LeS trois ans au Tibet de Kawagushi
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Le récit de Kawaguchi comporte près de 600 pages. Il fourmille de détails pittoresques et instructifs. Il est donc très difficile d'en donner une version résumée. Il est particulièrement intéressant dans la mesure où il s'agit du témoignage d'un moine bouddhiste japonais dont la vision est nécessairement différente de celle des explorateurs européens. Par ailleurs, l'auteur a vécu parmi les Tibétains et approché des personnages importants, dont le Dalaï lama. Bien entendu, son témoignage n'est pas exempt de préjugés et il convient de le lire avec esprit critique en confrontant ce qu'il avance à d'autres sources. Souvent sévère à l'égard des Tibétains, il ne faut peut-être pas toujours le prendre à la lettre; il reflète cependant largement l'image négative que l'on avait d'eux au début du 20ème siècle.  

Bon connaisseur du bouddhisme chinois, Kawagushi décide, à la fin du 19ème siècle, de se rendre au Tibet pour puiser à la source, dans les textes sanskrits qui y sont conservés, les éléments de la doctrine qu'il suppose avoir été altérés par les traducteurs chinois. Il se rend d'abord en Inde, pour apprendre le tibétain, avant de tenter d'entrer dans un pays soigneusement fermé aux étrangers. Élève d'un moine mongol, celui-ci l'exhortera en vain à renoncer à une expédition suicidaire. Il lui relatera la fin d'un grand lama condamné à mort pour avoir hébergé, sans le savoir, un émissaire du gouvernement britannique (lisez, un espion); le lama lié de cordes, une grosse pierre attachée à son dos, fut précipité à la rivière, devant la foule de ses fidèles, par trois fois retiré de l'eau encore vivant, et replongé dans l'eau, la dernière fois à sa demande, la foule exhortant les bourreaux à lui faire grâce, puis le cadavre fut dépecé pour être offert en pâture aux bêtes sauvages, selon le rite funéraire tibétain; cet événement se déroula en juin 1887. 

En 1898, Kawagushi possédant suffisamment la langue tibétaine, envisage de poursuivre son voyage. A partir des confidences des mendiants, habitués à franchir la frontière étroitement gardée, il décide de prendre le chemin du nord ouest, plutôt que celui de Lhassa, et de pénétrer au Tibet par des passes presque inaccessibles qu'il suppose moins bien surveillées. Il se fera passer pour un moine chinois; ces derniers sont admis au Tibet, à condition de ne pas venir, comme lui, par le sud et la mer. Il se rend donc d'abord au Népal où il rencontre un Cinghalais qui lui confie une relique pour le Dalaï lama enfermée dans un petit chorten ainsi que des saintes Écritures sur feuilles de palme. Le 23 janvier 1899, après un voyage en chemin de fer, il est à proximité de la frontière népalaise. Là, il rencontre un groupe de personnes, dont un Tibétain, qui logent dans une cabane, seul type d'installation hôtelière du pays, à côté de la sienne; l'opportunité est à saisir, mais ses voisins sont méfiants et, comme il prétend être Chinois, ils lui parlent en mandarin; il ne comprend pas mais s'en sort en prétextant que son interlocuteur doit parler le pékinois et qu'il ne comprend que le dialecte du Fuchi; sur quoi on lui demande de tracer quelques idéogrammes; heureusement, les résultats sont jugés satisfaisants. Comme il prétend être venu par terre, on lui demande de décrire son itinéraire; il s'en tire comme il peut et, finalement, pour sortir du mauvais pas où il se trouve, il révèle des secrets, relatifs aux intrigues des notables tibétains, qu'il tient de son maître le moine mongol. Ces connaissances rares finissent par convaincre ses auditeurs qu'il est déjà passé par le Tibet. Ils s'aperçoivent même qu'il possède des lettres d'introduction pour un de leurs amis, ce qui vaut mieux qu'un visa. Si son identité avait été éventée, son équipée de serait probablement terminée là; au contraire, ses nouveaux amis se font un devoir de l'accompagner jusqu'à sa destination népalaise. 
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Un timbre à l'effigie de Kawagushi 
(source: Internet)
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Du Népal, il décide de se diriger vers le lac Manasarovar et le mont Kailash, comme s'il accomplissait un pèlerinage, pour donner le change sur ses intentions, avant de revenir sur Lhassa, but de son voyage. Son hôte cherche à le dissuader en lui disant qu'il court à une mort certaine. En mars 1899, il part avec deux compagnons, dont l'un est originaire du Kham, et une vieille femme; cette dernière ne tarde pas à lui révéler que les deux hommes ont convenu de le tuer pour s'emparer de ses bagages, ce qui se révélera exact; il ne sera sauvé que par la mésentente qui règne dans ce couple de brigands qui se séparent, avant d'avoir pu accomplir leur forfait, après une dispute, alors qu'ils étaient pris de boisson. Le voyage est pénible et une chute de cheval, qui lui contusionne fortement une hanche, le rend encore plus difficile. Il arrive à Tsarang*, village peuplé de Tibétains, en compagnie d'un savant mongol rencontré chez un gouverneur provincial, lequel lui a offert l'hospitalité, sur la vue de ses lettres d'introduction. 

* Dans le petit royaume du Mustang. 

A Tsarang, il habite chez un notable qui le loge dans sa chapelle en signe de respect, selon les habitudes tibétaines. Dans cette chapelle, une niche ornée est réservée aux saintes écritures; Kawaguchi observe que ces textes ne sont là que pour la forme car le maître des lieux ne les a pas lues et ne les observe pas. Les habitants de Tsarang sont bien faits et habiles dans les travaux courants. Ils se divertissent en dansant et en chantant des airs comiques. Ils ne se lavent jamais et se moquent même de ceux qui s'adonnent à cette tâche inutile. Ils portent leurs habits jusqu'à ce qu'ils tombent en loques. Bref, cette première rencontre avec la civilisation tibétaine laisse mal augurer de l'avenir. Encore dit-il ne pas rapporter tout ce qu'il a vu, car le seul souvenir lui en donne la nausée! Pour Kawaguchi, les enseignements de Padmasambhava, qui sanctifia les pratiques sexuelles, ne sont qu'une parodie du bouddhisme. D'ailleurs, les Tibétains de Tsarang sont plus proches des animaux que des humains; leur plus grande passion est l'amour charnel. Notre homme en vient même à se colleter avec son hôte, sur un point de doctrine, tant ce dernier est irascible. Il reste cependant dans la bourgade, dont les environs ne manquent pas de beauté, depuis mai 1899 jusqu'au début de 1900. A cette époque, il songe à gagner le Tibet en empruntant des chemins détournés, à l'abri des regards des gardes frontières. Il est aidé par la cupidité du gouvernement tibétain, lequel en est venu à frapper de droits de douane même les biens personnels; cette initiative transforme presque chaque voyageur en contrebandier et Kawagushi parvient habilement à obtenir les informations utiles concernant le trajet qu'il doit suivre. 

Le 10 mars 1900, il prend congé de Tsarang, couvert de cadeaux, et avec la satisfaction d'avoir convaincu une quinzaine de personnes d'abandonner les boissons alcoolisées et une trentaine d'autres de renoncer à chiquer! Il quitte le village bien pourvu de bagages, notamment de plusieurs ouvrages d'Écritures qui lui ont été donnés, en paiement de son cheval, par le supérieur d'un monastère; ces bagages sont portés par deux bêtes de somme. Notre voyageur se propose de rejoindre un éleveur de Yaks du nord-ouest du Tibet, qui de passage à Tsarang, l'a rencontré et lui a proposé d'aller lire chez lui les textes sacrés.  

Au village de Malba, il reçoit une lettre de l'agent britannique Rai Sarat Chandra Das, ce qui lui vaut d'être suspecté d'espionnage. Il avoue sa véritable identité et le but de son voyage à son hôte, mettant ainsi sa sécurité à la merci de ce dernier; il ne sera pas trahi. Il quitte Malba pour poursuivre sa route le 12 juin 1900. 

Le voyage se poursuit par des chemins de montagnes difficilement praticables, sous la pluie et la neige. Il est pris dans une avalanche de sable causée par le dégel, souffre de rhumatismes et voudrait s'arrêter mais son guide le prévient que ce serait signer son arrêt de mort. Il fait halte, pour se reposer, dans un petit village de montagnes. Puis ils traverse une vallée peuplée de féroces bêtes sauvages, les plus redoutables étant le léopard et le chien des neiges qui ne dédaignent pas la chair humaine. Il passe la nuit sous l'avancée d'un rocher, traverse les rivières à gué, en s'enduisant le corps d'huile de clou de girofle, pour résister à l'eau glacée, tout en prenant soin de ne pas être vu, car cette particularité le dénoncerait. Il traverse des régions d'une beauté sublime mais où tout arrêt pour méditer serait fatal. Il rencontre plusieurs cadavres décolorés, sans doute morts de froid, privés de tête et de jambes, car les Tibétains prélèvent le crâne et les tibias des voyageurs malchanceux pour en confectionner des ustensiles rituels (sans doute des bols et des trompettes). 

Le premier juillet, alléguant sa volonté de se rendre en pèlerinage dans la Vallée Sacrée des Pêches, il congédie son guide; ce dernier le quitte en larmes et prédit qu'il sera dévoré par les monstres terrifiants qui gardent l'accès de la vallée. Le 4 juillet, il atteint le Tibet et festoie d'une pâte de farine, de beurre et de neige, malaxés ensemble, en admirant l'océan de neige qui l'entoure. En se guidant au moyen de sa boussole, il avance à travers les congères en direction du lac Manasarovar. Mais ses bottes tibétaines sont presque usées et son cheminement est de plus en plus pénible. Il approche d'un campement de nomades où il est accueilli par des chiens hirsutes et menaçants qu'il tient à distance avec son bâton, en fait une longue gaule, ainsi qu'on le lui a conseillé. Il est accueilli par une vieille femme qui le reçoit avec compassion, le restaure et lui prête une paire de bottes de son fils. Le lendemain, ce dernier l'accompagne à l'ermitage du sage Gelong Rinpoche. Aux approches de la grotte où réside le sage, il est reçu par un moine, dans le trou d'une falaise grise, où il séjourne plusieurs jours et répare ses bottes. Le moine ne lui laisse que peu d'espoirs: s'il reprend la route, son bagage attirera l'attention des voleurs et il sera leur victime. De nombreux visiteurs se rendent auprès de l'ermite qui les accueille selon leur rang, en respectant le formalisme en usage au Tibet (chakwang), à savoir, la bénédiction tête à tête pour les plus importants, la bénédiction à deux mains pour les notables et la bénédiction à une main pour le menu fretin; une quatrième sorte de bénédiction est l'apanage des grands lamas qui touchent la têtes des fidèles avec une baguette à houppe. Kawaguchi est reçu à plusieurs reprises par l'ermite de la cave blanche qui dispense l'enseignement de l'Évangile du Salut, selon lequel les trois véhicules (yanas) n'en sont qu'un. Le 7 juillet, notre pèlerin prend congé de l'ermite et, le lendemain, il quitte les lieux.  

La traversée d'une rivière manque lui être fatale: en dépit de l'onction d'huile de clou de girofle, il en ressort tétanisé. Il lui faut installer son bivouac autour d'un feu de feuilles mortes et de bouse de yak ramassées au alentours et se sustenter de thé chinois agrémenté de bicarbonate, dans lequel il fait fondre un peu de beurre et de sel. Cependant, laisser le feu allumer toute la nuit, risquerait d'attirer l'attention de compagnons indésirables. Aussi se contente-t-il d'un peu de braises pour attendre le matin, en méditant et en composant, un uta, un de ces nombreux poèmes japonais qu'il égrène au long de son périple. La nuit, terriblement froide, n'est troublée que par le rugissement de quelques bêtes sauvages. Au matin, il reprend sa route, s'aperçoit qu'il s'est trompé de chemin et doit revenir en arrière. Un pèlerin du Kham l'aide à traverser une autre rivière et lui indique le bon chemin. Le souffle coupé, il prend un peu de repos et se réveille sous un orage de grêlons. Il passe la nuit en méditations et, le lendemain, il tombe sur un campement de nomades; au milieu des tentes noires, en poil de yak, il en remarque une blanche de toile plus fine; elle est gardée par des molosses à la mine féroce; n'importe, il s'en approche. 

Bien lui en prend, cette tente est celle d'un lama gelugpa, Alchu Tulku, qui vit là avec sa compagne, en dépit de l'obligation de célibat qui s'impose à lui. Il est bien reçu mais surprend le lama est sa femme en train de se quereller comme des chiffonniers et seule son apparition empêche la femme, métamorphosée en furie, de recevoir une correction de son mari. C'est l'occasion pour notre Japonais de méditer sur la faiblesse morale des moines tibétains qui renoncent à leur voeu de célibat pour souffrir de telles scènes de violence. 

Le 14 juillet, monté sur un cheval que lui a prêté un marchand ladakhi, rencontré au campement de nomades, il repart, en compagnie du convoi du commerçant complaisant. Ils passent par un nouveau campement de nomades où le propriétaire de la plus grande tente, Karma, les reçoit et invite Kawaguchi à lire les textes sacrés en présence de sa famille. Karma possède trois épouses, ce qui est assez rare au Tibet, la polyandrie y étant plus répandue que la polygamie*. Le 18 juillet, notre pèlerin quitte le campement avec quarante kilos de bagages sur le dos et dix kilos sur celui d'un mouton qu'il a acheté à son hôte qui lui a aussi procuré une paire de bottes neuves. Malheureusement, le mouton n'est pas encore assez débourré et il refuse d'abandonner son troupeau; il faut donc en acquérir un autre qui lui tiendra compagnie. Notre voyageur est bientôt cerné par un groupe d'hommes dont le chef le dévisage d'un oeil soupçonneux. Mais il lui suffit de parler de sa rencontre avec l'ermite, Gelong Rinpoche, pour que le soupçon se change en cordialité. La traversée du Brahmapoutre exige une aide que personne ne veut lui fournir. Par bonheur, une vieille femme malade l'implore de la soigner; il lui donne quelques médicaments japonais qui paraissent la soulager et, par l'entremise de sa patiente satisfaite, il obtient l'aide qu'il avait jusqu'alors quémandée en vain. Le passage du grand fleuve s'effectue sans difficulté, après qu'il se soit enduit le corps d'huile, hors de la vue de ses accompagnateurs; il gratifie d'une kata (écharpe de bienvenue) chacun de ceux-ci, et prend congé d'eux; ceux-ci l'invitent à réciter les textes sacrés pour ne pas périr dévoré par un léopard des neiges, après quoi, ils se séparent et lui s'éloigne du Brahmapoutre en compagnie de ses moutons lestés d'une partie de ses bagages. 

* Mais la polygamie s'y pratique aussi dans les classes aisées où elle est un signe de richesse. 

Après avoir traversé une région bien arrosée, il doit affronter un désert totalement dépourvu d'eau où, la gorge enflammée, il est victime de plusieurs mirages. Il est même contraint de se passer de thé! Il finit par tomber sur une eau croupissante qui grouille de vermine; il la filtre à travers un tissu, afin de ne pas prendre la vie des petits animaux qui y vivent, et se désaltère de cette eau rougeâtre peu appétissante. Ce répugnant liquide lui permettra de confectionner les galettes d'un repas. Une tempête de sable l'assaille ensuite; heureusement, elle ne dure qu'une heure. Il traverse une rivière avec ses moutons, à plusieurs reprises, ses bagages étant trop lourd pour être transportés en un seul voyage; à chaque tentative, il s'enduit le corps d'onguent; lors du troisième passage, il perd pied sur une roche glissante et croit se noyer dans cette eau glacée; il atteint la terre ferme loin de ses moutons, qui paissent tranquillement; il les rejoint en se traînant, les membres gourds, trouve la force de sortir de ses bagages une drogue, l'hotan, dont une dose prise provoque chez lui des convulsions pendant trois heures, mais le sauve. Après quoi, il passe la nuit dans des vêtements à peu près secs, car ses bagages, entourés de peaux, étaient à l'abri de l'eau. 

