Chronologie de l'histoire du Tibet et de ses relations avec le reste du monde
(suite 2)
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Le Treizième Dalaï lama 

Au début de cette période, les Européens qui s'intéressent au Tibet sont de plus en plus nombreux. Mais l'image qu'ils véhiculent est souvent entachée de préjugés occidentaux. Des explorateurs sillonnent le Toit du Monde. Tous ne sont pas désintéressés. La rivalité entre la Russie et la Grande-Bretagne se poursuit. Elle se terminera par le retrait de l'empire des tsars, après sa défaite face au Japon. La Chine continue d'être en proie à des troubles internes qui motivent les interventions étrangères. Dès qu'il est en âge de le faire, le Dalaï lama décide d'exercer le pouvoir. Il échappe à un attentat de son ancien régent. Ses velléités d'indépendance lui valent une invasion des troupes britanniques en 1904; il doit fuir en Mongolie. Quelques années plus tard, les troupes chinoises entrent à Lhassa dans le dessein de l'arrêter; il part à nouveau pour l'exil, cette fois en Inde. Il profite de la Révolution chinoise de 1911, et des troubles consécutifs, pour proclamer l'indépendance de son pays. Mais celui-ci reste soumis à la tutelle de l'Angleterre, qui interdit l'accès des étrangers au Pays des Neiges. De plus, pour que cette proclamation d'indépendance puisse un jour être invoquée avec quelque chance de succès dans l'arène internationale, il serait nécessaire que le nouvel État obtienne la reconnaissance de quelques grandes nations. C'est d'autant plus impossible que la Grande-Bretagne, qui a reconnu la suzeraineté de la Chine, s'y opposerait et qu'elle est en droit de le faire en vertu des traités. Le maître du Tibet entreprend de transformer son pays, notamment en le dotant d'une armée moderne. Il est appuyé par les éléments progressistes, mais se heurte à l'hostilité d'une partie importante de l'opinion publique conduite par les abbés des principaux monastères gelugpas. La révolution de 1917 en Russie, puis l'évolution de la situation en Mongolie, qui devient un État communiste, l'incitent à se rapprocher prudemment du clergé conservateur. Il meurt sans avoir accompli la tâche qu'il s'était fixée. Le mythe du Shangrila est en train de naître. Il donnera du Tibet une image idyllique largement fantaisiste. 

1876: Naissance du 13ème Dalaï lama, à Thakpo Langdun. La dynastie mandchoue, en déclin, ne maintient plus qu'une présence nominale au Tibet. Ce Dalaï lama connaîtra une existence longue et mouvementée. 

Clements R. Markham, employé au Geographical Department de l'India Office, publie la Relation de la Mission de George Bogle au Tibet ainsi que le Voyage de Thomas Manning à Lhassa accompagnés de documents sur les autres voyages entrepris par des Européens au Royaume des Neiges et d'aperçus concernant la géographie et l'histoire de cette contrée. Un siècle s'est écoulé depuis la mission de Bogle et, si cette dernière n'a pas rendu d'emblée les fruits escomptés, en grande partie à cause des carence de l'administration coloniale, la publication de Markham montre que les Anglais n'ont jamais renoncé à l'idée de nouer d'étroites relations commerciales avec le Tibet. D'après cet auteur, le commerce du Tibet avec l'extérieur est loin d'être négligeable, comme le montre la présence de commerçants étrangers à  Lhassa. Le Royaume des Neiges importe des produits variés et exporte des métaux précieux (or et argent), de la laine et quelques autres denrées. Mais les Tibétains continuent de redouter un invasion des Gurkhas du Népal et les Chinois sont hostiles à un développement incontrôlé des relations extérieures. Au moins quatre mille soldats chinois occupent le Tibet et les ambans de Lhassa contrôlent fermement les frontières. Le souhait des Britanniques de pénétrer sur le Toit du Monde se heurtera donc inévitablement aux réticences chinoises, comme par le passé. Mais il y a sans doute moyen d'entrebâiller la porte, d'abord en offrant des garanties au Tibet contre les Gurkhas, ensuite en faisant pression sur Pékin pour obtenir une présence britannique à Lhassa; la Russie ayant obtenu celle d'un représentant auprès du Kutuktu en Mongolie, l'Angleterre pourrait, en compensation, négocier avec la Chine l'envoi du sien auprès du Dalaï lama.   

