Les voyages de Guibaut et Liotard
 .
En 1936, Guibaut et Liotard se dirigent d'Indochine au Yunnan où ils vont suivre, pendant un moment, l'itinéraire de la Longue Marche des troupes de Mao. Guibaut donne une image saisissante de la Chine de cette époque. Dans ce pays en proie aux seigneurs de la guerre on lève les impôts par anticipation avec dix ou quinze ans d'avance; les reçus perdent bientôt toute valeur, par suite de la déconfiture de l'émetteur, de sorte que les contribuables sont imposés à répétition. Les paysans croulent sous les taxes; ils doivent encore fournir des soldats aux généraux qui s'entre-déchirent; on emmène les conscrits attachés à une corde, le licol au cou, sous la garde de cerbères à la gâchette facile; les déserteurs sont nombreux et beaucoup font la guerre pour leur propre compte en exerçant la lucrative profession de brigands. Les combats sont peu meurtriers, mais les victimes se comptent néanmoins par milliers, du fait de la malnutrition, des épidémies et du manque de soins. Pendant la guerre sino-japonaise, les relations ne cessent pas entre les territoires occupés et ceux qui restent sous contrôle chinois; un service postal unique continue de fonctionner sur l'ensemble du territoire; les massacres y prennent le caractère surréaliste d'une guerre en dentelles!  

Les malades sont abandonnés sur les marches d'un hôpital catholique, où l'on refuse de les recevoir par crainte d'être submergé. Les inondations tuent des millions de personnes. Les incendies catastrophiques ne sont pas moins meurtriers. Des bateaux font naufrage; comme leurs ponts sont soigneusement entourés de grillage, afin d'être certain qu'aucun passager ne refera surface en cas de sinistre, il n'y a pas de survivants; grâce à ce procédé, la compagnie évite que les corps soient utilisés pour obtenir des indemnités par la famille ou par des individus peu scrupuleux qui font profession de ce genre de réclamations. A Chengdu, au Sichuan, les mendiants, rendus pitoyables à souhait, sont organisés en corporation; l'un d'entre eux porte une bougie allumée plantée sur un morceau de bois enfoncé entre deux os de son crâne ouvert pendant l'enfance; un autre, cul-de-jatte, privé de ses jambes par un bombardement, traîne ses pieds momifiés en sautoir autour de son cou.  

Le métier de bandit de grands chemins est considéré comme une activité à peu près normale; les brigands font la police pour se débarrasser de la concurrence, et sont préférés par les petites gens aux agents de l'autorité, beaucoup plus redoutables qu'eux; les généraux apprennent leur métier dans la montagne, doux euphémisme pour parler du brigandage; le voyageur rançonné a l'impression d'acquitter une prime d'assurance. Des  sociétés secrètes se vouent à tous les trafics; des jeunes filles se prostituent pour payer leur dot, des courtisanes encore enfants sont amenées par une matrone dans les fumeries d'opium pour le délassement des clients; des nourrices vendent leur lait aux étrangers pour le café au lait du petit matin. On soigne les malades de la rage en leur appliquant sur le ventre un poulet ouvert qui ne tarde pas à pourrir, la chair de l'animal sacrifié étant supposé se charger des humeurs du malade.    

Des enfants de douze ans exploitent les mines d'étain, ils ne deviendront jamais adultes. Les Chinois paraissent insensibles aux souffrances d'autrui*. Les cercueils entassés attendent le moment propice pour l'enterrement; les bières sont trimbalées par des porteurs, un coq aux ailes battantes attaché à leur couvercle; des noyés descendent nus les rivières parce que les vêtement des morts sont repris par les vivants; les enfants morts-nés sont accrochés à des branches par punition pour avoir refusé de vivre, les corbeaux se disputent leurs chairs; les têtes des suppliciés sont exposées sur les places et dévorées par les chiens; la peau des écorchés vifs est pendue aux murailles des villes pour l'édification des populations. Pour la fête des morts, des milliers de petites bougies, placées sur des flotteurs, descendent les rivières comme un reflet de la voie lactée. Mais la modernité met un peu partout à jour l'antique héritage des Han, dispersant leurs ossements, et Tchang Kaï Check pave, sans s'en douter, la voie à Mao Tsé Toung, dans un pays où les morts ont fini par submerger les vivants. Autres remarques pittoresques: on pourvoit les ailes des pigeons de minuscules sifflets et la rapidité du vol module leurs vibrations; par politesse, on donne aux gens que l'on rencontre une bonne dizaine d'années de plus, afin de montrer qu'on les tient pour respectables.  