Le lendemain, il reprend sa marche en boitillant car il s'est blessé à un pied en perdant l'équilibre dans la rivière. Un orage se déchaîne: foudre, vents hurlants, blizzard aveuglant et neige. Ses vêtements sont trempés et il ne peut pas faire de feu. Il entreprend l'ascension d'un col de 6 870 m d'altitude en tirant ses moutons qui ne veulent plus le suivre. Il doit s'arrêter et passer la nuit transi, bêtes et hommes blottis les uns contre les autres dans la neige. Le froid est si intense qu'il entre en une espèce de transe; des rêves étranges lui traversent l'esprit dans un état intermédiaire entre la vie et la mort; lorsqu'il s'éveille, il n'a même pas la force de s'ébrouer pour secouer la neige qui le recouvre. Il mange un peu de galette et de neige, puis sustente ses moutons de farine. Sans force, il tente à nouveau de gravir la montage; la vision de quelques grues dans une rivière lui inspire un uta. Il parvient à une plaine où paissent des yaks gardés par des nomades; il s'adresse à plusieurs tentes d'où il est impitoyablement chassé, avant d'être accueilli par des âmes compatissantes avec lesquelles il passe une nuit tranquille, auprès d'un bon feu. Le lendemain, il pénètre dans un désert de sable et, de peur d'une tempête, il ne s'arrête pas avant de l'avoir franchi. 

Kawaguchi passe à proximité d'une haute montagne siège des divinités du Bön, religion pré-bouddhiste du Tibet. Il rencontre un troupeau de kyang; cet animal sauvage, mi cheval et mi âne, que l'on nomme en Occident l'hémione, s'éloigne des êtres humains en tournant en rond et en regardant en arrière de temps à autre comme un renard. Un des moutons perd une partis des bagages contenant une montre, un compas, de la monnaie et des colifichets; comme ces objets pouvaient éveiller la méfiance des autochtones, notre voyageur y voit l'intervention bienfaisante du Bouddha. Kawaguchi, qui se trouve maintenant dans une zone fréquentée par les pèlerins, fait la connaissance d'un groupe de Khampas comportant trois frères et deux femmes, l'épouse de l'aîné et la fille d'un autre; malgré la mauvaise réputation des habitants du Kham, la présence des femmes le rassure un peu car une présence féminine suffit généralement à retenir les assassins sur la voie du crime. Il se souvient cependant du dicton khampa: "Pas de meurtre, pas de nourriture; pas de pèlerinage, pas d'absolution. Allons! En route pour ton pèlerinage; tue des gens, visite des temples, tue des gens, visite des temples!" Il paraît qu'au Kham, même les femmes égorgent les hommes comme des moutons. Notre pèlerin japonais, à moitié rassuré, se dit que ces gens sont peut-être en train de réaliser un pèlerinage afin d'acquérir assez de mérites pour effacer leurs forfaits et qu'ils recommenceront aussitôt après. Le 3 août, il poursuit cependant son chemin en leur compagnie. Le groupe passe auprès de la "fontaine de la joie", c'est-à-dire la source du Gange. Du bivouac, Kawaguchi aperçoit la cime enneigée du mont Kailash, ce mandala naturel révéré des religions orientales. Les pratiques religieuses du moine japonais plongent ses compagnons dans l'admiration; l'idée de voyager en compagnie d'un bodhisattva fait verser des larmes de joie à ces êtres frustres, qui tuent leurs semblables comme on épluche des légumes, mais que les lumière du bouddhisme adoucissent. Le prestige de notre voyageur va avoir une conséquence inattendue: la jeune fille va tomber amoureuse de lui et il va devoir se défendre contre ses manigances; elle lui fera miroiter le bonheur qu'il connaîtrait dans sa famille où l'on boit et mange à satiété et où on célèbre un chachang pemma perpétuel; le chachang pemma est une alternance d'ingestion de thé et boissons alcoolisées, un carrousel de plaisir et le comble de la félicité pour les tibétains du peuple. Kawaguchi donne une description très réaliste du barattage d'un mélange de thé, de beurre et de sel dans un cylindre de bois pourvu d'un piston; il paraît que les Tibétains sont capables de déterminer si le breuvage obtenu sera bon rien qu'au son produit par le pompage du piston! 
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Le mont Kailash (source: Internet)
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Le 6 août, le groupe arrive auprès du lac Manasarovar, situé à 4500 m d'altitude*. C'est l'occasion de composer un nouvel uta. Selon les légendes, le lac donnerait naissance à quatre fleuves, la bouche du paon, celle d'un taureau, celle d'un cheval et celle d'un lion, qui sont les quatre fleuves sacrés de l'Inde; ces légendes disent aussi que les sables d'argent vont dans le fleuve sud (Gange), les sables d'or dans le fleuve ouest (Sutlej), les sables de diamant dans le fleuve nord (Indus) et les sables d'émeraude dans le fleuve est (Brahmapoutre); ces fleuves feraient sept fois le tour du lac avant de prendre leur direction et, au milieu de l'eau, des lotus géants serviraient de sièges au Bouddha et à ses bodhisattvas tandis que les montagnes voisines abriteraient cent herbes et que les oiseaux du paradis y entonneraient leurs mélodies célestes. Le lac Manasarovar est une vaste étendue d'eau octogonale d'environ trois cent soixante kilomètres de tour. Au temple de Tse-ki-lo, Kawaguchi rencontre un lama complètement ignare, qui se lamente des excès commis avec impunité par les moines; il prend pour exemple Alchu Tulku qui a poussé l'impudence jusqu'à transférer une partie des biens du temple en cadeau au père de sa compagne! Le lendemain, Kawaguchi se rend au lac Lagkal-tso, plus élevé et plus petit que le lac Manasarovar, qui communique avec ce dernier par un chenal, lorsqu'il entre en crue, tous les dix ou quinze ans. Lors d'une halte dans un marché en plein air où il passera trois jours, notre Japonais se rend compte que le Tibet en est encore à l'économie de troc; la monnaie est rare et les Tibétains échangent le sel des marais, le beurre, la laine et les animaux contre du maïs, du coton, du sucre et des vêtements importés d'Inde ou du Népal; les calculs sont effectués avec les billes des rosaires ou en se servant de menus objets: cailloux blancs et noirs, coquillages blancs, bâtonnets de bambou... des rapports fixes sont établis entre les objets et entre ceux-ci et une pièce d'argent tibétaine. Les palabres entre marchands sont interminables. 

* On confrontera avec fruit les notes de Kawaguchi à celles de Sven Hedin qui passa par la même région. 

La famille qui accompagne Kawaguchi le laisse intentionnellement seul avec sa dulcinée qui fait assaut de séduction pour le faire tomber dans ses rets. Mais notre moine, qui se refuse à rompre ses voeux pour un bonheur illusoire, résiste à la tentation. Le 26 août, les pèlerins reprennent leur marche en direction du mont Kailash. Au cours d'une excursion vers un lieu sacré où de gros blocs de rochers forment une sorte d'avenue emmurée, après avoir passé une rivière excessivement froide, Kawagushi, perclus, demande à ses compagnons de le laisser seul et qu'il les rejoindra plus tard; ceux-ci, après lui avoir indiqué la direction, l'abandonne et il en profite pour s'appliquer de la moxa en combustion qui ragaillardit ses muscles engourdis. La vision de plusieurs mani (cairns, pierres) évoquent pour lui les wagons d'un chemin de fer. Kawaguchi atteint le bourg de Reta-Puri, la cité des diables affamés, ainsi nommée par Atisha, l'un des introducteurs du bouddhisme au Tibet; c'est l'occasion pour notre voyageur de jeter une pique à l'adresse des Tibétains, ces diables paraissant vivre de crottin, tant ils sont sales! Cette bourgade renferme un monastère remarquable; Kawaguchi le visite; on lui rapporte des histoires relatives à Padmasambhava (Lobon Rinpoche) qui horrifieraient le prêtre japonais le plus perverti, histoires qu'il ne répète pas, mais il fait état du caractère superstitieux des Tibétains qui gobent tout ce que les moines veulent leur faire avaler; il reconnaît cependant que les pratiques des moines japonais ne sont pas non plus exemptes de fraudes. Après ces quelques pérégrinations en solitaire, il rejoint la tente de ses compagnons de route, qui s'inquiétaient de lui, pour la plus grande joie de la donzelle qui n'a pas renoncé à le séduire. 

Au mont Kailash, le pèlerinage comporte plusieurs circuits qui sont accomplis pendant un séjour de quatre à cinq jours. Le circuit ordinaire mesure environ 80 km. Le circuit intérieur est le plus ardu, il n'est réputé accessible qu'à des êtres surhumains; le circuit moyen est encore très ardu; le circuit extérieur, plus facile, comporte un temple à chacun des points cardinaux; c'est celui que choisit Kawaguchi, trop fatigué pour tenter un exploit, encore l'accomplit-il à dos de yak; ce circuit passe autour d'un sommet enneigé qui représente une figure humaine qui est supposée être celle de Sakyamuni. Le temple de l'ouest est dédié à Amitaba, bodhsisattva de la lumière infinie, très prisé au Japon comme au Tibet, auquel les pèlerins abandonnent beaucoup d'argent. Après avoir visité ce temple, notre voyageur poursuit son périple et atteint, au nord, le temple de la corne de la femelle de yak ainsi nommé parce que, dans les temps reculé, une femelle de yak (dri ou drimo) a conduit là Gyrva Gottsang Pa, venu du Bouthan; il y passe la nuit, dans la cellule du doyen, dont la fenêtre donne sur le mon Kailash; c'est une des plus belles expériences vécues par notre pèlerin. Il reste là une journée, avant de reprendre le circuit. Il rencontre un homme de forte corpulence qui accomplit ses prosternations avec de grands éclats de voix; c'est un brigand renommé et craint du Kham qui n'en est pas à un meurtre près et qui proclame à haute voix qu'il gagne des mérites en compensation des meurtres, des vols et des viols qu'il se promet de commettre dans l'avenir. Cette curieuse conception de la pénitence ne manque pas d'intriguer notre moine japonais. Kawagushi passe ensuite auprès de la crête du Doma-la (7 300 m) où l'on peut voir les vingt et une images de la mère du Sauveur. Ensuite, il croise dans les environs de la Grotte aux Miracles que fréquenta Milarepa. Il retrouve ses compagnons de route au relais de Darchen Tazam et, après une nuit de repos, le groupe reprend la route à travers une steppe où les femmes cueillent de nombreux champignons délicieux qu'elles font cuire avec du beurre et du sel. Les hommes commencent à l'effrayer car ils parlent de partir à la chasse sans préciser la nature du gibier. Le lendemain l'un d'entre eux tue un changku, une sorte de chien ou de loup, pour le seul plaisir de tuer. 

Le 14 septembre, il se remet à neiger. La jeune fille se fait à nouveau pressante et annonce à Kawaguchi que, s'il se refuse à l'épouser, son père et ses frères sont disposés à le tuer. Notre Japonais ne se laisse pas intimider et rétorque que la mort ne l'inquiète pas. Au retour des hommes, l'un des oncles de la fille lui reproche ses assiduités auprès d'un moine; le père prend la défense de sa progéniture et une violente querelle oppose les trois frères qui en viennent aux mains et se lancent des pierres. Dans l'échauffourée, Kawaguchi reçoit un coup de poing à une pommettes qui le jette sur le sol. Le lendemain, le groupe se disloque, chaque frère partant de son côté. Kawaguchi, qui n'a plus de bêtes de bât, achète deux nouveaux moutons. Il s'éloigne le plus vite possible en brouillant sa piste de peur que l'un des frères ne le retrouve. Un de ses moutons succombe; il vend l'autre et offre la viande du mouton mort à des marchands dont il se fait ainsi des amis. Ils vont dans la même direction que lui et leurs yaks porteront ses bagages. Ils atteignent un puto, c'est-à-dire un lac de carbonate de soude où ses compagnons collectent un chargement de la précieuse denrée. Ils traversent le Brahmapoutre à gué, à cet endroit peu profond, et Kawaguchi prend congé de ses amis, leurs routes se séparant là. 

Kawaguchi rencontre ensuite un cavalier obligeant qui l'aide à porter une partie de ses bagages. Mais, un peu plus loin, trois escogriffes à cheval armés jusqu'aux dents, ayant toutes les apparences de bandits de grand chemin, apparaissent au loin. Le cavalier intimidé reste prudemment à distance tandis que le moine japonais s'avance au devant des brigands. Ces derniers lui demandent s'il n'a pas rencontré une caravane qu'ils se proposent sans doute de piller. Kawaguchi leur indique la direction la moins propre à être empruntée par une caravane. Puis, il rejoint la tente de son nouvel ami le cavalier et passe la nuit en sa compagnie. Le surlendemain, 26 septembre, il achète une chèvre pour porter ses bagages et repart vers Lhassa qui est désormais sa direction. Une tempête de neige l'aveugle et l'empêche de se progresser; comme il a perdu sa boussole, il est dans l'incapacité de se diriger. Un autre cavalier lui offre l'hospitalité de sa tente. Le lendemain, une fois le camp levé, il part en compagnie des nomades qui vont dans la direction de la capitale tibétaine. Il compte sur leur hospitalité mais, quand vient le soir, tout le monde le repousse. Heureusement, une jeune fille de la dernière tente, où il vient d'essuyer un refus ponctué de menaces, est prise de frayeur à l'idée qu'il va attirer sur la tête de ses persécuteurs l'intervention des esprits mauvais, et elle l'invite à pénétrer à l'intérieur où il passe une nuit confortable. 

Le lendemain, il part aux aurores. Deux voleurs surgis de derrière un rocher le dépouillent de sa nourriture et de son argent, mais n'osent pas s'emparer du cadeau destiné au Dalaï lama. Comme il va leur réclamer la nourriture pour trois jours, qu'il est d'usage que les voleurs laissent à celui qu'ils viennent de détrousser, deux cavaliers surgissent au loin ce qui provoque la fuite éperdue des gredins. Kawaguchi se retrouve seul et sans ressources au milieu du désert; les deux cavaliers ne jettent même pas un coup d'oeil sur lui. Il marche une dizaine de kilomètres avant de bivouaquer pour la nuit le ventre creux, au fond d'une dépression, qu'il nettoie de la neige avec ses mains. Il s'endort en retenant sa respiration, selon les préceptes bouddhistes, afin de résister au froid nocturne. Le lendemain matin, la neige est tombée, mais il reconnaît le paysage environnant. Il perd les bagages de sa chèvre dédaignés par les voleurs (un tapis de peau, des chaussures, des médicaments et des effets personnels). La réverbération de la neige menace de le rendre aveugle; il les tient fermés ou les ondoie d'huile de clou de girofle et s'apprête à passer une seconde nuit en plein air en composant un uta et en louant les beautés de sa langue maternelle. 

Le lendemain, 1er octobre 1900, il a la bonne fortune de rencontrer un pèlerin à cheval qui le recueille. Au camp, les yeux toujours malades, il est assaillis par des molosses qui le mordent cruellement à la jambe droite; une vieille femme soigne sa blessure avec un remède de sa confection. Il retrouve Alchu tulku, qu'il réconcilie avec sa moitié, laquelle venait de le quitter. Il rend visite à nouveau à l'ermite de la grotte blanche, Gelong Rinpoche; comme le bruit court la contrée qu'il est un agent britannique envoyé pour espionner le Tibet, l'ermite lui fait subir un interrogatoire religieux en règle, avant d'être convaincu de son innocence. Le 16 octobre, il reprend la route vers Lhassa. Lors du franchissement d'une flaque profonde de 4 m de large, dans un terrain marécageux, il se sent aspiré par la fange; il jette ses bagages de l'autre côté, se dévêt et se tire de ce mauvais pas en glissant, comme un funambule, sur l'un de ses bâtons qu'il a mis sur le fond vaseux. Il emprunte la grand-route, ce qui ne doit pas faire illusion car toutes les routes ne sont au Tibet que de mauvaises pistes non carrossables de telle sorte qu'une voiture et ses quatre chevaux offert par le jaja du Népal au Dalaï lama n'ont jamais pu être utilisés. Il se félicite de l'absence de châteaux sur sa route, ceux-ci étant des repères de brigands. Il retrouve une connaissance de Tsarang qui lui donne un billet d'introduction auprès d'un riche nomade possesseur de deux mille yaks et de cinq mille moutons. L'homme vit dans une tente de quatre-vingt-dix mètres carrés flanquée d'une chapelle de pierres et dispose aussi de plusieurs autres tentes. Pendant son séjour en ces lieux, Kawaguchi est pris d'une douleur à la gorge et crache du sang, malaise causé par la raréfaction de l'air. Son hôte le soigne et, après deux ou trois autres saignements, il est guéri. Au moment du départ, Le riche propriétaire lui fait présent d'une peau de yi, un chat des neiges dont la fourrure est très prisée. Lesté d'argent et de beurre, notre Japonais errant s'en va chez un chef de village qui l'accueille gracieusement, sur la recommandation du nomade. Le 29 octobre 1900, il reprend la route en suivant les instructions du chef de village. Il noue connaissance avec un nomade qui l'accompagne un bout de chemin, se pourvoit d'un guide, sur les conseils du nomade, pour passer une rivière et, non sans faux pas et coupures aux pieds occasionnées par les glaçons, il parvient enfin à Tadum, les sept chevelures, temples contenant les cheveux de sept bouddhas, et à Tazam, la ville voisine, l'une des plus riches et des plus peuplées du nord du Tibet. 

