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Fin 1889, le prince Henri d'Orléans
et P. G. Bonvalot se mettent en route pour rallier le Tonkin, à
partir de Paris, en passant par la Russie, l'Asie centrale, le Tibet et
la Chine. Les explorateurs envisagent de suivre le chemin tracé
par Prjevalski et par les pères Huc
et Gabet. Mais Bonvalot, visiblement fasciné par le Tibet, rêve
de se rendre à Lhassa en suivant une piste utilisée par les
caravaniers mongols. Les deux Français ne parviendront pas jusqu'à
la cité sainte mais le récit de Bonvalot, publié en
1892 (De Paris au Tonkin à travers le Tibet inconnu), prouvera
la véracité de la relation du père Huc. Pendant la
traversée du Chang Thang, les explorateurs ont la surprise de découvrir
que des singes, à queue courte, à pelage roux et petite tête,
y vivent, pas très loin d'une source d'eau chaude, à une
altitude et dans une région presque dépourvue de végétation
où on ne les attendrait pas. Cette découverte ne sera pas
prise au sérieux; leurs détracteurs iront jusqu'à
prétendre que les Français ont confondu les marmottes avec
des singes!
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Le voyage s'avère très pénible. Il faut faire face aux tracasseries de l'administration chinoise qui tente d'arrêter l'expédition au Sinkiang; des essaims de corbeaux au croassement rauque tournoient autour des caravanes pour se repaître des cadavres qu'elles abandonnent derrière elles; on aborde le plateau tibétain en hiver, à une époque peu propice; hommes et animaux souffrent du mal des hauteurs; plusieurs saignent du nez en franchissant les cols; des membres de l'expédition y laissent la vie, notamment le pauvre Niaz, un musulman, mort la veille de Noël, que l'on ne peut pas enterrer en raison de la dureté du sol, celui-ci s'avérant inattaquable, même à la hache; le corps, qui n'est pas lavé faute d'eau, est enveloppé dans une couverture de feutre blanc, puis allongé par terre, le visage tourné vers la Mecque; on le recouvre de quelques débris pour le soustraire à la voracité des bêtes sauvages. Pour le nouvel an, un mouton étique est sacrifié afin d'améliorer l'ordinaire; sa panse sert à réchauffer le pied, que l'on croit gelé, du malheureux Imatch, un vieillard courageux, qui n'en succombera pas moins le 13 février suivant! Il a tenu à suivre ses chameaux jusqu'au bout; un usurier les lui avait ravis avant de les revendre à vil prix à l'expédition. Les hommes sont bientôt pris d'une étrange maladie que Bonvalot qualifie de "rage de l'homme"; il s'agit d'une disposition de l'esprit qui se contracte dans la solitude; ceux qui en sont atteints prennent leur désir pour la réalité et voient des hommes partout. La rencontre des premiers Tibétains,
armés de courts fusils à mèche prolongés par
une fourche en cornes d'orongo, une sorte de gazelle, est rien moins
qu'engageante; la laideur et la crasse des autochtones amène Bonvalot
à les soupçonner d'être le produit du croisement d'êtres
humains avec des animaux! Les rencontres se font plus nombreuses et la
description qu'en donne notre explorateur laisse supposer que les nomades
tibétains vivent à peu près comme à l'âge
de la pierre; l'argol, ou bouse de yak, semble être leur matière
première de prédilection: on la brûle, mais on en construit
aussi des murs, voire même des coffres à provisions! Bientôt,
les Tibétains se font plus rares; ils se tiennent à l'écart
et ils éloignent leurs troupeaux d'étrangers suspectés,
non sans raison, de les convoiter. Enfin, des envoyés de Lhassa
se présentent; après force palabres cérémonieuses
autant qu'hypocrites, l'expédition est aidée à continuer
son chemin en direction de Batang; pour ce qui est de visiter la capitale
du Tibet, il n'y faut pas songer. Un des envoyés s'étonne
que des êtres humains, disposant de livres où l'on découvre
tout, soient tentés d'entreprendre de si périlleux voyages;
pour ce qui le concerne, la lecture des textes sacrés suffit à
son bonheur.
Au fur et à mesure que l'expédition avance vers l'est, le paysage devient plus riant; la forêt apparaît; les habitants sont plus propres et mieux vêtus. Bonvalot observe que la population tibétaine est loin d'être homogène; il croit même déceler des influences européennes. Des objets du culte rappellent ceux de la chrétienté; on tire la langue et on se gratte l'oreille pour saluer; les femmes se barbouillent le visage de suie et s'épouillent publiquement sans cérémonie; les moines mendiants soufflent dans des trompettes faites de tibias humains... autant de remarques déjà formulées par d'autres. L'explorateur français rapporte également une foule de détails pas toujours exempts d'esprit colonialiste. Pour obtenir des bêtes de remplacement, il faut user de persuasion, c'est-à-dire menacer, en agitant la trique et le couteau à égorger! Mais il arrive aussi que les quémandeurs soient obligés de fuir sous une grêle de pierres; les Tibétains passent facilement de la soumission à la révolte; tout étranger est accueilli avec méfiance car, aux yeux des indigènes superstitieux, pour venir de loin, il a sûrement eu recours à des sortilèges! La polyandrie et la polygamie sont en usage pour des raisons économiques, observation judicieuse qui sera ultérieurement vérifiée. Les commerçants chinois qui envahissent le plateau tibétain trichent sur la valeur de la monnaie et ne se plaisent pas dans ce pays de barbares. L'expédition passe de vallées en vallées dominées par des roitelets locaux jaloux de leur autorité. .