Par la Convention sino-britannique de Zhifu, cinq nouveaux ports sont ouverts aux Britanniques et la Chine s'engage à fournir des passeports aux ressortissants anglais pour se rendre au Tibet; les voyageurs de l'Inde qui souhaitent se rendre en Chine pourront passer par le Toit du Monde; l'Angleterre reconnaît ainsi la tutelle chinoise sur le Tibet sans demander leur avis aux Tibétains. 

De 1876 à 1880, un Russe, Prjevalsky, tente de pénétrer au Tibet à partir de la Chine septentrionale. Il parviendra jusqu'aux sources du Huang-Ho (Fleuve jaune). 

1879: Le Panchen lama intronise le nouveau Dalaï lama. 

Sarat Chandra Das et Ugyen Gyatso entreprennent une série de voyages au Tibet, sous divers  déguisements (lamas, marchands népalais...) pour le compte des services secrets britanniques. Au monastère de Tashilumpo, ils initient un tulkou, Sengchen, premier ministre du Panchen lama, à l'art de la photographie et de la lanterne magique. Ces relations compromettantes vont coûter la vie au Tibétain (voir ci-après 1887) ainsi qu'à bien d'autres personnes, s'il faut en croire le récit du moine japonais Kawaguchi, sans parler de celles qui seront emprisonnées ou privés de leurs biens.  

1880: Un édit du régent et des abbés de Drepung, Sera et Ganden interdit la religion catholique.  

1881: Assassinat du père Brieux, un missionnaire français.  

Krishna, un pandit hindou, pénètre au sud-est du Tibet, muni d'instruments de géodésie dissimulés dans un moulin à prière. Découvert, il est vendu comme esclave, s'échappe, ne parvient pas à franchir l'Himalaya et finit par regagner la Chine. 

Un explorateur d'origine austro-hongroise qui travaille pour la France, Charles-Eugène Ujfalvy de Mezökövesd, et son épouse française, Marie Bourdon, tentent de se rendre au Tibet. Ils ne dépasseront pas le Cachemire d'où ils rapporteront de précieux renseignements et une collection d'objets rares qu'ils donneront aux Musée d'ethnographie du Trocadéro.  

La Russie obtient le droit de libre circulation pour ses négociants en Mongolie chinoise.  

1885: Guerre civile au Bouthan. Le Tibet intervient pour rétablir l’ordre.  

Les Anglais laissent faire. Mais ils ne se désintéressent nullement du Pays des Neiges. Grâce aux espions qu’ils y entretiennent, ils sont tenus parfaitement au courant de ce qui s’y passe et font dresser des cartes pour préparer une éventuelle invasion. Pour ce faire, ils n'ont pas besoin de se mettre en première ligne, les ressources de l'empire leur permettent de déléguer des indigènes qui passent facilement inaperçus. Ce sont les fameux pundits qui mesurent les distances en feignant d'égrener un chapelet, déterminent l'altitude avec un thermomètre et les azimuts grâce aux étoiles. Ils jettent des débris de bois dans les rivières surveillées en aval, aux Indes, pour vérifier qu'il s'agit bien des mêmes!   

Les Anglais se décident toutefois à envoyer à Lhassa une mission officielle dirigée par un citoyen britannique, Macaulay. C'est une levée de bouclier au Royaume des Neiges! La mission est abandonnée. Mais l'Angleterre réclame à la Chine un dédommagement en raison du non respect de la convention de Zhifu.  

Lhassa envoie au Kham des instructions pour interdire l'entrée aux missionnaires français.   