Dans l'ambiance de guerre civile qui prévaut en Chine, Guibaut et Liotard sont arrêtés dans leur cheminement par le gouverneur de Yunnanfu (Kunming), un ancien brigand reconverti, qui, sans jamais s'opposer ouvertement à leur entreprise, use de manoeuvres dilatoires pour les retenir. Ils croisent l'armée nationaliste chinoise, qui poursuit celle des communistes; cette armée, qui a renoncé à rejoindre ses adversaires, est pourvue de parapluies; elle abandonne ses éclopés le long du chemin. Les deux Français finissent par échapper à leurs gardiens et parviennent à Dali où ils doivent à nouveau séjourner et ruser avec l'administration chinoise. On leur offre le choix de revenir sur leurs pas ou de se diriger sur la Birmanie; le second chemin croise la vallée de la Salouen qui remonte jusqu'au Tibet, à travers une région mal contrôlée, peuplée de tribus farouches parmi lesquelles celle des Lissou, meurtriers de deux explorateurs allemands; c'est évidemment la direction retenue par nos aventuriers; ils seront les premiers Occidentaux à oser passer en territoire Lissou depuis l'assassinat des Allemands. Grâce à un stratagème, ils se débarrassent des soldats, chargés, accessoirement, de les protéger et, principalement, de les surveiller, pour se retrouver seuls. Pas pour longtemps, quatre nouveaux soldats d'escorte les rejoignent bientôt, s'excusant de les avoir laissés sans protection si longtemps! La rencontre de farouches guerriers armés d'arbalètes décontenance quelque peu les soldats chinois et Guibaut trouve un prétexte pour leur donner congé, en leur remettant une lettre pour leur chef rédigée en français, afin que le temps de la traduction permette aux deux voyageurs de prendre le large, non sans penser qu'il viennent peut-être de condamner à avoir la tête tranchée les quatre malheureux soldats.  

Sur les rives de la Salouen, les hommes vivent encore à l'époque de la préhistoire, dans une végétation de forêt vierge peuplée de bêtes venimeuses. Les Lissou tirent essentiellement leurs subsistances de la chasse. La variole les décime et est la cause de guerres inter tribales, les épidémies étant attribuées aux manigances des sorciers. Les Chinois assez audacieux pour s'aventurer sur le territoire de cette ethnie vindicative le paient souvent de leur vie, même les militaires en armes; ces assassinats appellent des représailles qui se soldent par la destruction de deux ou trois villages et tout recommence. Les Lissou habitent des cases sur pilotis, pour se protéger des écoulements d'eau de la mousson; ils ménagent un espace libre sous leur plancher, lequel espace est fermé pour devenir à la fois une porcherie et un calorifère, grâce à la chaleur des bêtes. Les femmes portent sur elles toute la richesse du foyer en bijoux. Les Lissou croient au mythe du déluge; cet événement ne laissa sur terre qu'un frère avec sa soeur; le frère proposa à la soeur de s'accoupler avec lui; elle refusa d'abord, puis finit par accepter, en y mettant la condition qu'il se montrerait capable, au préalable, de tirer une flèche à travers le chas d'une aiguille; le garçon y étant parvenu, les noces eurent lieu; neuf filles et sept garçons en furent le fruit, ils se dispersèrent sur la terre et la repeuplèrent. Les Lissou n'ont pas d'écriture car leurs ancêtres écrivaient sur une peau de tigre qui fut dévorée par les chiens! Dans cette région, il est si difficile de se déplacer qu'au bout d'une journée de route on voit encore l'endroit d'où l'on est parti le matin, ce qui donne la désagréable impression d'être prisonnier d'un enfer vert.  

Les voyageurs finissent par atterrir dans la mission catholique de Bahang, sur les confins du Tibet, au moment où l'hiver commence et les y bloque. C'est l'occasion pour Guibaut de noter une foule d'impressions. Une Tibétaine nettoie une tasse en la léchant avec sa langue avant de la lui tendre. L'explorateur interdit à ses serviteurs tibétains d'essuyer sa vaisselle après l'avoir lavée car il sait avec quels ignobles chiffons ils le feraient. D'après un missionnaire, dans cette région tout le monde est voleur ou volé, ou les deux alternativement. Les bourreaux vendent le foie des condamnés à mort sur pied, pour être mangé comme médicament ou pour que le consommateur s'approprie le caractère du défunt. Des nourrices passent de porte en porte pour vendre leur lait, bu directement à la source par les malades. Pendant la fête de l'Épiphanie, les homme lampent la bière d'orge deux à deux, joue contre joue, au même récipient. Guibaut observe que les danses et les chants des autochtones ont quelque chose d'occidental qui les éloignent des modèles chinois. Le préfet chinois envoie un émissaire empêcher les deux Français d'aller plus loin, sous le prétexte de les tirer du péril où ils se trouvent; mais, comme il convoite un de leurs mousquetons, on trouve le moyen de transiger. 

