Les voyages de Léa Lafugie
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A partir des années trente du vingtième siècle, une femme peintre, Léa Lafugie, entreprend plusieurs explorations au Tibet. L'entrée sur le Toit du monde est toujours aussi difficile et périlleuse. Son talent de dessinatrice est le sésame qui lui ouvre les portes; les moines sont remplis de curiosité devant cette courageuse occidentale qui reproduit si bien leurs traits. Le premier voyage la conduit au Cachemire, et ses jardins flottants où des tomates rougissent sur des radeaux recouverts de terre*, au Ladakh, et au Karakorom, avant d'atteindre la terre des Dieux. Voici quelques-unes de ses observations les plus notables. Les femmes épousent tous les frères d'une famille; la polyandrie leur assure la présence d'un homme au foyer tandis que les autres gardent les troupeaux sur la montagne ou vont commercer au loin; elles accueillent aussi dans leur couche les étrangers de passage; une jeune fille enceinte avant le mariage est certaine de ne pas manquer de prétendants**: c'est la preuve qu'elle n'est pas stérile; les enfants, qui ignorent qui est leur père, tiennent tous les maris pour leurs oncles. Un jeune tulkou semble ne guère apprécier son sort; il pleure et réclame sa mère, avant de s'assoupir. Un lama se sert d'un tambourin constitué de deux moitiés de crânes humains accolées. Les caravaniers se régalent d'un brouet d'intestins de mouton bouillis sans avoir été lavés; il est impossible, en altitude, de cuire les légumes, l'eau bouillant à moins de 100°***. Des avalanches de pierres menacent la caravane. Les Tibétains ignorent le savon; il goûtent même à l'eau mousseuse du bain de l'exploratrice. Les cigarettes sont interdites au Tibet, et il est déconseillé d'en offrir; mais on les accepte néanmoins et on les fume à l'abri des regards  

Le second voyage de Léa Lafugie l'amènera à Gyantse, via Darjeeling et le Sikkim. Les aborigènes du Sikkim, les Lepchas, ont été petit à petit repoussés dans les montagnes du nord par l'invasion des Hindous, des Tibétains, des Népalais, des Bouthanais et des Chinois. Vers la frontière, l'exploratrice retrouve les traces des colons chinois massacrés par les Tibétains en 1912. Plus loin, la désertification a contraint les villageois à s'en aller abandonnant les temples où les statues les plus lourdes ont été laissées en proie à la poussière et à la décrépitude. Sur les hauteurs, on aperçoit de nombreux dzong (châteaux forts) car la région était autrefois infestée de brigands. A Gyantse, l'exploratrice croise des prisonniers hirsutes, vêtus de haillons, les chevilles passées dans une lourde barre de fer qui les oblige à marcher les jambes écartées; ces malheureux, lâchés à l'aube et repris au crépuscule, mendient leur pitance, l'administration pénitentiaire n'étant pas chargée de les nourrir. Les bols à tsampa, en bois précieux, sont supposés neutraliser les poisons. Des personnes se nettoient en public et croquent avec délice poux et puces qu'ils parviennent à attraper, comme des babouins. Après avoir bu leur tsampa, un breuvage d'orge grillé et de thé au beurre, les moines raclent le fond de leur bol et s'enduisent le visage avec cette crème de beauté rustique****. Le gouverneur apprend à la jeune femme qu'elle est placée sous sa protection, qu'elle ne doit pas s'écarter de la ville sans l'avoir prévenu et qu'il est seul habilité à lui fournir les chevaux pour ses déplacements; tout manquement entraînerait les peines les plus sévères pour les Tibétains qui oseraient enfreindre ces consignes. 
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Passage d'un torrent à la corde, dessin de Léa Lafugie 
Source: Au Tibet
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Léa Lafugie rencontre Jetsuma Dorjee Pagmo, réincarnation d'une abbesse qui échappa à la soldatesque en se métamorphosant en truie (peut-être s'agit-il de l'événement rapporté  ici ); cette femme lama dirige les nonnes gelugpas et elle est évidemment dotée des mêmes pouvoirs de transformation que sa devancière; notre dessinatrice tire le portrait du prestigieux lama féminin; cette oeuvre lui est subtilisée par des serviteurs prudents qui l'enferment dans la statue d'une truie afin que les démons ne puissent pas l'utiliser pour tourmenter la supérieure de leur couvent. Les moines profitent de la crédulité des paysans; ils soignent les malades en leur faisant avaler des feuilles de papier mâché sur lesquelles ont été inscrites des formules magiques; les consultations sont tarifées, payées en terres, provisions ou bêtes, qui sont ultérieurement revendues; les enfants sont employés comme bergers des troupeaux du monastère; il arrive que des familles se ruinent pour soigner ainsi en vain un de leurs membres. Les ouvriers d'une fabrique de tapis, hommes, femmes et enfants, sont logés et nourris mais ne touchent aucun salaire; ils sont donc sous la totale dépendance de leur maître (Marco Pallis rapporte à peu près la même chose).  

