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Harrer arrive au Tibet en 1944 et le quitte
au moment de l'arrivée des Chinois. Son témoignage est donc
intéressant dans la mesure où il fournit une image du pays
au tournant de son histoire récente.
Alpiniste autrichien célèbre pour ses exploits dans les Alpes, membre de la SS, Harrer se rend en Asie pour tenter l'ascension du Nanga Parbat, un sommet de l'Himalaya invaincu; il échoue mais prépare une autre expédition; inquiet des rumeurs de guerre, il s'apprête à rentrer en Allemagne en août 1939, avec ses compagnons; on ne lui laisse pas le loisir de quitter l'empire des Indes; retenu courtoisement sur place, il s'y trouve encore lorsque la guerre éclate en Europe. Les alpinistes sont alors transférés dans un camp de prisonniers. Harrer conçoit immédiatement le projet de s'évader; une première tentative, avec un des ses compagnons, échoue lors d'un transfert vers un autre camp. Un nouveau transfert l'amène au camp de Dehra-Dun, au pied de l'Himalaya. N'ayant pas renoncé à son projet, il rencontre un général italien, Marchase, qui paraît robuste, ne manque pas d'argent et peut facilement se procurer tout ce qui est nécessaire à une fuite. Les deux hommes tentent le coup, un soir, en profitant du changement des sentinelles et en passant par un mirador, ce qui leur permet de franchir assez facilement les deux clôtures de barbelés; l'alerte est donnée, mais ils sont déjà à l'abri dans la jungle. Ils s'éloignent le plus rapidement possible, marchant la nuit et se cachant le jour pour se reposer; Harrer se teint les cheveux et se macule le visage pour ressembler à un autochtone; leur but est de remonter des affluents du Gange, et ensuite ce fleuve, qui prend sa source au Tibet. Malgré les déguisements, il faut éviter les rencontres, ce qui n'est pas toujours facile; les évadés donnent le change en se faisant passer pour des pèlerins du Cachemire; au bout de quelques jours, Marchese commence à donner des signes de fatigue, mais il n'est pas question de flâner. Les deux hommes parviennent jusqu'à la bande de territoire interdit, qui sépare les Indes du Tibet; ils rencontrent des campements de Buthias, commerçants tibétains qui parcourent le Tibet méridional en été et descendent en hiver sur le versant indien, leurs campements sont gardés par d'énormes chiens particulièrement agressifs*; il leur faut franchir une rivière gonflée par la fonte des neiges qui a emporté le pont, opération impossible; nos deux fuyards, cachés dans les rochers, surveillent le passages des pèlerins; ceux-ci traversent à gué au petit matin, au moment où les eaux sont à leur plus bas, la chaleur du jour n'ayant pas encore fait fondre les glaciers; cette observation leur permet de passer à leur tour le lendemain matin. Malheureusement, à la suite d'un incident de parcours, Marchese, tombé dans la rivière, se fait sécher quasiment nu lorsque survient un hindou; celui-ci comprend immédiatement qu'il a affaire à des Européens; Harrer tente de lui faire croire qu'ils sont originaires du Cachemire; qu'à cela ne tienne, des ingénieurs cachemiri, chargés de la réparation du pont, ne sont pas loin; il est facile de vérifier l'identité des voyageurs. La supercherie des deux étrangers éventée, ils sont placé sous la garde d'un inspecteur des eaux-et-forêts; Harrer décide de fausser compagnie seul à leur cerbère, Marchese étant trop épuisé pour le suivre; les deux hommes feignent une violente dispute; l'Autrichien saute par la fenêtre, en rebondissant sur le lit que l'inspecteur avait fait placer dessous pour mieux les surveiller, et, tandis que son compagnon continue à vitupérer, il se précipite dans les fourrés. * La présence de molosses autour des campements tibétains est signalée par plusieurs auteurs (voir Tucci). Le voilà reparti vers de nouvelles aventures. Il cède le fond de son pantalon à un mâtin irascible et se trouve presque nez à nez avec un ours. Il tombe sur des Tibétains qui font le commerce du sel; on le regarde comme une bête curieuse; il vomit la tsampa* qu'on lui offre; il séjourne quelques jours au village de Nélang, en réfléchissant à un moyen d'aller plus avant. C'est impossible. Son identité étant découverte, il doit revenir chez l'inspecteur des eaux-et-forêts; il y retrouve Marchese et, trois jours plus tard, il y est rejoint par deux autres compagnons de captivité, eux-mêmes repris. Avant de retourner à Dehra-Dun, il confie ses cartes et sa boussole à un garde hindou avec lequel il s'est lié, en lui précisant qu'il viendra les reprendre dans un an. Il regagne sa prison moitié chauve, la teinture ayant brûlé ses cheveux qu'il arrache par poignées en les lavant. Au camp, il est condamné à 28 jours de cachot, mais ce n'est pas l'enfer, loin s'en faut. * Aliment de base des Tibétains: sorte de soupe composée de farine d'orge grillé mélangée à du thé au beurre. Au printemps suivant, Harrer et quelques compagnons profitent de la réparation des clôtures du camp, rongées par les termites, pour tenter une nouvelle évasion collective. Une partie des hommes se déguisent en ouvriers hindous et l'autre en surveillants anglais, avec des moyens de fortune; le stratagème réussit. Une fois dans la jungle, les évadés partent chacun de leur côté, pour égarer les poursuivants. Harrer emprunte le même chemin que précédemment. Alors qu'il prend un peu de repos sur le bord d'une rivière, il est assailli à coups de mottes de terre par une bande de singes; le bruit attire des pêcheurs qui, heureusement, ne le découvrent pas; un peu plus loin, c'est une panthère qui le suit des yeux du haut d'un arbre, de quoi donner la chair de poule! Non sans échapper à des poursuivants, il arrive chez le garde hindou à qui il a confié du matériel l'année précédente; celui-ci le reçoit avec amitié. Il parvient à Nélang où il retrouve d'autres évadés arrivés avant lui. Les hommes poursuivent leur chemin vers le Tibet; ils s'égarent, reviennent sur leurs pas, croisent un troupeau de mouflons, ce qui leur met l'eau à la bouche, mais ils n'ont pas de fusil! Le 17 mai 1944, au col de Tchangtchock, à 5300 m d'altitude, signalé par des cairns et des drapeaux de prières, ils entrent en terre tibétaine. Le lendemain, ils sont à Kasapuling, un village comportant 5 ou 6 mauvaises huttes vides, tout le monde étant occupé aux semailles; courbés en deux, les Tibétains se baissent et se relèvent sans cesse, creusant des trous avec des bâtons, pour y déposer des graines, tandis qu'une vieille femme chasse les pigeons qui déterrent les semailles pour s'en nourrir. Les autochtones ne paraissent pas se soucier de la présence des étrangers, mais se refusent à leur vendre quoi que ce soit; c'est défendu par les autorités, sous les peines les plus sévères. Nos évadés, grands et costaux, menacent de s'emparer de victuailles par la force; alors, on consent à leur céder un vieux bouc à prix d'or; la proximité des Indes et le passage des caravanes ont corrompu ces Tibétains, en attisant leur esprit de lucre. Sales, le teint foncé*, travailleurs comme des mulets, les habitants du village ne montrent pas la jovialité si fréquente chez les autres Tibétains; le village est même dépourvu de lieu du culte; sur le toit plat des maisons, on fait sécher les récoltes et des fagots**. * Le manque d'hygiène
des Tibétains est un thème récurrent chez les explorateurs
(voir notamment
Guibaut).
Le voyage se poursuit vers l'intérieur du Tibet. Les évadés arrivent à Duchang, un hameau aussi misérable que Kasapuling et dont les habitants sont tout aussi désagréables; il y a bien là un monastère, mais il est en ruines; aucune autorité susceptible de délivrer un titre de séjour ou de transit ne s'y trouve. Le lendemain, sur le chemin, deux cavaliers arrivent à leur rencontre et leur intiment l'ordre de retourner sur leurs pas; Nos hommes refusent d'obtempérer; ils se rendent à Tsaparang, jadis bourgade florissante, aujourd'hui maigre oasis au milieu d'un désert; là, ils vont voir le gouverneur, qui n'est autre que l'un des cavaliers rencontrés sur la route; l'accueil est plus que froid; après palabres, le représentant de l'autorité leur assigne une grotte comme logement; en fouinant un peu, Harrer découvre, derrière une lourde porte, un énorme bouddha doré, témoignage de l'opulence passée de cette cité troglodytique. Le lendemain, départ pour Thuling (ou Thöling), où Harrer et ses compagnons espèrent obtenir de l'abbé du monastère un sauf conduit pour continuer leur voyage en direction de l'est. L'abbé consent à leur fournir de la tsampa, à la condition expresse qu'ils s'en retourneront aux Indes. Nos évadés décident de tenter leur chance auprès d'un haut fonctionnaire civil; non seulement il refuse de les recevoir mais il monte la population contre eux; il ne leur reste plus qu'à s'incliner. Les deux gouverneurs, (l'abbé et le fonctionnaire civil), mettent des ânes et un caravanier à leur disposition*. Les voilà parti; le prochain village, Phywang, est vide mais de nombreuses cavernes, qui furent des habitations, trouent les falaises; la caravane croise des hémiones, animaux qui tiennent à la fois du mulet et de l'âne; ces étranges équidés s'approchent avant de faire brusquement volte-face et de s'enfuir; pour nos évadés, que l'on ramène en prison, ces bêtes, qui ne connaissent que les loups comme prédateurs, sont les symboles de la liberté**. * On notera la présence
du binôme, religieux et laïc, typique de l'autorité tibétaine.
A Changtse, un hameau de six maisons de terre recouvertes de tuiles, nos voyageurs retrouvent le gouverneur de Tsaparang, qui est venu habiter dans sa résidence d'été. Il leur offre la possibilité de revenir en Inde via Tsaparang ou, plus à l'est, par le col de Chipki; cette seconde destination est retenue. Nos hommes sont accompagnés par un soldat originaire de Lhassa. Harrer note, en se souvenant de Hedin, combien est décourageante cette marche à travers les montagnes, l'horizon paraissant proche, à cause de la pureté de l'air, alors que le chemin à parcourir est encore interminable. Le 9 juin, le col est atteint; on passe la dernière nuit sous un abricotier; la vallée du Sutlej en est remplie; le soldat prend congé non sans ajouter en souriant: "Qui sait, peut-être nous reverrons-nous à Lhassa où les filles sont belles et le chang* meilleur que partout ailleurs!" Les évadés ne sont pas décidés à moisir longtemps en territoire hindou. * Bière d'orge. Ils se rendent au premier village hindou, où ils se font passer pour des soldats américains. Ils se procurent de la nourriture et repartent vers le Toit du Monde, avec l'espoir de gagner Gartok, capitale du Tibet occidental et résidence d'un gouverneur plus important que celui de Tsaparang. Harrer et un de ses compagnons, Kopp, cheminent en compagnie d'un âne capricieux; l'animal se débarrasse un jour de sa charge, en la précipitant dans l'eau de la rivière qu'il traverse. A Dotso, ils rencontrent des religieux venus couper des peupliers pour la construction d'un monastère; l'abbé, autorité principale de la région, paraît se satisfaire de leurs explications. Plus loin, ils tombent sur d'accueillant Buthias, puis sur un jeune homme, qui les invite sous sa tente; sa femme est en train d'y préparer un cuissot de chevreuil; il le partagera avec eux, à condition qu'ils ne le trahissent pas, car la chasse, interdite par les préceptes bouddhistes, est sévèrement punie. Le lendemain, il les emmène chasser des chèvres avec son fusil à mèche; on revient bredouille, sous les moqueries de la femme qui, se doutant du résultat, a déjà préparé autre chose; elle surveille torse nu son fricot; Harrer note la désinvolture des femmes tibétaines, même à Lhassa, la cité sainte. Les deux hommes retrouvent un de leur compagnon laissé aux Indes, Aufschnaiter: tous les voyageurs empruntent les mêmes cols; le nouveau venu leur fait part de la tournure prise par la guerre en Europe, où l'Allemagne, assaillie de toutes parts, est un monceau de ruines; c'est à peine croyable! A la traversée d'une rivière, Kopp perd un de ses souliers; Harrer lui passe un des siens et continue le voyage, un pied dans un soulier européen et l'autre dans un soulier tibétain, qu'il s'est procuré et qui est un peu juste pour lui. Les voyageurs assistent au combat de deux mâles kiangs (hémiones), qui ruent et se mordent, sous l'oeil intéressé des femelles, pour la domination de la harde et la faveur des dites femelles. On croise des caravanes de yaks lourdement chargées; le paysage est féerique, les prairies vertes alternent avec les tâches jaunâtres des gisements de borax. On arrive à Trachirang, une cinquantaine de maisons blotties autour d'un monastère-forteresse, où se trouvent, en cette saison, beaucoup de marchands hindous, venus acheter de la laine; l'accueil est inamical, on s'intéresse à ce que les nouveaux-venus ont à vendre. On passe ensuite par Gargünsa, résidence d'été du gouverneur, qui n'y est pas encore. On se joint à des caravanes transportant à Lhassa des abricots séchés*; les caravaniers, à la solde de l'État, sont autorisés à porter l'épée et le mousquet; ils sont dotés de saufs-conduits qui leur permet de réquisitionner chevaux et yaks de transport. * Il y a effectivement, on l'a déjà vu, des arbres fruitiers dans certaines régions du Tibet (voir ici). Gartok, résidence du vice-roi du Tibet occidental, est constitué d'une vingtaine de tentes et d'une cinquantaine de huttes de terre couvertes de gazon. Les voyageurs sont reçus dans son palais, une masure dépourvue de porte, par le représentant du garpön; on voit briller dans l'ombre l'énorme boucle d'or, insigne de sa fonction, qui pend à son oreille gauche; l'épouse du vice-roi est à ses côtés, de la marmaille se presse derrière eux. On sert à manger aux nouveaux venus; ceux-ci demandent qu'on leur accorde le droit d'asile. Le lendemain, une nouvelle entrevue a lieu, avec offre de cadeaux au dignitaire, très intéressé par leur mode d'emploi, mais qui se montre évasif quant à la demande d'asile, en l'absence de son maître. Le jour suivant, nouveau cadeau: une loupe, objet rarissime au Tibet. Les échanges se poursuivent mais deviennent de plus en plus discrets, au fur et à mesure que le retour du garpön se précise. Un bruit de sonnailles éveille un matin les échos; le vice-roi fait son entrée en grande pompe dans ville, accompagné de nobles et de soldats; il se rend au temple, rendre grâce aux dieux, pour le bon accomplissement de son pèlerinage au mont Kailash. Le palais du vice-roi est de même facture que celui de son subordonné, mais mieux meublé. Ce noble personnage, porte dans ses cheveux, nattés et relevés sur le sommet de sa tête, une amulette insigne de son grade; il reçoit les étrangers avec une cordialité narquoise; il leur offre le thé et leur promet de s'occuper de leur affaire. Le lendemain, on leur apporte des cadeaux, ce qui semble de bon augure. Mais la réception suivante est moins cordiale; le garpön déclare ne pouvoir délivrer de permis de transit que pour sa province, le Ngari, et que, pour le reste, il lui faut l'accord de Lhassa, lequel n'arrivera pas avant plusieurs mois. Les évadés, renonçant au Tibet central, décident de se diriger vers le Népal. Plusieurs jours sont nécessaires pour la rédaction des papiers et la préparation de l'expédition, pendant lesquels nos voyageurs sont les hôtes du garpön. La veille du départ, ce dernier organise un grand banquet en leur honneur. Promesse est faite de ne pas chercher à gagner Lhassa. Le 14 juillet 1944, la caravane s'ébranle; elle se compose de deux yaks et d'un âne; un jeune Tibétain, Porbu, accompagne les étrangers. Les trois Allemands et leur accompagnateur tibétain se lancent dans un long périple. Ils rencontrent de nombreux nomades, des pèlerins qui se rendent au mont Kailash, par d'innombrables routes ornées de cairns, tracées depuis des siècles; les pèlerins se déplacent parfois en s'allongeant de tout leur long face contre terre à chaque pas comme pour mesurer de leur corps la distance qu'ils parcourent. Ils croisent des escogriffes à la mine louche, visiblement à la recherche d'un mauvais coup. Harrer troque son âne contre un yack qui ne lui rend pas le service qu'il en attendait; il échange son yack contre un autre, plus jeune, dont la cloison nasale est percée pour y passer un anneau d'osier, auquel on attache la corde, ce qui le rend plus docile. Nos alpinistes passent au pied du Gurla Mandhata, dont la cime inviolée excite leur convoitise. Ils se baignent dans le lac Manasarovar, malgré le froid, par souci d'hygiène, comme les pèlerins le font par dévotion; les rives du lac sont occupées par d'innombrables monastères, dans lesquels les pèlerins trouvent le gîte et le couvert; mais les moustiques dérangent les visiteurs de ce lieu idyllique. Le Tibétain de leur escorte tire démesurément la langue et s'incline profondément au passage de la caravane d'un gouverneur de district arrivant de Lhassa, lequel comble nos voyageurs de fruits secs et de noix. Les évadés, qui passent la nuit dans des conditions précaires, sous des tentes exiguës et dans des vêtements mal adaptés au climat, ont perdu l'apparence d'Européens. Le temps passe par des alternatives de froid et de chaud, de grêle, de pluie ou de neige. Après le pied du mont Kailash, on parvient aux sources des grands fleuves d'Asie: le Tsangpo (Brahmapoutre), l'Indus, le Sutlej et le Karnali, auxquels les Tibétains ont associé quatre animaux: le cheval, le lion, l'éléphant et le paon (voir Kawaguchi). On approche de Gyabnak, où finit la juridiction du vice-roi de Gartok; à peine installés dans ce hameau, les étrangers reçoivent la visite d'un messager arrivant de Tradün; il les convient à se rendre en ce lieu, où deux importants personnages ont manifesté leur intention de les rencontrer. Les toits et les clochers dorés de Tradün se dressent dans l'un des plus beaux panoramas du monde, sous de sommets de 8000 m aux noms prestigieux, environnés de glaciers étincelants: Dhaulagiri, Annapurna et Manaslu. Les maisons de la bourgade, construites en mottes de terre et recouvertes de tuiles crues, selon la mode régionale, se serrent autour d'une imposante lamaserie rouge aux toits d'or, laquelle sert d'entrepôt intermédiaire aux caravanes qui commercent entre le Népal et le Tibet central. Les étrangers sont reçus cérémonieusement par les deux autorités: religieuse, un bönpo*, et laïque; celles-ci demandent à voir leurs titres de séjour et vérifient qu'il n'y a ni armes ni poste émetteur dans leurs bagages; on les prend sans doute pour des espions anglais ou russes. L'examen achevé, ordre leur est donné de partir pour le Népal; les voyageurs tergiversent; ils sont habitués aux palabres asiatiques. Finalement, on les loge et on leur envoie de la nourriture. Quelques jours plus tard, ils sont convié à un festin; on les rassasie copieusement de nouilles chinoises; le chang coule à flot; la bonne humeur s'empare des convives; les deux hiérarques consentent à transmettre à Lhassa une demande d'asile; pendant ce temps, les Allemands pourront attendre à Tradün et se promener aux alentours, à condition de rentrer le soir. Ils sont pourvus abondamment de nourriture, offerte par les Tibétains; on les dote même d'une servante. C'est une leçon: en Asie on atteint plus rapidement son but en se montrant patient qu'en tentant de forcer les obstacles! L'attente s'écoule, interminable, coupée par les excursions et le passage des caravanes; pour la première fois, Harrer trouve une tibétaine jolie, quoi que trop fardée, c'est la femme d'un gouverneur salué en tirant la langue. Un envoyé du Népal leur offre du travail dans son pays, probablement une ruse des Anglais. Comme le temps s'écoule trop lentement au gré des voyageurs, la bisbille s'installe; Kopp accepte l'offre népalaise; Aufschnaiter, avec trois moutons, part jouer au berger dans le Chantang; il revient bientôt, ses animaux dévorés par les loups. L'hiver approche; on stocke de la viande et de la bouse de yack sèche pour passer cette mauvaise saison. * Le bön est une religion du Tibet antérieure au bouddhisme dont on trouve encore des adeptes dans certaines régions (notamment au Kham). Mais on ne sait pas si ce personnage est adepte de cette religion car Harrer confond bönpo et personnage important. Le messager de Lhassa arrive enfin. La requête des évadés est repoussée; ils doivent quitter immédiatement le Tibet pour se rendre au Népal, via Kyirong. Le 17 décembre 1944, leur caravane quitte Tradün, accompagnée par un caravanier et le porteur du document de Lhassa. Les deux Allemands ne se plaignent pas: les Tibétains se sont montrés hospitaliers: ils les ont pourvus de comestibles et de moyens de transport. Nos hommes fêtent Noël à Dzongka, une bourgade enfin digne de ce nom comptant une centaine de maisons, bourgade identifiable de loin par le nuage de poussière qui la couronne; ils s'y régalent d'un gigot de mouton, autour d'un vieux bidon converti en brasero. Comme presque partout au Tibet, où il n'existe pas d'auberge*, on loge chez l'habitant, qui s'acquitte ainsi d'une partie de ses impôts. La neige retarde leur départ, ce qui leur permet de faire plus ample connaissance avec la population; autour du village, se trouvent de nombreuses grottes, sans doute d'anciens ermitages, emplies de trésors archéologiques (statues et parchemins). Le 19 janvier 1945, la caravane repart; le thermomètre descend à - 30°; le yack de Harrer refuse d'aller plus loin, vers des climats plus chauds qui ne lui conviendraient pas. Les voyageurs passent auprès d'une inscription chinoise, vestige de la guerre de 1792, à l'issue de laquelle l'empereur de Chine dicta sa loi au Népal (voir ici). A proximité de Longda, ils découvrent le monastère de Trakar Taso, creusé dans la montagne, comme une succession de nids d'hirondelle, où Milarepa séjourna. La température s'adoucit, au fur et à mesure que l'on s'approche du sud. A Drothang, dernier village avant Kyirong, beaucoup d'habitants sont affligés d'un goitre**. * Cette affirmation n'est pas
exacte, sur les routes du sel, il existait des caravansérails fortifiés
que l'on voit encore aujourd'hui sur les montagnes.
