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Aux Indes: si un lama voyait les temples bouddhistes
hindous, il ne voudrait plus retourner dans sa patrie. Un Anglais dit:
"Les coutumes tibétaines sont sales, les coutumes anglaises sont
propres. Les Anglais sont ingénieux et les étrangers ne leur
ressemblent pas." Adjroup Gumbo reconnaît que l'Anglais a raison
mais, pour ne pas se montrer ingrat envers sa patrie, il décide
tout de même de garder ses coutumes. Avant de prendre la mer, notre
Tibétain se lave, sur le conseil des Anglais, pour ne pas tomber
malade. Le bateau passe par Ceylan et Port Saïd. Notre homme arrive
enfin en France, un pays où les Tibétains ne vont pas, même
si des Français vont en Chine. Il vénère Bacot, son
maître, qui est bon pour lui, comme son propre père.
A Marseille, Adjroup Gumbo, qui est chrétien, se rend dans une église remercier Dieu de l'avoir conduit jusqu'ici indemne de maladie. Pour monter à Notre-Dame-de-la Garde, il prend un ascenseur et goûte aux joies de la lévitation mécanique. Il remarque que l'on mange davantage de viande, de fruits et de sucreries que de céréales. Il trouve les Français beaux et vêtus proprement. L'ascenseur de l'hôtel est une petite chambre suspendue qui vous élève en un rien de temps au dernier étage. Chaque voyageur est dans un dortoir individuel dont les draps et les nappes des tables sont propres. Des lampes sans huile s'allument d'elles-mêmes pour éclairer les intérieurs. On se lave les mains avant les repas. Adjroub Gumbo se dit que, lorsqu'il racontera cela à son retour chez lui, les incrédules se boucheront les oreilles. A Marseille, il y a plus de monde que dans tout le Tibet; tous les gens sont riches et toute la fortune du Tibet ne permettrait pas la construction d'une seule maison de cette ville. Personne ne s'y querelle, bref, c'est une sorte de pays de cocagne où notre homme s'établirait volontiers s'il n'avait pas des frères et une soeur qui l'attendent au pays natal. Pour aller de Marseille à Paris, il
faudrait un mois au Tibet et il faut un jour en France; on s'y rend sur
une route pavée de fer, dans de petites maisons sur roues qui se
suivent par dizaines, animées par le feu; on ne doit laisser dépasser
ni ses bras, ni ses jambes, ni sa tête au dehors de ces roulottes.
On entre dans Paris par des caves aux murs revêtus de porcelaine.
Dans la capitale, notre Tibétain se rend chez Bacot. Description naïve et emphatique de la maison avec ses neuf étages, ses moquettes, ses parquets luisants et ses cuivres. On nettoie ses pieds sur des tapis de tresses avant d'entrer; tout le monde ne peut pas y pénétrer, il y a un gardien à la porte; pour être admis, il faut porter des vêtements propres. A tous les étages, de petites roues donnent tout ce qu'on veut: la lumière, l'eau, la chaleur; il y a un grand feu sous la maison et l'eau vient de la terre. La famille du maître change d'habit plusieurs fois par jour. Les Français aiment les femmes et sont déférents envers elles; les lois sont excellentes et les hommes bienveillants aux étrangers qui doivent cependant venir avec de beaux habits. Dans un jardin qui appartient à tout le monde, il y a toutes les bêtes de la terre. Adjroup Gumbo se rend auprès de la dépouille mortelle de Monseigneur Richard dont la sérénité lui enlève toute crainte de la mort; puis il va aux séminaires des Missions étrangères où il pleure d'émotion en entendant chanter les futurs prêtres. Le spectacle du cirque le divertit et l'étonne. Le marché, plus grand qu'une ville tibétaine, où l'on vend toutes les marchandises de la planète le surprend encore plus. Aux Magasins du Louvre, venu acheter du tissus pour ravauder son habit, il déclenche l'hilarité générale en sortant sa balance chinoise, pour peser la monnaie; ici, pense-t-il, les marchands sont honnêtes et rendent beaucoup de pièces d'argent pour une seule pièce d'or! L'Arc-de-Triomphe est qualifié de grande porte à neuf étages; du haut du monument, il se dit que tous les Tibétains ne pourraient pas remplir la grande cité à ses pieds; lorsqu'on s'égare dans les rues, il suffit de monter sur une porte pour retrouver son chemin, en repérant les églises et les maisons les plus hautes. Les Invalides sont quatre grandes maisons où sont ramassés les images, les vêtements, les couteaux, les arcs, les lances, les cuirasses... des hommes de tous les temps. A la quatrième lune, les Français bâtissent des maisons de plaisir sur une grande plaine (foire des Invalides); des animaux savants y font rire tout le monde; après un mois, la ville disparaît et on la rebâtit plus loin. A Beauvoir, où l'on se rend en trois heures (au lieu de dix jours de route au Tibet), il y a une fabrique de perles de porcelaine, un hôpital où un médecin dispose d'une machine qui permet de voir dans le corps la forme des os et un pont de fer qui fait passer une rivière au-dessus d'un fleuve. La maison de campagne du maître serait à vingt jours de route au Tibet; cette maison est grande comme une forteresse et se trouve sur une montagne; mais le maître n'est pas le chef du pays, car, en France, ceux qui habitent les palais sont devenus les sujets de leurs fermiers; les pauvres ont cependant laissé leurs biens aux riches, mais ils désirent aujourd'hui s'en emparer. La maison est décorée de tableaux où l'on ne voit ni dieu ni saint, parce qu'ils n'ont pas été faits par des prêtres mais par des hommes habiles. Notre Tibétain s'adonne à la chasse et à la pêche, se dispute avec la cuisinière, virago à moustaches, que Bacot chassera. Il observe qu'une femme adultère n'est pas tuée en France, comme on devrait le faire au Tibet et en Chine, mais qu'on se moque du mari en disant que son front ressemble à celui d'un boeuf. |