Un troisième voyage est organisé pour rejoindre le Spiti via le Bushar. Cette expédition s'avère encore plus pénible et plus périlleuse que les précédentes. Accueillie jusqu'à présent avec sympathie, malgré les restrictions mises à ses déplacements, l'exploratrice se heurte maintenant à de nombreux obstacles. Dès la frontière du Tibet, ses porteurs hindous tirent argument de l'interdiction de se rendre au Royaume des Neiges, édictée par le rajah de Bushar, pour refuser d'aller plus loin; il faut mettre la main à la poche pour les convaincre de continuer, au moyen d'espèces sonnantes et trébuchantes. Les Tibétains ne se montrent pas plus empressés; ils exigent que l'expédition embauche un nombre démesuré de caravaniers dont le salaire exigé est excessif; il est vrai qu'ils bénéficient de circonstances atténuantes compte tenu du dénuement dans lequel ils vivent. Les difficultés matérielles s'ajoutent à la mauvaise volonté et à la cupidité des hommes; il faut franchir un torrent sur un pont de neige qui s'effondre et passer un fleuve à la balançoire, c'est-à-dire suspendu à des câbles au-dessus de l'eau mugissante. Notre dessinatrice se lasse rapidement et décide de rentrer, non s'en s'être rendue dans un ermitage; la vision des grottes exiguës creusées dans la montagne, où des hommes se laissent enfermer pour méditer pendant des années, sans échanger la moindre parole avec quiconque, pas même avec ceux qui leur apportent leur maigre pitance, l'émeut autant que quelques années plus tôt le furent les militaires anglais assistant à une scène comparable.  

Finalement, au cours de ces trois voyages, Léa Lafugie n'a pas pénétré très avant au Tibet. Elle en rapporte néanmoins une moisson d'images évocatrices. Le chemin de Lhassa est de toute façon irrévocablement fermé. 

* Marco Pallis parle de jardins flottants sur des herbes, comme ceux des Uros du lac Titicaca.  
** Observation voisine de Bacot.  
*** Même remarque de Bacot qui ajoute que les aliments ne prennent qu'un goût de fumée. 
**** Le manque d'hygiène des Tibétains est un leitmotiv des explorateurs; comme ses serviteurs ne se lavent jamais, Bacot dit de l'un d'eux qu'il paraissait plus sale que son âge; Guibaut signale qu'il s'est vu offrir un bol de tsampa que son hôtesse à nettoyé sous ses yeux en le léchant avec sa langue! Dans les campagnes françaises, à cette époque, on n'en était certainement plus là, mais la propreté était loin d'y être toujours exemplaire. Il ne faut pas non plus oublier qu'une trogne barbouillée de suie résiste mieux aux rigueurs du climat des altitudes qu'un minois bien savonné. 



Quelques tableaux de Léa Lafugie sont ici

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