Kyirong, le village de la béatitude, est un lieu paradisiaque, qui rappelle les Alpes, mais avec une végétation tropicale. La température ne descend jamais en dessous de -10°; il y a des sources thermales chaudes à proximité, où les Tibétains se baignent nus, hommes et femmes, sans éprouver la moindre gêne, au printemps, époque des cures. Grâce à leur sauf-conduit de Lhassa, les deux Allemands sont logés dans la maison d'un propriétaire terrien; le soubassement de cette maison est en pierres, le haut en poutres et le toit en bardeaux calés par des pierres; le bas est occupé par les animaux, l'étage par les hommes; on pénètre de la cour à l'intérieur par une échelle; il n'y a pas de cheminée, celle-ci étant remplacée par des mâts à prières dont les oriflammes claquent au vent*. Harrer et son compagnon doivent s'y battre contre les rats, les souris, les poux et les puces! Ils se nourrissent de thé au beurre rance et de tsampa, mais on trouve aussi du riz, de la farine de blé, des oignons, des pommes de terre, des betteraves, des haricots et du raifort; la viande est rare, car il est interdit de tuer un animal, il faut s'en procurer dans un autre district ou se contenter des bêtes saignées par les loups et les ours, accidents fréquents dans une région où transitent les troupeaux livrés au Népal. La population est fortement métissée; les sangs mêlés sont méprisés, par les Tibétains comme par les Népalais. Les voyageurs se rendent chez les deux gouverneurs, pour demander l'autorisation de séjourner quelques temps; il leur est répondu qu'on va en référer à Lhassa. Le consul du Népal conseille aux deux hommes de se rendre dans son pays, mais ils ont appris entre temps que Kopp a été livré aux Anglais, comme ils le craignaient. Harrer fait la connaissance d'un moine-médecin, lequel soigne ses patients en appliquant un sceau sacré ou un fer rouge sur leur peau; il connaît les limites de son pouvoir et change fréquemment de régions, pour éviter les ennuis avec les familles de ses anciennes pratiques! * Cette description d'une maison tibétaine est très réaliste. On peut encore admirer les mêmes dans les régions périphériques du Tibet (voir ici et ici). Au Tibet le temps est divisé selon les phases lunaires; les années sont caractérisées en combinant douze animaux et cinq éléments (voir Tucci). Les deux étrangers assistent aux fêtes du nouvel an, en février 1945; elles durent plusieurs jours et donnent lieu à de nombreuses festivités bien arrosées. Malheureusement, la fille de leur hôte tombe malade; Harrer et son compagnon, consultés, diagnostiquent la variole, mal incurable au Tibet; la jeune fille décède; les deux amis assistent aux funérailles, au cours desquelles le cadavre est débité à coups de hache, ses os broyés, et le tout mangé par les corbeaux et les vautours qui rôdent autour*; la maison gardera le deuil durant 49 jours**; pendant ce temps, le toit restera vide; à la fin du deuil, un sapin neuf orné de banderoles y sera hissé, en présence des moines; toutes ces cérémonies coûtent cher et sont payées par la vente de bijoux ou de biens. Harrer et son ami doivent se livrer à des ruses de Sioux pour aller skier, avec des planches de fortune, sur les montagnes environnantes, malgré l'interdiction des moines qui craignent qu'ils ne déclenchent la colère des divinités locales. Au printemps, les semailles commencent; c'est l'occasion d'une nouvelle fête religieuse, analogue aux Rogations. La température, plus clémente, indispose le yak d'Harrer; ce dernier fait appel à un vétérinaire qui préconise l'ingestion de "rate d'ours"; le remède étant sans effet, notre alpiniste autrichien décide de faire abattre l'animal par un boucher; ce dernier loge à l'écart, en compagnie des forgerons, autres réprouvés***; une partie de la viande est fumée, en prévision d'une prochaine escapade. * Description réaliste
des funérailles célestes, cependant, cette jeune personne,
morte de maladie, aurait dû être enterrée (voir
ici).
L'été s'avance; la guerre est terminée en Europe, mais les prisonniers ne sont pas encore libérés; nos deux Allemands ne veulent pas prendre le risque de se retrouver pendant de longs mois derrière les barbelés en se rendant au Népal. Cependant, les autorités locales font pression sur eux pour les voir quitter la région; ils sont l'objet d'un espionnage constant car on redoute de les voir se diriger vers le Tibet central, ce qui entraînerait de redoutables punitions pour les responsables locaux. Le long séjour passé à Kyirong offre à Harrer l'occasion de fournir de nombreux détails sur la vie dans la région: les Tibétains y sont robustes, durs à la tâche; ils aiment à s'affronter dans des joutes en faisant preuve d'un esprit sportif assez curieux; tous les coups sont permis pour triompher; c'est ainsi que le narrateur, sur le point de gagner une course, sent soudain son poursuivant immédiat le saisir par son fond de culotte pour le tirer vers l'arrière: il reçoit la kata* du deuxième sous les rires de l'assistance! Des yaks sont emportés par une panthère introuvable. Des paysans sont balafrés par des ours. Le sel du Changtang est apporté jusqu'à la bourgade à dos de yaks et repart pour le Népal à dos de Népalaises, femmes robustes! Les Tibétains n'ont pas le droit d'enlever aux abeilles le miel dont elles se nourrissent; ils laissent ce soin à des Népalais qui, une torche à la main pour éloigner les insectes porteur de dard, se laissent descendre au bout d'une corde le long des falaises creusées de ruches sauvages, au-dessus des gouffres dans le fond desquels grondent des eaux écumantes, pour extraire les rayons qu'ils mettent dans un seau pendu à un filin. On trouve de belles fraises dans les sous-bois, mais les sangsues y fourmillent; elles ne craignent que l'eau salée, dont il est judicieux d'imbiber ses chaussettes; gorgées de sang, elles se détachent d'elles-mêmes, en laissant des blessures qui saignent et s'infectent. Au Tibet, la domination exercée par les moines est absolue; ces derniers vivent en parasites aux crochets de la population, mais les paysans ne sont pas pauvres, dans cette région peu habitée qui recèle d'abondantes ressources; les religieux redoutent les influences étrangères, qui remettraient en cause leur pouvoir; ils se méfient des deux étrangers: mais ces derniers se promènent partout sans offusquer les divinités : n'est-ce pas la preuve qu'ils sont de mèche avec les génies! * Écharpe blanche de bienvenue que l'on offre à ses hôtes. Les deux hommes préparent leur voyage avec la plus extrême discrétion; il leur faut trouver un itinéraire qui leur évitera de revenir sur leurs pas. Pour laisser croire à une simple excursion, le 6 novembre 1945, Aufschnaiter par le premier, accompagné par le chien que Harrer a reçu en cadeau d'un noble de Lhassa. L'Autrichien espère s'éclipser pendant la soirée; une première difficulté surgit: le banquier à qui il a remis son argent, au taux normal pour le Tibet de 33%, refuse de le lui restituer avant le retour de son camarade; il devra se contenter d'une partie de la somme; autre problème: ses cerbères, dédaignant le sommeil, n'ont pas l'air de vouloir se coucher; il se gendarme, exige qu'on le laisse reposer dehors, peine perdue; ses hôtesses, qui ont deviné la manoeuvre, le supplient de ne pas partir ce qui les exposerait à la peine du fouet* et à la perte de leurs biens; un attroupement se forme autour de la maison; finalement, Harrer, jouant d'autorité, force le passage et rejoint son ami, qui l'attend stoïquement depuis deux jours en compagnie de son chien. * C'était effectivement la peine la plus fréquente au Tibet à cette époque (voir ici). Les deux hommes se lancent dans l'aventure en voyageant la nuit, et en dormant cachés le jour, pour éviter les rencontres. Ils suivent à distance une caravane, pour franchir une passe escarpée au dessus d'une profonde vallée, où même des alpinistes aussi chevronnés qu'eux ne se risqueraient pas, si des Tibétains ne leur avaient pas montré la voie. Ils dorment dans des grottes, ermitages abandonnés, qui recèlent de grossières statues du Bouddha. Une fois dans le bassin du Tsangpo, le danger s'éloigne; ils ne sont plus sur le chemin des caravanes et peuvent marcher de jour. Ils passent une nuit auprès de l'immense nappe du lac Pelgu-Cho, bordée de montagnes rougeâtres; le thermomètre marque 22° au-dessous de zéro. Le lendemain, ils rencontrent un troupeau de moutons conduit par trois bergers. Ces derniers leur signalent la présence d'un village, Trakchen, à 5000 m d'altitude, où ils s'approvisionnent et acquièrent un yak; on les y prend pour des commerçants hindous. Ils traversent d'autres villages habités par des paysans, dont l'extrême pauvreté n'altère pas la bonne humeur; leurs champs donnent davantage de cailloux que d'orge ou de haricots; pourtant, des vestiges rappellent un passé plus opulent; l'assèchement progressif de la région est probablement la cause de son déclin (voir ici). Avant d'arriver à Khargyu, nos deux explorateurs improvisés découvrent l'immense plaine de Tigri, au delà de laquelle l'Everest se découpe sur le ciel, une vision inoubliable, surtout pour deux alpinistes. Les habitants de la bourgade, qui ont déjà vu des Européens, se montrent méfiants; les deux étrangers s'arment de prudence et ne séjournent pas longtemps dans ce lieu inhospitalier; dans l'après-midi, ils partent pour le col de Köra, qui les conduira aux bords du Tsangpo. Malheureusement, peu avant le sommet, leur yak, pris de caprices, tourne bride et dévale en courant la pente qui vient d'être gravie; des trésors d'ingéniosité, et une botte de paille, permettent enfin de ramener l'animal dans la bonne direction, mais il refuse obstinément de passer le col; l'expédition doit y passer la nuit. Au village suivant, Harrer troque le yak contre un cheval, mais celui-ci s'avère cagneux. Les deux évadés atteignent le fleuve; les hommes le franchissent sur un pont suspendu et les bêtes à la nage; le cheval se refuse à entrer dans l'eau; Harrer revient en arrière, rend le cheval et reprend le yak, non sans opposition de la part du maquignon; le yak passe la rivière en excellent nageur et s'ébroue sur l'autre rive comme un chien. La petite caravane atteint Tchung Rivoche, un important monastère, au fronton orné de caractères chinois, flanqué d'un immense chorten de vingt mètres de haut. Le village et le monastère sont entourés de solides remparts. Une foule de pèlerins actionne des moulins à prières lubrifiés par un moine. Les deux étrangers ont la bonne fortune de rencontrer un Tibétain qui revient des Indes avec des journaux anglais; les nouvelles de l'Allemagne ne les incitent pas à regagner leur patrie, mais plutôt à rester en Asie; ils achètent à cet homme du papier et des crayons. L'argent qui leur reste est insuffisant pour atteindre la frontière de Chine. Se rendre à Lhassa est risqué, mais les deux hommes n'ont pas d'autre alternative. Suivre la route des caravanes, qui passe par Shigatse, les amènerait immanquablement à être découverts. Ils décident donc d'emprunter le Changtang, pays des nomades et des brigands. Les deux évadés rencontrent des nomades hospitaliers qui pratiquent la polyandrie*. En hiver, les nomades sont désoeuvrés; les hommes ravaudent les courroies et les bottes; les femmes ramassent la bouse de yak; chaque soir, on rassemble le troupeau pour la traite; on se nourrit presque exclusivement de viande, la farine étant inconnue sur les hauts plateaux; on économise la chaleur en se pelotonnant la nuit les uns contre les autres et en utilisant les vêtements comme couverture; toutes les rares ressources de la nature sont utilisées avec industrie et parcimonie; les nomades ne possèdent pas d'argent et pratiquent le troc; on ne cuit jamais les aliments des étrangers sur le foyer familial, on allume un autre feu, mais la viande doit provenir du troupeau de celui qui offre l'hospitalité. Nos deux Européens sont tourmentés dans leur sommeil par le froid piquant et par d'innombrables poux qui les dévorent avec gloutonnerie. Le 13 décembre, ils atteignent Labrang Trova, un entrepôt appartenant à une famille qui préfère coucher sous la tente plutôt que dans la maison, car il y fait meilleur. Leurs hôtes s'étonnent qu'ils n'aient pas pris le chemin de Shigatse; les deux voyageurs répondent que c'est pour acquérir plus de mérites, au cours du pèlerinage qui doit les amener à Lhassa; l'impression produite est excellente. Deux chemins se présentent pour continuer le voyage, l'un est désert, l'autre traverse la région habitée par les Khampas, ce qui signifie les bandits, dans le langage des nomades. Les deux pseudo-pèlerins décident de prendre cette dernière voie qui est plus courte. * La polyandrie était répandue au Tibet où la femme épousait aussi les frères de son mari (voir notamment Tucci). La première rencontre avec un Khampa se passe sans anicroche. Les deux étrangers constatent simplement qu'il n'est pas vêtu comme les nomades et ne parlent pas le même idiome*. Les nomades rencontrés un peu plus loin leur donnent quelques indications sur les brigands. Ceux-ci vivent groupés, à raison de trois ou quatre familles; ils s'invitent dans les tentes des nomades, leur volent leur bétail et leurs biens, jusqu'à ce que tout le territoire où ils opèrent soit vidé de sa substance; un nomade a acheté un fusil à un Khampa contre cinq cent moutons; il est maintenant sous la protection du Khampa, le prix versé étant considéré comme une sorte de tribut. Lorsqu'un Khampa est pris par la police, on lui coupe les bras, mais le risque n'est pas grand, dans ces régions pratiquement sans autorité. La petite caravane tombe un jour par mégarde dans un campement de Khampas; ceux-ci n'osent pas s'attaquer aux étrangers qu'ils supposent armés; le lendemain, ils tentent en vain de s'opposer à leur départ, puis usent d'un stratagème pour les séparer: ils retiennent le chien de Harrer; ce dernier et son ami sont suivis; les poursuivants invitent Harrer à revenir seul au campement chercher son chien; le piège est par trop grossier: les deux voyageurs retournent ensemble au campement récupérer le chien. Mais la leçon a porté et Harrer et Aufschnaiter décident de rejoindre le chemin hors du territoire sillonné par les Khampas; ils sont poursuivis quelques temps, mais les bandits abandonnent la partie dès que l'environnement devient plus désertique. * Détail exact: plusieurs langages étaient parlés au Tibet, certains disent même un par vallée! Les deux évadés comprennent bientôt pourquoi ceux qui rêvaient sans doute de les détrousser ont abandonné la poursuite. Les conditions sont épouvantables; il faut affronter le froid et la neige, le ventre presque creux, avec un équipage nullement adapté à un tel climat, la tente de yak, lourde mais à l'épreuve du vent, étant bien supèrieure, dans ces contrées, à la petite tente occidentale des deux voyageurs. Heureusement, une caravane de pèlerins et de commerçants, qui a pris le même chemin par crainte des Khampas, les accepte dans ses rangs; on pousse même la courtoisie jusqu'à fournir un yak aux nouveaux venus, pour permettre au leur de se refaire. La nuit venue, on attache les yaks, par peur des loups, auprès des moutons. Le lendemain, on part de bonne heure; on ne fait qu'à peine dix kilomètres dans la journée; à ce train, le temps passe sans avoir couvert beaucoup de distance. Le 31 décembre 1945, la caravane est à la halte de Nyatsang. Le sauf-conduit de Tradün, couvert de sceaux officiels, fait toujours son effet sur les humbles. Les deux étrangers fêtent le nouvel an en faisant la grasse matinée. Ils partent avec une autre caravane, sur l'ancienne route de l'or, par laquelle transitait jusqu'à la capitale le métal précieux de l'Ouest. Au relais de Lhölam, le gardien suspecte leur identité; deux individus à mine patibulaire rôdent, ce sont des Kampas; le lendemain, le yak des Allemands a disparu, les Khampas aussi. Heureusement, les bagages sont portés par un animal de la caravane. Le chemin est long est pénible. On passe auprès d'un lac immense, le Tengri Nor; il faut onze jours de marche pour en faire le tour. On franchit le col de Guring, à 5972 m, qui, selon Hedin, est le plus élevé de la chaîne du Transhimalaya. Le col est orné d'une floraison de mats et de drapeaux de prières; on y trouve aussi des cairns et des mani, pierres gravées de mantras; les fidèles profèrent ces prières afin que les divinités les protègent des gaz néfastes, c'est-à-dire de la raréfaction de l'air. Des squelettes de bêtes gisent au fond des ravins, comme pour rappeler aux pèlerins que le passage du col n'est pas une plaisanterie. La descente s'effectue à travers un glacier sur lequel Harrer admire la sûreté des yaks. Les deux étrangers lient connaissance avec un couple romantique; les jeunes gens se sont rencontrés dans la tente de la femme; le coup de foudre a été réciproque et elle a quitté ses trois maris, pour aller tenter sa chance à Lhassa, avec son nouveau compagnon*. On passe à côté de sources chaudes, dans lesquelles Harrer et Aufschnaiter prennent un bain, à la grande stupeur des membres de la caravane. On arrive à l'important relais de Samsar, pourvu d'un monastère, d'un village et de caravansérails**. Les champs alentour sont désertés, les habitants préférant se livrer au commerce. A peu de distance du relais, se trouvent d'autres sources d'eau thermale chaude; les deux Allemands vont s'y baigner; Harrer éprouve la mauvaise fortune de s'y faire dérober son dernier morceau de savon par une corneille! Sur le chemin du retour, les deux hommes rencontrent des unités de l'armée tibétaine en manoeuvres; ce voisinage n'est pas apprécié de la population car les soldats ont la main leste, d'autre part, si la troupe est logée sous la tente, on ne peut lui refuser ni les yaks, ni les chevaux. Une mauvaise surprise attend les deux étrangers à leur retour dans leur logement: un nouvel occupant y a pris place; ses chevilles sont entravées; il a été condamné pour un meurtre à deux cents coups de fouet et à être enchaîné à vie; il gagne sa pitance en mendiant et en marmonnant des prières, ce qui ne lui réussit pas mal, comme en témoigne son embonpoint***. * La séparation était
très facile au Tibet car le mariage n'était pas officialisé
et n'était pas un sacrement; mais l'adultère était
sévèrement puni (voir
Tucci).
