Les voyages de Sven Hedin
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Deux ans après l'invasion du Tibet par les Britanniques, Sven Hedin  tente d'obtenir de ceux-ci l'autorisation de se rendre à Lhassa. Il se heurte à un refus catégorique, malgré l'accueil cordial de son ami Younghusband. Les Anglais le soupçonnent d'être un agent tsariste. Il décide alors de passer outre et de se rendre à Shigatse, à partir du Ladakh qui dépend alors du Cachemire. Une expédition de vingt-cinq hommes et d'une centaine de chevaux et mulets est organisée. La caravane affronte une succession de montées et de descentes escarpées, de plateaux isolés occupés par des lacs, frangés d'un sel que l'on pourrait prendre pour de la neige, restes d'une mer exhaussée jusqu'à ces altitudes, toujours en voie d'assèchement. On gèle dès que le soleil se cache et on rôtit quand il se montre; des vents furieux assaillent hommes et bêtes, les hommes souffrent d'un mal de tête à peu près constant, les animaux meurent l'un après l'autre, ils jalonnent le chemin et sont la proie des loups et des corbeaux qui escortent l'expédition; pour les abreuver, on en est réduit à faire fondre de la glace; il faut se protéger contre les loups et l'agressivité des yaks sauvages; l'argol (bouse de yak), utilisée comme combustible, dispense davantage de fumée que de chaleur; mais la pureté du ciel, la netteté des paysages,  sont un enchantement et il l'on éprouve la joie inexprimable de fouler des terres inconnues, parcourues de troupeaux d'ânes et d'antilopes sauvages, vierges comme aux premiers jours de la création; on traverse des terres boursouflées de taupinières laissées par les orpailleurs qui sont venus là chercher fortune en tamisant le sable; les pasteurs tibétains rencontrés montent de petits chevaux carnivores qui se nourrissent de chair d'antilopes et de bouse de yak! Les autochtones, qui ignorent la valeur du temps, s'attardent sur les bons pâturages, lors de leurs pèlerinages, et ceux-ci durent très longtemps.  

La présence d'un Européen s'ébruite rapidement. Sven Hedin, identifié comme l'explorateur refoulé cinq ans plus tôt, craint de subir à nouveau le même sort. Pendant plusieurs jours, un chef de district suit la caravane à quelque distance pour la surveiller et rejoint le bivouac la nuit tombée, comme un hibou. L'explorateur fête Noël comme il peut, en installant une quarantaine de bougie sur une caisse; le spectacle merveilleux qui en résulte déchaîne l'enthousiasme des caravaniers; ils entonnent un chant d'une douceur émouvante, entrecoupé de glapissements, tout en frappant sur une casserole; sans doute ont-ils pris l'explorateur suédois pour un adorateur du feu! Tandis que Sven Hedin explore le lac Ngangtsé-tso couvert de glace, des cavaliers tibétains intime l'ordre à la caravane de ne pas changer de campement avant l'arrivée du gouverneur du Naktsang; ce personnage est précisément celui qui a obligé l'explorateur à rebrousser chemin cinq ans avant. Après bien des palabres, le puissant personnage autorise la caravane à poursuivre son chemin et donne même l'ordre aux nomades environnants de lui vendre ce dont elle a besoin. Comme une éclipse de soleil intervient sur ces entrefaites, le gouverneur incite ses interlocuteurs à garder confiance: ce n'est qu'un chien noir qui erre par le ciel et il a brûlé des bâtons d'encens pour le chasser!* 
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* Une anecdote voisine est racontée par Francis Garnier. Ce militaire explorateur et géographe se trouvait au Yunnan lors d'une éclipse de lune. A grand renfort de pétards, de casseroles et de gongs frappés, les autochtones s'efforcèrent de faire peur au dragon qui venait d'avaler gloutonnement l'astre des nuits. L'armée chinoise tira même des coups de canons. Le plus étrange, c'est que tout ce tintamarre prouva son efficacité puisqu'un coin du disque blanc commença au bout d'un moment à réapparaître puis à prendre progressivement la forme d'un croissant grossissant. 
