctionnaires, les phogpön, un ecclésiastique (dzasa) et un civil (teji), dirigent l'organisation militaire; ils ont le pas sur les tsipön; les régiments sont commandés par des magpön. Cette organisation militaire de type médiéval ne répond évidemment pas aux exigences du monde moderne. Les vertus martiales des anciens Tibétains n'ont certainement pas disparu, même si le bouddhisme a quelque peu adouci leurs moeurs; mais les tendances au régionalisme, l'existence de féodaux presque indépendants du pouvoir central, la longue opposition parfois sanglante entre les écoles du bouddhisme tibétain, et surtout le caractère individualiste d'un peuple forgé par le nomadisme, ont rendu très difficile la constitution de l'unité et d'une armée nationales. Respectueux de l'autorité, mais incapable de feindre, le Tibétain réagit vivement lorsque son ressentiment est excité. Il ne se bat qu'avec réticence au sein de grandes unités, car la discipline lui répugne mais, en petits groupes, il se défend comme un lion jusqu'à la mort, avec enthousiasme et obstination, même dans les situations désespérées. Les moines eux-mêmes ont montré à maintes reprises jusqu'à quel degré de fanatisme ils pouvaient se porter dans la défense d'une cause estimée sacrée. |