La nouvelle de la présence de deux Européens dans la petite ville attire les curieux. Un moine qui se rend à Trepung (ou Drepung, ou Drebung) leur offre une place dans sa caravane. A proximité de Lhassa, il ne vient plus à l'idée de personne qu'ils peuvent être en infraction. A Detchen, où résident deux gouverneurs, l'affaire pourraient mal se terminer, mais un lieutenant offre aux deux étrangers de partager sa demeure. Le lendemain, les Allemands partent en compagnie de l'officier, qui convoie un chargement d'argent. Ils sont hélés par un personnage important et se tirent d'affaires en prétendant que, étant partis pour une simple promenade, ils n'ont pas leurs papiers sur eux. Ils arrivent dans la vallée de Tölung, à 4000 m d'altitude, où l'on cultive l'orge, la pomme de terre, la betterave et la moutarde. Ils y logent chez un des plus riches paysans de l'endroit, dans une chaumière presque dépourvue d'ameublement; cet homme ne possède pas la terre qu'il cultive, elle appartient à un noble, mais il a des vaches, des chevaux, des poules et des cochons; les porcs trouvent eux-mêmes leur nourriture en fouillant les détritus*. Les deux Allemands sont à la porte de Lhassa; ils se demandent comment ils vont y être reçus et surtout comment ils pourront y vivre avec la roupie et la pièce d'or qui constitue leur unique fortune. Vêtus comme ils le sont, ils pourraient passer pour des Khampas, sans leur système pileux, différent de celui des Tibétains qui sont glabres. Sans doute les prend-t-on pour des Cosaques du Turkestan russe; ces derniers, chassés de chez eux par les troubles, sont venus s'établir avec leurs troupeaux sur les hauts plateaux du Tibet, d'où l'armée les a repoussés; cette confusion explique sans doute pourquoi les deux étrangers à la peau claire ont parfois essuyé quelques mécomptes au cours de leur long périple. * Des scènes similaires
peuvent encore être vues aujourd'hui (voir ici).
* Drepung, ancienne résidence
du Dalaï lama, est aussi une des principaux centres d'enseignement
du bouddhisme tibétain; à l'époque le monastère
possédait de vastes terres sur lesquelles travaillaient 25000 serfs;
aujourd'hui, il ne compte plus que quelques centaines de moines (voir
ici).
Les deux voyageurs se mettent à la recherche d'un logis. La tâche n'est pas facile, les gens à qui ils s'adressent refusent de répondre; les serviteurs leur ferment la porte au nez, de peur des punitions sévères qui les attendent, s'ils l'ouvrent à des étrangers. De guerre lasse, les deux hommes s'imposent dans la cour d'une maison cossue, alors qu'ils ont presque traversé la ville de part en part; les domestiques tentent en vain de les chasser; leur ânier, qui comprend enfin qu'il a introduit dans la capitale des individus en situation irrégulière, s'empresse de récupérer sa bête et de s'enfuir; une foule s'assemble et, finalement, apitoyée par la vue de leurs pieds couverts d'ampoule, une femme leur apporte du thé au beurre; alors, comme par enchantement, tout le monde devient à son tour serviable. Les nouveaux venus sont interpellés en Anglais par un Tibétain qui a vécu aux Indes; c'est un personnage important responsable de l'électricité; il obtient de la municipalité l'autorisation de loger les deux inconnus pour la nuit; il les emmène chez lui, où ils ont le bonheur de trouver gîte, couvert et, luxe incroyable, un bon feu de genévrier; ils y dorment comme des bienheureux. Le Tibétain, nommé Thangme, s'étonne que deux évadés aient pu traverser à pied le Changtang vivants. Le lendemain, après un copieux petit déjeuner pris au lit, nos deux aventuriers reçoivent des nouvelles rassurantes: le régent, qui gouverne le Tibet, pendant la minorité du Dalaï lama, âgé de onze ans, est en retraite; les autorités ne se prononceront pas sur leur sort avant son retour. En attendant, les étrangers sont invités à ne pas sortir, pour éviter de s'attirer l'animosité des fanatiques. Trois jours plus tard, un chef de la police, accompagné de sbires crasseux, vient procéder à la fouille de leurs bagages; les autorités redoutent une invasion allemande! Que se passerait-il si on laissait entrer n'importe qui au Tibet? Les voitures remplaceraient le portage à dos, la pénicilline se substituerait au moxa... mais des entrepreneurs viendraient aussi exploiter les ressources minières, des hôtels pour touristes et des pompes à essence s'élèveraient à la place des mats à prières... on comprend que le gouvernement tibétain cherche à éviter cela*. * Et c'est ce qui devait se produire fatalement dans le monde où nous vivons! La nouvelle de l'arrivée
de deux étrangers fait le tour de Lhassa et amène une foule
de visiteurs nobles dans la maison de Thangme. Les deux évadés
craignent d'être une charge, mais leur hôte les détrompe:
sa femme et lui ne se sont jamais autant amusés; les distractions
sont rares à Lhassa, les cérémonies religieuses mises
à part, il n'y a ni théâtre, ni cinéma, ni restaurant,
ni salon de thé; la chasse et la pêche sont interdites, les
poissons jouissent même d'une protection spéciale du Dalaï
lama*, et les voyages sont considérés comme une calamité.
Les deux Allemands rencontrent plusieurs personnages importants, dont le
jeune Tsarong, fils d'un ministre apprécié du 13ème
Dalaï lama présentement directeur de la Monnaie, accompagné
de sa femme, une jolie tibétaine, vive d'esprit, dépourvue
de timidité et qui a le rire facile. On parle anglais, le tibétain
des deux étrangers, quelque peu campagnard, fait sourire leurs interlocuteurs
cultivés. Le fils de Tsarong répète souvent que les
Tibétains sont des gug-pa, c'est-à-dire des imbéciles,
des arriérés, mais, pour rien au monde, il ne voudrait changer
de manière de vivre. Les journaux étrangers parviennent jusqu'à
Lhassa avec beaucoup de retard; on y est au courant des nouvelles du monde;
les Tibétains ne montrent aucune animosité envers les puissances
de l'Axe**. Un docteur chinois, qui a étudié à Berlin
et à Bordeaux, est appelé pour soigner les deux étrangers;
d'après lui, le monde sera dominé dans l'avenir par les États-Unis,
la Russie et la Chine.
Les deux étrangers sont vêtus de neuf, aux frais du gouvernement, sur mesure car aucun vêtement tibétain n'est assez grand pour eux. Ils sont choyés par leurs hôtes. Les enfants de ces derniers se rendent chaque jour à l'école pour apprendre à lire et à écrire*. Il est plus difficile d'apprendre à écrire le tibétain que de le parler; le papier tibétain, fabriqué de manière très artisanale, sur un cadre de bois, séché au soleil, est très rugueux et les pâtés d'encre de Chine sont nombreux! Les femmes tibétaines sont couvertes de bijoux et adorent en faire étalage**; c'est un signe d'appartenance aux hautes classes de la société; le degré de noblesse oblige ceux qui en font partie à tenir leur rang, ce qui est très coûteux. Une femme ne sort jamais sans être accompagnée, par crainte des brigands. Harrer et son compagnon sont invités par les parents du Dalaï lama, qui habitent un palais au pied du Potala. D'origine modeste, ces deux personnages ont hérité d'une noblesse innée; la mère paraît plus intelligente que le père; ils parlent un tibétain incompréhensible, celui de l'Amdo***, et boivent leur thé salé, au lieu d'être émulsionné avec du beurre. Un des frères du Dalaï lama, Lobsang Samten, sert d'interprète. Cette famille comporte six enfants, dont trois réincarnations, ce qui est exceptionnel. Après les échanges de kata, à la tibétaine, les parents tendent la main aux nouveaux venus, à l'européenne, ce qui montre qu'ils connaissent les usages occidentaux. Des cadeaux sont offerts à Harrer et son compagnon, de la part du Dalaï lama; on leur remet même de l'argent. Lobsang Samten demande à Harrer de devenir son précepteur, pour l'initier à la science européenne. Le lendemain, le jeune homme et un de ses frères, une réincarnation, se rendent à la maison de Thangme. C'est trop d'honneur: ce dernier et son épouse courent se cacher; il faut insister pour qu'ils osent se présenter devant les frères du Dalaï lama. * Il y avait donc des écoles
au Tibet, ce qui est nié par d'autres auteurs; mais il est vrai
que Harrer était à Lhassa.
Les deux étrangers reçoivent l'autorisation de sortir en ville; on leur offre même deux longs manteaux en peau de mouton. Le centre de Lhassa est un véritable bazar; au rez-de-chaussée des maisons, ce ne sont que magasins, sans aucune boutique européenne; les commerçants les plus pauvres étalent leur marchandise sur le trottoir; on trouve de tout, des produits locaux jusqu'aux surplus de guerre américains, rouge à lèvre, pick-up et récepteur radio; il n'est pas rare d'entendre les derniers enregistrements de Bing Crosby dans les riches demeures des nobles!* Le tissu se mesure au bras de l'acheteur, ce qui avantage ceux qui ont le bras long, comme Harrer. Les chapeaux européens sont préférés aux chapeaux locaux: ils protègent mieux du soleil et, pour rien au monde, on ne voudrait brunir! Il y a beaucoup de parapluies, qui servent d'ombrelles, dans un pays aux précipitations rares. Une ordonnance gouvernementale rend le port du diadème triangulaire obligatoire sur la tête des femmes; les immixtions du pouvoir dans la vie privée sont perçues comme des garanties du respect de la tradition. Les deux étrangers sont invités à se rendre à la mission diplomatique britannique. Ils y rencontrent Reginald Fox, l'opérateur radio, qui assure les communications avec l'Inde. Le Tibet n'a pas adhéré à la fédération postale internationale; la transmission du courrier à l'étranger est aléatoire; il faut le mettre sous double enveloppe, celle du dessus étant timbrée à la tibétaine, et l'adresser à une personne sur la frontière; celle-ci décachettera la première enveloppe, affranchira la seconde à l'indienne et ira la poster de l'autre côté de la frontière. Une lettre met quinze jours pour venir d'Europe et vingt jours des États-Unis. Au Tibet, les missives sont acheminées par courriers qui se relaient tous les 6,5 km, auprès d'une hutte qui s'élève sur la piste. Le chargé d'affaires britannique fait des avances aux deux Allemands pour les inciter à se rendre au Sikkim (un piège?); il leur promet de transmettre des nouvelles à leur famille par le canal de la Croix-Rouge. * Il est intéressant de confronter ce témoignage avec celui d'Alexandra David-Néel; le Barkhor donne encore aujourd'hui cette impression de bazar. Sur le chemin du retour, les deux étrangers sont abordés par des serviteurs d'un haut fonctionnaire religieux qui désire leur parler. Ce dernier et l'un des quatre Trunyi Chemo*; il leur affirme que le Tibet aurait grand besoin du concours d'hommes comme eux pour se moderniser. Les deux Allemands rencontrent d'autres membres éminents du gouvernement, dont Kabchöpa, qui fait montre d'une grande connaissance de la diplomatie internationale et de l'art d'exploiter les divergences entre les grands pays pour préserver l'indépendance du sien**; cet homme influent est également partisan d'une évolution progressive de son pays. Harrer voit poindre les indices d'une révolution radicale***. Un autre membre du cabinet, âgé et myope, a le droit de porter des lunettes, par dérogation spéciale, uniquement au bureau; l'usage des verres est interdit comme produit d'origine étrangère! Malgré les intelligences qu'ils ont nouées dans les allées du pouvoir, les deux Allemands savent qu'en Asie le "oui" n'est pas toujours affirmatif et que le "non" peut se discuter; à tout hasard, ils tentent une démarche auprès de la légation de Chine; les jours suivants, une surveillance accrue les incite à se tenir sur leurs gardes. Comme l'oisiveté leur pèse, ils décident de se livrer à des activités sportives, sur un terrain de basket; on n'est qu'en février mais, à Lhassa, plus proche de l'équateur que Le Caire, et à 3700 m d'altitude, il ne fait jamais froid en hiver; le terrain de basket présente l'avantage d'être équipé de douches, les seules de la ville, hors de prix certes, c'est-à-dire l'équivalent de la valeur d'un mouton, énormité justifiée, l'eau étant chauffée à la bouse de yak, combustible difficile à se procurer. Les compagnons de jeu des Allemands leur apprennent que de nombreuses équipes de football existaient naguère; mais, la grêle ayant perturbé une compétition, le régent a interdit ce sport, qui n'avait manifestement pas la faveur des divinités! En fait, les religieux craignaient que le sport n'éloigne la jeunesse d'eux. Harrer demande aux Tibétains s'il est vrai que des religieux possèdent le pouvoir d'écarter les orages; ses interlocuteurs en sont persuadés et prennent à témoin les monticules sommés d'une coupe qui s'élèvent au milieu des champs, pour y faire brûler des bâtonnets d'encens contre les intempéries. Cependant, le faiseur de temps du 13ème Dalaï lama se montra impuissant à empêcher la grêle de ravager le verger du pontife; pour éviter une punition exemplaire, il fut contraint d'accomplir un miracle sous les yeux du souverain; il dut interdire à l'eau de passer entre les mailles d'un tamis! * Ou trungyig chenpo,
(voir Tucci).