La visite d'une forge, qualifiée de Creusot du Tibet, fournit l'occasion d'une description dantesque d'un enfer terrestre où des damnés squelettiques à l'oeil terne frappent le fer en cadence; il est difficile d'imaginer quelque chose de pire. Au Kham, des aqueducs faits de troncs d'arbres creusés amènent l'eau des montagnes aux cultures pour les irriguer; les versants de l'est sont verdoyants et ceux de l'ouest sont desséchés. Le nombre élevé des moines voués au célibat est vu d'un bon oeil par les prolifiques Chinois car il entraîne un recul de la population tibétaine dont ils sauront tirer profit. L'embonpoint est l'apanage des chefs, des riches et des moines, la plupart des autres Tibétains sont maigres; le Tibétain est généralement d'un caractère compatissant à la différence du Chinois qui laisse mourir à ses côtés les malheureux sans s'en émouvoir. La documentation historique n'est pas le fort des orientaux qui semblent ne s'intéresser qu'au présent. En traversant les marches tibétaines,
non sans quelques querelles avec des indigènes, l'expédition
aborde les territoires sous contrôle de la Chine. La religion tient
lieu de nationalité dans ce pays qui n'a pas d'unité nationale;
les Chinois chrétiens sont assimilés à des étrangers
honnis. A Tchangka, les soldats, intoxiqués par l'opium, sont à
peu près désarmés et ne s'exercent presque jamais;
ils occupent un ancien monastère de bonzes chinois massacrés
par les Tibétains que les troupes chinoises ont chassés;
les explorateurs français comptent à peine une cinquantaine
de soldats alors que l'effectif devrait être de 150; son chef, qui
encaisse la solde au complet, garde l'excédent pour arrondir ses
fins de mois! Les Tibétains de Tchangka sont Nyingmapas et n'admettent
qu'avec beaucoup de réticence l'autorité du Dalaï lama;
la foule accueille sans aménité les membres de l'expédition
accusés d'être responsables de la sécheresse qui sévit
dans la région; heureusement, il pleut et neige dans la nuit et
tout s'arrange. Un peu plus loin, les conducteurs qui s'en retournaient
chez eux, après avoir déchargé les bagages de l'expédition,
sont attaqués par des brigands qui leur volent des chevaux, incident
fréquent dans la région. L'accoutrement de la population
montre qu'elle a subi l'influence chinoise.
L'expédition est maintenant en terre de mission française illustrée par Huc et Gabet, mais aussi par les pères Renou, Fage, Desgodins, Thomine, Brieux... et Bonvalot regrette de ne pas être à la tête d'une armée pour venger les martyrs de la Foi massacrés par ces sauvages afin de leur inspirer la crainte des Européens! Une nouvelle bagarre éclate malgré la présence des soldats chinois de l'escorte; ceux-ci sont bien trop misérables pour inspirer la moindre peur. Les musulmans ne connaissent pas grand chose de leur religion; ils se contentent de ne pas manger de porc; ils ne crachent pas sur l'alcool mais présentent le double avantage d'être propres et de ne pas fumer d'opium; Bonvalot décrit une séance pittoresque au cours de laquelle un officier musulman condamne un soldat à être frappé par ses camarades sur les joues et sur la bouche pour avoir tenté de semer la zizanie, par ses paroles, dans le ménage d'un capitaine, en calomniant son épouse; l'officier accompagne l'exécution de la sentence de nombreuses considérations morales et politiques. La caravane de l'expédition est accompagnée
par une succession de fusillades, tirées du haut des montagnes,
afin de montrer aux Français que l'armée chinoise veille
sur eux, à proximité de l'endroit où le père
Brieux a été assassiné, à l'instigation des
moines tibétains et du gouvernement chinois! A Batang, les moines
tibétains évitent les membres de l'expédition française
comme la peste. A Litang, tout est aux mains des moines, le commerce et
le représentant de l'empereur de Chine compris; cette ville possède
des ateliers de travail des métaux, surtout de l'argent; on y tire
le canon pour annoncer la fermeture des portes suivie par l'aboiement des
chiens. Autour de Ta-tsien-lou, de misérables orpailleurs travaillent
pour le compte des monastères; un roi veille sur les intérêts
de ses sujets tibétains en les protégeant à la fois
contre les empiétements de Lhassa et contre ceux de Pékin;
pendant la présence de l'expédition dans la bourgade, des
mandarins essaient de fomenter une émeute contre les Européens;
leur complot échoue en raison de la passivité des commerçants,
de l'hostilité du roi et du refus du chef militaire musulman d'y
laisser participer ses troupes.
A Ta-tsien-lou, l'expédition se sépare définitivement du Tibet. Autant qu'il soit possible d'en reconstituer la route, elle doit avoir pénétré sur les hauts plateaux à l'est du Lop Nor, a traversé le Chang Thang, une partie du Qinghai, avant de pénétrer dans l'U-Tsang, puis de revenir vers le Kham pour se terminer au Sichuan d'où elle atteindra le Tonkin. |