1886: Des soldats tibétains pénètrent au Sikkim, sous contrôle britannique depuis 1861. Lhassa, qui a fortifié sa frontière avec les Indes, entend recouvrer sa tutelle sur le petit royaume. 

1887: Sengchen est brutalement noyé dans le Brahmapoutre. Après la découverte des activités d'espionnage de Sarat Chandra Das et Ugyen Gyatso, il a été arrêté, emprisonné et flagellé en public à Lhassa. Voici comment Kawaguchi décrit, par ouï dire, la triste fin de ce lama: lié de cordes, une grosse pierre attachée à son dos, il est précipité à la rivière, devant la foule de ses fidèles, par trois fois retiré de l'eau, encore vivant, avant d'y être replongé, la dernière fois à sa demande, la foule exhortant les bourreaux à lui faire grâce, ensuite de quoi le cadavre est dépecé pour être offert en pâture aux bêtes sauvages, selon le rite des funérailles célestes; cet événement se déroule en juin.   

La mission française de Batang est dévastée, sa chapelle détruite et les chrétiens dispersés.  

Un Anglais, le capitaine H. Deasy, prend la tête d'une expédition pour explorer le Chang Thang par le nord. Malade, il doit rebrousser chemin, non sans avoir enterré les vivres qui lui restent. 

1888: Les Anglais expulsent sans ménagement les Tibétains du Sikkim. Il prennent le contrôle du col qui permet d'envahir le Tibet.  

Une émeute contre les commerçants népalais éclate à Lhassa. Les échoppes sont pillées et leurs propriétaires sont molestés. Une grave crise risque d’opposer le Népal au Tibet; Lhassa accepte le paiement d’une indemnité pour éviter la guerre. 

Un moine bouriate nommé Dordjieff entre dans l’intimité du Dalaï lama. Il intrigue pour la Russie. Ce curieux personnage réussit à persuader les Tibétains que l’empire russe est en fait le Shambala. Il invite le Dalaï lama à se rendre à Moscou en visite officielle; pour différentes raisons, le voyage n'aura jamais lieu. D'après certains auteurs, Dordjieff signifierait "coup de tonnerre" en tibétain. 
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Dordjieff

1889: Une révolte éclate au Nyarong (Kham). Malgré la présence sur place d’un représentant de Lhassa, depuis 1865, le prince du Nyarong sollicite l'aide du gouverneur du Sichuan, pour venir à bout des rebelles. 

Deux Anglais, le capitaine Welby et le lieutenant Malcolm, de l'armée des Indes, tentent la traversée du Chang Thang, du Ladakh à la Chine. Leurs bêtes et leurs gens meurent les uns après les autres. Certains sont empoisonnés par l'eau qu'ils boivent. Celle-ci est si rare qu'il faut creuser des puits pour s'en procurer. Des membres de l'expédition s'égarent. Ils seront retrouvés plus tard en guenilles par Sven Hedin. Sur dix hommes, quatre seulement atteindront la Chine. Encore ont-ils eu la chance de rencontrer sur leur chemin un marchand tibétain qui leur a permis de gagner la capitale de l'Amdo.  