A Tazam, Kawagushi tombe sur un ivrogne de Tsarang qui a fait courir le bruit qu'il était un espion. Craignant d'être dénoncé, il feint la joie de le revoir, l'invite à son hôtel, le soûle à mort et l'abandonne au petit matin en laissant de l'argent à l'hôtelier pour le fournir en boissons nouvelles aussi longtemps que possible. Il s'éloigne en espérant trouver un cheval pour aller plus vite. La chance le sert en lui faisant rencontrer la caravane d'un lama qui apporte des produits de sa région, proche du Ladakh, pour les échanger contre des denrées de Lhassa. Émerveillé par sa connaissance de la grammaire tibétaine, le lama invite Kawagushi à l'accompagner pour lui donner des leçons à la halte du soir. Mais notre moine japonais s'attire la jalousie d'un novice tibétain pédant et peu cultivé qui l'interroge au sujet de Sarat Chandra Das, personnage très connu au Tibet, dont le souvenir transforme chaque Tibétain en détective depuis que son séjour clandestin dans le pays a entraîné la condamnation à mort de nombreux prêtres et laïcs ainsi que la confiscation des biens de beaucoup d'autres. Notre voyageur s'en tire en posant des questions sur le bouddhisme d'où il résulte une violente empoignade qui met fin à la discussion. Les Mongols parlent des Tibétains au coeur noir car ces derniers sont dotés d'un caractère inquisiteur et cachent leur colère derrière un sourire en attendant le moment propice pour exercer leur vengeance. Selon la légende, les fondateurs du Tibet seraient un singe à face rouge et une démone de pierre; ils auraient eu six fils qui se seraient incarnés depuis les six quartiers de l'univers en Enfer, Faim, Animisme, Saura (démon combattant), Humanité et Ciel. Cette légende assurerait la liaison entre la religion ancienne et le bouddhisme. 

La caravane que suit Kawaguchi passe auprès du Pont de Fer, un câble sur une rivière, qui n'existe d'ailleurs plus. Elle campe au pied d'un dzong (château fort) qui ressemble à un monastère. Le village d'à côté a fait l'objet d'une razzia d'une tribu pillarde du nord qui a tué trente personnes et emmené deux mille yaks. Pour résister à son retour possible, les hommes ont organisé un système d'autodéfense. A la traversée d'une plaine isolée, fréquentée par des malandrins, Kawaguchi a la chance de voir un yak sauvage, animal plus gros que le yak domestique, dont la langue est si rêche que l'on s'en sert pour étriller les chevaux. Au bourg de Gyato Tazam, les gens sont plus civilisés que les nomades rencontrés jusqu'alors. On  passe ensuite auprès du monastère de Sesum Gompa juché en haut de deux rochers comme sur deux piliers. Le passage par un abattoir donne l'occasion de la description d'une scène pittoresque et cruelle que notre Japonais juge insoutenable; les bêtes promises au sacrifice sont poussées jusqu'à l'endroit de leur mise à mort en pataugeant dans le sang de leurs congénères tués avant eux; leurs yeux sont emplis de larmes; un officiant vient lire les Écritures sur leur front, afin de leur valoir une bonne renaissance et d'amoindrir la faute de leur bourreau; ce dernier les égorge avec un coutelas et l'animal s'affaisse lourdement dans la boue sanglante avec un bruit sourd. Les Tibétains font sécher la viande de yak à l'air libre qui est suffisamment froid pour qu'elle ne se décompose pas; cette viande constitue un met très apprécié. Les yaks sont tués en automne, après la saison d'engrais de l'été.  

Chemin faisant, Kawaguchi s'informe sur l'agriculture tibétaine qu'il juge archaïque, d'un faible rendement et sans possibilité de modernisation, en raison du poids de la tradition; les champs ne sont même pas épierrés! Il passe à côté d'un caravansérail édifié par les Chinois et que seuls les commerçants de cette nation fréquentent, puis atteint l'imposant monastère de Sakya qui possède de belles fresques, de riches statues et nombre de manuscrits. L'abbé est un laïc descendant de Sakya Pandita, fondateur du monastère, raison pour laquelle notre moine japonais refuse de le saluer par trois révérences, comme ses compagnons, car un vrai bouddhiste doit réserver celles-ci aux dignitaires religieux. Kawaguchi, qui doit se séparer de la caravane, laquelle va maintenant suivre une autre route, se propose de rester quelques jours dans ce monastère, pour y suivre les enseignements du grand-maître, mais la dépravation de ce dernier le choque et il préfère s'en aller. Il se réunit à une autre caravane de marchands qui, lorsque vient la nuit, forment une enceinte close de trois côtés par leurs ballots. Il s'étonne de les voir passer sans vergogne à travers champs et apprend de leur bouche que ceux-ci sont en jachère un an sur deux. Il croise devant un temple construit par les autorités tibétaines, sur les conseils d'un devin qui a prétendu qu'un dragon vivait là sous terre, et qu'il provoquerait une inondation préjudiciable à tout le pays si un lieu du culte n'y était pas construit! Des vautours perchés sur une colline attendent les funérailles célestes qui leur procureront un festin de chair humaine. Une maison d'abstinence, où les moines, gros consommateurs de viande, se livrent au végétarisme et au silence, entre autres formes de contrition, s'élève pas très loin du monastère de Nartang qui possède un véritable trésor: une imprimerie traditionnelle. 

Le 3 décembre, Kawaguchi arrive à Shigatse. Le monastère du Panchen Lama est construit au flanc d'une montagne qui rappelle le mont Meru. C'est un vaste édifice, digne du second dignitaire des Gelugpas, lequel est préféré au Dalaï lama par l'empereur de Chine. Notre Japonais aura l'occasion d'assister au retour de ce prestigieux dignitaire accompagné d'une procession et de musiciens. Les moines les plus savants qu'on lui présente ne sont cependant que des ignares qui connaissent moins bien que lui la grammaire tibétaine; ils paraissent montrer une profonde aversion pour l'étude, même des textes saints, ignorent l'histoire et sont fâchés avec les chiffres. Les religieux qui entourent le Dalaï lama sont de grands consommateurs de tabac et ceux qui sont proches du Panchen lama sont des ivrognes, qui mangent force gousses d'ail, afin que l'odeur de ce condiment cache celle de l'alcool. Chez le fermier où il loge, on se chauffe à la tourbe plutôt qu'à la bouse de yak. Cet homme apprend à écrire à son fils âgé d'une douzaine d'années; les paysans paraissent plus instruits que les moines car ils doivent savoir lire et compter pour ne pas se laisser voler par les cupides propriétaires terriens. Notre voyageur quitte Shigatse par le pont de l'est construit en pierres posées sur des rondins de bois. 

Le 18 décembre alors qu'il a repris sa route vers le sud-est, en longeant le Brahmapoutre, Kawaguchi est à nouveau assailli par deux voleurs. Heureusement pour lui, des cavaliers surviennent et les malandrins sont contraints de prendre la fuite avant de l'avoir dépouillé. Notre homme observe que, malgré ses déboires passés, il ne manque pas d'argent grâce à la générosité des personnes qu'il a rencontrées. Les cavaliers l'escortent jusqu'à un village. Il soigne le dignitaire d'une lamaserie, qui craint de mourir et d'avoir à abandonner sa fortune par suite des mauvais rêves qu'il vient de faire, en lui lisant les "Aphorismes du Lotus Blanc de la Loi Merveilleuse". Il tente de faire parvenir une lettre et de l'argent au Japon par le truchement d'un moine qui se rend au Népal; ni l'une ni l'autre n'arriveront à destination. Le premier janvier 1901, il prie en bon Japonais pour la prospérité de la famille impériale. Le calendrier tibétain est inspiré du calendrier du Turkestan chinois avec cette particularité que les jours jugés néfastes par les astrologues sont purement et simplement enlevés; bien que les quatre saisons existent théoriquement au Tibet, dans la pratique, il faut se contenter d'un hiver et d'un été.  

Dans le temple d'un village, Kawaguchi admire une belle peinture de la Mère du Salut qui, d'après les dires des autochtones, parle quelquefois. Ensuite, il passe dans un endroit où se trouve un grand moulin à prières doré contenant beaucoup de feuillets portant la formule Om Mani Padme Hum qu'il traduit approximativement par: "Tout sera comme nous le voudrons!". Il prétend que l'inventeur des moulins à prière est Tsongkhapa. Le gardien du temple, un être grossier, lui demande de lire sur son visage; n'étant pas physionomiste, Kawaguchi tente d'intimider son interlocuteur en le prévenant que, quelle que soit sa richesse, il sera toujours infailliblement ruiné; comme c'est ce qui est arrivé à ce personnage, celui-ci lui fait une grande réputation de devin. Une dame de condition du voisinage vient alors lui demander de prédire l'avenir de son enfant malade; comme celui-ci est bien mal en point, il se prononce pour une issue fatale. On le convie alors à venir lire les Écritures auprès du petit pour tenter de le sauver; ce dernier se trouve mal; on le croit mort; Kawaguchi le ressuscite par des massages; le voilà promu grand médecin. Il reste quelques temps dans la famille, se promenant dans les environs, accompagnés d'une multitude d'enfants. Il en profite pour étudier les us et coutumes du pays. 

Les Tibétains sont de moeurs grossières. Ils ne lavent jamais leur tasse, sauf si un être d'une condition inférieure s'en est servi, et encore se contentent-ils de l'essuyer avec la manche dont ils se mouchent. Ils ne se nettoient pas et n'ont de propre que les yeux et les mains, ces dernières parce que leur crasse part dans la pâte des galettes lorsqu'ils la pétrissent. Il ne se torchent pas, après avoir déposé leurs excréments, que les nombreux chiens dévorent. Ils portent toujours les mêmes vêtements, dont les tissus souillés finissent par prendre la consistance du cuir. Un jeune homme ou une jeune fille au visage luisant de propreté n'a aucune chance de trouver l'âme soeur; on juge au contraire de la qualité d'un futur conjoint par l'épaisseur de la saleté qui lui brunit la peau. Dans les monastères, le résidu des lampes à beurre est jeté au sol, d'où l'odeur infecte qui y règne, odeur qui passe pour le comble de la suavité. Le matin du nouvel an, on mange des galettes, des fruits secs et de la viande crue, séchée ou bouillie, mais jamais rôtie. Vers dix heures, on boit et on mange des gâteaux ou des fruits. Vers deux heures, on déjeune de nouilles aux oeufs. Le soir, on déguste une soupe à la viande enrichie de boulettes de blé, de radis et de fromage. Les pauvres ont du mal à se procurer ces ingrédients et se contentent d'un brouet à la graisse. Les poissons d'eau douce sont abondants au Tibet, mais on évite de les manger car cet acte constitue un péché grave. Enfin, les oiseaux sont tenus pour des êtres qui suivent des lois immuables sans jamais y déroger.  

Le 14 mars 1901, Kawagushi prend congé de la famille lesté de provisions, d'un habit de moine et d'argent. Près du village-garnison de Chesum, il voit pour la première fois une tour paragrêle. Les Tibétains craignent beaucoup la grêle qui détruit leurs récoltes en été; ils attribuent le phénomène à de mauvais génies et paient un moine, le Ngak-pa, pour conjurer le péril; celui-ci prélève un impôt sur cette population crédule pour veiller dans la tour; lorsqu'un orage se lève, il invective les éléments en exécutant force contorsions et, si cela ne suffit pas, il jette au ciel des boulettes de terre de la taille d'un oeuf de moineau; si la tempête s'éloigne, le Ngak-pa touche une gratification; dans le cas contraire, il doit indemniser la population qu'il n'a pas su protéger et il arrive même qu'il soit puni à coups de fouet. Le Ngak-pa exerce aussi les fonctions de juge. 

Kawaguchi atteint les berges du lac Yamdo-Tso dont on dit les eaux empoisonnées depuis le passage de Sarat Chandra Das; celles-ci ont en effet un aspect rougeâtre qui doit provenir du fait qu'il ne dispose d'aucun déversoir et que les éléments toxiques environnants s'y accumulent. Le site est néanmoins enchanteur. Il rencontre un soldat népalais de garde à l'ambassade de son pays à Lhassa, qui a déserté pour retourner auprès de sa mère, et que les beaux yeux d'une Tibétaine ramènent dans la capitale. Lhassa compte de nombreux commerçants népalais; treize ans plus tôt, l'un d'entre eux fut à l'origine d'une grave émeute anti-népalaise; cet homme avait forcé une femme soupçonnée de vol à l'accompagner chez lui; dès qu'ils apprirent les mauvais traitement infligés à l'une de leur compatriote, les moines-guerriers de Sera se mobilisèrent et se dirigèrent vers les boutiques népalaises; les commerçants prévenus eurent le temps de s'enfuir mais leurs biens furent détruits et ils se trouvèrent ruinés. Depuis cette date une petite garnison népalaise protège l'ambassade du Népal et le gouvernement tibétain fut contraint d'indemniser les commerçants*. 

* Des émeutes contre les Népalais ont effectivement eu lieu à Lhassa en 1888.  

Du Genpala, une éminence, Kawaguchi aperçoit le Potala pour la première fois. Les pieds meurtris par ses marches, il éprouve tout de même la satisfaction de pouvoir se reposer à l'ombre de rochers et de grands saules. Il entre dans le bourg de Chu-sur dont les habitants, voleurs comme il n'est pas possible, plus pauvres que Job, paraissent détester les étrangers. Il arrive au monastère de Drepung, dépendant directement du Dalaï lama, une importante université du Tibet central, avec Sera et Ganden. A côté du monastère se trouve l'abattoir des animaux destinés aux repas du Dalaï lama. C'est ensuite Lhassa, où notre voyageur japonais observe des monuments où l'influence chinoise est manifeste. Il s'extasie à juste titre devant le majestueux Potala. Les nombreuses auberges de Lhassa étant peu fréquentables, Kawaguchi se rend chez un ami rencontré aux Indes, qui est l'un des fils du Premier ministre du Tibet, du nom de Para; malheureusement, ce jeune homme a perdu la raison et notre moine errant décide de se rendre à Sera où il souhaite s'inscrire pour étudier. Il est admis sans trop de difficulté en se faisant passer pour un Tibétain; pour être crédible, il a négligé de se raser, de se peigner et surtout de se laver depuis longtemps; malgré sa barbe, plus fournie que celle d'un autochtone, il est admis sans difficulté. 

Au Tibet, on compte deux classes sacerdotales: les moines-lettrés et les moines guerriers. Les premiers sont fortunés et peuvent se payer des études régulières; les seconds, trop pauvres pour payer leurs cours, en sont réduits à ramasser la bouse de yak, à transporter le bois et à servir les lettrés; ils doivent aussi jouer de la flûte, de la lyre, de la harpe, du flageolet, du tambour et préparer les offrandes; ils s'entraînent sur une colline et se font les muscles en jetant le plus loin possible de grosses pierres; ils chantent, sont querelleurs et servent d'escorte aux lamas qui se rendent dans les plaines du nord; très sensibles à la beauté des jeunes garçons, ils se battent parfois en duel et, si l'un des deux combattants se montre couard, l'assaut se poursuit jusqu'à la mort; sinon, elle s'achève au premier sang et témoins et lutteurs se retrouvent autour de coupes de chang (bière locale) ou de vin d'orge; lorsqu'ils sont ivres, ces hommes se conduisent fort mal. Les moines-guerriers s'étant rendus compte que Kawaguchi possédait quelques notions de médecine, ils s'adressent à lui pour soigner leurs blessures et sa notoriété croît rapidement auprès d'eux tant leurs soignants habituels sont nuls; ils se fait rapidement des anges gardiens de ces êtres frustres mais droits et aux coeurs purs, alors que les moines-lettrés sont souvent froids et calculateurs. Un professeur, qui se doute qu'il n'est pas Tibétain, le prend pour un Mongol; Kawaguchi le détrompe, mais il est démasqué quelque temps plus tard par les révélations du jeune moine rencontré pendant le voyage; il avoue avoir menti et se prétend à nouveau Chinois mais trop peu fortuné pour  loger dans la coûteuse résidence des étudiants de sa nation; cette raison amène le professeur à faire preuve d'indulgence. 