Les deux étrangers quittent la maison de Thangme pour celle du fils Tsarong, qui met à leur disposition une chambre meublée à l'européenne avec, luxe inouï, des waters sous la forme la plus simple, mais sans eau courante. La cuisine se trouve à l'écart du bâtiment principal; plusieurs maîtres-queues y officient, l'un spécialiste de la cuisine occidentale et l'autre de la cuisine chinoise. Les Tibétains prennent leurs repas vers dix heures du matin et après le coucher du soleil; il boivent du thé au beurre à la moindre occasion, jusqu'à cent tasses par jour; refuser ce breuvage est de la dernière impolitesse (voir Tucci). Les deux hommes prennent leur petit-déjeuner au lit, leur déjeuner seuls, et le dîner avec la famille de leur hôte; après la fin du repas, ils écoutent la radio en fumant des cigarettes. Le fils Tsarong possède tout un tas d'appareils occidentaux et s'en sert avec dextérité; c'est un excellent photographe; il dispose même d'un appareil de projection et d'un générateur pour fournir l'électricité. Son père a fait venir d'Angleterre l'unique pont métallique existant au Tibet; démonté à son arrivée en Inde, il a été transporté à dos d'homme et de yak, puis remonté à l'endroit de sa pose. Au Tibet, le temps ne compte pas, et les gens ne s'activent jamais; les fonctionnaires ne passent pas beaucoup d'heures à leur bureau et s'absentent fréquemment; les femmes nobles perdent leurs journées à chercher les articles qui leur permettront de surpasser leurs amies; elles portent d'énormes trousseaux de clés, le moindre objet étant soigneusement serré dans un coffre ou une armoire. Le majhong faisait fureur dans les intérieurs tibétains, tant et si bien que le régent a fini par l'interdire sous peine d'amende proportionnée au rang du contrevenant; mais les Tibétains étant très joueurs, des substituts ont été trouvés (échecs, charades...). Les nobles propriétaires ne connaissent généralement pas leurs terres et se contentent d'en percevoir les revenus; les rendements pourraient sans doute être décuplés grâce à une exploitation rationnelle*; il serait certainement possible de cultiver du thé dans le Sud, mais les Tibétains, routiniers et conservateurs, préfèrent l'importer de Chine; ils répugnent à employer celui des Indes, pourtant moins cher. Les évadés s'interrogent sur la suite de leur aventure; des allusions les tiennent en haleine: un instituteur anglais, qui avait pourtant reçu les autorisations officielles pour ouvrir une école, a été contraint de s'en aller, par suite de l'hostilité du clergé. Harrer et Aufschnaiter rencontrent le soldat qui les a accompagnés deux ans plus tôt; cet homme n'ignorait pas leur présence à Lhassa, mais n'a pas osé leur rendre visite dans la demeure d'un noble. * C'est ce qu'essaieront de faire les Chinois, avec un succès mitigé; les méthodes qui ont fait leur preuve ailleurs ne sont pas nécessairement les meilleures dans un environnement aussi difficile que celui du Tibet. Le 16 février 1946, les deux Allemands reçoivent l'injonction de quitter immédiatement le Tibet. Ils se rendent auprès de la famille du Dalaï lama, où ils rédigent une requête réclamant le bénéfice de la neutralité tibétaine en leur faveur: les renvoyer aux Indes équivaudrait à les remettre en prison, au mépris des traités. Harrer, tourmenté par une sciatique, garde le lit; son ami effectue des démarches qui n'aboutissent pas. Le 21 février, un lieutenant de l'armée tibétaine survient, accompagné de deux soldats; il faut partir immédiatement; c'est impossible, Harrer étant immobilisé par la maladie. Les deux hommes prennent à témoins leurs amis tibétains: ils sont victimes d'une intrigue britannique. Ils réclament l'avis d'un médecin anglais, le major Gutherie qui, incapable de le guérir, délivre à Harrer un certificat; l'heure du départ n'a pas encore sonnée. La nouvelle année tibétaine commence et, pendant vingt jours, les festivités vont battre leur plein; c'est autant de gagné pour les deux expulsés. Un peu soulagé, grâce à la ouate thermogène que lui a procuré le fils Tsarong, Harrer en profite pour faire quelques pas et s'étendre au soleil. Il a la chance d'assister à une chute de neige qui recouvre les alentours d'un mince manteau blanc, phénomène rare à Lhassa. Au printemps, des tempêtes de sable y remplacent la pluie et les gens se barricadent dans leur intérieur, calfeutrés contre la poussière qui pénètre partout; les animaux tournent le dos au vent, attendant que cela se passe, et les chiens errants continuent, comme à leur habitude, de se nourrir d'excréments humains à travers la cité. Les Tibétains rient de tout et d'abord d'eux-mêmes; il n'y a pas de journaux, mais les épigrammes circulent de bouche en bouche, jusqu'à ce que le gouvernement interdise les plus violents, sous peine d'amendes. Le Parkhor (ou Barkhor) est le centre de la ville; c'est là que s'élève le grand temple de Lhassa, le Tsug Lha Kang (ou Jokhang) but des pèlerinages, devant lequel les fidèles s'allongent sur le sol, face contre terre. Pendant la période des fêtes, le centre de Lhassa est placé sous juridiction religieuse; la propreté et l'ordre y sont maintenus, ce qui est inhabituel. Le quinzième jour du premier mois s'y tient la fête la plus importante. Les maisons environnantes ne doivent pas dépasser deux étages, pour ne pas défigurer la perspective; les nobles ont néanmoins l'autorisation d'ajouter un étage en planches qu'ils doivent démonter avant les fêtes. Quand le Dalaï lama participe à la cérémonie, tout le monde doit se trouver au rez-de-chaussée, pour ne pas être plus haut que lui. Des statues de beurre, authentiques chefs-d'oeuvre, se dressent sur l'esplanade; elles sont payées par des nobles, qui s'associent parfois entre eux, tant le coût en est élevé; la plus belle est honorée d'un prix qui rejaillit sur le donateur et le monastère où elle a été réalisée. Harrer et son compagnon assistent au passage d'une procession à laquelle participe le Dalaï lama; au passage du pontife, qui n'est encore qu'un enfant, la foule baisse les yeux, personne n'osant le regarder; l'Autrichien est médusé par l'atmosphère de ferveur religieuse qui s'en dégage. Mais dès que la parade est terminée, le fanatisme religieux se donne libre cours; les gens semblent frappés d'hystérie; ils tournent, ils hurlent, sous les coups de gourdins redoublés du service d'ordre, les dob-dob, moines-soldats, qui frappent à tort et à travers; les coups ne dissuadent pas cette frénésie et l'on pourrait même croire que ceux qui en sont frappés les reçoivent comme une bénédiction*. *Un détail que j'ai moi-même vérifié à Labrang où j'ai été frappé, sans violence excessive, non pas de coups de bâtons, mais avec de grosses chaînes de fer. Les fêtes du nouvel an attirent beaucoup de provinciaux à Lhassa. Certains d'entre eux, originaires de l'Ouest, rendent visite aux deux étrangers. Ces derniers apprennent que les autorités des lieux où ils sont passés ont été blâmées et condamnées à payer des amendes, pour avoir laissé parvenir des intrus jusqu'à la cité sainte*; mais personne n'en tient rigueur à ceux-ci, au contraire, on se montre heureux de leur succès. Les fêtes sont endeuillées par un accident, dont sont victimes deux ouvriers édifiant une pyramide de troncs d'arbres, liés entre eux par des lanières de cuir; ces troncs sont traînés à bras d'hommes depuis les lointaines forêts où ils ont été coupés; chaque village, sur le chemin, fournit son contingent de porteurs, qui acquittent ainsi une partie de leurs impôts, comme les serfs du Moyen Âge. Bien que les Tibétains aient beaucoup pris aux Chinois, le gouvernement s'est opposé à l'introduction de la roue; Harrer pense néanmoins que celle-ci a dû être utilisée dans le passé, car il ne voit pas comment les énormes blocs de pierre de plusieurs tonnes, remarqués dans les campagnes, auraient pu y être transportés, depuis leurs lointaines carrières, sans son usage. Le Tibet fut jadis un empire puissant et guerrier; mais lorsque Harrer demande à un tâcheron pourquoi on ne construit plus d'édifice comme le Potala, celui-ci lui répond que c'est l'ouvrage des dieux et qu'aucun humain ne serait à même de réaliser un tel travail! La mort des ouvriers est perçue comme un mauvais présage; on craint des catastrophes naturelles et même une guerre avec la Chine. Tous les Tibétains, même ceux qui ont étudié à l'étranger, sont superstitieux, ce qui ne les empêche pas d'amener leurs blessés à la mission commerciale anglaise, où une dizaine de lits sont prévus pour les cas urgents, et où officie un médecin européen; chaque matin, une file d'attente s'allonge devant la légation; il serait facile de faire venir d'autres praticiens de l'étranger, si les moines ne s'y opposaient pas; les personnages les plus hauts placés, qui font appel au docteur anglais, encourent eux aussi la vindicte des religieux. * Les moeurs judiciaires semblent s'être adoucies depuis les réformes du 13ème Dalaï lama (voir Kawaguchi). De hautes personnalités monacales chargent Aufschnaiter, qui est ingénieur, de construire un réseau d'irrigation à proximité de Lhassa; Harrer lui servira d'arpenteur. Arrivés sur les lieux, les deux hommes ont la surprise d'y découvrir une nuées de moines accroupis en train de faire leurs besoins; le terrain a été converti en latrines collectives! Ils ne s'en mettent pas moins à l'ouvrage. Mais Harrer a trop présumé de ses forces; sa sciatique se réveille; son ami termine l'ouvrage seul. Pendant ce temps, Harrer agrémente la maison du fils Tsarong d'un jet d'eau alimenté par un réservoir placé sur le toit; ce premier jet d'eau en service au Tibet devient l'attraction de Lhassa. Un journal tibétain, imprimé en Inde, qui tire à cinq cents exemplaires et s'écoule difficilement, relate de façon objective les pérégrinations des deux étrangers. Harrer décrit des manifestations sportives très prisés des Tibétains. Les épreuves de lutte se déroulent sur l'esplanade du Jokhang; les lutteurs, tous amateurs et relativement mal entraînés, sont vêtus d'un simple pagne, à une période où il fait encore très froid. Après la lutte, une autre épreuve de force a lieu: il s'agit de porter une énorme pierre autour du mât à prières. Puis une rumeur s'élève; une galopade s'entend au loin; les dob-dob dégagent les rues à coups de bâtons; soudain déferlent, entre les haies formés par les spectateurs, des chevaux portant, attaché à leur crinière, une banderole indiquant le nom de leur propriétaire; l'usage veut que ce soit une bête du Dalaï lama, ou d'un membre du gouvernement, qui remporte la course et, si un outsider s'avise de prendre les devants, on lui jette une trique entre les jambes! Derrière les chevaux, apparaissent des coureurs à pied de tout âge. Ils cèdent la place à des cavaliers revêtus d'habits anachroniques. Les vainqueurs des épreuves reçoivent des écharpes blanches ou de couleur; l'assistance rit, acclame bruyamment, mais n'applaudit jamais. D'autres manifestations ont lieu dans une prairie à l'extérieur de la ville. Les nobles ont mis leurs plus beaux atours; ils savent parfaitement où acheter les meilleurs produits: le renard qui orne leurs grands chapeaux vient de Hambourg, les perles de culture du Japon, les turquoises de Perse, le corail d'Italie, l'ambre de Berlin et Koenigsberg. Le bas peuple se réjouit de voir ses maîtres si riches et si puissants; à la fin de la fête des cavaliers, les ministres échangent leurs chapeaux bordés de rouge avec ceux de leurs serviteurs, pour montrer leur solidarité avec les petites gens. Cette fête est une fantasia survivance des temps héroïques des peuples des steppes; les cavaliers, faisant preuve d'une habileté consommée, tirent à la cible avec un fusil puis un arc. Dans l'assistance se mêlent toutes les ethnies installées au Tibet; on voit des Chinois, aux yeux plus bridés et aux joues moins rouges que les Tibétains, souvent commerçants, qui épousent des Tibétaines et se fixent dans le pays; ils ont le droit de fumer l'opium, vice interdit aux Tibétains; ces derniers peuvent fumer des cigarettes, sauf pendant les fêtes du nouvel an, lorsque les religieux font la loi, en revanche, clercs et laïcs prisent toute l'années; on rencontre aussi des Népalais, exemptés d'impôts par suite d'une victoire du Népal sur le Tibet; ils sont riches et tiennent les meilleurs commerces; leurs vêtements éclipsent ceux des nobles tibétains et les tuniques rouges des soldats gurkhas; ils ne sont que de passage au Tibet et s'en retournent chez eux, dès qu'ils estiment avoir amassé assez d'argent; les Gurkhas ne respectent pas les interdits touchant la pêche; ils fournissent les nobles en poissons; ces derniers risquent cependant la peine du fouet, mais elle leur est rarement appliquée; un seul village au Tibet est autorisé à pêcher, par dérogation, étant situé en un endroit où n'existe aucune autre ressource alimentaire, ses habitants sont ravalés au rang des forgerons et de bouchers*; il y a aussi des musulmans, qui peuvent épouser des femmes tibétaines, mais sans les contraindre à renoncer à leur religion et à porter le voile; ces musulmans, installés depuis longtemps à Lhassa, entretiennent des relations commerciales étroites avec le Cachemire; il y a aussi des Hui-Hui, musulmans chinois originaire du Kuku-Nor**, qui règnent sur les abattoirs, situés dans un quartier excentrique; on les regarde de travers; les musulmans possèdent leurs mosquées et le bouddhisme tibétain fait preuve à leur égard d'une tolérance religieuse exemplaire; il y a aussi des Ladhakis, des Bhoutanais, des Mongols, des Sikkimois, des Kazaks... tout ce monde se côtoie sans animosité. La dernière épreuve est réservée aux nobles. Il s'agit du tir à l'arc, avec une flèche dont le fer a été remplacé par une perle de bois perforé qui émet en vol un étrange sifflement; il est rare qu'un tireur manque la cible. La fête se termine par la remise des écharpes et chacun s'en retourne chez lui, heureux, avec le souvenir d'une belle journée. * Voir ci-dessus.
Le printemps se termine. L'été approche et les deux étrangers, comme des oiseaux sur la branche, attendent que l'on statue définitivement sur leur sort. Harrer se porte mieux, mais il continue de se soigner, tandis que les nobles viennent admirer le jet d'eau du jardin. Les Tibétains aiment autant les jardins que les Chinois et fleurissent aussi copieusement leurs intérieurs. Après les laïcs, les religieux ont fourni du travail aux deux intrus; ceci est de bon augure dans un pays dominé par le clergé. Harrer est appelé par les Tsedrung. Cet ordre de moines, parmi lesquels se recrutent les proches serviteurs du Dalaï lama, constitue une sorte de franc-maçonnerie. D'origine plébéienne, ses membres équilibrent l'influence de la noblesse. Ils reçoivent une excellente formation et leur sélection est sévère; leur nombre est limité à cent soixante-quinze. L'admission parmi eux confère le cinquième rang de noblesse et, grâce à leurs talents, ils peuvent accéder à un rang supérieur; un signe distinctif précise ce rang (par exemple une étole jaune pour le troisième). L'administration tibétaine était autrefois peu nombreuse (350 fonctionnaires); elle s'est étoffée depuis; cela ouvre un large champ d'activité à cette élite sacerdotale, chaque fonction étant pourvue, comme on l'a vu, de deux titulaires afin d'empêcher les abus de pouvoir*. Le chambellan du Potala, qui vient de le convoquer, propose à Harrer d'aménager les jardins des Tsedrung; si son travail convient, on lui confiera le soin de réorganiser le parc du Dalaï lama. Les deux étrangers se croient tirés d'affaires; il n'en est rien; Gutherie déclare Harrer transportable et un officiel vient leur enjoindre de se mettre en route. Les deux hommes s'y opposent et adressent une nouvelle requête; en attendant la réponse, ils ne bougent pas; on semble les oublier. Bien intégrés dans la population, jouissant de solides protections cléricales et d'amitiés parmi la noblesse, autonomes grâce à l'argent qu'ils gagnent en travaillant, les deux hommes possèdent de nombreux atouts dans leur jeu, pour éviter l'expulsion qui les menace. Même sans parler des geôles britanniques, Harrer et son compagnon ne sont pas pressés de rentrer en Europe * On peut aussi penser que ce bînome reproduit, à tous les niveaux, la traditionnelle relation religieux-protecteur. Sur ces entrefaites, la mère du Dalaï lama donne le jour à un nouvel héritier. Harrer, qui travaille dans le jardin de la famille, est invité à la cérémonie célébrant ce joyeux événement. La rapidité avec laquelle les Tibétaines se relèvent de couches est étonnante. La naissance n'est assistée par personne; la mère nourrit ses enfants, parfois jusqu'à l'âge de trois à quatre ans; la mortalité infantile est élevée, notamment par suite de maladies vénériennes. Dans les familles nobles, l'enfant est confié à une femme qui ne le quitte jamais. La naissance donne lieu à une fête solennelle, au tirage de l'horoscope de l'enfant et au choix de son nom. Harrer décrit la fête donnée par les parents du Dalaï lama; les convives sont nombreux, la nourriture abondante et variée (viandes et légumes diverses, spécialités hindoues et chinoises, friandises); le repas se termine par la traditionnelle soupe aux nouilles; on boit du tchang, et, pour les plus raffinés, du porto et du whisky. Puis les convives sont raccompagnés chez eux, après que le maître de céans leur ait passé au cou une écharpe blanche, l'inévitable kata (voir Tucci). Harrer s'est lié d'amitié avec
Lobsang Samten, un frère aîné du Dalaï lama. Ce
dernier est l'intermédiaire obligé entre son frère
et le gouvernement. Lorsqu'il apparaît dans une société,
tout le monde se tait, en signe de respect. Il n'en demeure pas moins modeste.