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Aquarelles de Sven Hedin - L'explorateur suédois était un excellent cartographe et un bon dessinateur - Source: Les Grands Explorateurs
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Après des difficultés inouïes, l'expédition, réduite par la faim, le froid et les accidents, parvient à la cité du Panchen lama. Elle a permis à l'explorateur suédois de découvrir une chaîne de montagnes, parallèle à l'Himalaya, le Transhimalaya, dont on ignorait l'existence. Sven Hedin, finit le trajet sur le Brahmapoutre, car il suppose que, s'il doit être arrêté, on l'attendra sur la route. Dans les villages, le long du fleuve, une partie des habitants vit de la batellerie; arrivés à destination, ils déchargent leur barque et remontent à pied la vallée en la portant sur le dos, ce qui leur donne l'apparence de gros coléoptères. Sven Hedin arrive sans encombre à Shigatse; la petite ville, dominée par son dzong (château fort) et le monastère de Tashilumpo, paraît pimpante vue de l'extérieur, mais elle n'est en réalité qu'une bourgade aux rues étroites et sales; son marché, où les denrées sont étalées par terre est essentiellement tenu par des femmes. Le monastère, résidence du Panchen lama, compte alors 3800 moines; il a les allures d'une ville dans la ville. Le Panchen lama, second personnage de l'école gelugpa, jouit d'une haute réputation de sainteté et d'infaillibilité renforcée par la fuite du Dalaï lama en 1904. Si ce dernier exerce son autorité temporelle sur la majeure partie du Tibet, le pouvoir du Panchen lama s'étend sur la région de Shigatse et, en tant que "grand et précieux docteur", il est le gardien du dogme et le juge suprême en matières religieuses. Invité par le Panchen lama, Sven Hedin assiste aux festivités du nouvel an; un danseur renverse sur les marches, devant la réincarnation d'Amitabha, boddhistava de la lumière infinie, une soucoupe de sang de chèvre. C'est l'occasion pour l'explorateur de noter que, si tuer des animaux est interdit par le bouddhisme, les lamas mangent pourtant de la chair de chèvre, mais ils laissent à d'autres le soin de trucider l'animal; il voit dans ce rituel sanglant une survivance du bön, sans doute à juste titre. L'explorateur suédois est longuement et amicalement reçu par le Panchen lama qui lui conseille cependant de ne pas faire état de cette entrevue auprès des Chinois. Sven Hedin offre au lama tibétain une pharmacie de voyage, en remerciement des provisions et de l'argent qu'il a déjà envoyés à la caravane; les cadeaux sont de tradition en Orient.  

Les Chinois, chargés de veiller à la sécurité du Tibet, exigent cependant le départ des étrangers. Sven Hedin observe que les Anglais, en envahissant le Tibet en 1904, ont travaillé pour l'empereur de Chine; en effet, l'autorité de ce dernier sur le Royaume des Neiges, autrefois purement nominale, d'après l'explorateur suédois, est devenue effective depuis cette date. Grâce à l'appui du Panchen lama, Sven Hedin négocie et obtient l'autorisation de suivre la route la plus longue, celle de l'ouest, pour quitter le pays. Il en profite pour étudier, dans cette direction, la chaîne de montagnes qu'il vient de découvrir. Les Chinois, qui l'accompagnent pour le surveiller, l'autorisent même à s'écarter un peu vers le nord, à la découverte du Dangra-tso, un lac qu'il n'a pas encore exploré, mais à la condition expresse de payer le double la location des animaux de bât qu'ils lui fournissent! Il ne parvient cependant pas jusqu'au lac; des hommes armés interdisent l'accès de cette étendue d'eau sacrée, mais ils ne s'opposent pas à ce qu'il la contemple du haut d'une éminence. Le retour se poursuit non sans obstacles; les Chinois exigent maintenant de suivre une route directe, et les autorités locales menacent de chasser manu militari l'expédition de leur territoire. Le