Le 7 avril, il assiste à un service religieux solennel, précédé d'une procession martiale, en l'honneur de l'empereur de Chine, en relation avec l'insurrection des "Boxer"; des offrandes sont brûlées aux cris répétés de: "Les dieux vont triompher, certainement, ils vont triompher" devant un grand concours de peuple. Kawaguchi convient qu'il n'a jamais assisté à un aussi beau spectacle. Des réunions secrètes se tiennent pour obtenir la victoire des Chinois sur les troupes étrangères et surtout pour la sécurité de l'empereur. A Lhassa, notre homme en apprend plus long sur l'insurrection qui vient de motiver une nouvelle intervention des troupes étrangères dans l'empire du milieu; la ville bruit de rumeurs colportées par les marchands; on dit même que le Japon a envahi Pékin et qu'une famine décime la population chinoise. Une autre cérémonie se déroule à Sakya; les moines-guerriers s'y conduisent si mal que le service d'ordre doit intervenir et flanquer une raclée mémorable aux plus turbulents, en frappant sur leur tête, leurs membres et tout leur corps; ce traitement laisse parfois des cadavres qui sont jetés en pâture aux oiseaux. Les moines reçoivent beaucoup d'aumônes de la part des riches marchands qui espèrent ainsi gagner des mérites, surtout pendant la saison des festivals. Un espion russe, venu de Mongolie, réussit à se faire admettre parmi les moines en faisant des donations. Ces coutumes n'ont rien à voir avec la recherche de la spiritualité. Les processions tibétaines font penser à celles du Japon mais sont moins solennelles et plus désordonnées. 

Kawaguchi est contraint de renoncer à suivre les cérémonies pour préparer son examen d'entrée. Les épreuves sont faciles et il est reçu sans difficulté, le 18 avril. Parmi les impétrants figurent quelques moines-guerriers attirés par l'appât de la bourse attribuée aux étudiants. Le nouvel admis doit aller mendier des combustibles (bouses de yak?) à Lhassa pour la communauté. Le catéchisme bouddhiste représente l'essentiel des matières à apprendre. Les étudiants s'interrogent l'un l'autre, dans un espace boisé au sol recouvert de sable; celui qui pose les questions est debout; celui qui répond est accroupi; le premier tape fort du talons sur le sol pour enfoncer la porte de l'enfer, frappe dans ses mains pour effrayer les démons et ponctue ses interventions de gesticulations; l'échange est animé et il se termine parfois en pugilat; il arrive qu'une neige de pétales tombe des arbres fleuris sur les étudiants et c'est une occasion, pour notre lettré nippon, de composer un poème. On apprend que le Bouddha possède trois corps: le corps régnant de pure Vérité, le corps dérivé de ses vertus baigné dans la lumière de la pure Vérité et le corps de sa compassion infinie et du savoir transcendantal. Un paysan assistant un jour a une de ces joutes verbales portant sur la physionomie (kan-sa), synonyme de pipe, crut que les deux antagonistes se querellaient au sujet de cet instrument; il s'interposa et leur offrit la sienne! Il faut une vingtaine d'années d'études pour obtenir le titre de docteur. Les moines, bien que riches en idées logiques, ne sont qu'à demi-civilisés; les gens du petit peuple sont peu éduqués. Sera, où Kawaguchi a été admis, est très prisé, même à l'étranger, et plusieurs centaines de Mongols y étudient.  

Un étudiant, frappé d'un coup de pierre par un autre, a le bras cassé; il ne vient à personne l'idée de le remettre en place car les médecins tibétains ne savent pas le faire; Kawaguchi réalise l'opération, suivie d'une prompte guérison; il en retire un grand prestige. De nombreux malades le sollicitent alors; les sorciers, que les malades consultent en premier, en viennent à conseiller à leurs pratiques de se rendre auprès de lui. Il soigne l'hydropisie et la phtisie, deux maladies répandues, au moyen de drogue qu'il se procure chez un pharmacien chinois. Ses patients sont nombreux et sa renommée s'étend jusqu'à Shigatse. Il ne fait pas payer les pauvres. On redoute cependant ses consultations car il se contente de préconiser la prière pour les cas désespérés. Sa célébrité parvient aux oreilles du Dalaï lama (le 13ème) qui manifeste l'intention de le recevoir. L'audience se déroule au palais d'été de Norbulingka, dont la beauté émerveille notre Japonais qui remarque les nombreux chenils qui s'y trouvent, le pontife tibétain aimant beaucoup la race canine. L'audience se déroule parfaitement bien, le 21 juillet, et le Dalaï lama dit penser à une position à la cour en faveur du médecin improvisé. Le chef religieux tibétain est de taille moyenne (1,73 m), son regard est vif, son ton tranchant et autoritaire et sa physionomie laisse supposer que son règne ne se déroulera pas sans guerre, selon les spécialistes. Il s'intéresse surtout à la politique et semble craindre par dessus tout les Britanniques. Il doit se garder constamment de son entourage et se méfier de tous les aliments qu'on lui présente. Ce n'est un secret pour personne que plusieurs de ses prédécesseurs ont été empoisonnés avant leur majorité par des courtisans qui souhaitaient conserver le pouvoir; la cour tibétaine est la plus infestée de malice de l'univers. Le Dalaï lama est d'autant plus menacés qu'il est porté à soulager les pauvres gens au détriment des puissants. On a tenté à plusieurs reprises de le supprimer; il a déjoué tous les complots et les coupables ont été exécutés. Sa résidence offre un mélange des styles tibétain, hindou et chinois. 

La faveur du Dalaï lama vaut à Kawaguchi une chambre privée, ce qui nécessite un amendement du règlement du monastère de Sera. Les moines les plus riches sont bien nourris et mangent beaucoup de viande; les plus pauvres restent parfois deux jours sans se sustenter; lorsqu'ils ont un peu d'argent, ils filent vers Lhassa pour s'acheter des galettes; au retour, ils font une halte pour se régaler de quelques momos (raviolis). Beaucoup de moines possèdent des terres et des bêtes; quelques-uns s'adonnent au commerce.   

Ses activités de praticien obligent Kawaguchi à se rendre souvent à Lhassa chez le pharmacien, qui devient son ami. Il réside parfois plusieurs jours de suite chez lui dans l'attente des préparations de racines et d'herbes pilées, de cornes râpées et de minéraux. Ils ne s'illusionne pas sur sa science et sait qu'il est un médecin dangereux, malgré le traité que lui prête le pharmacien; mais il n'est pas pire que les médecins tibétains! Notre homme reçoit de nombreux cadeaux et distribue les sucreries aux enfants du pharmacien qui attendent avec impatience sa venue. Dans l'officine de ce dernier, il fait la connaissance du secrétaire de l'Amban (sorte de préfet) chinois, un homme cultivé, qui a voyagé et connaît les secrets de la politique sino-tibétaine. Il rencontre également le fils du Premier ministre Para qu'on lui a dit être dérangé mentalement, à son arrivée à Lhassa; l'un et l'autre, qui n'ont pas intérêt à ce que leur rencontre aux Indes soit éventée, disent s'être rencontrés à Gyantse; le jeune homme dit n'avoir jamais perdu la raison mais avoir été grièvement blessé d'un coup d'épée au ventre, après avoir chassé un domestique indélicat; mais la femme du pharmacien, qui connaît ce jeune débauché, prévient Kawaguchi de s'en méfier; il a été blessé au cours d'une rixe, il est endetté jusqu'au cou et à l'habitude de soutirer à ses relations de l'argent qu'il ne rembourse jamais. 

Au cours d'un lingka, fête forestière dans une résidence champêtre pour admirer les fleurs, Kawaguchi guérit une vieille nonne de rhumatismes et de maux d'estomac. Cette femme est l'épouse d'un moine ex-ministre des Finances; il n'est pas rare que les moines nobles choisissent ainsi une compagne parmi les nonnes, en dépit des règles de leurs ordres; et ce fait, qu'il considère comme une dépravation, choque les moeurs rigides de notre moine japonais. Mais l'ex-ministre des Finances est un brave homme qui craint que Kawaguchi ne soit empoisonné par des jaloux. Il lui propose donc de venir habiter chez lui, où il jouira de toutes les facilités pour se consacrer à ses études. 

Notre homme, bien pourvu d'argent grâce aux honoraires des ses consultations, emménage donc dans une chambre luxueuse et renonce au métier de médecin improvisé pour se livrer à l'étude. Il a la chance d'avoir pour maître, le demi-frère naturel de l'ex-ministre, dont le père était chinois, Ti Rinpoche, appelé à devenir un des dirigeants du Tibet, une sommité du bouddhisme, le seul avec le Dalaï lama à pouvoir prendre place sur le siège sacerdotal de Tsongkhapa, à Ganden, siège interdit, quelles que soient leurs connaissances, aux fils de bouchers, forgerons, chasseurs et individus de basse extraction. Cet érudit a suivi une formation secrète de trente années après son doctorat. La bonne fortune de notre Japonais est rare dans un pays où la distinction entre les classes est si poussée que la plupart des Tibétains n'oseraient pas oser espérer même une entrevue avec un personnage aussi important. Ce dernier prend une grande influence sur Kawaguchi, comme sur ses hôtes qu'il a amenés à se repentir de leur union interdite; la nonne s'est rendu en pèlerinage à Katmandou pour expier sa faute et son compagnon  apprend au moine japonais les pouvoir séducteur de l'amour afin de le doter des moyens d'y résister. Le ministre des Finances en exercice vient parfois rendre visite à son prédécesseur et les discussions des deux hommes apprennent beaucoup de choses à Kawaguchi sur les affaires politiques du Tibet, toutes choses soigneusement tenues secrètes que les moines de Sera ignorent totalement. 

Un jour qu'il se promène sur le Barkhor, en se disant que les produits japonais figurant sur les étals des marchands, dont les allumettes, en passe de remplacer celles de Suède, vont peut-être contribuer à civiliser le Tibet, Kawaguchi remarque un pain de savon dans une boutique. Il entre à l'intérieur, dans l'intention de l'acheter pour l'offrir à son hôte, et s'aperçoit que le marchand le dévisage fixement: c'est une de ses connaissances de Darjeeling. Lors d'une seconde visite, le commerçant l'invite chez lui; l'homme et sa femme sont frappés d'étonnement en écoutant le récit des pérégrination du moine japonais et surtout de le retrouver dans la capitale d'un pays où il est si difficile d'entrer et de sortir, même pour un Tibétain. Les deux jurent sur la "Sainteté du Sauveur" de ne jamais trahir le secret de Kawaguchi; ce dernier sait le cas qu'il faut faire des serments des Tibétains qui jurent à tout bout de champ, mais prononcé selon cette forme solennelle, il pense qu'il peut leur accorder sa confiance. 

Les étudiants de Sera sont, par ordre décroissant d'importance, les Mongols, les Tibétains et les Khampas, cette dernière ethnie étant particulière. Les Tibétains sont paresseux et passent leur temps, pendant la belle saison, à prendre des bains de soleil, avec un chiffon sur la tête, dont ils se mouchent de temps à autre. Les Mongols sont très studieux, mais d'un caractère exécrable; ils se jettent parfois dans de violentes colères; leur réussite dans les études les rend vaniteux à l'excès; ils ont l'étoffe des chefs, mais se révèlent incapables d'ancrer leur action dans la durée, ce qui explique le déclin de leur puissance. Les Khampas sont supérieurs à la fois aux Mongols et aux Tibétains, en dépit de leur réputation de brigands; ils sont patients et persévérants, chevaleresques et droits, et physiquement supérieurs aux deux autres groupes; ils ne s'abaissent pas à la flagornerie comme les Mongols et surtout les Tibétains; ils répugnent à se lier d'amitié avec ces derniers; on dit, qu'au Kham, même les voleurs sont respectables! En entrant en religion, les Tibétains aspirent avant tout à la fortune et aux honneurs. La recherche de la vérité pour guider les autres leur est totalement indifférente; 99% n'ont aucune idée de la vie future et leur foi est superficielle; leur credo est: "il est plus sanctifié de recevoir que de donner"; l'échelle sociale des moines ne se mesure ni à leur savoir ni à leur vertu, mais seulement à leur richesse; aussi se tournent-ils résolument vers le profit, font des affaires et se livrent-ils au commerce ou à l'agriculture; souvent, ils s'approprient les bénéfices de leur sacerdoce. Les études se termine par un banquet payé par les nouveaux docteurs; les pauvres s'endettent auprès des lamas qui voient là un placement lucratif; certains de ces malheureux porteront toute la vie le fardeau de leur dette. 

Kawaguchi a l'occasion d'assister à des mariages. Il rappelle que les cérémonies diffèrent d'une région à l'autre et que ce qu'il décrit ne s'applique qu'à la capitale. La polyandrie y est répandue; lorsqu'une épouse meurt, une autre prend sa place et devient automatiquement la femme de tous les hommes de la famille; l'épouse jouit d'une grande autorité sur ses maris qui doivent lui remettre tout l'argent qu'ils gagnent; il arrive qu'un homme soit frappé par sa femme pour avoir dissimulé une partie de ses gains; lorsqu'un homme a besoin d'argent, il doit le mendier à sa femme, comme un enfant à ses parents; la femme ordonne à ses maris de faire les courses et ceux-ci obéissent; si un litige s'élève entre eux, c'est l'épouse qui le tranche. Il existe des cas de monogamie, lorsque le mari occupe une position influente. Le mariage comporte une clause autorisant la séparation entre les époux s'ils ne se conviennent plus. A Lhassa, les hommes et les femmes se marient entre vingt et vingt cinq ans. En cas de naissance, l'aîné est appelé père et ses frères oncles. Ce sont les parents de la femme qui choisissent la famille des futurs maris; ces mariages forcés finissent souvent par des divorces. Les mariages résultant du choix de la jeune fille sont exceptionnels. Les parents de jeunes hommes à marier initient la procédure en cherchant une jeune fille; ensuite, ils s'adressent à un entremetteur qui sonde les parents de la belle, lesquels vont consulter un devin qui prédit l'avenir de l'union projetée. Tout cela est tenu secret jusqu'au mariage, moment où les futurs époux font connaissance. Il n'y a ni cadeaux, ni dot; les parents de la demoiselle doivent toutefois fournir son trousseau et ceux des garçons apportent l'argent du sein, c'est-à-dire celui de la nourrice des futurs enfants, défraient le coût de la cérémonie et remboursent les frais d'éducation de l'épouse. Lorsque tout est arrangé les parents des deux parties consultent un sorcier ou devin pour déterminer la date du mariage.  

Un matin, les parents de la jeune fille, qui ignore encore tout, l'invitent à se parer pour se rendre au temple après quoi ils lui promettent une fête lingka. La jeune fille se lave le visage, opération rare, sauf chez les nobles qui se livrent à une ablution chaque matin au saut du lit; voici une description de ce cérémonial: une servante présente une louche à son maître qui s'emplit la bouche d'eau, il la garde un moment dans la bouche, puis la restitue petit à petit dans ses mains pour l'appliquer sur son visage, après quoi il crache dans ses paumes et se frotte la face. Les parents de la jeune fille lui apportent un peigne et des épingles neuves, donnés par la famille des futurs époux, puis ils lui annoncent que le moment de son mariage est arrivé. Bien des jeunes filles se lamentent à l'idée de quitter leur famille pour rejoindre des gens qu'elles ne connaissent pas et leurs amies doivent leur remonter le moral. Suivent des banquets d'adieu, qui durent une quinzaine de jours, au cours desquels les amis viennent complimenter les parents avec des cadeaux; ces relations sont traitées avec du thé et des boissons alcoolisées; l'après-midi, ils mangent de la viande et des gâteaux de blé, accompagnés de fromage et de riz; le soir, des vermicelles chinois aux oeufs leur sont servis. Les agapes durent ainsi toute la journée et sont copieusement arrosées; quand l'animation tombe, chants et danses la relancent. Les pauvres se passent de fêtes prénuptiales. Lorsque celles-ci sont achevées, les parents des futurs maris font parvenir le nurin, l'argent du sein, à ceux de la promise qui doivent le refuser et se faire prier pour l'accepter; certains ne l'acceptent jamais sous prétexte qu'ils ne vendent pas leur fille, mais ils sont rares. L'entremetteur présente alors ses habits de noce à la fiancée; elle doit les accepter, même si elle a du mal à entrer dans les chaussures! En plus de ces vêtements, les parents des maris offrent une gemme que l'épouse portera au front; en cas de séparation, l'aîné des époux enlèvera la gemme et le divorce sera prononcé. Les envoyés des futurs maris passent la soirée en libations chez les parents de la promise; si ces derniers parviennent à les enivrer, ils leur dérobent quelques objets et, le lendemain matin, au milieu de la rigolade générale, celui qui a manqué de vigilance doit payer une rançon pour récupérer ses biens; aussi dispute-t-on beaucoup autour des coupes de chang, pour amener à boire et refuser, ces disputes amicales, émaillées de proverbes et dictons, étant l'indispensable accompagnement d'un beau mariage.  