Il rend souvent visite à son frère, enfermé au Potala,
qui passe son temps en prières et en méditations. L'enfant
divinisé manque d'amusement et s'ennuie. Pour se distraire, il regarde
à la jumelle ses sujets vaquant dans les rues et, comme ceux-ci
le savent, ils se cachent, dès qu'ils aperçoivent sa frêle
silhouette. Le jeune pontife observe aussi souvent Harrer, alors qu'il
travaille dans les jardins. Il se réjouit à l'idée
de se rendre bientôt à Norbulingka, son palais d'été,
où les pêchers fleurissent. Les sonneries de trompe annoncent
le retour de la belle saison, dont la date est déterminée
par les devins. Désormais, tout le monde est autorisé à
porter ses habits légers, dès que les moines et les nobles
ont donné l'exemple; avant, c'est interdit.
Bientôt le Dalaï lama s'échappe du Potala, plus prison que palais, pour se rendre à Norbulingka, entre deux haies de spectateurs attirés par l'imposante cérémonie. Le palais d'été, commencé sous le 7ème Dalaï lama, ne fut achevé que sous le 13ème*. Ce dernier était un réformateur; il fit venir des Indes trois automobiles démontées, à dos d'hommes et de yaks, au grand émoi du clergé; elles furent remontées à Lhassa, par un mécanicien formé aux Indes qui devint le chauffeur officiel du pontife; elles ne servirent presque jamais, sauf à des escapades du 13ème Dalaï lama, qui regagnait parfois incognito le palais d'été, après son retour en grande pompe au Potala; maintenant, elles dorment dans une grange, entretenues par le chauffeur qui se lamente de leur inutilité. Le cortège est annoncé par une musique discordante; suivent des moines portant les objets du Dalaï lama, puis des serviteurs avec les cages de ses oiseaux favoris: les mots lancés par un perroquet sont interprétés comme un message divin; viennent après des porteurs de bannières et d'oriflammes, des musiciens à cheval produisant plus de bruit que de musique, les Tsedrung qui caracolent, selon leur rang dans la confrérie, les chevaux de l'écurie personnelle du Dalaï lama, aux mors et ornements de selles en or massif, aux caparaçons de brocart, les ministres et les dignitaires, des géants (l'un d'eux mesurerait 2,4 m) aux épaules rembourrées pour augmenter leur carrure, armés de longs fouets, pour tenir la foule à distance, le général en chef de l'armée tibétaine, en uniforme kaki et casque colonial, avec ses épaulettes et ses décorations en or, brandissant une épée; puis la litière aux rideaux jaunes du Dalaï lama, portée par trente-six hommes vêtus de vert et coiffés d'un chapeau écarlate, un moine tenant un parasol de plumes de paon au-dessus d'elle, tout le monde s'incline alors en signe de respect, il en est même qui se jettent au sol; arrive ensuite la litière du régent, un vieillard de 73 ans, impassible, qui passe dans un silence chargé d'angoisse: ce puissant personnage a autant d'amis que d'ennemis; ce sont maintenant les prieurs des trois grands monastères, Sera, Ganden et Drepung, qui passent à cheval, suivis des nobles, chacun à son rang. Le défilé se termine par l'exécution du God Save the King et des airs de cornemuse écossais qui rappellent que les militaires tibétains ont été formés par l'armée anglaise**. La couleur dominante de la procession est le jaune, couleur du Dalaï lama, dont l'origine remonte à Tsongkapa; on dit, qu'au moment de participer à une cérémonie, ce dernier, ne trouvant pas de coiffe rouge, on lui en remit une jaune, celle-ci serait devenue par la suite le symbole de la nouvelle école qu'il fonda. * En fait le palais d'été
n'est jamais achevé, chaque Dalaï lama s'y faisant construire
un nouveau pavillon.
Le beau temps est là; la température monte à 25° le jour, mais les nuits sont fraîches. La sécheresse commence à sévir; les puits ne contiennent que de la boue; il faut aller quérir l'eau à la rivière, où l'on jette les cadavres que les poissons mangent*. Un décret ordonne aux Lhassapa d'arroser les rues; tout le monde s'asperge à qui mieux mieux, pour la plus grande joie des enfants, avec l'eau ramené de la rivière. Pendant ce temps, l'oracle de Gadong, le plus célèbre "faiseur de temps", entre en transe devant le Dalaï lama, à Norbulingka; il grimace, pousse des cris, tandis qu'un greffier note ce qu'il profère; abandonné par la divinité qui le possédait, il s'écroule enfin, frappé de catalepsie. Il a promis la pluie: une heure après celle-ci tombe, mystère inexplicable! *Il existe plusieurs sortes de funérailles au Tibet, le cadavre devant disparaître dans l'un des éléments : feu, eau, air, terre... C'est ainsi que les enfants décédés sont jetés dans les rivières et les lacs. Harrer, désormais bien introduit dans la société tibétaine, en profite pour s'informer sur ses moeurs. Lorsque vient l'époque des vacances, les nobles partent se mettre au vert. Ils installent leur tente au bord de l'eau. Peu d'entre eux savent nager. Un jour, l'ancien sportif autrichien qu'il est, sauve de la noyade le fils d'un notable. Il en acquiert l'aura d'un favori des divinités. Le père de l'enfant, divorcé d'un premier mariage, a perdu sa seconde femme et s'est remarié avec l'épouse d'un noble de rang inférieur. Il a pris ses dispositions testamentaires, afin que toute sa fortune ne reste pas à sa veuve. Bien que la plupart des Tibétains soient monogames, la polyandrie et la polygamie ne sont pas rares. Le but recherché étant la sauvegarde du patrimoine*. Toutes les combinaisons sont admises, sauf la consanguinité, qui n'est possible qu'avec dérogation du Dalaï lama. Les nobles se marient entre eux, pour préserver la pureté de leur sang. En raison du nombre élevé de moines, il y a pléthore de femmes au Tibet. Contrairement à une opinion répandu, jamais Harrer ne s'est vu offrir sa fille par un noble l'accueillant; mais il arrive, qu'après un repas copieusement arrosé, l'hôte propose à son invité de choisir une compagne pour la nuit parmi ses servantes. Les parents n'arrangent plus les mariages comme autrefois. On se marie jeune (17 ans pour les filles, 18 pour les garçons). L'épouse ne devient maîtresse de sa nouvelle maison qu'au décès de sa belle-mère. Les divorces sont rares et l'adultère féminin est sévèrement puni, mais la peine, l'ablation du nez, ne semble pas souvent appliquée. Comme ailleurs, il existe des femmes qui font commerce de leurs charmes. (Voir aussi Tucci). * L'opinion de Harrer est contestable. En fait, elle ne concerne que les nobles plutôt portés sur la polygamie. Les pauvres, dépourvus de biens, pratiqueraient la polyandrie pour multiplier les sources de revenus et faire en sorte qu'un homme soit toujours présent au foyer (voir ici). Les maladies vénériennes exercent des ravages d'autant plus grands que le recours à la médecine est généralement tardif. Les interventions chirurgicales se bornent à l'incision des abcès et des furoncles; une crise d'appendicite peut-être fatale. L'enseignement de la médecine relève de l'empirisme et des pratiques religieuses. Il est dispensé à Tchagpori à des moinillons choisis parmi les plus doués. L'astronomie y joue un rôle important. Pour établir un diagnostic, on se contente de prendre le pouls du patient. L'automne venu, professeurs et étudiants partent cueillir des plantes médicinales dans la montagne; ces excursions sont très prisées des potaches. Les plantes sont séchées, broyées et ensachées pendant l'hiver. Les médicaments sont délivrés quasi gratuitement, on se contente d'un cadeau en paiement. Ces plantes font merveille contre la grippe et la bronchite, mais se sont révélées inefficaces pour soigner la sciatique de Harrer. Le prieur-directeur de Tchagpori est le médecin personnel du Dalaï lama; cette fonction est dangereuse: celui qui l'exerçait sous le 13ème Dalaï lama a été démis à la mort du pontife, comme convaincu de n'avoir pas su le guérir; il échappa de peu à une peine plus sévère. La vaccination contre la variole se pratique dans les villes et les monastères, mais les maladies contagieuses et les épidémies décimeraient la population, si le climat et l'air du Tibet n'étaient pas aussi salubres. L'hygiène est déplorable; les deux étrangers ont dressé des plans d'un réseau d'évacuation des eaux usées qui n'existe pas à Lhassa. Le Tibétain préfère recourir aux "saints" qu'aux médecins; les charlatans abusent de sa crédulité, en le soignant avec leur salive, de la tsampa ou des médicaments à base d'urine d'individus vertueux, voire même en plongeant de petits temples dans une eau, que l'on applique ensuite sur la partie malade. Les amulettes, notamment les objets ayant appartenu au Dalaï lama, sont recherchées par toutes les classes de la société; elles sont censées rendre celui qui les porte invulnérable, même aux balles! Les faiseurs d'horoscopes pullulent; ils restaurent la confiance de ceux qui les consultent. Un lama célèbre pour ses prédictions parcourait villes et villages; il fallait prendre date longtemps à l'avance pour obtenir une consultation; l'opérateur radio anglais, Fox, s'était inscrit, malheureusement le lama décéda avant que son tour ne fût venu; la vie exemplaire de ce lama, un ancien ermite strictement végétarien, lui avait valu un grand prestige. La réincarnation de Pal-den Lha-mo, la "truie adamantine"*, révérée comme une sainte par la population de Lhassa, deviendra plus tard la supérieure d'un monastère d'hommes sur les rives du lac Yamdrok. Des rumeurs invérifiables de guérisons miraculeuses opérées par des moines ou des nonnes circulent à Lhassa. (Voir aussi Tucci) * Voir Léa Lafugie. Harrer a la bonne fortune d'assister à une consultation de l'oracle d'État de Nechung. Ce jeune homme de dix-neuf ans s'est fait remarqué par ses dons de médium; il est le supérieur du monastère. La séance se tient dans une atmosphère affolante, dans une salle saturée d'encens, dont les murs sont constellés de figures grimaçantes et de têtes de mort. Le jeune moine dévêtu porte un miroir métallique rond sur la poitrine. Au milieu du bourdonnement de la musique rituel, on le drape de jaune, puis on l'assoit sur un siège surélevé. Il est bientôt agité de tressaillements, signes qu'il quitte son corps afin que la divinité puisse en prendre possession. Il s'immobilise tandis que son visage prend la pâleur de la cire. Un sursaut révèle que le dieu est là; des tremblements agitent l'oracle. Des serviteurs placent sur sa tête une lourde coiffe qui l'écrase. Son visage s'empourpre, ses yeux saillent. Il se dresse soudain, au son des trompes, et se met à danser en semant des graines d'orge, que des serviteurs lui ont mis dans les mains. De son doigt orné d'une grosse bague, il frappe le miroir sur sa poitrine. Le membre du gouvernement qui le consulte lui passe au cou une écharpe blanche et lui pose une question. La réponse, notée par un vieux moine faisant office de greffier, est presque inaudible. D'autres questions suivent. Les dernières restent sans réponse; on apporte des écharpes au devin qui les noue. Il se remet à danser avant de s'écrouler au sol, inanimé. Quatre moines l'emportent. Toutes les décisions gouvernementales importantes ne sont jamais prises sans consulter l'oracle. Il officie en public lorsque le Dalaï lama se rend au temple de Tsug Lha Kang (Jokhang), non sans que l'assistance ne soit pénétrée d'une vague terreur. Il existe à Lhassa au moins six autres médiums, dont une vieille femme que notre sceptique Occidental suspecte de supercherie. Le recours aux devins est une survivance du bön, religion antérieure au bouddhisme, qui procédait à des sacrifices humains. L'automne passe, on approche de l'hiver. Aufschnaiter, a réalisé différents travaux et on lui demande maintenant de réparer la centrale électrique, édifiée une vingtaine d'années plus tôt, par des nobles ayant étudié en Angleterre. Cette centrale délabrée n'est guère capable que de fournir du courant à l'hôtel de la Monnaie, et aux habitations des ministres lorsque les ateliers ferment. Le gouvernement tibétain frappe lui-même sa monnaie et imprime ses billets; l'unité est le sang, divisé en dix cho qui comprennent chacun dix karma*. La centrale a été installé sur un bras de rivière au courant insuffisant, pour ne pas indisposer les divinités. L'ingénieur allemand réussit à convaincre les autorités que la réparation de la centrale est impossible et qu'il est nécessaire de l'installer ailleurs, en un endroit où le courant est plus fort. Pour suivre de plus près les travaux, il décide d'aller habiter sur place. Harrer se retrouve seul. Il donne maintenant des leçons à plusieurs enfants nobles, mais ceux-ci ne se montrent guère assidus; la constance n'est pas le fort des Tibétains. Cependant, les occupations ne manquent pas et, avec un peu d'industrie, une personne parlant anglais, ce qui est indispensable pour commercer avec l'empire des Indes, peut s'enrichir rapidement à Lhassa. Les deux étrangers, qui acceptent n'importe quel travail, ont même été amenés à redorer des statues à la demande d'un monastère! Le Tibet possède d'immenses ressources minières: or, métaux, sel, charbon, naphte... mais celles-ci ne sont pas exploitées, par crainte d'éveiller le courroux des divinités. Les provinces se contentent du peu qu'elles extraient, avec des moyens de fortune, pour acquitter leur contribution au gouvernement central; les orpailleurs du Changthang grattent le sol avec des cornes de gazelles, comme à l'époque antique; pendant ce temps, les pépites, entraînées dans les rivières, vont s'accumuler dans des bassins, hors des frontières, pour le plus grands bonheur des Chinois! Les métaux, pour battre monnaie ou fabriquer épées et poignards, sont importés; on continue à se chauffer à la bouse de yak et au crottin de cheval, faute de creuser la terre pour en retirer du charbon. Les riches gisements de sel gemmes sont ignorés; les quelques milliers de charges de sel exportées à dos de moutons au Bhoutan, aux Indes ou au Népal, suffisent pour se procurer un peu de riz. Il est vrai que la mise en exploitation des ressources ne manquerait pas d'attirer les convoitises de l'étranger et s'en serait alors fini de la tranquillité du pays. Les populations gagnerait-elle au changement de mode de vie qui en résulterait? La civilisation occidentale et son progrès technique apportent-ils le bonheur? Harrer en doute**. D'autant que les nouvelles qui lui parviennent enfin d'Europe sont loin d'être réconfortantes. Notre homme est maintenant doté d'un appareil radio, avec lequel il capte sans aucune difficulté les informations; les parasites sont inconnus dans un pays privé d'électricité et de machines. Harrer vit seul, sans servante ni femme, bien qu'il ait songé parfois à prendre une épouse. Cela le sert auprès des religieux, qui s'éloigneraient d'un homme marié, en raison des interdits touchant le sexe. Il faut savoir que l'homosexualité n'est pas considérée comme un vice dans les monastères, mais au contraire comme un gage de chasteté; un moine peut prendre une épouse, mais il lui faut alors quitter sa robe, et renoncer en même temps aux privilèges qui y sont attachés, s'il est roturier; en revanche, les rapports d'un moine avec une femme sont sévèrement châtiés ***. * La frappe des monnaies et l'impression
des billets étaient récentes, auparavant ce travail était
effectué au Népal (voir ici).
De nombreux étrangers s'adressent au Tibet dans l'espoir d'obtenir l'autorisation, presque toujours refusée, d'y pénétrer. Le Dalaï lama envoie ses voeux et sa bénédiction aux tuberculeux qui pensent que l'air des cimes les sauveraient, mais le Tibet préserve jalousement son isolement. Pendant le séjour de Harrer, les étrangers qui visitent Lhassa se comptent sur les doigts de la main. Il y a d'abord un journaliste français, Amaury de Riencourt, invité par les Anglais*. Il y a ensuite, Tucci, un tibétologue italien réputé, qui refuse de soutenir la thèse de la rotondité de la terre, dans un débat entre Harrer et les Tibétains qui la croient plate**; l'Italien retournera dans son pays avec un riche butin ethnologique et des livres précieux. Puis, viennent deux Américains, Thomas Lowell et son fils, acceptés dans l'espoir qu'ils montreront au monde la volonté d'indépendance d'une population que la Chine estime sienne, que le régime au pouvoir à Pékin soit nationaliste ou communiste. Un ingénieur anglais et un mécanicien russe reçoivent ensuite la permission d'exercer leur métier, pour mettre en route la nouvelle centrale électrique; le Russe a fui son pays au moment de la Révolution, c'est un aventurier aimant l'alcool et les femmes; il a goûté aux camps d'internement britanniques, s'est évadé, a été repris et employé au Sikkim, avant de venir au Tibet, d'où il se sauvera en Australie, lors de l'invasion chinoise. L'indépendance de l'Inde scelle le sort de la représentation diplomatique anglaise à Lhassa. Seul demeure le chef de la mission, Richardson, qui assure l'intérim pendant un an, faute de remplaçant***. Reginald Fox, l'opérateur radio, passe au service du gouvernement tibétain. Il s'associe un compatriote, Robert Ford, pour installer à Chamdo (Kham), dans l'est, un système de surveillance destiné à donner l'alarme en cas d'invasion chinoise****; Ford initie la jeunesse tibétaine fortunée à la samba, au grand scandale des personnes d'âge mûr, qui jugent cette danse indécente; Fox sera condamné à la prison à vie par les Chinois, sous l'accusation d'avoir empoisonné un lama. Il y aura enfin un Américain, Bessac, dont il sera question plus loin. * Cette invitation est une preuve
supplémentaire de l'influence qu'exerçaient les Anglais depuis
l'invasion de 1904.