1889: Le prince Henri d'Orléans et P. G. Bonvalot se mettent en route pour rallier le Tonkin, à partir de Paris, en passant par la Russie, l'Asie centrale, le Tibet et la Chine. Les explorateurs envisagent de suivre le chemin tracé par Prjevalski et par les pères Huc et Gabet. Mais Bonvalot, visiblement fasciné par le Tibet, rêve de se rendre à Lhassa, en suivant une piste utilisée par les caravaniers mongols. Les deux hommes ne parviendront pas jusqu'à la cité sainte mais le récit de Bonvalot, publié en 1892 (De Paris au Tonkin à travers le Tibet inconnu), prouvera la véracité de la relation du père Huc. Pendant la traversée du Chang Thang, les explorateurs ont la surprise de découvrir que des singes, à queue courte, à pelage roux et petite tête, y vivent, pas très loin d'une source d'eau chaude, à une altitude et dans une région presque dépourvue de végétation où on ne les attendrait pas. Cette découverte ne sera pas prise au sérieux. Leurs détracteurs iront jusqu'à prétendre que les Français ont confondu les marmottes avec des singes! Pour autant qu'il soit possible d'en reconstituer la route, l'expédition doit avoir pénétré sur les hauts plateaux à l'est du Lop Nor, a traversé le Chang Thang, une partie du Qinghai, avant de pénétrer dans l'U-Tsang, puis de revenir vers le Kham pour se terminer au Sichuan d'où elle atteindra le Tonkin (on peut lire un résumé du récit de ce voyage en cliquant ici). 
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Gabriel Bonvalot (source: M. C. Prylli) De Paris au Tonkin (source: M. C. Prylli)
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1890: L’expansion russe se heurte aux appétits britanniques à la frontière de l'Afghanistan. L'établissement de la ligne Durand (1893-1895) réglera temporairement ce problème, qualifié de Grand Jeu, en définissant les limites respectives des zones d'influence des deux puissances européennes dans la région.  

La frontière entre le Sikkim et le Tibet est fixée à la conférence de Calcutta entre la Chine et l'Angleterre. Aucun représentant du Tibet ne participe à cette négociation pourtant cruciale. Les Tibétains perdent accès à certains pâturages.   

Lhassa considérant que Pékin n'a pas défendu assez vigoureusement ses intérêts suspend l'envoi des offrandes à l'empereur. 

Le traité de Calcutta, qui semble anodin, est lourd de conséquence pour l'avenir. L'Angleterre se voit confirmer la possession du Sikkim. En contrepartie, en traitant avec Pékin sans Lhassa, elle entérine en droit international la suzeraineté de la Chine sur le Tibet.  

1891: Un baroudeur américain, William Woodville Rockhill, ancien de Saint-Cyr et de la Légion étrangère, essaye d'atteindre Lhassa. Après bien des péripéties, au cours desquelles il est amené à se nourrir de saucisses confectionnées avec le foie, le coeur et les intestins, assaisonnés d'oignons sauvages, de deux moutons payés à des nomades un prix exorbitant, son voyage est interrompu par la rencontre de soldats tibétains. Des palabres s'engagent avec l'officier qui les commande, puis avec le chef de district et même avec des envoyés de Lhassa, ensuite de quoi notre Américain est reconduit hors de la région. Mais il est tout de même parvenu à distraire les sbires qui l'expulsent assez longtemps pour qu'un moinillon de ses compagnons parvienne à se faufiler dans une foule de pèlerins en route pour la cité sainte. L'idée que le jeune homme verra la capitale le console de son échec. 

A la même époque, les français Dutreuil de Rhins et Grenard entreprennent une série de voyages de découvertes à partir du Sinkiang, avec le projet de traverser le Tibet pour se rendre à Xining. Ces voyages sont conçus de manière à s'enchaîner les uns aux autres, les premiers constituant la préparation des suivants. Ils se dérouleront de 1891 à 1894 et seront émaillés d'incidents qui amèneront parfois les explorateurs à changer d'itinéraire. Grenard en a laissé le récit, dans "La dernière mission de Dutreuil de Rhins de Paris à Pékin". Il apporte un témoignage parfois amusant et frappé au coin des préjugés occidentaux sur les territoires parcourus et les habitants rencontrés (on peut lire un résumé du récit de ces voyages en cliquant ici).  

1892: Un espion britannique, le capitaine Bower, et son équipe traversent le Tibet septentrional (Chang Thang) d'est en ouest pour dresser des cartes de la région.  