Le matin des noces, un banquet d'adieu est servi dans la maison des parents de la future épousée. Des moines à "capuchons rouges" (nyingmapas) et des officiants bön célèbrent un office afin d'inciter les dieux protecteurs de la famille à ne pas quitter la maison en même temps que la jeune fille. Ensuite, un prêcheur invite cette dernière à se comporter en bonne épouse en lui récitant une série de maximes appropriées. Au moment de s'en aller, la jeune fille doit se montrer réticente, en  exprimant beaucoup de répugnance et un grand chagrin. Elle part ensuite à cheval, coiffée d'ornements de laine colorés qui lui cachent le visage et avec au cou une écharpe de soie fine, la bannière d'heureux présage, d'une quarantaine de centimètres, qui porte des voeux de bonheur. Elle est accompagnée d'une escorte de cavaliers. Comme elle est supposée avoir perdu la protection des dieux lares, elle peut devenir la proie des mauvais esprits et causer des dommages sur son passage; aussi les habitants des lieux traversés tentent-ils de l'arrêter et, s'ils peuvent la saisir, son escorte doit payer une rançon pour la récupérer. Au long du chemin, six banquets sont offerts, trois par les parents de la mariée et trois par ceux du marié. Lorsque la jeune femme parvient à la maison du futur conjoint, elle trouve la porte close et des personnes qui tentent de lui en interdire l'entrée, toujours dans l'hypothèse de sa possession par les mauvais esprits. Un homme, qui tient dissimulé dans sa main droite une torma, l'épée du charme, faite d'une pâte de farine et de beurre cuite colorée du jus d'une plante rouge, la jette à la figure de la jeune femme qui se trouve barbouillée de vermillon. L'homme se réfugie prestement dans la maison dont la porte se referme; si un membre de l'escorte parvient à le saisir, il doit s'acquitter d'une amende. De l'intérieur de la maison on exige alors la sheppa, c'est-à-dire l'explication, qui consiste en un ensemble de belles sentences, bien ciselées; mais le préposé à cette fonction ne peut pas prononcer ces voeux de bonheur tant que la kata de bienvenue n'a pas été présentée. On en montre un bout à travers la porte et on le retire aussitôt car, si un membre de l'escorte venait à s'en saisir, il faudrait payer une amende. Les mots de la sheppa sont alors prononcés et la porte s'ouvre laissant passer la mère du marié qui vient offrir aux arrivants du lait caillé et du chema, un mélange de galette, de beurre, de sucre et d'une sorte de pomme de terre locale au goût délicieux. Le groupe entre à l'intérieur où un moine nyingmapa annonce aux dieux des lieux l'arrivée d'un nouveau membre dans la famille. Des katas sont distribuées. Les jeunes mariés s'éclipsent et les festivités peuvent commencer autour d'un banquet bien pourvu de viande auquel participent parents et amis; des cadeaux sont échangés. Au bout d'un temps plus ou moins long, l'épousée peut retourner vivre quelques temps chez ses parents. Le cas échéant, elle épouse le frère cadet de son mari, dans les six à douze mois qui suivent, au cours d'une cérémonie privée, lors d'une absence de son premier mari. Pour les autres frères, le cérémonial est le même. En règle générale, il est rare que plusieurs frères soient présents en même temps à la maison, de sorte que la femme les reçoit à tour de rôle*. Kawaguchi émet l'hypothèse que cette coutume conjugale est une survivance du bön; les bouddhistes, très attachés à la vie monastique, n'ont pas accordé beaucoup d'importance au monde profane, ce qui explique la survivance d'un polyandrie peu compatible, selon lui, avec la doctrine bouddhiste. (une autre présentation des mariages tibétains figure ici). 

* Voir à ce sujet Bacot. 

Début octobre 1901, Kawaguchi découvre une vingtaine de condamné au pilori exposés dans un quartier passant de Lhassa. Ils sont tous bien vêtus et viennent du monastère de Tangye-ling, dont le supérieur, Demo, régent du Dalaï lama a été accusé d'avoir voulu empoisonner ce dernier au moyen d'une formule magique bön placé dans une semelle des chaussures du pontife par un des frères de l'accusé. Les condamnés appartiennent à la famille de cet homme éminent ou sont leurs subordonnés; il y a même l'épouse de l'ex-régent qui a commis le crime de tenter de lui venir en aide alors qu'il était emprisonné; elle a reçu en punition trois cents coups de fouet avant d'être exposée. Les condamnés ont le cou passé dans une cangue; un écriteau informe le public de la nature de leur forfait. Les passants, plèbe et gens de condition, complètement dépourvus de compassion, se moquent de ces pauvres gens exposés à leur morbide curiosité en leur reprochant leur opulence passée. En plus de ces condamnés, seize moines bönpos ont été exécutés et un nombre indéterminé de personnes exilées. C'est l'occasion pour notre moine japonais de décrire les supplices auxquels sont soumis les condamnés. Le principal condamné, le frère de Demo, a été précipité dans un donjon possédant une unique ouverture à son sommet. La nourriture qu'on lui jetait était juste suffisante pour l'empêcher de mourir de faim et lui permettre de supporter les tortures destinées à le faire avouer. Celles-ci consistaient à lui enfoncer des pointes de bambous au bout d'un doigt jusqu'à ce que l'ongle tombe et même après; le supplice était interrompu chaque fois que nécessaire, afin que le prévenu ne meurt pas avant que tous les doigts aient été traités. Le malheureux ne voyait la lumière du ciel que pour être conduit à ces interrogatoires épouvantables. Voici quelques autres supplices alors usités au Tibet: celui des bonnets de pierre consiste à lester la tête de bonnets de trois kilos et demi empilés les uns sur les autres jusqu'à ce que les globes oculaires sortent des orbites; le fouet est appliqué au moyen d'une baguette de saule à raison de 300 à 700 coups, les chairs du dos sont tailladées et il arrive même que des hémorragies internes se produisent; l'énucléation et l'amputation des mains font également partie des peines infligées, l'amputation frappe les voleurs récidivistes qui sont, au préalable, pendus par les mains; Lhassa est remplie de mendiants aveugles et privés de mains; le nez fendu et les oreilles coupées sont les châtiments réservés aux coupables d'adultère et le mari trompé peut les infliger lui même, en cas de flagrant délit, quitte à faire ensuite un rapport aux autorités; il y a aussi l'exil et la peine de mort, les exécutions ayant lieu par immersion dans l'eau du condamné enfermé dans un sac de peau à moins qu'il ne soit lié et lesté d'une grosse pierre selon le procédé décrit plus haut; les condamnés à mort sont privés de leur tête qui est bouillie, exposée en public, puis enfermé dans le bâtiment de la "damnation perpétuelle". Ces pratiques barbares sont jugées indignes d'un pays bouddhiste par notre narrateur; l'idée d'un enfer éternel lui paraît à juste titre incompatible avec la doctrine bouddhiste. 
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Un bonnet de pierre (source: Internet)
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Kawaguchi assiste a des funérailles célestes. Le corps du défunt, recouvert d'un tissu blanc, est placé sur une sorte de civière. Un moine qualifié est consulté pour déterminer le type de funérailles et le jour propice qui se tient généralement trois ou quatre jours après le décès. Le corps doit retourner à l'un des quatre éléments dont est constitué le corps humain, selon les croyances hindoues: l'eau, le feu, la terre et l'air. Le feu est peu pratiqué au Tibet en raison de l'absence de bois; on voit mal des cadavres consumés sur de la bouse de yak; il est réservé aux personnes de qualité. L'inhumation dans la terre est pratiquée pour les personnes mortes de la variole dont on craint l'épidémie. Les grands lamas sont placés dans un duvet alcalin où leur corps se dessèche, ensuite de quoi on procède à son habillage au moyen d'un enduit d'argile, de poudre de bois de santal et d'autres matières probablement importées; pour finir, on le recouvre d'or et on le place dans une sorte de tabernacle devant lequel les fidèles viennent se recueillir; Kawaguchi assimile cette méthode à une sorte d'enterrement. Pour ce qui concerne la disparition dans l'air, à la date retenue, le cadavre est porté sur la civière jusqu'à un lieu où il est découpé en morceaux, en commençant par l'extraction des entrailles, opération qualifiée également d'habillage; la chair est détachée des os et ces derniers, pilés dans des trous de rochers au moyen de grosses pierres, sont mêlés à de la farine; le tout étant destinés à être mangé par les vautours; il ne reste de la dépouille que les cheveux. Pendant l'opération, des moines psalmodient accompagnés de cymbales et de tambours. Comme l'habillage et le broyage des os sont longs et pénibles, les hommes qui s'y livrent se restaurent et se désaltèrent fréquemment, les mains souillées de sang et de débris humains; kawaguchi y voit une survivance du cannibalisme primitif des Tibétains qui seraient issus de la tribu Rakshasa, des démons mangeurs de chair humaine. Tandis que se déroulent ces funérailles, qualifiées de célestes, à cause des oiseaux, une cérémonie religieuse est célébrées dans la maison du défunt, à la suite de quoi la famille en deuil offre un banquet. Le sel qui sert à momifier les cadavres des dignitaires religieux est supposé posséder d'importantes vertus curatives; c'est un médicament très prisé des Tibétains que seuls les riches peuvent s'offrir. Des pilules confectionnées avec les excréments du Dalaï lama sont également très recherchées, mais les patients ignorent avec quoi elles sont confectionnées. 

Les Tibétains se demandent pourquoi tant d'étrangers tiennent à visiter leur pays. Kawaguchi surprend des conversations relatives à la tentative de Miss Annie R. Taylor, qui, en dépit de son obstination, a fini par accepter de retourner sur ses pas, malgré sa possession d'un passeport de l'empereur de Chine. Les Tibétains reconnaissent la suzeraineté de ce dernier, mais son pouvoir ne va pas jusqu'à les obliger à s'ouvrir à des étrangers. Les hôtes de notre Japonais estiment que l'Anglaise a eu beaucoup de chance de ne pas avoir été tuée par les autochtones qui l'ont arrêtée. Ils s'inquiètent beaucoup, non sans raison, de l'intérêt que portent les Anglais à leur pays; ils pensent que ceux-ci veulent mettre la main sur ses mines d'or; Kawaguchi, mieux avisé, pense plutôt qu'ils veulent empêcher les Russes de s'établir sur le Toit du Monde et de menacer leur empire des Indes. Notre Japonais dresse la liste des tentatives de pénétration des Occidentaux depuis celle du père Odoric de Pordenone, qui aurait détruit une grande partie de son récit pour ne pas porter préjudice au catholicisme, le bouddhisme tibétain étant plus fertile en miracles que le christianisme*; ce serait même la raison pour laquelle la papauté aurait renoncé à évangéliser un peuple dont la religion était supérieure; ce point de vue contestable laissé de côté, le résumé des tentatives d'exploration étrangères est à peu près exact. Kawaguchi impute la fermeture du pays aux manigances du gouvernement chinois, mais il reconnaît que les Tibétains redoutent de devenir tributaires d'un autre pays, surtout s'il devait en résulter la perte de leur religion. 

* Il n'est pas sans intérêt de rapprocher les opinions de Kawaguchi de celles du missionnaire portugais Andrade. 

Une promenade au long du ligkor, le circuit de pèlerinage extérieur de Lhassa, offre l'occasion de dissertations intéressantes. Ce circuit couvre une dizaine de kilomètres; très fréquenté, il est parfaitement entretenu, à la différence des autres chemins de la capitale, pleins de fondrières, bordées de fosses d'aisance nauséabondes, et parcourus par de nombreux chiens errants; Lhassa est la métropole de la saleté. Mais, malgré l'absence totale d'hygiène, peu de gens tombent malade, grâce à la bonté du climat relativement tempéré pendant la journée. Kawagushi passe à côté d'un enclos aux barrières faites d'innombrables cornes de yak; c'est l'abattoir, où officient des musulmans chinois, les Hui qui, évidemment, ne touchent jamais le front de l'animal avec les Saintes Écritures, avant de l'égorger devant les autres bêtes promises au même destin! 

Avant d'aborder le sujet de la politique tibétaine, notre Japonais fournit quelques explications sur le lamaïsme en passant rapidement en revue les différentes écoles. Il se montre extrêmement sévère envers les Nyingmapas, dont la doctrine, basée selon lui sur la satisfaction des plaisirs, à commencer par le plaisir sexuel, constitue un modèle de dépravation. La réforme de Tsongkhapa trouverait grâce à ses yeux si elle ne postulait pas que la naissance des bouddhas est la conséquence de l'union des hommes, représentant les justes moyens, et des femmes, incarnant le pouvoir transcendantal, d'où il résulte que la perfection est le fruit de la faiblesse de la chair. L'incarnation est l'un des principes fondamentaux du lamaïsme et la sélection des incarnés est donc l'une des pièces maîtresses de la société tibétaine. La consultation des oracles divins joue un rôle essentiel dans cette sélection. Il existe des oracles à Nechung, Samye, Lamo et Gatong. La mort d'un dignitaire est suivie de la consultation des oracles, afin de découvrir sa réincarnation; la recherche commence généralement 49 jours après la disparition du défunt; il est rare que les oracles se mettent d'accord, aussi le choix définitif s'effectue-t-il par tirage au sort; des morceaux de papier, sur lesquels les noms des candidats présélectionnés sont inscrits, sont placés dans une urne dorée scellée; pendant une semaine, des offices sont célébrés afin d'obtenir l'intercession divine; après quoi les scellés sont brisés et le représentant du gouvernement chinois tire un papier, en se servant de baguettes semblables à celles avec lesquelles on porte la nourriture à sa bouche. Cette méthode de sélection n'est pas exempte de tricheries; des pots de vin sont versés aux oracles pour orienter leur choix par les familles riches; les bouddhas vivants sont presque toujours issues de ces familles; ils n'en sont pas moins pourvus de grandes qualités car ils reçoivent une excellente éducation; en raison de la corruption, les oracles jouissent d'une immense fortune. Ils ne sont pas seulement consultés pour le choix des réincarnés, mais également en matière de jugement et pour la prise de décisions politiques; aucune personne d'influence n'oserait se les mettre à dos par crainte de se voir accusé, destitué et condamné; les oracles détiendraient l'essentiel du pouvoir politique; pourtant, lorsqu'ils sont interrogés sur des questions délicates, comme les relations avec l'Angleterre, il leur arrive de rester silencieux et de feindre l'inconscience, ce qui montre que les dieux sont mécontents de la question posée. Le plus important des oracles est celui de Nechung.  

Le gouvernement du Tibet est composé de clercs et de laïcs. Le système participe à la fois du féodalisme et de la centralisation. La relation entre les nobles et les gens du peuple relève du féodalisme. Le seigneur lève un impôt sur ses serfs et sur les propriétaires fonciers. Les prêts aux petites gens sont gagés sur leurs enfants qui servent en quelque sorte d'hypothèque; les enfants sont ainsi réduits en esclavage dès leur plus jeune âge. Un moyen de se soustraire à la misère, pour les pauvres gens, consiste à entrer dans les ordres, d'où le grand nombre de moines dont la vocation est douteuse. Une remarque de Ti Rinpoche à cet égard est significative: "Je ne sais si je dois me féliciter ou me plaindre de la présence de tant de moines au Tibet... je pense qu'il est mieux de posséder deux ou trois précieux diamants qu'un tas de pierres et de tuiles brisées." La plupart du temps, les seigneurs résident à Lhassa et confient à des régisseurs le soin de s'occuper de leurs fiefs. A côté de ce système féodal, existent des gens directement assujettis au pouvoir central. Les deux systèmes se chevauchent de sorte que des contribuables doivent acquitter deux fois leurs impôts: une fois à leur seigneur et une fois au pouvoir central. La collecte fiscale est confiée à des commissaires munis de pouvoirs exécutifs et judiciaires; les impôts sont lourds, en raison des nombreuses charges auxquelles les pouvoirs publics doivent faire face. Les fonctionnaires fortunés renoncent souvent à percevoir leur traitement, mais il est d'usage de leur offrir des cadeaux et la corruption est générale. Le 13ème Dalaï lama s'efforce de mettre un peu d'ordre dans le fonctionnement des pouvoirs publics, mais il se heurte à beaucoup de résistance. Depuis que le pouvoir temporel a été confié au 5ème Dalaï lama, par le chef mongol qui venait de triompher des derniers rois laïcs, le chef spirituel du Tibet se trouve dans une position fausse; en tant que chef politique, il est obligé de prendre des décisions, les condamnations à mort par exemple, qui sont incompatibles avec les enseignements du Bouddha. 