Le 10 janvier 1937, les deux voyageurs sont conviés aux obsèques du père Génestier, un prêtre rencontré par Bacot, qui évangélisait le fusil à l'épaule, toujours sur le qui-vive, comme d'ailleurs tous les autres missionnaires; cet ecclésiastique était très prisé des autochtones pour avoir obtenu du mandarin chinois qu'ils ne paient plus tribut aux seigneurs tibétains; le vieil homme est enseveli dans sa baignoire de bois suivi par les explosions des pétards tirés par ses fidèles et par la musique nasillarde des moines tibétains venus accompagner à sa dernière demeure la dépouille d'un homme qui, une trentaine d'années plus tôt, a tué un des leurs d'une balle entre les deux yeux! Le défunt laisse un sac de couchage en peau de mouton, cadeau du prince Henri d'Orléans et une boussole, don de Bacot. 
. 

Les chemins dans la vallée de la Salouen 
Source: Missions perdues au Tibet (Guibaut)
. 
Le 13 janvier 1937, Guibaut et Liotard visitent le monastère de Tchamoutong, avec lequel eut lieu le différend qui permit au père Génestier de faire ses preuves de guerrier. Cette escarmouche entraîna une répression sévère de la part des troupes chinoises qui incendièrent le monastère. Il fut reconstruit depuis mais, la région échappant au contrôle de Lhassa, les nouveaux bâtiments d'architecture médiocre, n'abritent plus qu'une dizaine de moines. Cette première lamaserie soumise à la curiosité des deux explorateurs ne leur révèle rien d'inconnu: ils ont déjà vu des coupes à libation en crânes humains, des trompettes semblables à celles des bergers des Alpes, des clochettes en bronze et autres objets rituels, au musée Guimet ou dans des revues illustrées. 

De retour à leur mission, après bien des tribulations nocturnes, dans des vallées où se rencontrent encore panthères et tigres de Birmanie, Guibaut et Liotard, hibernent patiemment, en écoutant les histoires des pères, à la fois curés, instituteurs, médecins et apothicaires et surtout fumeurs de pipe, la pipe étant l'indispensable compagne du missionnaire. Les toilettes ressemblent aux mâchicoulis des châteaux féodaux: un trou donnant directement sur le vide; mais c'est mieux que chez les Lissou, où rien n'est prévu et où un Occidental doit déféquer avec méthode pour échapper aux dangers qui le guettent; il lui faut d'abord trouver un endroit isolé auprès d'un gros rocher, se pourvoir de pierres, s'adosser au rocher pour ne pas risquer d'être pris à revers, tenir à distance, en leur jetant des pierres sur la truffe ou le groin, les chiens et les cochons affamés, attirés par l'odeur du repas chaud qu'on leur mitonne; les cochons noirs sont d'autant plus redoutables qu'ils sont munis de défenses, comme des sangliers... L'engrais humain est si généreusement épandu sur la terre de Chine qu'il lui confère son odeur inoubliable; un missionnaire songea un moment à faire commerce du caca de ses élèves, mais ceux-ci se torchaient avec des cailloux et il recula devant la nécessité de devoir les trier; au Sichuan, les propriétaires dressent d'avenants édicules au long des routes pour recueillir les déjections que les passants ont l'amabilité d'y déposer. 

Les explorateurs envisagent de remonter la Salouen, de pénétrer au Tibet le temps d'une brève incursion, puis de passer dans la vallée du Mékong qu'ils redescendront jusqu'au Yunnan. En attendant, Guibaut feuillette de vieux numéros de la feuille que rédige le père Nussbaum, un Alsacien, de l'unique mission en territoire tibétain, à Yerkalo, au Tsarong; le père y décrit la situation instable de la région en proie à des mutineries contre le pouvoir de Lhassa, plus ou moins encouragées par la Chine, et aux représailles des troupes tibétaines; des lamas jurent de provoquer la venue des Chinois, si le gouvernement central touche à leurs privilèges; ces événements datent de 1934. Les Tibétains soigneraient leurs chevaux malades en leur faisant manger du poulet bouilli. Avec la nouvelle année, Tibétains et Chinois se mettent à arpenter les chemins; les premiers saluent en tirant la langue et en se grattant l'oreille. Les explorateurs apprennent que les troupes communistes de Mao seraient en territoire golok. Un jeune loutseu, emmené à Hanoï, ne s'étonne de rien, pas même d'un baptême de l'air, il a entendu tant de récits merveilleux dans son enfance qu'il se croit tout bonnement en train de les vivre; la seule chose qui le surprend c'est la légèreté avec laquelle les soldats français se livrant à l'exercice gaspillent leur poudre contre une cible de carton!  