En février 1947, Harrer assiste à nouveau aux fêtes du nouvel an. Il s'intéresse essentiellement aux cérémonies qu'il n'a pas vu l'année précédente, à cause de sa sciatique, en particulier à une parade qui rappelle la victoire acquise sur une armée d'invasion musulmane; cette armée, surprise par une tempête de neige, au pied des monts Nien-Tchen-Tang-La, fut entièrement détruite*; les Tibétains ramenèrent en triomphe les armures à Lhassa; depuis lors, les soldats les revêtent et les portent en triomphe chaque année, au son des vieux canons; cette mascarade ne dépare nullement dans une cité restée, à bien des égards, au Moyen-Âge. La foule se presse autour d'un grand feu où brûlent les offrandes. L'exhibition de l'oracle d'État porte la cérémonie à son paroxysme. Puis, les fidèles se déchaînent et cela peut devenir dangereux; en 1939, les cinéastes de l'expédition allemande, furent assaillis à coups de pierre et s'échappèrent de justesse**! Plus tard, Harrer, lorsqu'il filmera pour le Dalaï lama, n'évitera pas lui non plus quelques désordres. En attendant, les deux étrangers reçoivent l'avis que le pontife tibétain souhaite les recevoir. Non sans émotion, au jour dit, ils gravissent les marches et les échelles qui conduisent aux appartements du souverain, parmi les visiteurs tibétains surveillés par des dob-dob, fouet en main. Ils arrivent à une porte devant laquelle se trouvent des Tsedrung, puis pénètrent dans la salle d'audience. Ils remettent les écharpes de bienvenue destinées au Dalaï lama à un prieur, car on ne peut les offrir directement au pontife; le Dalaï lama, un jeune homme au sourire fin, est assis en tailleur, sur un trône recouvert de brocarts; il leur donne sa bénédiction; puis les deux étrangers passent devant le régent, qui les bénit également; on leur passe au cou des écharpes rouges; ils prennent place sur des coussins; on leur sert du thé et du riz, dont il jettent quelques grains au sol, en hommage aux divinités. Des centaines de Tibétains, les yeux baissés en signe de respect et d'obéissance, défilent devant le Dalaï lama, et déposent devant lui leurs offrandes; certains ont parcouru des milliers de kilomètres pour vivre l'instant où le pontife leur caressera la joue avec son chasse-mouches; ils conserveront toute la vie, comme un talisman protecteur, l'écharpe qui leur est remise à la fin de l'audience; cette écharpe, de taille différente selon le rang de la personne, porte les trois noeuds rituels faits par des moines, le Dalaï lama ne nouant que celle des ministres et des membres du haut clergé. A la fin de la cérémonie, on remet à Harrer et à Aufschnaiter un billet de cent sang, de la part du Dalaï lama; ils conserveront ce billet comme un porte-bonheur. * Il s'agit sans doute de la
tentative d'invasion de Ikhtyar ud-dîn
vaincue, croit-on, grâce à une intervention surnaturelle (voir
ici).
Après l'audience, Harrer et son compagnon visitent le Potala. La description qu'il en donne est conforme à ce que l'on peut encore voir aujourd'hui, à quelques détails près. Cet énorme château est parcouru de couloirs sombres; on accède aux étages par des échelles de meuniers crasseuses et glissantes; les tombeaux des dalaï lamas sont recouverts de tonnes d'or et surmontent l'édifice; on est confondu par cet étalage de richesse, trait de la mentalité tibétaine. Dans l'aile occidentale, vivent deux cent cinquante moines; l'aile orientale abrite le séminaire des Tsedrung, les ministères et les bureaux administratifs*. L'attention est attiré par une porte aux dimensions inhabituelles, derrière laquelle sont garées les trois automobiles du défunt 13ème Dalaï lama, dont personne ne se sert plus depuis sa mort. De la terrasse, on embrasse un vaste panorama: le Chagpori et son école de médecine, la vallée du Kyitchu (rivière de Lhassa), le quartier de Chö et la succession des toits plats de la ville, sans apercevoir les immondices qui encombrent les rues*. La vie au Potala est austère; chaque nuit, les portes sont verrouillées; des rondes circulent; les veilleurs se hèlent. Le Palais est un sépulcre où reposent les pontifes; on n'entend jamais rire dans ses corridors et les fêtes y sont inconnues; les seules distractions du Dalaï lama sont les conversations avec ses maîtres et les visites de son frère. L'eau nécessaire aux cuisines est puisée dans une source, soigneusement close, qui jaillit à la base du Chagpori; le flux qui s'en échappe donne naissance à un ruisseau, dont l'eau limpide est très prisée des Lhassapa. L'éléphant du Dalaï lama vient s'abreuver dans ce ruisseau; l'énorme animal jette la perturbation autour de lui chaque fois qu'il apparaît; c'est le seul rescapé de deux éléphants offerts par le roi du Népal au Dalaï lama en 1944, l'autre n'a pas survécu au voyage, malgré tous les soins pris; on le loge dans un bâtiment spécial dans l'aile nord du palais; l'animal participe aux cortèges et aux processions, non sans effrayer les chevaux qui prennent le mors aux dents à sa vue! Le décès du père du Dalaï lama endeuille les fêtes du nouvel an; il n'a pas fait appel au médecin anglais, ce qui eût été un bien mauvais exemple; il s'en est remis aux sorciers, qui se sont en vain succédés à son chevet; ils ont confectionné une poupée, dans laquelle la maladie a été enfermée, cette poupée a été solennellement brûlée sur les rives du Kyitchu; mais cela n'a pas guéri le malade. Son cadavre, transporté sur une colline, a été coupé en morceaux pour être mangé par les vautours et les corbeaux***. * Les bâtiments à
vocation religieuse ont une façade rouge, les bâtiments à
vocation administrative une façade blanche.
Une grave crise éclate en 1947. L'ancien régent, Reting Rinpoche, complote pour revenir au pouvoir, avec la complicité des moines de Sera. L'explosion d'une bombe entre les mains du nouveau régent doit donner le signal de la révolte; l'attentat échoue, la bombe éclatant trop tôt. Reting Rinpoche est arrêté; ses partisans entrent en dissidence. A Lhassa, on se barricade, par crainte que les moines de Sera ne se répandent dans la ville, pour piller les magasins et les demeures des nobles; on n'accorde qu'une confiance limitée dans les capacités militaires de l'armée. Celle-ci prend position autour du monastère de Sera qui est bombardé; les moines résistent, mais finissent par être battus; certains s'enfuient en Chine*, d'autres sont arrêtés, exilés ou fouettés, mais aucun n'est exécuté; on en verra beaucoup, au cours des années suivantes, errer la cangue au cou et les chevilles entravées; l'intronisation du Dalaï lama les amnistiera. Reting Rinpoche meurt opportunément; nul n'est dupe des raisons de son décès qui en fait un martyr; le peuple lui attribue des miracles**. Sera, livré à la soldatesque, est pillé; les objets sacrés se retrouvent en vente sur le Barkhor. Les biens des rebelles sont confisqués et leurs maisons rasées. * Les opposants se réfugient
traditionnellement en Chine lorsque les Chinois sont absents du Tibet,
et en Inde lorsqu'ils y sont!
Le quatrième mois de l'année tibétaine est marqué par des cérémonies commémorant la naissance et la mort du Bouddha. Les pèlerins font le tour de Lhassa en onze jours, en mesurant le chemin de leurs corps; toutes les castes se confondent, pendant cet exercice, mais chacun reprend son rang le soir venu; certains nobles paient des "rampeurs" professionnels pour accomplir le rite à leur place! Le 15 du quatrième mois, date de la mort du Bouddha, d'importantes festivités se déroulent; elles attirent une foule de mendiants, car les riches se montrent alors généreux. Des saltimbanques racontent l'histoire de Kesar (ou Gesar), en commentant des images fixés à un mur, puis font la quête auprès des badauds; des commerçants vendent des ardoises gravées de mantras que les acheteurs déposeront sur les manis, contournés par les bouddhistes dans le sens des aiguilles d'une montre et par le bönpos dans l'autre sens. Pendant ce mois, il est interdit d'abattre des animaux, aussi les invitations sont-elles rares, car il est très impoli de servir à un invité un repas maigre. Le gens du commun se rendent sur une île, au nord du Potala, en empruntant des barques en peau de yak, pour y pique-niquer sur l'herbe. En automne, Harrer et son compagnon sont chargés de dresser le plan de Lhassa et d'en préparer le cadastre, tâche qui n'a jamais été réalisée. Il sont accompagnés de deux sergents de ville pour écarter les curieux qui gênent leur travail. La recherche de leur maison sur les bleus devient bientôt un jeu qui fait fureur parmi les nobles! Ensuite, on demande aux deux étrangers de créer un réseau d'égouts et d'installer l'éclairage électrique dans la ville. En juin 1948, Harrer est réveillé en pleine nuit pour se rendre à Norbulingka, menacé par une crue subite; en même temps, le faiseur de temps de Gadong est convoqué: deux précautions valent mieux qu'une! Chacun oeuvre à sa façon: Harrer colmate les brèches et le faiseur de temps prie; la pluie s'arrête, l'inondation est maîtrisée; les deux compères sont félicités. Une fois le Kyitchu rentré dans son lit, Harrer se met en devoir d'éloigner définitivement les risques d'inondation du palais d'été; on met cinq cent soldats et mille terrassiers à sa disposition; il obtient un salaire pour ces derniers, innovation significative pour des gens jusqu'alors soumis gratuitement à la corvée. Le travail n'avance pas vite, avec des ouvriers à la productivité faible qui s'arrêtent à tout bout de champ, pour éviter de tuer des vers de terre. Les femmes employées aux travaux de terrassement sont nombreuses, vingt pour cent des hommes se prélassant dans les monastères. Les ouvriers se nourrissent exclusivement de tsampa, de thé au beurre et de navets; la viande est trop chère pour eux. Des bateliers transportent les blocs de granit sur des barques en peau de yak doublée de planches, pour renforcer leur résistance; bien payés, ces bateliers n'en sont pas moins des parias, comme les tanneurs, car l'utilisation du cuir des animaux est une offense aux préceptes bouddhistes. Le courant du Kyitchu étant trop rapide, les bateliers doivent remonter leur barque sur la terre ferme, une brebis portant leur bagage en trottinant derrière eux, pour aller quérir leur charge en amont. Le Dalaï lama ayant emprunté le col par où passaient les bateliers de Samye, ce col a été interdit à ces parias, contraints désormais d'effectuer un long détour, avec un poids d'une centaine de kilos sur les épaules, à 5000 m d'altitude! Harrer est admis à Norbulingka. Le parc, entouré de murs, contient de nombreuses essences rares; c'est à la fois un jardin d'agrément et un verger fournissant des fruits pour le Dalaï lama; les visiteurs doivent être vêtus à la tibétaine, sous peine d'être refoulés. Une partie du parc est entourée d'une enceinte jaune; des sentinelles gardent l'entrée et, de place en place, d'énormes chiens, dans des niches, montrent les dents à ceux qui s'approchent trop près; derrière le mur de cette enceinte sacrée, réservée au Dalaï lama, on aperçoit d'épaisses frondaisons et des toits dorés, on entend les cris des paons; mais nul ne sait ce qui s'y passe. Des représentations théâtrales ont lieu sur un podium de pierre à proximité; les comédiens amateurs, tous masculins, appartiennent à toutes les classes de la société; les spectacles sont accompagnés de tambours et de cymbales; les thèmes sont généralement religieux, mais comportent aussi des satires comiques très prisées du public; ces pièces n'épargnent personne, ni le comportement des oracles, ni les travers des religieux, ni la frivolité des nonnes qui se laissent conter fleurette pour de l'argent*. Le Dalaï lama peut assister à ces scènes dissimulé derrière un rideau de mousseline. Chaque matin et chaque soir, la garnison de Lhassa défile clique en tête; le défilé du soir est le signal de la distribution des récompenses aux acteurs. Ces derniers se produisent aussi dans les monastères. * Cette irrévérence est également de mise dans les intermèdes qui coupent les danses Cham; elle est un des traits caractéristiques de la société tibétaine qui, à l'instar de celle de notre Moyen-Âge, semble tout permettre au bouffon (voir ici). L'an 1948 est une année faste pour Harrer qui a maintenant son autonomie. En sa qualité de jardinier du Dalaï lama, il est même pourvu d'un cheval des écuries du souverain. Il habite une maison loué au ministre des Affaires étrangères Surkhang; un serviteur cire à la bougie les dalles de pierres polies de son vaste appartement; il les lustre en se livrant dessus à de folles glissades, chaussé de babouches de laine; il entretient avec dévotion l'autel dédié aux divinités tutélaires, placé dans un angle de la salle commune, et attend son maître, armé d'une épée et d'un revolver, à la porte des amis auxquels il rend visite; ce serviteur zélé vit avec toute sa famille dans la maison; il fait preuve d'un amour touchant pour sa progéniture. De petits tapis ornent le sol des pièces; ils sont confectionnés sur place par des artisans qui viennent les fabriquer au domicile de leur client; ces artisans font preuve d'une grande dextérité, mais sont dépourvus d'imagination; les Tibétains excellent dans l'imitation mais ne font preuve d'aucun esprit inventif, d'où le caractère figé de leur art*. Harrer a confectionné une douche à l'aide d'un vieux bidon percé de trou, l'évacuation s'effectuant par un trou percé à travers le mur extérieur; tant d'ingéniosité stupéfie ses amis tibétains! Il s'est servi du mât à prières érigé sur le toit pour installer l'antenne de son poste de radio; il aimerait bien prendre des bains de soleil sur le toit en terrasse, mais ce serait totalement incongru. Il se livre également au jardinage et, moyennant arrosage, il obtient des résultats satisfaisants, récoltant deux cents kilos de tomates, sur seize mètres carrés, certaines pesant près d'une livre. Il en conclut que plantes et légumes d'Europe s'acclimateraient parfaitement sur le Toit du Monde. * Remarque pertinente qui s'applique à bien des Asiatiques (voir aussi Tucci). A la fin de 1948, l'orage menace. La guerre civile fait rage en Chine et le gouvernement redoute que des troubles ne divisent la colonie chinoise de Lhassa. Il profite de ce que l'opérateur radio de la mission chinoise joue au tennis pour occuper la station afin qu'il ne puisse pas informer son gouvernement; les ressortissants chinois sont expulsés sans violence; la plupart vont dans le camp nationaliste et quelques-uns auprès des communistes. Mao Tsé Toung proteste vigoureusement. Au Tibet, la crainte s'installe. Quatre émissaires, choisis parmi les personnalités progressistes, sont envoyés à l'étranger, d'abord aux Indes, puis en Chine, ensuite aux États-Unis et enfin en Europe. Le voyage dure deux ans, pendant lesquels les Tibétains rencontrent des hommes politiques et visitent des usines; ils sont impressionnés par les gratte-ciel new-yorkais, mais Paris a leur préférence. Ils ramènent dans leurs bagages une jeep en pièces détachées, que l'ancien chauffeur du 13ème Dalaï lama remonte, qui roule quelques temps dans les rues de Lhassa puis disparaît, son moteur étant utilisé pour mouvoir les machines de la Monnaie! La véritable raison du voyage aux États-Unis est l'acquisition d'une réserve de lingots d'or que des caravanes, gardées par des soldats armés jusqu'aux dents, ramènent à Lhassa. Les voyageurs ne tarissent pas sur toutes les choses étonnantes qu'ils ont vues au cours de leur périple, ni sur leurs aventures amoureuses. Mais ils ajoutent qu'on les a pris tantôt pour des Chinois, tantôt pour des Birmans et aussi parfois pour des Japonais, mais jamais pour des Tibétains, ce qui a le don de les mettre en joie*. Pendant ce temps, le monde change: l'Inde s'émancipe et les communistes conquièrent la Chine. * Anecdote significative: à travers le monde tout le monde ignore le Tibet! Avant sa majorité, le Dalaï lama est tenu de se rendre dans les monastère de Drepung et Sera pour s'y soumettre à des examens. Harrer a la bonne fortune d'assister à celui de Drepung. Ce vaste monastère abrite de nombreux moines. Ceux-ci logent dans des cellules individuelles, à raison d'une soixantaine de frères par maison; à chaque étage se trouve une cuisine où ils viennent chercher leurs repas. Le moine revêt jeune la robe pour ne plus la quitter; il ne possède rien en propre; au début, il sert son "gourou" et se livre aux besognes les plus humbles; s'il se montre intelligent, on lui apprend à lire et à écrire; plus tard, il entreprend des études de théologie; les privilégiés qui parviennent à percer sont rares, la plupart restent frères convers toute leur vie; les meilleurs, après quarante ans d'études, parviennent aux épreuves finales, pour occuper de hautes fonctions ecclésiastiques, étant entendu que les moines-administrateurs sont issus des Tsedrung; les places sont très chères: pour tout le Tibet, il n'y a guère plus d'une vingtaine de candidats par an. La vie des moines est minutieusement réglée (exercices de piété, repas, études, promenades, préparation des provisions provenant de leur village); ils sont regroupés en fonction de leur région d'origine. Tuer un animal est strictement interdit à l'intérieur d'un monastère, mais on peut y manger de la viande séchée, ou même de la viande fraîche, si un abattoir existe dans les environs. Les monastères vivent des largesses du gouvernement, des dons des fidèles et surtout des revenus de leurs immenses propriétés foncières. Tous les moines ne sont pas de doux rêveurs uniquement voués à la piété, loin s'en faut; beaucoup sont frustres et rudes et seule une discipline de fer est à même de les mater; les plus durs font partie des dob-dob; ces redoutables gaillards portent une lourde clé à la ceinture, dont ils se servent comme d'une matraque ou d'un projectile, certains cachent aussi un tranchet de cordonnier dans les plis de leur robe; querelleurs, ils ne rêvent que plaies et bosses; ce sont aussi de robustes sportifs qui se livrent à des compétitions entre monastères, uniquement revêtus d'un pagne agrémenté de clochettes. Les monastères de Drepung, Sera et Ganden jouent un rôle clé dans la conduite des affaires de l'État; leurs abbés sont fréquemment consultés avant la prise de décisions importantes. Les monastères sont de véritables universités et les bouddhas vivants (environ un millier) y sont accueillis; ces réincarnations constituent une source de revenu pour la communauté, en raison des dons qu'ils reçoivent des fidèles. Harrer a la bonne fortune d'assister à l'examen du Dalaï lama, qui s'effectue sous les arbres; il se montre admiratif pour la sagacité de cet enfant de quatorze ans qui, non seulement répond à toutes les questions sans se laisser démonter, mais, en plus, met parfois son examinateur dans l'embarras. On dit qu'il retient par coeur le contenu d'un livre à sa première lecture. Tous les dalaï lamas ne furent pas de grands pontifes, comme le 5ème ou le 13ème, mais le 14ème promet beaucoup. A la fin de l'épreuve, l'enfant s'en va d'un pas traînant, soutenu par deux moines, sa démarche rappelant celle du Bouddha à la fin de sa vie. Harrer regrette de ne pas pouvoir photographier la cérémonie, mais c'est strictement interdit. Un autre jour, le Dalaï lama se rend en procession, à cheval, puis à dos de yak, au sommet du Gompe Utse (5600 m), pour y sacrifier aux dieux, tandis que la foule attend, au pied de la montagne, que la fumée s'élevant dans l'air annonce