L'éducation n'est pas très répandue au Tibet, à l'exception des alentours de Lhassa et de Shigatse. Les classes populaires n'y ont pas accès. L'instruction dispensée dans les monastères et néanmoins assez poussée. La société tibétaine repose sur un système de castes; au bas de l'échelle sociale sont relégués les pêcheurs, les passeurs fluviaux, les forgerons et les bouchers; la pêche et la mise à mort des animaux expliquent la réprobation qui s'attachent à ceux qui s'y livrent, quant aux forgerons, comme aux Indes, ils sont mal considérés parce qu'ils fabriquent des instruments qui servent à tuer. Ces quasi exclus de la société n'ont pas le droit de devenir moines et leurs enfants doivent postuler loin de leur lieu de naissance et mentir pour espérer parvenir à cette situation enviée. En général, au Tibet, honneur et aptitude vont rarement ensemble. Pour ce qui concerne les classes supérieures, on distingue les Ger-pa, ou pairs, issus de la noblesse laïque ou religieuse; les Ngag-pa, ou adeptes des prodiges, qui, issus des lamas ayant accomplis des miracles, possèdent des secrets héréditaires, par exemple celui d'éloigner la grêle, et jouent un rôle important ce qui ne les empêche pas de rester généralement pauvres; les Bön-bo, du nom de l'ancienne religion du Tibet, présents dans tous le pays, mais en nombre limité, ils conservent leurs traditions mais ne se livrent à aucun prosélytisme, ils peuvent entrer dans les ordres, ce qui accroît leur prestige au sein de leur groupe; les Shal-ngo, propriétaires terriens ou riches, qui conservent leur patrimoine grâce à la polyandrie. Les classes populaires sont divisées en tong-ba et tong-du; les premiers possèdent, ou ont le droit de posséder, un peu de biens, les seconds sont des serfs; un tong-du qui parvient à s'élever reste considéré comme inférieur à un tong-ba déchu. Les règles de l'étiquette s'appliquent à tous les niveaux de la stratification sociale, y compris parmi ceux qui sont tout en bas de l'échelle sociale; un boucher et un forgeron n'ont pas le droit de manger avec un tong-du et doivent se servir de leurs propres instruments; les mariages entre classes sont prohibés, une mésalliance exclue définitivement celui qui a enfreint la règle de son rang, même après un éventuel divorce; les enfants des mésalliances s'appellent des tak ta ril, ce qui signifie blanc et noir mélangés. L'appartenance à une classe confère des privilèges et implique un type de comportement; les gens du commun sont punis s'ils se querellent avec un noble, ce dernier se distingue par son maintien, l'homme ordinaire par sa probité, les basses classes sont portées au vol et au crime. Une remarque: un noble qui s'adonne à l'art de forger, n'est pas frappé d'ostracisme! Les hautes classes accèdent aux écoles publiques où l'on enseigne les matières à mémoriser, l'écriture et l'arithmétique avec des cailloux, des coquillages et des morceaux de bois; la mémorisation s'attache à l'enseignement religieux et porte sur plusieurs centaines de pages par an; les lettrés sont souvent prétentieux et s'imaginent qu'il est de bon ton d'employer un langage incompréhensible au profane. Le martinet est un auxiliaire indispensable de l'enseignant; les élèves sont terrorisés à l'idée de recevoir trente coups de baguette sur la paume de la main, et même le double, s'ils se montrent rétifs à recevoir le châtiment; les récalcitrants sont privés de repas et même liés la nuit; les insultes sont également employés par les maîtres à l'égard de leurs élèves (mendiant, animal, âne, cannibale de ta mère...). 

En novembre 1901, une manufacture d'armes légères fonctionne depuis peu de temps dans un Tibet qui se modernise et commerce avec les Indes britanniques, la Chine et la Russie. L'exportation des livres bouddhistes est interdite, mais certains partent en fraude vers les Indes où ils sont recherchés. Parmi les exportations, la laine, le musc d'une espèce de cerf et la corne sanguine doivent être cités; le cerf musqué est chassé au fusil ou trappé clandestinement; la corne sanguine de cerf précieux est utilisée en potion par les Chinois. Des images pieuses sont aussi exportées, mais Kawaguchi estime l'art tibétain de son temps dénaturé et bien inférieur à l'art ancien. Le Tibet importe des tissus, des ustensiles, des fruits secs, des pierres précieuses et du corail, dont s'ornent les femmes, et surtout du thé. On mesure les tissus en longueur de mains; les marchands sont rarement honnêtes; il est d'usage de bénir les marchandises vendues; l'acheteur touche la monnaie avec sa langue avant de la donner au vendeur. Le Tibet reçoit d'importantes quantités d'or de Mongolie à titre d'offrandes ce qui lui permet d'équilibrer ses comptes commerciaux; fermé politiquement, il est relativement ouvert au plan économique, sauf lorsque la tension en Chine oppose un frein aux transactions; on pourrait qualifier sans exagération la Terre interdite de nation de boutiquiers; même les moines se livrent au commerce! Le troc est en usage, mais on peut également payer avec une pièce unique qui se partage en fractions plus ou moins égales; des pièces d'argent existent aussi dans les régions frontalières du nord-ouest, mais elles n'ont pas cours légal. Le jeune homme prodigue de la maison de Para exerce un chantage sur notre Japonais clandestin pour en obtenir de l'argent et le serviteur chargé de la transaction en fait autant. Kawaguchi acquiert des livres tibétains; ceux-ci n'existant que sous forme de blocs dans les monastères, il faut acheter le droit de les imprimer est faire exécuter ce travail par des artisans expérimentés. Il existe aussi des libraires, mais on ne peut pas feuilleter les ouvrages. 

Le 4 janvier 1902 commence le Festival des Lumières consacré à l'anniversaire de la mort de Tsongkhapa. Il est alors d'usage de mendier un cadeau auprès de tout supérieur qui vous rend visite. Les cérémonies sont fastueuses et les moines en profitent pour effectuer auprès des fidèles des quêtes que Kawaguchi juge excessives; de jeunes moines poussés à l'exagération sont parfois fouettés. Les moines-guerriers, ne se rasent parfois qu'incomplètement la tête par coquetterie et leurs bouclettes sont arrachées sans ménagement par leurs supérieurs; les tuméfactions qui en résultent sont arborées comme une marque de courage; ces moines se livrent à une débauche que notre prude moine japonais n'ose qualifier: on devine qu'il s'agit d'homosexualité; leur comportement est paradoxal: ils n'écraserait pas une mouche mais se livrent à des abominations; un moine humoriste se moqua d'eux en contournant  une petite pierre puis en sautant par dessus un énorme caillou. Le Festival des Lumières est impressionnant à l'extérieur, mais il se passe dans les coulisses des scènes révoltantes. 

Les vêtements féminins diffèrent peu de ceux des hommes. Un long ruban entoure leur taille. Les coiffes des dames de Lhassa ressemblent à celle de Mongolie. Elles utilisent des perruques de Chine, nattent leur cheveux et nouent des cordelettes rouges ou vertes au bout des tresses. Elles portent de nombreux bijoux, dont un petit tabernacle d'or en pendentif. Un tablier complète l'habillement. Les chaussures sont en tissus. Elles se barbouillent le visage d'une suie rougeâtre, la couleur naturelle perçant par dessous étant le comble du charme et de la distinction. Les Tibétaines sont plus grandes et plus fortes que les Japonaises; mais celle de la haute société ont le teint aussi clair. Celles de Lhassa sont plus distinguées que celles du Kham; leur comportement est peu édifiant; elles boivent sans modération, flirtent et sont aussi sales que les hommes. Elles montrent une grande activité pour les affaires mais se contentent généralement de conseiller leurs maris; elles ne se livrent pas à la couture, réservée aux hommes, et filent rarement. L'égalité entre les sexes est mieux respectée qu'ailleurs car les femmes, aussi robustes que les hommes, accomplissent les mêmes tâches. Douces lorsqu'elles sont calmes, elles peuvent se transformer en redoutables tigresses lorsqu'elles se fâchent; elles n'ont d'autre centre d'intérêt qu'elles-mêmes et, comme elles possèdent leurs propres revenus, elles divorcent sans regret. Elles se montrent aimantes et attentionnées pour l'élu de leur coeur, afin de se faire pardonner leur manque de vertus envers les maris qui leur déplaisent. Elles sont de moeurs dissolues et seules les vieilles et les laiderons restent sans homme. Les femmes du peuple s'occupent de la ferme et des troupeaux et fabriquent le beurre et le fromage.  

L'accouchement s'effectue sans le secours d'une sage-femme. L'enfant n'est pas lavé, mais on l'oint régulièrement de beurre. Les petits garçons sont mieux traités que leurs soeurs. Les filles ne bénéficiant que rarement de la cérémonie de la désignation du nom, laquelle est automatique pour leurs frères. Cette cérémonie est une sorte de baptême effectué en versant sur la tête de l'eau bénite parfumée à la fleur de safran; le nom dépend généralement du jour de la naissance, mais pas toujours; les garçons prennent un nom religieux en entrant dans les ordres. Le jour de la désignation du nom est l'occasion d'une grande fête où l'on échange des cadeaux. On implore alors la divinité de la maison de prendre le nouveau venu sous sa protection. Vers huit ou neuf ans, débute la scolarité des garçons qui, munit d'une kata, se rendent au domicile de leur maître et y demeurent si celui-ci est éloigné. La fin de la scolarité est l'occasion d'une nouvelle fête plus splendide que l'autre. Les cérémonies qui marquent la vie d'une filles sont moins nombreuses; lors de son entrée dans l'adolescence, l'arrangement de ses cheveux offre l'occasion d'une fête et d'un échange de cadeaux. Les jeux des enfants sont peu différents de ceux pratiqués au Japon. En hiver, les garçons aiment batailler à coups de boules de neige; en été, leur sport favori est la lutte; on joue aussi à la balle, mais rarement. Les enfants des familles fortunés montent à cheval, les autres se contentent de se placer à califourchon sur un rocher. Garçons et filles se récréent parfois ensemble mais ces dernières préfèrent la poupée, le chant ou les représentations théâtrales religieuses ou inspirées des légendes héroïques, en imitation des lama-mani, baladins itinérants; comme ces baladins reviennent à Lhassa lors de l'apparition des libellules rouges, on a donné leur nom à ces insectes (un autre texte concernant les enfants est ici). 

Ce sont les femmes qui s'occupent des malades. Ceux-ci n'ont pas le droit de dormir ni de rester debout dans la journée et leurs infirmières doivent veiller à ce que ces prescriptions soient respectées. Les malades sont tenus dans un état de relative propreté par rapport à la saleté qui règne dans le pays. Pour maintenir les malades éveillées, les infirmières leur aspergent d'eau le visage. Si le malade meurt, on soupçonne les infirmières de l'avoir laissé dormir. Cette pratique provient probablement du fait que la fièvre peut monter pendant le sommeil et que plusieurs hydropiques sont morts en dormant; mais la principale cause réside sans doute dans la croyance des Tibétains selon laquelle toute maladie est causée par l'introduction dans le corps d'un esprit malin dont il est d'abord indispensable de se débarrasser, c'est pourquoi tout traitement thérapeutique est toujours précédé d'un exorcisme, et c'est souvent le moine officiant qui désigne le médecin. Malheur à celui qui douterait des bienfaits de cette procédure qui recule l'intervention d'un docteur parfois jusque après la mort du patient, son entourage le vouerait aux gémonies! Mais, les médecins tibétains n'employant guère, pour tout médicament, qu'une herbe toxique, appelée tsa-tuk, qui déclenche dans le corps une espèce de révolution, peut-être la prière est-elle encore préférable! Pour être juste, Kawagushi observe que les hommes de l'art japonais officient souvent également en se contentant d'ordonner de la racine de réglisse. 

Les lingka, une sorte de garden-party, se déroulent avec civilité, malgré le caractère querelleur des Tibétains. Les habitants de Lhassa les fréquentent avec plaisir au sortir de l'hiver. C'est l'occasion d'un copieux déjeuner sur l'herbe arrosé de boissons alcoolisées d'orge, de blé ou de riz; il en faut boire beaucoup pour s'enivrer, d'autant que l'air salubre du pays chasse les vapeurs de l'alcool. On étend un tapis sur le sol et l'on festoie du matin jusqu'au soir en chantant et en dansant; les classes inférieures se livrent aussi à des tournois de lutte; dans la lutte tibétaine, les adversaires ne se livrent pas à un combat corps à corps, comme au Japon, ne font usage que de leurs bras et ne cherchent pas à se faire tomber à terre. il y a aussi des concours de tirs au lance-pierres et de courses à pied. En assistant à ces moments de joie, on éprouve vraiment l'impression de se trouver sur la "Terre des Dieux". 

Le sentiment national est presque inexistant au Tibet, chacun ne se préoccupant que de ses propres affaires. Les Tibétains sont plus susceptibles en matière de religion; c'est elle qu'il convient de préserver à tout prix; le fanatisme religieux populaire sert admirablement le pouvoir en justifiant les condamnations et les persécutions. Un pays qui souhaiterait mettre la main sur le Tibet n'aurait qu'à flatter la cupidité de ses dirigeants. Cependant, la diplomatie tibétaine étant inexistante, le sacrifice d'une grande quantité d'or pourrait aussi s'avérer totalement illusoire. Les Russes semblent s'intéresser beaucoup au Tibet et le font avec une grande dextérité, grâce à leur influence sur les Bouriates qui leur servent d'intermédiaires; ils se sont bien gardés de tenter la conversion de ces derniers à l'orthodoxie et favorisent au contraire le bouddhisme en envoyant de jeunes moines bouriates étudier au Tibet. Un Bouriate, un certain Dorje*, fut le maître du 13ème Dalaï lama durant sa jeunesse; il entretient des relations suivies avec le chef spirituel et politique du Tibet en le comblant de cadeaux venus de Russie; il fait également profiter la population et les monastères de ses largesses. Les manigances de cet émissaire de la Russie sont facilitées par une légende selon laquelle le Tibet redeviendra un puissant empire, sous le nom de Shambala, après l'apparition d'un prince bouddhiste dont l'autorité se répandra sur le monde. Dorje a rédigé une brochure montrant que le Tsar de Russie est une réincarnation de Tsongkhapa et qu'il pourrait bien être le régénérateur de la puissance tibétaine; Kawaguchi reconnaît qu'il ne parle que par ouï-dire et qu'il n'a jamais pu se procurer un exemplaire de cette brochure vénérée par ceux qui la possèdent comme un texte saint. Beaucoup de Tibétains croient que le Tsar est sur le point de fonder un vaste empire bouddhiste. L'influence de la Russie est d'autant plus grande que les objets, généreusement distribués par le moine bouriate, sont de loin supérieurs à la camelote que les Tibétains peu fortunés ramènent des Indes britanniques, ce qui conduit la population à penser que les Anglais n'arrivent pas à la cheville des Russes. Le doyen des Premiers ministres, Shata, est l'un des partisans de l'influence russe; ce Shata, issu d'une illustre famille, s'est opposé au régent qui gouverna avant la majorité du Dalaï lama, il fut exilé et, à cette époque, il se convainquit du danger que représentait l'Angleterre pour le Tibet; devenu Premier ministre, il usa de son influence pour promouvoir celle de la Russie, afin de contenir l'expansionnisme britannique**. L'intérêt du Tibet pour la Russie s'explique aussi par le déclin de la Chine; jusqu'à la défaite de cette dernière devant le Japon***, nul ne remettait en cause la suzeraineté chinoise sur le Tibet, mais cet événement révéla que l'empire du milieu n'était plus qu'un colosse au pied d'argile, incapable d'apporter au  Royaume des Neiges les secours nécessaires en cas de crise grave; aujourd'hui, les Tibétains méprisent la Chine, se moquent de ses représentants et l'amban, impuissant, ne parvient pas à contrer les menées de Dorje. En 1900, le Dalaï lama, lui aussi russophile, a envoyé son Grand Chambellan à la cour de Russie; des accords secrets auraient été conclus à cette occasion. Lors de l'une de ses promenades, Kawaguchi croise une caravane de chameaux lourdement chargés venant de Mongolie; elle apporte un chargement d'armes à feu et de munitions, d'origine américaine mais offertes par la Russie, comme notre astucieux narrateur finira par le savoir, grâce à l'indiscrétion d'un Tibétain haut placé. La prépondérance russe sur le Toit du Monde est cependant précaire car de nombreux Tibétains de la classe supérieure ne sont pas dupes des véritables motifs de l'amitié moscovite****. 

