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A la fin du 19ème siècle, les
Français Dutreuil de Rhins et Grenard entreprennent une série
de voyages de découvertes à partir du Sinkiang avec le projet
de traverser le Tibet pour se rendre à Xining. Ces voyages sont
conçus de manière à s'enchaîner les uns aux
autres, les premiers constituant la préparation des suivants. Ils
se dérouleront de 1891 à 1894 et seront émaillés
d'incidents qui amèneront parfois les explorateurs à changer
d'itinéraire. Grenard en a laissé le récit, dans "La
dernière mission de Dutreuil de Rhins de Paris à Pékin".
Il apporte un témoignage parfois amusant et frappé au
coin des préjugés occidentaux sur les territoires parcourus
et les habitants rencontrés. La viande des lièvres répugnerait
aux Tibétains*. Ces derniers apportent du sel au
Ladakh pour l'échanger contre des céréales qui manquent
dans les montagnes où ils vivent; le transport s'effectue à
dos de moutons. Le Tibétain, rude comme la nature, malpropre et
déguenillé, au moral faible, nonchalant comme tous les faibles,
défiant et peu sincère, qui plaît cependant par sa
gaîté, possède un caractère médiocrement
équipé pour faire face aux défis de la vie et triompher
des confrontations avec ses voisins, le musulman grave et conquérant,
le chinois industrieux et imbu de sa supériorité, l'Hindou
souple et actif**. Le gouvernement du Cachemire, qui
occupe le Ladakh, n'est point parvenu à inspirer aux Tibétains
le goût des arbres et de la civilisation!
En 1893, Dutreuil de Rhins et Grenard quitte le Sinkiang pour leur troisième et dernière expédition qui devrait les conduire à Xining, au Qinghai, via Lhassa. Après avoir surmonté de multiples difficultés, leur caravane parvient au lac Namtso, le 1er décembre, après trois mois d'errance; les bêtes et les hommes sont à bout de souffle et les provisions sont épuisées; les chevaux viennent quémander dans les tentes une nourriture que les homme n'ont plus; les chameaux se laissent dévorer vivants par les corbeaux avec une placidité toute orientale, dans le froid et la neige; le thermomètre marque -30° centigrades. L'expédition rencontre là les envoyés de Lhassa qui n'est plus très loin; ceux-ci intiment l'ordre aux explorateurs de retourner sur leurs pas; il n'est pas question pour eux de se rendre à Lhassa; la ville est interdite aux étrangers; le gouvernement tibétain ne badine pas avec la consigne et, s'ils passaient outre, les émissaires seraient jetés pieds et poings liés dans une rivière! Dans l'état où ils se trouvent, il est pourtant hors que question que Dutreuil de Rhins et ses compagnons rebroussent chemin; on parlemente pendant des jours et, comme les festivités du nouvel an tibétain approchent, les envoyés du Dalaï lama et de l'amban chinois s'impatientent; un arrangement est enfin trouvé et les débris de la caravane peuvent prendre un autre chemin. Le 20 janvier 1894, Dutreuil de Rhins part
pour Naktchou, où il compte remonter son expédition, tandis
que Grenard se dirige sur Dam Largan-La, pour raccorder leur itinéraire
à celui de Bonvalot; ils se retrouveront plus tard. A Naktchou,
Dutreuil de Rhins, désargenté, remplace les chameaux qu'il
a perdu par des yaks, moins coûteux mais plus lents, ce qui obligera
l'expédition à des arrêts pour se ravitailler; cette
décision aura, comme on va le voir plus loin, des conséquences
tragiques***. Les explorateurs traversent des localités
où le Bön, ancienne religion du Tibet, est toujours pratiqué;
ils sont bien accueillis par les bönpos charmés de voir parmi
eux ces Européens que le Dalaï lama déteste; tout ce
qui déplaît au pontife tibétain les réjouit!
Plus tard, on approche du territoire où les farouches Goloks font
régner la terreur en enlevant les animaux, les femmes et les enfants,
au cours de sanglantes razzias.