chef des caravaniers meurt; c'est une grande perte car cet homme avait accompagné de nombreux autres explorateurs dont Rawling, Dutreuil de Rhins et Younghusband. Après un crochet par le Népal, Sven Hedin retrouve à Chamsang la route de Lhassa à Leh et se dirige vers le Ladakh via les sources du Brahmapoutre qu'il découvre. Ensuite, l'explorateur suédois passe au bord du lac Manasarovar et au pied du mont Kailash, montagne sacrée des Tibétains et aussi des Hindous qui en font la demeure de Shiva. Le Manasarovar était autrefois relié au Langak-Tso, un autre lac, avec lequel il ne communique plus en surface que lors de fortes précipitations; mais il est probable que des infiltrations circulent entre les deux bassins. Au cours de leur pèlerinage autour du mont Kailash, les Tibétains abandonnent quelques-uns de leurs cheveux qu'ils collent sur les rochers avec du beurre, ou quelques-unes de leurs dents déposées dans des anfractuosités. Après le Kailash, Sven Hedin se rend aux sources de l'Indus, un autre lieu sacré, qu'il a la surprise de trouver sur le flanc septentrional du Transhimalaya. Toutes ces explorations ne vont pas sans ruses pour tromper la vigilance des autorités autochtones. 

En 1907, de retour au Ladakh, Sven Hedin monte une nouvelle expédition pour parfaire ses connaissances sur le Tibet, en annonçant son départ pour Khotan, au Sinkiang, afin de donner le change aux Tibétains. Mais l'accord entre les Russes et les Anglais complique la situation puisque les deux puissances se sont entendues pour n'autoriser aucune expédition scientifique au Tibet pendant trois ans sans leur accord préalable. Afin d'échapper à la surveillance des militaires, dont les postes ne vont pas manquer d'être multipliés aux frontières, l'explorateur se déguise en domestique musulman d'une caravane de marchands et s'abstient de se laver. Les tribulations sont non moins pénibles que lors du précédent voyage; pour passer du Sinkiang au Tibet, la caravane doit rechercher des cols qui ne soient pas encombrés de rochers, puis, après s'être enfoncée dans des champs de neige, cheminer à travers des déserts dépourvus d'eau en emportant des sacs de glace pour abreuver hommes et bêtes. Pendant plusieurs jours, de violentes tempêtes font rage; frottée par le sable, la fourrure dans laquelle s'emmitoufle l'explorateur lance de désagréables décharges d'électricité statique. Notre homme éprouve néanmoins la satisfaction de parvenir en terre inconnue. Pour donner le change, en cas de mauvaise rencontre, il remplit la fonction de berger des moutons qui suivent la caravane. Il découvre que le Transhimalaya n'est pas une chaîne de montagnes unique mais plutôt un système compliqué de plusieurs massifs. Cependant, le chemin bizarre suivi par la caravane intrigue les Tibétains rencontrés et Sven Hedin pense qu'il sera bientôt démasqué. D'ailleurs, son travestissement commence à lui peser et il s'y sent comme prisonnier. Un jour, plusieurs cavaliers arrivent au camp; ils sont à sa recherche; réfugié dans sa tente, l'explorateur décide de se livrer; il fait bien car, parmi eux, se trouve l'un de ceux avec qui il a déjà eu maille à partir lors de son précédent voyage. Grâce à d'habiles manoeuvres, il obtient des Tibétains de revenir par un itinéraire encore inexploré; il a même la bonne fortune de se lier avec un personnage ami des malandrins qui désolent la contrée, moyennant quoi il les rencontre sans être inquiété. "Au Tibet, le brigandage jouit de l'impunité la plus complète" observe-t-il. Le périple s'achève à Simla, aux Indes. 
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Une carte des voyages de Sven Hedin provenant du musée ethnographique de Stockholm (Med världen i kappsäcken. Samlingarnas väg till Etnografiska museet. Etnografiska museet, Stockholm 2002, page 236.) est ici


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