la fin de la cérémonie. Après l'examen de Drepung, le Dalaï lama va passer celui de Sera; il y est reçu avec un lustre tout particulier, afin de faire oublier les regrettables incidents qui s'y sont déroulés (voir aussi Tucci). Au cours de leurs travaux de terrassement, les deux étrangers découvrent des restes archéologiques d'une civilisation antérieure à la civilisation tibétaine, qui enterrait ses morts, et dont aucun témoignage écrit ne paraît exister. Ces pièces seront préservées et envoyées aux Indes lors de leur départ. Harrer, chargé par des nobles de l'inspection de leurs domaines, en profite pour explorer la campagne. Les instruments agricoles sont primitifs; la charrue n'est qu'un pieu terminé par une pointe de fer, tiré par des dzo, hybride de yak et de vache, dont la femelle donne un lait riche en matières grasses. Le problème crucial de l'irrigation n'est pas résolu; les terres se dessèchent alors que l'eau de la fonte des neiges se perd. Les serfs cultivent les vastes propriétés de leur maître, mais ont aussi à leur disposition un lopin dont le produit leur revient. Les nobles vivant à Lhassa délèguent leurs pouvoirs à un intendant, lui-même serf, qui agit en véritable potentat. La richesse foncière des hobereaux est immense, mais fragile, car ils risquent d'en être dépouillés à la moindre disgrâce. Quelques seigneurs vivent au milieu de leurs terres, dans des dzong, sombres forteresses bâties sur des éperons rocheux entourés de fossés; on trouve à l'intérieur de ces nids d'aigles des armes datant de l'époque mongole. L'hiver étant venu, la rivière est prise par le gel. Harrer et son compagnon décident d'aller y patiner. Ce n'est pas une nouveauté; les Anglais de la mission commercial se sont déjà livrés à ce sport, à la grande stupéfaction des autochtones. Les deux compères achètent les patins laissés par les Britanniques à leurs serviteurs, lors de leur départ, et se mettent à évoluer sur la glace sous les yeux inquiets et amusés des Tibétains, qui ne comprennent pas que l'on puissent marcher sur des couteaux sans couper ce qui est dessous. Les horaires de cette distraction hivernale sont limités: dès que le soleil chauffe un peu trop fort, la glace fond et se fragilise. Bientôt, les deux étrangers font des émules; une vingtaine de jeunes gens se mettent à les imiter. Le succès de ce nouveau sport arrive aux oreilles du Dalaï lama, par l'intermédiaire de son frère, Lobsang Samten. Par le truchement de ce dernier, le pontife demande à Harrer de filmer les ébats des patineurs. Le Dalaï lama possède un équipement photographique complet, don de Charles Bell au 13ème Dalaï lama, ainsi que deux appareils de projection modernes et une caméra, présents de la mission commerciale anglaise; en outre, les délégués tibétains, envoyés autour du monde, ont rapporté les dernières nouveautés en matière de technique photographique*. Le Dalaï lama est tellement satisfait de ce premier essai, que Harrer est bientôt chargé de filmer les cérémonies officielles au cours desquelles il apparaît, ce qui fait l'objet d'une correspondance entre les deux hommes, pour régler quelques détails de mise en scène. Au début, le cinéaste amateur agit avec prudence, pour ne pas déchaîner la colère des fidèles; mais, tout le monde sait bientôt que l'étranger agit sur ordre du souverain et les dob-dob lui facilitent le travail. * Des cadeaux de ce genre envoyés au Dalaï lama par des chefs d'États étrangers sont montrés encore aujourd'hui aux visiteurs du Potala (voir ici). Le grand temple de Lhassa, le Tsug Lha Khang (Jokhang), a été édifié au 7ème siècle par Strongtsen Gampo (Songsten Gampo). Ce monarque avait épousé une Népalaise et une Chinoise, toutes deux bouddhistes. La seconde amena avec elle une statue du Bouddha recouverte d'or; c'est pour l'accueillir que le temple fut construit. Strongtsen Gampo fit du bouddhisme une religion d'État*. Le temple présente les mêmes caractéristiques que le Potala; il est obscur et enfumé; il renferme d'énormes richesses provenant des dons des fidèles; tout ministre doit offrir au temple des soieries et des brocarts, pour vêtir les statues, ainsi qu'une coupe en or, avant d'entrer en fonction; mais les bénéficiaires de ces offrandes sont les rats et les souris que l'on voit grimper aux draperies; il y a aussi une cloche suspendue à la voûte, où Harrer a la surprise de lire l'inscription "Te deum laudamus"; cette cloche proviendrait de l'unique église construite à Lhassa par des missionnaires, église abandonnée faute de fidèles**. Le temple attire de nombreux pèlerins; les dalles du terre-plein y donnant accès sont usées par le frottement de milliers de genoux. Il y a quelques années, un prieur eut l'idée de faire installer l'électricité à l'intérieur du temple pour l'éclairer; un court-circuit causa un début d'incendie; les électriciens furent licenciés et on renonça à cette dangereuse innovation***. Harrer compare le lamaïsme au christianisme du Moyen-Âge****; les mendiants pullulent à l'entrée des lieux du culte tibétain, comme sous le porche des cathédrales; ces pauvres ères sont en réalité des fainéants. Lorsque le gouvernement lui confia la tâche de mettre le palais d'été à l'abri des inondations, une rafle générale des mendiants fut organisée; sur mille indigents, sept cent cinquante furent jugés aptes au travail; on leur mit pelle et pioche en mains; le lendemain, la moitié avait disparu et trois jours plus tard il n'en restait aucun. Les gueux postés aux portes de Lhassa, et au long des pistes qui y convergent, constituent l'aristocratie des vagabonds de la capitale; tous les passants leur font l'aumône. * Cette affirmation est contestable;
le bön ne fut supplanté que beaucoup plus tard (voir ici).
Les Tibétains sont d'une politesse exquise. On attend sur le chemin un ami qui s'en va et on lui offre un repas; on va au devant de quelqu'un qui arrive pour l'accompagner jusque chez lui; on offre chaque fois une kata*. Les autorités agissent de même pour la réception des étrangers, qu'ils soient envoyés officiellement ou non. C'est ainsi que furent reçus les aviateurs tombés sur le Toit du Monde. Cette région, non cartographiée, est dangereuse pour la navigation aérienne; des aviateurs américains égarés descendirent en parachute vers Samye; d'autres avions percutèrent les hauteurs du Tibet oriental, on ne retrouva pas les hommes, mais les débris de deux forteresses volantes furent enfermés dans des hangars; d'autres encore s'abattirent dans les forêts qui bordent l'Assam, lieux habités par des tribus sauvages non bouddhistes**, dont les flèches empoisonnées sont redoutées des Tibétains qui procèdent cependant avec eux à quelques échanges commerciaux; on ne retrouva ni les corps des aviateurs ni leur appareil, mais les indigènes proposèrent des objets provenant nécessairement d'un avion. * Voir la cérémonie
des adieux de Kawaguchi.
La situation politique devient de plus en plus dangereuse. L'armée est réorganisée. Jusqu'à présent, on s'est peu préoccupé de son recrutement, on se contentait de maintenir un contingent stable sous les drapeaux.* La conscription étant inconnue, on improvise dans l'urgence de nouveaux régiments; les riches peuvent s'acheter un remplaçant; les hommes sont enrôlés à vie. Les soldats issus des serfs, habitués à l'obéissance, sont disciplinés par nature. On forme à la hâte de nouveaux officiers, parmi les fonctionnaires laïcs et religieux; la différence entre la troupe et les officiers est très marquée; ces derniers se décorent eux-mêmes, comme ils l'entendent, en s'inspirant des images de magazines étrangers, il n'existe pas de règles à se sujet, certains sont couverts d'or de la tête aux pieds. Les prairies autour de Lhassa se transforment en terrains d'exercices. La création d'un service d'intendance soulève des problèmes; il faut faire venir les subsistances des provinces, où elles sont stockés dans des sortes de tumuli de pierres sans ouverture, sauf pour la ventilation; ces silos sont vidés pour être transférés vers la frontière chinoise; les soldats sont nourris et touchent une solde pour les cigarettes et le chang. Le pillage de l'ennemi vaincu est autorisé, aussi les volontaires affluent-ils lorsqu'une expédition punitive est montée contre les Khampas; cette latitude entraîne des incidents avec l'étranger: plusieurs Russes et un Américain en ont été victimes du côté du Sinkiang; deux Russes ont été tués, un autre, Vassilief, a été blessé, seul l'Américain, Bessac, est resté indemne; faits prisonniers, les survivants ont été conduits au gouverneur de la province, auquel on les présentait, juste au moment où ce dernier recevait l'ordre du gouvernement central de laisser passer leur caravane! Vassilief et Bessac furent reçus en invités à Lhassa; les coupables furent condamnés à la peine du fouet, peine qui devait être infligée sous les yeux de l'Américain, afin qu'il puisse s'assurer qu'elle n'était pas formelle; à la vue de ce supplice inhumain, Bessac s'interposa et le châtiment fut suspendu; les clichés pris par l'Américain furent publiés par Life; les morts furent inhumés à l'occidentale dans le Changtang, avec trois croix sur leurs tombes. Les troubles se produisant dans leur pays amenèrent beaucoup de fugitifs à traverser le Tibet, non sans perte. C'est ainsi qu'une vingtaine de Russes, rescapés d'un groupe de cent cinquante, parvinrent à Lhassa, après cinq ans de pérégrinations; ils s'y trouvaient depuis cinq semaines lors de l'invasion chinoise; ils reprirent la route des Indes et finirent par atterrir à Hambourg. Pour remonter le morale de la population, la propagande religieuse bat son plein; les moines lisent en public des passages du Kangyur; on fonde de grands espoirs sur la protection des dieux. Au début de l'année 1950, les temples ne désemplissent pas; la ferveur religieuse est à son comble. Harrer filme les cérémonies du nouvel an qui se déroulent dans le quartier de Chö; il évoque brièvement l'exposition fugace du grand tanka** de cérémonie. * L'armée tibétaine
n'a jamais dépassé un effectif dérisoire de quelque
milliers d'hommes (voir
Tucci).
L'imprimerie d'État est située dans le quartier de Chö. On y grave et y conserve les planches destinées à la reproduction; l'encre est à base de suie obtenue de la calcination de bouse de yak; le papier, de fabrication local, est grossier mais indestructible; les pages, imprimées recto verso, sont reliées entre deux plaques de bois sculpté pour former un livre. Les ouvrages s'achètent dans des librairies autorisées et se conservent pieusement sur l'autel familial, enveloppés dans une pièce de soie*; un Kangyur ordinaire coûte un cheval ou six paires de yak! Il existe une autre imprimerie dans les environs de Shigatse. La culture tibétaine est imprégnée de religion, qu'il s'agisse de la philosophie, de la morale ou même des sciences. Les poèmes sont imprimés sur feuilles volantes, à l'exception de ceux du 6ème Dalaï lama qui le sont sous forme de livres. Les oeuvres d'un humoriste, Agu Thömpa, mort au 17ème siècle, sont très prisées; les Tibétains en lisent fréquemment des passages à leurs invités. Il existe aussi des ouvrages techniques relatifs à la réalisation des tanka; ces tableaux sont peints en respectant des règles strictes, l'artiste peut laisser libre cours à sa fantaisie pour ce qui concerne les fonds, mais doit observer les conventions qui régissent la représentation des personnages centraux. Les tanka sont très recherchés à l'étranger; au Tibet, on ne détruit jamais ces objets sacrés; ceux qui sont défraîchis sont donnés à un monastère; le Potala en renferme plus de dix mille dans ses réserves**. Chaque année, en automne, les façades des maisons et des palais sont repeintes par des ouvriers suspendus à des cordes en poil de yak; Harrer filme l'opération au Potala; des femmes apportent l'eau nécessaire à la fabrication du lait de chaux à la centaine d'ouvriers qui travaillent, pendant deux semaines, pour enduire toute la façade; autorisé à se déplacer dans la forteresse, le cinéaste improvisé se heurte à des statues oubliées dans les couloirs sombres, où pullulent rats et araignées; au cours des siècles, l'édifice s'est tassé et l'on a dû faire appel à des techniciens, pour l'empêcher de s'effondrer; des coins de bois enfoncés sous les piliers témoignent de l'ingéniosité tibétaine. * Les livres sont entourés
d'un grand respect, même de la part des illettrés (pour
ce qui est de la littérature, voir
Tucci).
En décembre 1949, Harrer est chargé d'installer une salle de projection dans le jardin privé de Norbulingka, le jardin des pierres précieuses. Les soldats de la garde et les meilleurs artisans de Lhassa sont mis à sa disposition, mais pas de femmes, dont la présence souillerait l'enceinte sacrée. Comme le Dalaï lama a précisé qu'il ne voulait entendre aucun bruit, Harrer, aménage une salle, dans laquelle débouchera le tuyau d'échappement du moteur à essence faisant tourner la dynamo; cette salle servira de silencieux. Le moteur n'étant pas très fiable, celui de la jeep de la Monnaie est réquisitionnée pour le remplacer, en cas de besoin. Tout est mis en oeuvre pour satisfaire les moindres caprices du Dalaï lama; si des produits manquent au Tibet, on envoie un messager aux Indes; son fanion rouge oblige quiconque à lui venir en aide en cas de besoin; ce messager, l'atrung, ne s'arrête jamais avant accomplissement de sa mission; par mesure de précaution, la ceinture de sa pelisse est scellée du cachet gouvernemental. La porte du jardin des pierres précieuses étant trop étroite pour laisser entrer la jeep, ordre est donné par le jeune pontife de l'élargir; elle sera reconstituée à sa taille d'origine après le passage du véhicule. Harrer se promène dans les lieux réservés au Dalaï lama, un jardin où fleurissent des arbres fruitiers, où des paons font la roue sur les gazons, où des îles, reliées par des ponts de bois, portent des pavillons et des pagodes, où l'on trouve un zoo miniature, avec des lynx et des chats sauvages; il y aurait même eu autrefois des léopards et des ours, mais ces animaux n'ont pas supporté la captivité; le Dalaï lama reçoit souvent des bêtes sauvages blessées. Le parc privé contient des salles de classe et de réunion, un pavillon de lecture et un autre de méditation... Au centre, s'élève le palais d'été, dont les fenêtres, rares et exiguës, le font ressembler à une prison. Harrer, qui juge ce parc trop touffu, ce qui freine la croissance des fleurs, obtient la permission de sacrifier quelques arbres. Une porte du parc mène directement aux écuries royales. Les professeurs, le chambellan et les serviteurs du pontife, ainsi que les cinq cents soldats de la garde, habitent dans le grand parc. La garde fut fondée par le 13ème Dalaï lama, à son retour des Indes; il aimait la voir manoeuvrer. La salle de projection est terminée. Le cortège qui conduit le pontife à son palais d'été s'organise; la foule se masse le long du parcours; hommes et femmes aspergent le chemin qu'il empruntera et bordent la piste de pierres blanches destinées à éloigner les mauvais génies. Harrer filme le spectacle et retourne chez lui. Il n'a pas le temps d'y arriver, un messager essoufflé lui enjoint l'ordre de repartir à Norbulingka, où le Dalaï lama veut assister immédiatement à la projection des films qu'il a tournés. Les Tibétains sont friands de documentaires et de dessins animés de Walt Disney. L'étranger est fraîchement accueilli dans l'enceinte privée par l'entourage du jeune pontife et gracieusement par ce dernier qui leur a visiblement forcé la main. Le Dalaï lama souhaite visionner un film d'actualités sur la capitulation du Japon. Harrer s'embrouille en montant la bobine et le Dalaï lama lui vient en aide; il s'y prend parfaitement car il connaît très bien les projecteurs: il en a démonté et remonté un pendant l'hiver (à 14 ans!); le jeune homme s'intéresse visiblement à la technologie ainsi qu'à tout ce qui se passe dans le monde et... il sait déjà faire preuve d'autorité! Harrer est invité à annoncer la suite du programme dans un microphone, à l'ébahissement des prieurs qui assistent à la projection, lesquels ne comprennent pas d'où vient la voix. Les films tournés lors des festivités du Nouvel An amusent les spectateurs qui s'y reconnaissent et se moquent d'un ministre assoupi; à l'avenir, les ministres se surveilleront lorsqu'ils seront sous l'oeil de la caméra! Suivent des scènes prises par le Dalaï lama du haut du Potala. La projection achevée, le jeune pontife manifeste l'intention de rester seul avec Harrer et congédie son entourage. Les deux hommes rangent les bobines et l'appareil, puis le Dalaï lama s'assoit en invite Harrer à en faire autant, ce qui est tout à fait inhabituel, personne n'ayant le droit de s'asseoir en présence du Bouddha vivant. Une conversation s'engage, que le Dalaï lama dit attendre depuis longtemps. Le jeune homme s'étonne de l'âge de son interlocuteur (37 ans); il le croyait plus vieux, à cause de ses cheveux clairs: Harrer est blond; la longueur du nez de l'Européen l'intrigue et les poils de ses mains l'amusent: "Heinrich, dit-il, tu es poilu comme un singe!" Un singe n'est-il pas à l'origine du peuple tibétain*? Le jeune Dalaï lama a le teint plus clair et les yeux moins bridés que la plupart de ses compatriotes; ses oreilles décollées sont un signe distinctif des réincarnés; il s'exprime, comme tous les Tibétains, en respectant une immobilité absolue, à la différence d'Harrer, qui appuie ses paroles de gestes, à l'européenne, ce qui fait rire le jeune homme. Le Dalaï lama possède un ouvrage sur la seconde guerre mondiale qu'il ne peut pas lire, mais dont il regarde les images; les noms de Churchill, Eisenhower, Staline, Molotov lui sont familiers, sans qu'il sache les lier aux événements; il s'intéresse beaucoup aux tanks, aux avions et aux véhicules militaires; il apprend à écrire l'alphabet latin. La conversation est interrompue à plusieurs reprises par un chambellan âgé; ce serviteur zélé vient rappeler au jeune homme qu'il est temps pour lui de se mettre à table; des provisions de bouches sont amenées pour Harrer. Le Dalaï lama finit par céder aux instances du vieil homme, mais, avant de quitter Harrer, il lui ordonne de se rendre le lendemain chez sa mère, qui est logée à Norbulingka, et d'attendre là qu'il le fasse appeler. L'Allemand franchit la porte entre les deux gardes, qui lui présentent les armes, après cinq heures d'entretien en tête-à-tête avec le souverain du Tibet. Le voici devenu l'initiateur au monde moderne du chef d'un pays grand comme l'Europe! Rentré chez lui, il se plonge dans les journaux anglais et américains susceptibles de lui fournir des informations sur les avions à réaction, question soulevée par le Dalaï lama. Il lui faudra aussi expliquer au souverain tibétain ce qu'est la bombe atomique, exercice difficile dans une langue qui ne dispose pas de la terminologie technique appropriée. Il s'efforcera d'avoir toujours à portée de main une documentation illustrant ses propos. Le Dalaï lama, de son côté, révélera à l'Européen les faits historiques de son pays et les principes de la doctrine bouddhiste. Le jeune homme s'intéresse particulièrement aux méthodes permettant aux saints de dissocier leur personnalité et de se livrer à la lévitation, exercice qu'il aimerait réaliser. Harrer, sceptique, promet à Kundun** de se convertir au bouddhisme, s'il arrive à voler. * Voir le début de ma
chronologie.