Le 20 février, les deux explorateurs quittent Bahang en direction du Tibet; le mandarin chinois ferme les yeux, espérant sans doute qu'ils ne reviendront pas vivants; comment les Tibétains vont-ils les accueillir? Le père chinois Li, le dernier prêtre catholique officiant avant le Royaume des Neiges, leur recommande de ne pas tirer sur les vautours qui sont sacrés au Tibet. Quatre jours plus tard, les explorateurs arrivent à Songtha, le premier village tibétain. Moyennant paiement en pacotille, le chef du village accepte de les héberger, mais il n'y va pas par quatre chemins pour leur faire savoir que, s'ils s'obstinent à enfreindre l'interdiction faite aux étrangers de pénétrer au Tibet, ils seront abattus comme du gibier; sur le Toit du monde, l'hypocrite politesse chinoise n'a plus cours! On leur permet d'assister à une sorte d'exorcisme au cours duquel le chef du village s'efforce de chasser le démon, en psalmodiant pendant d'interminables heures, tandis que deux enfants épuisés frappent sur des tambours avec une baguette recourbée en faucille; la cérémonie est copieusement arrosée de chang, la bière d'orge tibétaine. Le chinlgo Ongtsou, responsable tibétain de la région, les autorise à rejoindre le col de Dokerla pour retourner au Yunnan; Guibaut et Liotard se montrent heureux de ne pas avoir à rebrousser chemin.  

Le 3 mars 1937, les explorateurs reprennent la route. Ils sont frappés par la débauche de signes religieux qui jalonnent leurs parcours. Après trois jours de marche sans obstacles, survient un jeune seigneur tibétain qui leur ordonne avec colère de retourner d'où ils viennent; suivent de longs palabres, entre gens qui ne se comprennent que par gestes, à la fin de quoi le noble tibétain délivre un passeport, puis met ses interlocuteurs en joue avec un fusil imaginaire afin qu'ils prennent bien conscience de ce qui leur arrivera s'ils ne se rendent pas au Dokerla. Guibaut et Liotard séjournent une semaine à Lakonra, une station de pèlerinage, au pied du col; ils ont l'occasion d'y voir passer de nombreux personnages, en route vers les lieux de leur activité; comme ils ne peuvent aller vers le Tibet, c'est lui qui vient à eux: seigneurs, négociants, colporteurs, lamas, pèlerins, fabricants de ponts de cordes, saltimbanques... toute une humanité aux classes sociales beaucoup plus nettement distinguées qu'en Occident, mais toutes partageant la même gaieté; les gens de qualité fouillent sans vergogne les bagages des étrangers. Les deux explorateurs constatent que les Tibétaines, parées de bijoux et souvent plus fardées que des mannequins parisiens, ne sont pas prudes et qu'elles n'ont pas froid aux yeux. Dans ce caravansérail religieux, les Français ont la bonne fortune de rencontrer un seigneur du Tsarong qui accepte de les prendre dans sa caravane, laquelle se rend à Atentze par le col de Choula, plus au nord que le Dokerla.  

La caravane traverse des villages tibétains décrit avec beaucoup de réalisme: champs en étages entourés de murets, multitude des drapeaux de prières, svastikas, vergers en fleurs... Pour franchir les endroits difficiles, le chef de la caravane fait donner aux mulets une vivifiante boule de tsampa (farine d'orge grillé); les animaux, qui s'égaillent pour brouter de ci de là, sont ramenés dans le droit chemin en leur jetant des cailloux. On franchit le col de Choula, à plus de 5000 m d'altitude; le chef de la caravane, malgré le froid intense, s'y arrête pour faire brûler quelques branches odorantes, en hommages aux divinités du lieu, et rajouter une pierre et un drapeau au cairn ornant inévitablement le point culminant de la route. Le Mékong atteint, les deux explorateurs quittent la caravane pour descendre le fleuve et revenir au Yunnan; ils traversent le cours d'eau, suspendus à des liens de cuir lubrifiés au beurre de yack, sur un pont de corde en lanières de bambous. A Atentze, première bourgade sous contrôle chinois, il sont plutôt mal reçus: leur escapade réussie au Tibet n'est pas du goût du gouverneur! On leur retire leurs armes et on les dote d'une escorte militaire qui a ordre de tirer sur eux s'ils font mine de s'échapper. Ils finissent par arriver dans les environs de Dali, où le consul de France les libère de leur encombrante escorte, un an après leur départ du même endroit. 