* Il s'agit évidemment de Dordjieff. Kawaguchi est au Tibet lorsque les manigances de ce personnage se développent (voir ici, ici et ici) 
** Une crise avec l'Angleterre est effectivement en train de se préparer. 
*** Kawaguchi fait probablement allusion à la défaite de la Chine en Corée. 
**** Ce passage des mémoires de Kawaguchi est capital; il va motiver l'expédition britannique de 1904. 

L'hostilité tibétaine à l'encontre de la Grande-Bretagne est largement due à une incompréhension réciproque et à la rudesse des démarches britanniques. En employant les méthodes russes, au lieu d'user de la contrainte, elle serait facilement parvenue à ses fins et la menace russe aurait été écartée sans conflit. Cette politique inappropriée a conduit les Tibétains à se refermer sur eux-mêmes et à interdire leur pays aux étrangers. Si l'Angleterre veut maintenant y pénétrer, il lui faudra employer la force des armes*. Autrefois cependant, des échanges étaient possibles, comme le montrent les missions de George Bogle et du capitaine Turner. Mais les facilités d'entrée au Tibet offertes aux Hindous ont permis à ceux-ci de se livrer à des activités d'espionnage (Chandra Das) et des incidents frontaliers (Sikkim**) suscitèrent la méfiance des autorités de Lhassa. Le gouverneur des Indes se montre néanmoins toujours favorable aux Tibétains, parfois même au détriment des Hindous; les exilés apprécient l'hospitalité du pays voisin qu'ils ne manquent pas de comparer à la cruauté des châtiments que l'on impose dans leur pays, même pour des fautes mineures; ils sont émerveillés par les réalisations de la colonisation britannique et sont disposés à seconder les efforts des Britanniques pour prendre pied sur le Toit du Monde, afin que leurs compatriotes puissent en bénéficier à leur tour. Mais les dirigeants du Tibet, qui placent l'intérêt général après leurs profits personnels, se montrent plus sensibles aux pots-de-vin russes qu'aux avantages qui résulteraient pour leur peuple de l'alliance anglaise. Quant aux religieux, ils sont partagés entre leur admiration pour les bienfaits de la civilisation et leur hostilité à l'encontre de la domination coloniale de sorte qu'ils pensent que les Anglais sont dotés de deux faces: l'une bienveillante et l'autre infernale; d'ailleurs, ils tenaient la reine Victoria pour l'incarnation de la déesse protectrice du Jokhang mais la redoutaient parce que elle était entourée de courtisans malfaisants; à sa mort, ils portèrent le deuil, tout en se réjouissant car ils espéraient que la nouvelle réincarnation de la déesse se produirait au Tibet! Une invasion du Tibet via le transsibérien est hypothétique, compte tenu des distances, des obstacles naturelles, et des tribus sauvages de l'Amdo et du Kham, tribus incontrôlables, qui possèdent des avantages naturels décisifs, même face à une armée moderne. Par ailleurs, le sentiment vis-à-vis des Chinois reste fort, malgré l'effacement relatif de ces derniers; pour nombre de Tibétains, l'empereur de Chine est l'incarnation d'une divinité et les liens de vassalité immémoriaux qui les unissent à lui les amènent à considérer leur puissance suzeraine avec un mélange de respect et d'attachement. Malgré l'absence de journaux, les informations circulent au Tibet, et une opposition contre Shata  est née dans les monastères, surtout depuis la déposition et la mort de l'ancien régent. La facilité avec laquelle les Britanniques triomphèrent des Tibétains au Sikkim montre enfin combien l'organisation militaire de ces derniers est défectueuse. 

* C'est ce qui se produira en 1904. 
** En 1886 et 1888. 

Le Tibet est un protectorat de la Chine; autrefois, les deux pays s'échangeaient des tributs; cette coutume a été abandonnée et on considère maintenant que la Grande Prière, qui a lieu chaque année à Lhassa, pour la prospérité de l'empereur de Chine, compense les fonds autrefois envoyés de Pékin pour défrayer le coût de cette cérémonie, lesquels fonds ne sont plus versés. Les décrets de l'empereur de Chine invitant le Tibet à s'ouvrir aux étrangers, comme le reste de la Chine, à la suite de la répression par les armées occidentales de la révolte des Boxers, continuent d'être affichés dans la capitale tibétaine, mais ils ne sont pas respectés et sont d'ailleurs considérés comme de fausses nouvelles. Le nombre des Népalais vivant au Tibet est important et ne cesse de croître; la population du royaume himalayen augmente rapidement en grande partie à cause de la polygamie; le Tibet constitue une proie idéale pour l'expansion d'une population trop à l'étroit sur son territoire. La menace est d'autant plus grave que les militaires népalais, les Gurkhas, sont d'excellents soldats de montagne. Le Népal, en bon terme avec l'Angleterre, pourrait être incité par cette dernière à contrer les tentatives d'expansion russe; dans ce cas, les Népalais auraient tiré les marrons du feu pour l'Angleterre. Cette hypothèse est cependant peu probable; le souverain du Népal, bien que brahmane, entretient de bonnes relations avec le bouddhisme et le Dalaï lama; par ailleurs, l'instabilité politique du Népal, dont les Premiers ministres sont fréquemment assassinés, est peu propice à la conduite d'une guerre. 

Trois pays menacent le Tibet: l'Angleterre, la Russie et le Népal. Une invasion russe constituerait un grand danger pour l'empire britannique des Indes; les Tibétains, fatalistes et habitués à obéir, ne contesteraient pas la tutelle russe, en l'absence d'un sentiment patriotique qui n'existe pas; rien ne pourrait empêcher les Russes de déferler sur le sous-continent indien à partir d'un plateau tibétain, clé stratégique de la région. Le 13ème Dalaï lama, homme de caractère, soucieux d'améliorer le sort de ses sujets, a visiblement changé d'attitude depuis qu'il pense pouvoir compter sur l'appui des Russes; autrefois timoré, devant les démonstrations de force anglaises, il est maintenant porté à les braver. 

En chaque début d'année se tient à Lhassa le festival du Monlam en l'honneur de l'empereur régnant de Chine. Les moines se préparent à cette grande fête en faisant assaut, pendant douze jours, d'impiété et de vice*. Pour participer au festival, un grand nombre de moines affluent dans la capitale; ils logent chez l'habitant selon un principe qui rappelle celui qui s'applique dans d'autres pays aux militaires; ils doivent cependant éviter les maisons où on sert de l'alcool et celles où les femmes sont nombreuses. Les cérémonies sont dirigées par deux dignitaires de Rebon (probablement Drepung), les Shal-ngos; la nomination à ce poste est onéreuse en raison des pots-de-vin qu'il faut payer; les dignitaires choisis se dédommage, et s'enrichissent même, en abusant de la faculté qu'ils ont de prélever des amendes et d'obliger les débiteurs à rembourser leurs créanciers moyennant une commission; les abus étaient si nombreux que les habitants de Lhassa endettés fuyaient la ville au moment des cérémonies; heureusement, le Dalaï lama y a mis bon ordre. D'après une légende, les Shal-ngos se réincarnent en démons et sont soumis à des tortures qui font se dresser les cheveux sur la tête! Le festival est l'occasion d'un grand nettoyage des rues d'où disparaissent les immondices qui les encombrent d'ordinaire. Trois services religieux ont lieu chaque jour; les gens mettent leurs plus beaux atours; l'ordre est sévèrement maintenu parmi les moines sous peine de bastonnade; le temple du Jokhang est au centre des cérémonies. La cérémonie la plus splendide a lieu la nuit; des offrandes sont disposées autour du Potala; on y expose de nombreuses sculptures en beurre coloré, le tout bien illuminé; cette magnifique cérémonie s'achève à deux heures du matin; le Dalaï lama et l'amban  y assistent, ce dernier accompagné d'une fastueuse procession de fonctionnaires chinois et d'une garde d'honneur de soldats de la même nation. Les meilleurs étudiants sont soumis à des épreuves publiques; questions est réponses font montre d'une grande érudition et de beaucoup de virtuosité verbale; l'assistance rit et applaudit les meilleurs moments; les lauréats obtiennent le titre de "docteur remarquable"; ils le méritent, mais il existe aussi des docteurs au rabais qui achètent leur diplôme! Le 4 mars se tient le festival de l'Épée; il s'agit d'une parade militaire; les unités auxquelles appartiennent les soldats sont signalées par la couleur des tissus attachés à l'arrière de leur casque; certains sont armés de fusils, d'autres d'arcs et de flèches; un coup de canon annonce le début du défilé (l'artillerie tibétaine ne vaut rien!); les soldats sont suivis par des moines levant un tambour qu'ils frappent au moyen d'une baguette courbe; d'autres sont pourvus d'un bol métallique rituel dont on tire un son; soldats et moines ont dû se laver tout le corps à l'eau chaude avant la cérémonie et c'est probablement la seule fois de l'année où ils sont propres; les porteurs de tambours et de bols improvisent une sorte de chants et de danses ponctués de hurlements*, après quoi apparaissent les moines et l'oracle de Nechung reçu avec mépris par l'assistance*; puis vient la procession du Ganden Ti Rinpoche, qui brandit l'épée contre les forces du mal; ce personnage impressionnant est accueilli avec respect. Le festival du Monlam se termine par le rituel des pierres, lequel trouve sans doute son origine dans les débordements de la rivière; des paysans apportent des pierres qu'ils vendent aux moines et aux fidèles et ces derniers les apportent sur le dos au bord du fleuve, pour en renforcer les berges, par eux-mêmes ou en louant les services d'un portefaix. 

* C'est un moine japonais qui parle. 

L'armée du Tibet compte moins de cinq mille militaires mal armés, mal organisés et mal commandés; c'est évidemment une force insuffisante pour défendre un aussi vaste pays. Cette armée est rarement utilisée pour réprimer les troubles intérieurs car ceux-ci sont impossibles pendant le règne d'un Dalaï lama, tant le prestige de ce dernier est immense; ils peuvent néanmoins se produire  lorsque le pouvoir est au main d'un régent, pendant la minorité du Dalaï lama. Les garnisons chinoises comptent environ deux mille hommes répartis entre Lhassa, Tingri, Shigatse et Tomo. La solde est payée en boisseau d'orge et, comme elle est insuffisante, les soldats se livrent à des activités lucratives. Les forces tibétaines et chinoises n'ont pratiquement aucune valeur militaire et les moines-guerriers sont certainement bien plus martiaux qu'eux. Seul les Khampas, sauvages de nature et soldats de naissance, femmes comprises, habitués à razzier les autres tribus, sont susceptibles de fournir les éléments d'une armée digne de ce nom. 

Il est difficile de se faire une idée précise des finances publiques tibétaines en l'absence de statistiques. Le département du Trésor du Dalaï lama est qualifié de "Grande Cuisine". Il tire ses ressources des contributions en nature levées sur les sujets; ces contributions sont regroupées dans des magasins; elles sont prélevées au moyen d'une grande variété de mesures qui laissent place au plus grand arbitraire; dans les provinces favorisées, on utilise de petits boisseaux et, dans celles qui abritent des repris de justice, ou qui sont soumises à un châtiment collectif pour d'autres causes, on emploie de grands boisseaux; l'administration peut ainsi modifier le taux des taxes en modifiant la taille des mesures. Les collecteurs d'impôt habitent les dzong, sortes de châteaux forts juchés sur les collines; ils ne bénéficient d'aucun traitement de la part de l'État et se rétribuent en gardant une fraction de leur collecte. Les dépenses principales du Trésor sont de nature religieuse (service du Bouddha, réparation des temples, achat de beurre pour les lampes*...); le ministre compétent assure la ventilation des ressources, la portion congrue revenant aux salaires et traitements; chaque fonctionnaire ou moine peut emprunter à 5% et prêter la somme à 15%; les religieux des trois plus grands monastères bénéficient d'un bonus et reçoivent une proportion plus grandes des ressources de l'État. Les impôts ont fortement augmenté depuis l'accession au pouvoir du 13ème Dalaï lama. 

* L'utilisation d'huile serait considérée comme une offense et c'est le meilleur beurre qui sert à cet usage. 

La religion tibétaine est encombrée de superstitions, mais on peut y déceler aussi quelques joyaux. Les rites sont parfois déraisonnables, mais les fidèles reconnaissent que le Bouddha est pur amour, qu'il éloigne le malheur et nous donne le bonheur; ils admettent aussi l'existence de divinités sujettes aux émotions lesquelles punissent qui les offense; ils craignent ces divinités mais le Bouddha seul est l'objet de leur gratitude. Les principes religieux sont inculqués aux enfants très tôt et sans cesse rappelés. Leur doctrine de la réincarnation confine cependant à la superstition. On rencontre au Tibet beaucoup de musulmans qui disent croire en la réincarnation, en opposition à la doctrine de l'Islam. Malgré leur intrépidité, les missionnaires chrétiens ne sont jamais parvenus à convertir durablement des Tibétains; ils se contentent maintenant d'intervenir sur les marches du Tibet sans grand succès; encore convient-il d'observer que leurs néophytes restent souvent bouddhistes au fond d'eux-mêmes, gardent des images du Bouddha chez eux, et renonceront probablement à leur foi nouvelle dès que celle-ci ne leur rapportera plus d'argent; il est certainement plus facile de se convertir au bouddhisme qu'au christianisme, religion où la liberté et le principe de causalité sont moins clairement établis. L'évolution du bön, aujourd'hui profondément teinté de bouddhisme, est révélatrice. En résumé, le bouddhisme est bien implanté au Tibet, mais il est corrompu et décadent et il aurait besoin d'être remis sur la bonne voie par un nouveau réformateur*. 

* Les opinions de Kawaguchi sont sans doute contestables, mais font preuve d'une assez bonne connaissance des autres religions. Il aurait pu ajouter que le bouddhisme est plus universel que le christianisme puisqu'il admet la rédemption de tous les êtres vivants et qu'il est aussi plus facilement compatible avec la science moderne, mais peut-être ne connaissait-il pas le darwinisme. 
 
Le 13 mai 1901, Le Panchen lama, qui a atteint sa majorité, arrive à Lhassa pour être intronisé par le Dalaï lama*. A la même époque, le marchand ami de Kawaguchi, qui se charge de porter la correspondance de ce dernier lorsqu'il se rend en Inde, confie le secret des origines japonaises de notre narrateur à une tierce personne; cette dernière propose au moine japonais de l'accompagner dans son pays lorsqu'il  y retournera, proposition qui est acceptée. Plusieurs indices montrent à Kawaguchi qu'il ne se passera pas longtemps avant que son identité ne soit dévoilée; le jeune dévoyé de la famille Para fait courir la rumeur et, même si on le tient pour un fou, cela n'en est pas moins inquiétant. Kawaguchi décide de prendre les devants et rédige une lettre à l'intention du Dalaï lama pour avouer son mensonge, préciser le but de son voyage, et remettre au pontife tibétain le cadeau qu'il a amené de l'Inde, de la part d'un Cinghalais, au début de son voyage. Mais l'histoire s'accélère, le caravanier qui a demandé à Kawaguchi de l'emmener au Japon, dévoile son identité au frère du Dalaï lama dans une taverne; ce dernier, qui connaît les bons rapports existants entre l'Angleterre et le Japon, soupçonne Kawaguchi d'espionnage; les dénégations du commerçant atterré ne changent rien: Kawaguchi, qui a réussi a pénétrer au Tibet, est une personne dotée de pouvoirs surhumains, c'est certainement un démon qui a pris les apparence d'un moine! L'affaire est grave et des têtes pourraient tomber. Le commerçant se rend auprès de l'ami chez qui il a rencontré Kawaguchi et, non sans hésitations, le met au courant des événements. C'est la stupeur: le moine japonais a entre les mains une missive qu'il a rapportée de l'Inde, si la police la trouve, celui qui a servi d'intermédiaire peut s'attendre au pire, pour lui comme pour son épouse. Le couple, rempli d'anxiété, cherche à prévenir Kawaguchi pour l'engager à détruire le pli compromettant; le Japonais est introuvable, ce qui accroît leur terreur. Il finit tout de même par se présenter chez eux, ce qui, a leurs yeux, tient du prodige; Kawaguchi est averti de l'imminence du péril. De retour chez lui, il entre en méditation et décide de quitter le Tibet. Le lendemain, Ti Rinpoche, à qui notre homme soumet un projet de pèlerinage, donne son aval, non sans faire preuve de finesse. Kawaguchi prévient ses hôtes de sa véritable nationalité; il leur propose de dévoiler son identité au Dalaï lama, afin qu'ils se disculpent, tout en se proposant, de son côté, de remettre au pontife la supplique écrite à son intention; ces âmes généreuses refusent; elles attirent l'attention du moine japonais sur les dangers qu'il court: certes, on n'exécutera pas un étranger, mais on le laissera périr de faim et de mauvais traitements en prison; pour ce qui les concerne, ils sont assez vieux pour mourir. Ils incitent leur ami à profiter de l'agitation causée par la présence du Panchen lama pour disparaître. 