Le ciel s'assombrit. Mao triomphe en Chine. A Lhassa, le cabinet siège sans discontinuer. L'armée se renforce et s'entraîne au maniement des armes modernes au pied du Potala. Fox, devient instructeur de cette armée pour former des radios tibétains. L'Assemblée nationale, composée de hauts fonctionnaires, laïcs et ecclésiastiques, se réunit en permanence; les décisions sont soumises au gouvernement et le régent tranche en dernier ressort. L'oracle d'État, consulté à tout propos, prophétise de graves menaces. Les devins font fortune; tout le monde veut connaître ce que lui réserve l'avenir*. Les riches commencent à prendre leurs dispositions; ils transfèrent leurs biens vers la frontière hindoue ou sur leurs terres, dans le lointain Ouest. Le peuple s'en remet aux dieux. Les milieux proches du pouvoir comprennent que la politique d'isolement a vécu; la volonté d'indépendance est réaffirmée avec force; un émetteur est créé pour diffuser les informations officielles: Radio-Lhassa; des émissaires sont envoyés dans différents pays, mais ne dépassent pas les Indes**. Le Dalaï lama souhaiterait négocier avec Mao pour régler, une fois pour toutes, le problèmes des relations de la Chine et du Tibet. Harrer continue à le tenir informé de la politique mondiale et de l'évolution technologique; il lui donne des leçons de géographie et d'anglais; il lui explique, sur une sphère, la raison des décalages horaires. Le jeune homme, curieux, travailleur et très intelligent, se montre doué pour les langues, comme beaucoup de Tibétains qui parlent chinois, mongol, hindi et népalais. On découvre plusieurs caisses de manuels anglais ayant appartenu au 13ème Dalaï lama, qui semble ne pas les avoir souvent utilisés; ce Dalaï lama a eu pour conseiller et ami sir Charles Bell, ardent défenseur de la liberté du Tibet***. * Tendance que l'on observe partout
en période d'incertitude, et notamment en France en 1940.
Le 15 août 1950, un violent tremblement de terre secoue le Tibet, tuant des milliers de personnes et causant d'énormes dégâts; ce mauvais présage s'ajoute à celui de la comète qui est restée dans le ciel plusieurs jours de suite, l'année précédente; les signes défavorables se multiplient: chute du chapiteau d'une colonne qui se brise au pied du Potala, gargouille du grand temple (Jokhang) qui se met à couler sous un ciel sans nuage... Le Dalaï lama, superstitieux, comme ses compatriotes, interroge Harrer sur ces phénomènes. Au cours d'une promenade, ce dernier est informé, par des signaux de fumée, que le pontife tibétain le fait demander; il se précipite à Norbulingka. La mère et le frère cadet du Dalaï lama assistent à la leçon et à la projection d'un film; la mère a revêtu ses habits de cérémonie et se prosterne devant son fils, qui lui accorde sa bénédiction, au moment de prendre congé: l'enfant est une réincarnation, même pour sa famille. L'élève montre avec fierté un cahier de calcul, nouvelle matière abordée par Harrer; les Tibétains comptent avec beaucoup de dextérité en se servant d'un boulier, de leur chapelet, de haricots ou de noyaux. Un garde amène une lettre qui annonce l'arrivée prochaine du frère aîné du Dalaï lama, prieur d'un monastère sous administration chinoise, Kumbum, au Tsinghai (Qinghai); le pouvoir de Pékin espère influencer le souverain de Lhassa par le truchement d'un membre de sa famille; le soldat se prosterne pour tendre la missive et rampe à reculons vers la porte. Harrer prend conscience à quel point son attitude est contraire à l'étiquette. Obligé de lire dans les salles sombres du Potala, le jeune Dalaï lama souffre de troubles visuels et doit porter des lunettes. Un jour, Harrer le trouve revêtu d'une veste passé sur sa robe de moine; le jeune homme se montre satisfait de cette initiative; il trouve très utiles les poches, inconnues au Tibet. Sa grande distraction est la collection de montres qui lui viennent de son prédécesseur, bien qu'il en préfère une à calendrier perpétuel qu'il a payée de ses deniers. Pour le moment, il dispose uniquement des offrandes des fidèles mais, à sa majorité, les trésors du Potala feront de lui l'homme le plus riche du monde. Un mouvement d'opinion se dessine pour réclamer
l'émancipation anticipée du Dalaï lama. Le régent
et le gouvernement sont discrédités dans une partie de la
population; des affiches apparaissent dans la ville. Le jeune homme ne
s'estime pas encore prêt pour assumer la fonction de monarque absolu;
comme la plupart des Tibétains, il souffre, à tort, d'un
complexe d'infériorité; il soupçonne Sera d'être
derrière ce nouveau complot. Harrer projette des films historiques
et des documentaires. Le Dalaï lama, à la différence
de son prédécesseur, ne s'intéresse pas aux chevaux;
il préfère la mécanique. Un jour, il éclate
en sanglots, après avoir laissé tomber un posemètre.
Autrefois turbulent, Kundun est devenu peut-être trop sérieux,
malgré ses rires. Il se plie à tous les usages imposés
par la tradition, même ceux qu'il n'approuve pas, mais il n'est pas
dupe des qualités prêtées à sa personne. Tout
ce qui vient de lui est considéré comme miraculeux et les
Tibétains, qui fréquentent la maison d'Harrer, demandent
souvent à ce dernier de leur donner un fruit ou une pâtisserie
de la cuisine du souverain; ils mangent ce talisman comme s'il devait les
protéger de toute maladie; l'urine même de Kundun est considérée
comme une panacée, ce qui fait hausser les épaules du jeune
pontife. Le futur souverain rêve des réformes qu'il accomplira
dans son pays, en s'appuyant sur des techniciens de pays n'ayant aucun
intérêt politique ou économique au Tibet: construction
d'écoles, amélioration des conditions sanitaires...
Harrer s'autorise de son intimité avec le jeune homme pour lui poser des questions sur son enfance. Le Dalaï lama est né le 6 juillet 1935*. Lorsque Harrer s'avise de fêter cette date, le jeune pontife le regarde sans comprendre; les Tibétains ignorent la notion d'anniversaire; peu importent le jour et l'année de la naissance pour quelqu'un qui est la réincarnation d'une longue lignée**! Le Dalaï lama ne se souvenant plus de ce qui est advenu durant ses jeunes années, Harrer s'informe auprès d'un témoin des circonstances de sa découverte. Après la mort, en 1933, du 13ème Dalaï lama, sa dépouille avait été exposé la tête regardant vers le Sud, position traditionnelle du Bouddha; une nuit, la cadavre bougea et la tête s'orienta vers l'Est. Le régent se rendit au lac de Cho-Kor-Gye, dans les eaux duquel tout pèlerin découvre son avenir; un temple à trois étages lui apparut, coiffé d'un toit doré, avec, non loin de là, une ferme d'architecture chinoise au fronton sculpté. Au printemps 1937, des moines partirent dans les directions indiquées par les présages; l'un des groupes découvrit, en Amdo, le temple et la ferme aperçus dans le lac; les moines revêtirent les vêtements de leurs serviteurs pour ne pas attirer l'attention; à peine arrivés à la ferme, un jeune enfant tira l'un d'eux par sa robe en disant joyeusement: "Sera lama, Sera lama". Cet enfant venait d'identifier, sous son déguisement, un moine de Sera. Les envoyés attendirent quelques jours avant de revenir, pour soumettre l'enfant aux examens rituels; celui-ci reconnut parfaitement les objets ayant appartenu au 13ème Dalaï lama: un rosaire, un petit tambour pour appeler les serviteurs, une canne; enfin les signes distinctifs de la réincarnation furent découverts sur son corps (protubérances à hauteur de la clavicule, oreilles décollées). On fit semblant de continuer à chercher, afin de ne pas alerter le gouvernement nationaliste chinois***. On négocia avec le gouverneur régional Ma Pou Fang (ou Ma Bu Feng)****; ce dernier autorisa l'enfant à quitter la Chine, moyennant le versement d'une somme de cent mille dollars chinois, que l'on commit la maladresse de lui verser; à peine l'argent dans sa poche, le seigneur de la guerre en exigea le triple; une longue négociation s'engagea; finalement, Ma Pou Fang accepta de n'être payé qu'après l'arrivée de l'enfant à Lhassa, par l'intermédiaire de commerçants musulmans. La translation eut lieu pendant l'été 1939; le nouveau Dalaï lama fut intronisé en février 1940, au début de l'année bouddhique. * Singulière coïncidence,
le 6 juillet est aussi la date anniversaire d'Harrer.
A partir de la fin de l'été 1950, Harrer voit moins souvent le Dalaï lama, que la tournure prise par les événements occupe beaucoup. Ceux-ci se précipitent. Le 7 octobre 1950, Les Chinois franchissent la frontière en six points; Lhassa n'est au courant que dix jours plus tard. L'oracle, consulté, se prononce pour la nomination du Dalaï lama à la tête de l'État. Au Kham, les troupes tibétaines sont submergées; le gouverneur demande l'autorisation de cesser le combat; il se heurte à un refus du gouvernement central; il fait sauter les dépôts de munitions avant de prendre la fuite; mais la route est coupée, il est fait prisonnier en compagnie de l'opérateur radio Robert Ford. Consulté à nouveau, l'oracle se prononce pour le départ de Lhassa du Dalaï lama. Ce dernier conseille à Harrer de profiter de son retour au Potala pour quitter le pays, un départ ayant plus de chance de passer inaperçu pendant les cérémonies de retour*. Harrer hésite à l'idée d'abandonner son ami. Les troupes chinoises s'arrêtent à 200 km de la capitale; le peuple de Lhassa se reprend à espérer, d'autant que les témoins vantent la discipline et la tolérance des militaires chinois, attitude qui tranche avec les pillages de 1910. Harrer quitte finalement Lhassa pour Gyantse, par voie d'eau; le 17 novembre, dans cette ville, il assiste aux cérémonies marquant la prise du pouvoir par le Dalaï lama, avant de se rendre à Shigatse. Cette cité est la résidence du Panchen Lama, réincarnation d'Öpame, le bouddha Amitabha, traditionnellement proche de la Chine; au plan religieux, Öpame occupe une position supérieure à Chenrézi, dont le Dalaï lama est la réincarnation, mais le Panchen lama ne s'est jamais vu reconnaître le pouvoir temporel. L'actuel Panchen lama provient, comme le Dalaï lama, d'une province chinoise; le gouvernement chinois de l'époque tenta d'imposer qu'une escorte armée chinoise l'accompagnerait au Tibet, exigence qui fut repoussée par les Tibétains. On dit que ce hiérarque des Gelugpas est favorable à l'invasion chinoise; ses partisans sont nombreux dans la région de Shigatse. Tashilumpo, son monastère, possède une statue colossale, bardée de feuilles d'or, haute de neuf étages. Shigatse est renommée pour son travail de la laine. * Conseil plein de sagacité
(voir
Kawaguchi).
De retour à Gyantse, Harrer apprend le départ du Dalaï lama de Lhassa, le 19 décembre. Son frère aîné, venant de Kumbum, est arrivé dans la capitale, accompagné d'une escorte chinoise, laquelle a été faite prisonnière; un poste émetteur a été trouvé dans ses bagages. Harrer se porte au-devant de la caravane du pontife, qui chevauche au milieu d'une importante suite soulevant la poussière; l'Autrichien pense à une prophétie annonçant que le 14ème Dalaï lama sera le dernier. Le départ du jeune souverain s'est préparé dans la plus grande discrétion, afin d'éviter que la population ne s'y oppose; une tasse de thé pleine a été abandonnée au palais, présage d'un prompt retour. Lobsang Samten, victime d'une crise cardiaque, suit dans une litière; le docteur du Dalaï lama l'a soigné, en le brûlant au fer rouge. Des moines jonchent d'écharpes blanches la route empruntée par la caravane. Celle-ci doit affronter les dures conditions climatiques hivernales, avant de trouver des régions plus clémentes. A Gyantse, le Dalaï lama est accueilli par la foule, qui a placé des pierres blanches sur le bord du chemin, pour éloigner les mauvais esprits, et par les soldats hindous en garnison*. Le voyage offre l'occasion au Dalaï lama de connaître son pays, qu'il découvre parfois avec surprise. On poursuit en direction de Chumdi, où chacun s'installe comme il peut; on renvoie soldats et bêtes à Gyantse et à Shigatse, les ressources étant insuffisantes pour tout le monde. Les cols d'accès à la nouvelle résidence du souverain sont militairement gardés. Le Dalaï lama continue de transmettre des consignes aux fonctionnaires restés à Lhassa, par courriers authentifiés de son sceau; Reginald Fox installe un nouvel émetteur. Les femmes et les enfants des nobles prennent le chemin des Indes, où ils vont se familiariser avec la civilisation technique sans perdre l'espoir de revenir dans leur patrie. * Quelle est l'origine de ces soldats hindous? Mystère. Harrer, n'a plus grand chose à faire; il se promène dans les montagnes des alentours. Les Chinois ne sont pas entrés à Lhassa; ils pressent le Dalaï lama d'y revenir; les membres du cabinet poussent dans le même sens. Pékin propose de respecter la religion et les institutions du Tibet, si celui-ci reconnaît à la République populaire le droit de le représenter à l'étranger et d'assurer sa défense contre les agressions extérieures, ce qui, aux yeux d'Harrer, constitue un marché de dupes. Au bout de trois mois, le Dalaï lama s'installe au monastère Dung Kar. Il visite souvent à pied les monastères des alentours; il se plaignait au Potala de manquer d'exercice physique, le voilà servi; dignitaires et fonctionnaires suivent, vaille que vaille. Harrer profite de la remise par des prêtres hindous d'une urne contenant une relique du Bouddha pour prendre ses dernières photos. La frugalité est de mise: les moines renoncent à priser et les soldats de la garde personnelle à boire; les nobles de l'entourage du Dalaï lama se résolvent eux aussi à moins de faste; des rumeurs circulent; des clans se forment; beaucoup comprennent que le temps de leur pouvoir est révolu: ils ont maintenant un souverain qui ne s'en laissera pas imposer; ils se demandent surtout si les Chinois respecteront leur droit de propriété. Au mois de mars 1951, Harrer quitte Chumbi pour les Indes, muni d'un congé en bonne et due forme, délivré par le cabinet tibétain, au service duquel il est toujours engagé. Il franchit la frontière, sept ans après l'avoir passée dans l'autre sens, non sans émotion. Aux Indes, il est assailli de questions. Il hésite à regagner l'Europe. Dans le courant de l'été 1951, le Dalaï lama rentre à Lhassa; les familles réfugiées aux Indes retournent dans leur pays. L'armée chinoise occupe désormais tout le Tibet. Quant à Aufschnaiter, il est resté le plus longtemps possible à Lhassa; ensuite, il est allé à Kyirong, d'où il est parti à Katmandu pour s'y fixer. |