En 1940, Guibaut et Liotard repartent au Tibet, cette fois à partir du Sichuan, pour rejoindre le territoire encore inexploré des Goloks, plus au nord que la partie du Kham où ils se sont rendus trois ans plus tôt.  Non sans une certaine appréhension, leur caravane, qu'ils devinent surveillée, parvient jusqu'au col d'où le regard embrasse les terres goloks. Hommes et bêtes se sont remis en route, amorçant la descente, lorsqu'un coup de feu, tiré de derrière un rocher, éclate soudain. La balle traverse la veste de Guibaut sans le blesser. Une intense fusillade éclate. Guibaut comprend que ses amis et lui sont tombés dans une embuscade. Il quitte la piste précipitamment pour se réfugier derrière des rochers d'où il canarde sans succès les assaillants bien abrités. Comme ces derniers sont silencieux, ce qui est inhabituel dans ce genre d'affaire, l'explorateur pense qu'il s'agit d'autre chose que de pillage. En effet, le feu ne cesse pas, ce qui montre que les adversaires en veulent à leur vie plutôt qu'à leur argent. Inquiet pour Liotard, qui fermait la marche, Guibaut rejoint deux membres de la caravane qui ont atterri au fond d'un vallon. L'un d'eux, un Tibétain, est blessé mais n'en continue pas moins de faire le coup de feu. L'autre affirme avoir vu tomber Liotard. Une autre balle déchire le pantalon du Français. Les trois hommes, et le cheval qu'ils ont pu sauver, prennent la décision de suivre le fond du vallon afin d'éviter l'encerclement, le blessé monté sur l'animal. Les Tibétains, très adroits sur des cibles immobiles, sont de mauvais tireurs sur les cibles mobiles, probablement en raison de la vétusté de leurs fusils**. Avant la catastrophe, les explorateurs avaient pu voir la montagne sacrée Amne Machin, que l'on dit être plus haute que l'Everest et qui serait fatale aux Occidentaux (selon Life); à Tatsienlou, Liotard a tué un vautour qui dévorait la charogne d'un cheval en compagnie d'autres répugnants volatils; en abattant cet oiseau sacré des Tibétains, auxiliaire des funérailles célestes, malgré les conseils qui lui avaient été prodigués, l'explorateur français n'a-t-il pas scellé son destin?  

Liotard mort, Guibaut revient au Sichuan où il apprend la fin tragique du père Nussbaum; ce dernier, déjà rançonné par des brigands, au retour d'un pèlerinage, à nouveau attaqué par ces derniers dans une mission, pris et ligoté, fut entraîné à demi nu vers un vieux moulin où on le tua d'une balle dans les dos. Burdin remplace Nussbaum à Yerkalo; il y est victime d'une tentative d'empoisonnement, a maille à partir à son tour avec les brigands et meurt quatre ans plus tard de la typhoïde, conjuguée à des troubles hépatiques et à une néphrite; au moment de sa mort, des nuages en forme de fleurs s'épanouissent au-dessus de Yerkalo qu'enjambe un bel arc-en-ciel***. Un Valaisan, le père Tornay, lui succède; il ne reste qu'un an à Yerkalo dont il est expulsé par les Tibétains en 1946. Toutes les démarches du père Tornay, pour retrouver sa paroisse, grande comme la France, s'étant avérées vaines, il décide d'aller plaider sa cause à Lhassa; il est refoulé et finalement assassiné lui aussi, le 11 août 1949, à proximité du col de Choula. 

Mais une page de l'histoire se tourne; Mao triomphe en Chine et les missionnaires encore vivants sont expulsés. 

* Même remarque chez Bacot. 
** Remarque déjà formulées par Grenard. 
*** Des phénomènes identiques sont souvent décrits lors de la mort des grands lamas.


.Sommaire Tibet      Retour chronologie
Aller à: Bonvalot, Grenard, Bacot, Hedin, Lafugie, Pallis, Adjroup Gumbo, Kawaguchi, Tucci, Harrer, Bogle, Manning

Naviguez sur l'ensemble du site de Jean Dif:
Accueil    Logiciels    Textes     Images     Musique
.
.