* C'est souvent le Dalaï lama qui installe le Panchen lama et le Panchen lama qui installe le Dalaï lama. 

Kawaguchi, par l'entremise de son ami l'apothicaire chinois, obtient d'un Chinois qui se rend à Calcutta le transport de ses bagages. Il ramasse ses livres, en fait des paquets qui seront enveloppés dans des peaux de yak fraîchement tués, le poil à l'intérieur. Il fait ses adieux au Bouddha de Sera et se rend une dernière fois dans un lieu du monastère qu'il apprécie particulièrement; là, il se demande s'il ne ferait pas mieux de remettre sa lettre au Dalaï lama, au lieu de fuir comme un voleur; comme il hésite, il entend à plusieurs reprises, dans cette solitude, une voix lui crier: "va-t'en, va-t'en vite!" De retour à Lhassa, une mauvaise nouvelle l'attend: le Chinois qui devait se charger de ses bagages s'est désisté, craignant de se compromettre avec un espion. Le pharmacien chinois trouve une solution de rechange: il enverra les gros bagages plus tard et un coolie portera les effets personnels de Kawaguchi. Le dernier repas de notre narrateur, en compagnie des ses hôtes et de leur famille, est bien triste; chacun se propose de l'accompagner un moment, mais, pour ne pas éveiller l'attention, ils quittent un à un la maison, pour se retrouver dans un petit bois. L'effervescence est grande dans la ville et le moment est favorable à une évasion. Kawaguchi est arrêté par un policier; a-t-il été dénoncé? Non, le policier le complimente; notre homme se demande pourquoi; il comprend enfin que la belle tenue qu'il porte, don de l'ex ministre, a induit l'argousin en erreur; ce dernier a sans doute pensé que le docte médecin avait obtenu une promotion; le policier est gratifié d'un pourboire, selon l'usage. Les policiers tibétains ne sont pas payés; ils font l'aumône auprès des riches et rançonnent les pèlerins qui arrivent dans la capitale; si ces derniers leur refusent une obole, ils incitent des malandrins à les dévaliser et ferment les yeux! Les policiers en déplacement se logent et se nourrissent aux frais des habitants. Dans le petit bois, Kawaguchi prend définitivement congé des ses amis qui ont apporté du vin pour s'échanger des santés. Il couche le soir même à Shingzonka dans une belle chambre car son porteur a cru bon de laisser entendre qu'il était un bouddha vivant, ce qui l'indigne. 

Le lendemain, 30 mai, après avoir loué des chevaux de poste, il quitte Shingzonka. Du haut du Genpala, d'où il a découvert Lhassa à son arrivée, il jette un dernier regard sur le Potala, ce palais-monastère imposant comme une forteresse, mais qui ne résisterait pas à un siège étant dépourvu d'alimentation en eau. Il se remémore l'histoire d'un Népalais se réjouissant de quitter la capitale tibétaine, une ville où on trouve du sable dans les aliments et ou seuls les lamas cupides mangent à leur faim, une ville qui grouille de mendiants et de pauvres et où même ces derniers se transforment parfois en usuriers. Pour Kawaguchi, Lhassa est un repaire d'esprits voraces et d'ogres dévoreurs de chair (les lamas!). Le 6 juin, il quitte Palte, près du lac Yamdo, non sans avoir été appelé auprès d'un malade. Les deux voyageurs franchissent un col pendant la nuit et Kawaguchi doit rassurer son porteur qui voit des démons partout. A Gyantse, il rend visite à un membre de la famille de ses hôtes de Lhassa et visite le chorten Palkhor où résident des moines de plusieurs écoles*; la ville est un centre de commerce actif où un marché se tient au pied du parvis du temple. Il passe devant le monastère de nonnes de Nening où, dit-on, vit une déesse vivante de sept ans, appelée Dolma, qu'il ne voit pas. A Tomba, village natal du porteur, le frère de celui-ci l'engage à se méfier d'un homme qui a le pouvoir de ressusciter les morts (un docteur!), et qui, d'après sa peu claire, est certainement un Européen. Les bagages de Kawaguchi le rattrapent, ce qui met la puce à l'oreille du Tibétain. Le porteur, qui craint des ennuis avec la police des frontières et redoute surtout que ceux-ci mettent la main sur tout l'argent de Kawaguchi, ce qui le priverait de ses gages, tente de dissuader son maître de suivre la route ordinaire; il en connaît deux autres plus discrètes, qui présentent malheureusement l'inconvénient, l'une d'être fréquentée par des bêtes sauvages et l'autre d'être infestée de brigands! Notre narrateur promet à son porteur de lui payer ses gages et ils continuent à suivre la route directe; il sait qu'il ne faut pas accorder sa confiance aux Tibétains capables de n'importe quel crime et, s'il avait choisi un autre itinéraire, son accompagnateur l'aurait certainement volé et abandonné. Ils arrivent au lac Lham tso, où la population s'adonne à la pêche et à la mendicité; les alentours sont ornés de montagnes enneigées où l'on croit reconnaître un Bouddha entouré de bodhisattvas. 

* Particularité encore vérifiable aujourd'hui. 

Il aussi difficile de sortir du Tibet que d'y entrer. Sur le chemin suivi par Kawaguchi, il faut franchir cinq portes gardées par des fonctionnaires chinois ou tibétains, il faut leur graisser la patte pour obtenir des laisser-passer et opérer maints aller-retours entre les postes pour les faire viser; tout cela exige du temps et de la patience; heureusement, les festivités de l'intronisation durent une dizaine de jours et il est peu probable que la disparition de Kawaguchi de Lhassa ne soit connu pendant cette période agitée. Sur le chemin, ce dernier est sollicité par des caravaniers, qui ont été pillés la nuit précédente, de leur indiquer, en recourant à ses pouvoirs magiques, la direction dans laquelle se sont enfuis leurs voleurs; il montre le nord, les voleurs sont rattrapés et cette manifestation de puissance divinatoire rassérène quelque peu le porteur qui se voyait déjà condamné pour avoir aidé un fuyard.   

La première porte, Phari, est un dzong, sur une colline, avec un village dont les maisons noires sont construites en briques de tourbe. L'hôtelier se livre à une enquête en règle pour percer l'identité du visiteur qu'il pense être quelqu'un d'important; le porteur se montre indiscret et avoue qu'il s'agit du docteur de Sera; et voilà Kawaguchi contraint à nouveau de pratiquer un art qu'il ne connaît qu'à demi! En remerciement, l'hôtelier lui procure gratuitement quelqu'un qui acceptera de témoigner qu'il se rend à l'étranger pour affaires et qu'il rentrera bientôt; cette personne ne lui prend qu'une roupie et demie pour ce service; le renom de Kawaguchi comme docteur lui vaut ce traitement de faveur, les Tibétains ayant l'habitude d'extorquer de l'argent aux voyageurs bien vêtus. Les fonctionnaires du poste de douanes comptent faire traîner la délivrance des papiers selon leur habitude, afin de soutirer un peu plus d'argent, mais Kawaguchi les intimide en laissant entendre qu'il est en route pour chercher un médicament destiné à une personne très importante de la capitale; les policiers, redoutant une punition exemplaire au cas où un retard aurait des conséquences tragiques, font une entorse à leur règlement et délivrent l'autorisation le jour même. Les deux hommes reprennent la route, au milieu d'un paysage sublime, mais par un temps souvent inclément et très froid; Kawaguchi, amolli par son confortable séjour à Lhassa, souffre beaucoup, mais la beauté de la région qu'il traverse adoucit ses douleurs; le porteur peste car les Tibétains, habitués à vivre dans des déserts, sont insensibles aux beautés de la nature; d'ailleurs leurs peintres ne la représentent jamais*. La seconde et la troisième porte, gardées par des militaires chinois, sont franchies non moins rapidement car Kawaguchi a la chance de soigner l'épouse du commandant, laquelle mène son mari par le bout du nez; autrement, il aurait fallu aller quérir un certificat de notoriété dans une ville éloignée et le soumettre aux autorités, sans parler des pots-de-vin; la réputation du médecin de Sera est parvenue jusqu'à ces endroits perdus de la frontière et c'est un sésame qui force tous les barrages; les portes traversées servent de postes de messagerie pour acheminer le courrier officiel. Chemin faisant, les deux voyageurs traversent une belle forêt inexploitée faute de chemins pour aller au Tibet: désormais, toutes les rivières descendent vers les Indes. Deux autres portes restent à franchir; la cinquième est la plus redoutable car, étant à la frontière des Indes, des connaissances de Kawaguchi y habitent et risquent de trahir ses origines; miss Taylor s'y est aussi fixée; par ailleurs, il faut obtenir les documents, de passage et de retour, d'un ancien chef de coolies, personnage répugnant et cupide; notre fameux médecin de Sera se tire de ce mauvais pas en laissant entendre qu'il est un messager du Dalaï lama, qu'il est disposé, si son interlocuteur insiste, à lui livrer le secret de sa mission, mais que ce dernier devra lui en donner décharge et assumer toutes les conséquences de cette indiscrétion forcée; devant le risque encouru, le cerbère préfère ignorer de quoi il retourne et renoncer à son pourboire. Mais les papiers délivrés ne suffisent pas, d'autres formalités sont exigées; le porteur doit retourner sur ses pas et obtenir un visa du commandant chinois du poste précédent, celui-ci regimbe, mais sa femme intervient avec vigueur et il se soumet prestement. Les deux voyageurs quittent le Tibet, en montrant leurs papiers aux derniers petits postes frontières qu'ils traversent, harassés et sous la pluie. Kawaguchi a surmonté tous les obstacles en un temps record, grâce, pense-t-il, à la protection du Bouddha. Une route pavée lui indique qu'il est sorti du territoire sous la juridiction du Dalaï lama et qu'il a désormais échappé aux périls qui le menaçaient; le voici redevenu un homme libre; trois ans se sont écoulés depuis le début de son équipée. En fouillant la neige, il découvre des grêlons gros comme des oeufs de pigeon qui, au moment de leur chute, avaient la taille de ceux d'une poule. A Tsom-Takba, le hasard le met en présence d'un instituteur tibétain qu'il a rencontré autrefois à Darjeeling; ils parlent anglais ensemble et le porteur apprend alors que son maître est un moine japonais; cette découverte le terrorise: "on va me tuer, s'écrit-il". 

* C'est encore un Japonais qui parle! 

La suite du récit de Kawaguchi est hors sujet et on ne s'appesantira donc pas dessus, sauf, lorsque il évoque des faits se rapportant au Tibet. Le porteur hésite à rentrer au pays; la crainte du châtiment qui l'attend pour avoir aidé un étranger entrée sur la Terre Interdite lui coupe l'appétit; cependant, comme un moine devin lui promet qu'il ne lui arrivera rien de fâcheux, il décide de rejoindre son épouse enceinte. Notre moine japonais voit arriver ses bagages, après plusieurs jours d'attente anxieuse; il n'est plus en Terre Interdite et retrouve, avec la tribu végétarienne des Labche, divisée en deux castes, une des particularités de l'organisation sociale hindoue; les Labche s'habillent d'un tissu de fibres d'herbe, ignorent l'aiguille, ainsi que la plupart des ustensiles ménagers, et cuisent leurs aliments dans des tiges de bambous; cette race aux beaux visages mériterait de susciter l'intérêt des ethnologues. En visite chez son ancien précepteur, Kawaguchi tombe malade de la malaria et pense mourir; il rédige son testament. Le climat de l'Inde, chaud et humide, se révèle si fatal aux Tibétains que les voyages de ceux-ci s'interrompent pendant une partie de l'année.  

La réouverture des communications apporte à notre voyageur de bien tristes nouvelles: ses amis tibétains ont été jetés en prison un mois à peine après son évasion; le monastère de Sera est fermé; les commerçants de sa connaissance ont été arrêtés et torturés... Mais Kawaguchi n'accorde qu'un crédit limité à ces informations car il connaît la propension des Tibétains à déformer les faits. On raconte même que les Russes se promènent dans Lhassa, ce qui est faux. Les Anglais, à l'affût de toutes les nouvelles en provenance de la Terre Interdite, questionnent tous les voyageurs qui en viennent. D'autres renseignements parviennent à notre homme un peu plus tard; ils infirment quelques-unes des premières nouvelles mais confirment les tortures, les commerçants recevant chaque jour trois cent coups de baguette de saule, tout cela parce que le gouvernement tibétain est persuadé que le soi-disant moine japonais était en fait un espion britannique; on dit même qu'il a traversé l'Himalaya en volant par dessus les montagnes grâce à ses pouvoirs magiques et, circonstance aggravante, le Dalaï lama lui même a lu le rapport le concernant! Kawaguchi décide de se rendre au Népal pour solliciter l'intervention du gouvernement de ce pays redouté auprès des autorités tibétaines en faveur de ses amis; il abandonne l'idée de demander le concours de la Chine car il connaît la piètre idée que les Tibétains se font d'un pays en pleine décomposition; ils pensent même que l'empereur a épousé une Anglaise! A Calcutta, Kawaguchi obtient une lettre d'introduction auprès du roi du Népal et, le 10 janvier 1902, il part en direction de ce pays. 

Le Népal est dirigé par deux rois, un roi de facto et un roi de jure; le roi de facto est le véritable détenteur du pouvoir* et il est seul connu de la population; le roi de juré n'est qu'une figure emblématique connue de quelques initiés. La lettre d'introduction permet à notre voyageur d'entrer dans le pays sans trop de difficultés. Une première audience se tient en présence des deux rois; Kawaguchi y est longuement interrogé sur la situation politique du Tibet et ses relations avec la Russie et la Chine. Une seconde audience est prévue, mais elle est reportée; non sans user de stratagème, notre Japonais obstiné finit par rencontrer le roi lors d'une partie de chasse, mais il n'ose pas lui parler du véritable objet de sa démarche; il obtient néanmoins une escorte pour son retour. Il rentre à Katmandou en suivant la route jalonnée de réservoirs d'eau installés pour les voyageurs par l'ancienne reine du Népal sans trop se soucier des tigres qui rôdent. Kawaguchi rencontre le Commandant en chef, Premier ministre substitut, qui le questionne au sujet de l'alliance possible de la Russie et du Tibet ainsi que sur les motifs de l'hostilité de ce pays à l'encontre de la Grande-Bretagne; le Japonais présente sa requête en faveur de ses amis tibétains, mais on lui répond que seul le roi de facto peut intervenir auprès du Dalaï lama. 

* On peut supposer qu'il s'agit du Premier ministre. 

La rencontre de nouveaux Tibétains confirme partiellement que des connaissances de Kawaguchi croupissent en prison et y sont torturés, mais n'est-ce pas en compensation des fautes commises dans des vies antérieures? Une nouvelle audience accordée par le roi de facto se passe beaucoup moins bien que les précédentes; le Japonais est soupçonné d'être un espion envoyé en mission par son gouvernement; les questions pleuvent et l'entrevue se termine sur une menace; Kawaguchi se console en composant un uta. Le 11 février, notre moine japonais retourne auprès du roi; on lui demande les cartes du Tibet et du Népal qu'il a relevées; évidemment, il nie s'être livré à ce travail; le roi de facto finit cependant par se laisser convaincre de sa bonne foi: il enverra la pétition au Dalaï lama à condition d'en avoir une copie en tibétain pour ce dernier et une copie en népalais pour lui. Le roi se montre séduit par l'éloquence du rédacteur de la pétition qui, en plus de demander la grâce de ses amis, offre au Dalaï lama de s'entendre avec le Japon afin de promouvoir le vrai bouddhisme. Le 12 février, au cours d'une dernière audience, le roi remet à Kawaguchi quarante et un volumes d'Écritures sacrées qu'il lui avait promis.  Le 16, notre homme quitte Katmandou; le 21 février, il est à Calcutta et le 20 mai, il parvient enfin à Kobe. 

Deux ans plus tard, il apprendra, avec le soulagement que l'on devine, par un officier britannique des Indes, que les Tibétains incarcérés après sa fuite du Tibet, ont été finalement élargis.

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