Dutreuil de Rhins continue de progresser en direction de Xining; il arrive au pied d'un monastère auprès duquel se déroule un important marché décrit de manière pittoresque et réaliste par Grenard; malgré la présence de nombreux marchands, l'expédition ne peut rien se procurer; le lama du monastère a défendu à ses ouailles de fréquenter les étrangers et de leur rendre le moindre service; les Chinois eux-mêmes, qui professent un profond mépris pour les Tibétains, se refusent à vendre quoi que ce soit aux explorateurs, de crainte de se mettre à dos le puissant abbé et de compromettre leur fructueux commerce. Dutreuil de Rhins décide de changer à nouveau de chemin et d'aller à Guiergoundo, où il espère avoir plus de chance; la tâche n'est pas facile car son guide connaît mal le pays; ce jeune homme, un moine mendiant affamé, ne suit la caravane que pour se nourrir des entrailles de moutons rejetées par les musulmans de l'escorte comme une viande impure. Les nomades rencontrés se montrent de plus en plus soupçonneux; les moines leur enseignent que les Européens sont des démons, experts en sortilèges, dont ils convient de se méfier; en maintenant à l'écart du monde ces simples gens qui les engraissent, les religieux espèrent maintenir sur eux leur emprise. Un jour, les membres de l'expédition, sont assaillis à coups de pierre par des forcenés au moment où ils entrent dans une tente; ils se dégagent en tirant en l'air une balle à blanc; dans la tente repose un malade, accompagné d'un agneau chargé d'éloigner les mauvais esprits, ce qui en fait un lieu tabou pour les Tibétains. A Guiergoundo, le Lama du monastère se montre tout aussi irascible. Le représentant de l'empereur de Chine est plus courtois mais semble user de ruse pour éluder les demandes des explorateurs. Il prétend que ses pouvoirs sont insuffisants face à l'omnipotence du clergé bouddhiste; il n'en règle pas moins les différends nombreux entre les roitelets locaux qui se cherchent perpétuellement querelle. Il fournit une aide précieuse à l'expédition, grâce à son autorité sur la population chinoise et aux impôts dus à l'empereur par les Tibétains qui doivent les acquitter en bêtes de somme et en provisions. Dutreuil de Rhins n'est plus qu'à 800 km de Xining qu'il peut rejoindre par plusieurs chemins; il choisit celui où il pense avoir quelque chose de nouveau à découvrir, sans prendre trop de risque, au voisinage des farouches Goloks. L'expédition se poursuit sans son guide, le moine l'ayant quittée; elle perd la trace de la piste dans les fondrières et s'égare. A Tom-Boumdo, où on finit par arriver, sous une pluie battante, après de longs et épuisants détours, toutes les portes se ferment. Les explorateurs campent là quelques jours, dans un enclos qu'il a fallu faire ouvrir avec beaucoup d'insistance. Deux chevaux disparaissent et les traces montrent qu'ils ont été volés par un Tibétain. Pour obliger les habitants du village à les rendre, et pour éviter aussi d'autres larcins, Dutreuil de Rhins en saisit lui aussi deux, comme gage, aux autochtones. Sans s'en douter, il vient de signer son arrêt de mort. Au moment où l'expédition quitte le village, le 5 juin 1894, on commence à lui tirer dessus depuis les maisons. Comme la caravane chemine sur une corniche exposée, Dutreuil de Rhins est blessé au ventre, alors qu'il vient de s'arrêter pour riposter aux assaillants, leur offrant ainsi une cible facile****. Grenard, sous une grêle de balles, le met à l'abri derrière un muret. On essaie en vain de parlementer et d'envoyer chercher des secours. Bientôt, la situation devient intenable; Grenard est contraint d'abandonner Dutreuil de Rhins; ce dernier a perdu connaissance et est probablement intransportable. Grenard, un moment à la merci de ses ennemis, leur échappe par miracle; il est dépouillé de tout objet de valeur, puis chassé à coups de pierres par des garnements. Il est recueilli par un fonctionnaire chinois et reste près d'un mois à proximité de Tom-Boumdo, dans l'espoir de se faire restituer les papiers tombés aux mains des assaillants. Quant au corps de Dutreuil de Rhins, il ne faut pas songer à le récupérer: il a été précipité dans une rivière, au fond d'un ravin, sur l'ordre du lama du monastère voisin. Les démarches de Grenard étant restées sans résultat, malgré l'aide du lama de Toubchi, qui envisage même une expédition militaire, au risque d'embraser la région, Grenard finit par se résigner à rejoindre Xining. Il met un point d'honneur à emprunter le chemin choisi par Dutreuil de Rhins, en le suivant avec d'infinies précautions; il traverse de vastes plaines et d'admirables pâturages, inexploités par crainte des Goloks. A Xining, les autorités chinoises, appuyées par Pékin, finissent enfin par lui permettre de récupérer les précieux papiers, tandis que quatre agresseurs de la caravane reçoivent le châtiment de leur crime. * Bacot
confirme la répugnance des Tibétains pour le lièvre.
Ils lui préfèrent la grasouillette marmotte. Il leur arrive
cependant parfois de devoir se contenter de lièvre; ils broient
alors l'animal dans un mortier avec un pilon et mangent crue cette bouillie
en signe de mépris.
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