Une missionnaire anglaise, Annie Taylor, qui a vécu en Chine et au Sikkim, entre au Tibet par le nord-est, accompagnée de quelques personnes, pour évangéliser le pays. Elle se joint à une caravane mongole qui tombe dans une embuscade de brigands tibétains. Les femmes et quelques hommes s'enfuient et rencontrent un camp de nomades. Ils y sont accueillis après quelques instants d'hésitation. Les nomades sont des rivaux des brigands; ils vont aider Annie Taylor et ses compagnons à récupérer une partie du butin volé. Une dissension éclate à propos d'une veste de fourrure entre deux accompagnateurs de la missionnaire. En fait, l'un des hommes est jaloux de l'attention qu'elle porte à l'autre. La petite équipe se sépare des nomades et reprend son chemin vers le sud. Un des hommes de l'expédition, de confession musulmane, meurt bientôt, malgré les soins qui lui sont prodigués. Les survivants continuent d'avancer, mais les vivres commencent à manquer. Les dissensions refont leur apparition. On ne sait comment se défaire du jaloux. Annie Taylor refuse qu'il soit tué, comme le propose l'un de ses compagnons. Le jaloux finit par partir de lui même, mais il emmène avec lui la tente, les bêtes et les provisions. Ceux qui restent sont totalement démunis, dans une nature hostile, alors que l'hiver est là. Cela n'empêche pas notre Anglaise de fêter Noël avec un pudding fabriqué grâce aux moyens du bord. A l'approche de Lhassa, ce qui reste de l'équipe est arrêté par la police, sur la dénonciation du jaloux. Nos aventuriers sont confrontés à leur dénonciateur. Les juges sont menaçants, mais l'Anglaise fait preuve d'audace et, d'accusée, elle se fait accusatrice; elle dénonce le vol dont elle a été la victime. Le jaloux perd la partie. Les juges tibétains se montrent cléments envers Annie Taylor et ses amis; ils sont autorisés à regagner la Chine. Le voyage de retour sera pénible mais s'achèvera heureusement au printemps (le moine japonais Kawaguchi a eu connaissance de cette équipée, lors de son séjour à Lhassa, voir  ici).  

1893: La conférence commerciale de Darjeeling complète le traité de Calcutta. Un projet d’ouverture d’une voie commerciale entre les Indes et le Tibet est élaboré. Les résidents anglais au Tibet ne seront soumis qu'aux seules lois britanniques. Le droit de pâture est défini pour donner un semblant de satisfaction aux Tibétains. Mais leurs envoyés présents aux négociations sont complètement négligés. Froissées, les autorités tibétaines ignoreront les résultats de la conférence et des incidents frontaliers s'en suivront. Les Anglais comprennent bientôt que la suzeraineté chinoise est purement nominale et ils ne vont pas tarder à s'adresser directement à Lhassa pour tenter de prendre pied au Pays des Neiges.     

Deux moines kalmouks, qui sont en fait des émissaires de la Russie, parviennent dans la capitale du Tibet. 

1894: L'expédition de Grenard et Dutreuil de Rhins perd dans les fondrières la trace de la piste qu'elle se proposait de suivre et s'égare. A Tom-Boumdo, où on finit par arriver, sous une pluie battante, après de longs et épuisants détours, toutes les portes se ferment. La caravane campe là quelques jours, dans un enclos qu'il a fallu faire ouvrir avec beaucoup d'insistance. Deux chevaux disparaissent et les traces montrent qu'ils ont été volés par un Tibétain. Pour obliger les habitants du village à les lui faire rendre et éviter aussi d'autres larcins, Dutreuil de Rhins en saisit lui aussi deux, comme gage, aux autochtones. Sans s'en douter, il vient de signer son arrêt de mort. Au moment où l'expédition quitte le village, le 5 juin, on commence à lui tirer dessus depuis les maisons. Comme les explorateurs cheminent sur une corniche exposée, Dutreuil de Rhins est blessé au ventre, alors qu'il vient de s'arrêter pour riposter aux assaillants, leur offrant ainsi une cible facile. Les Tibétains se montrent maladroits lorsqu'ils visent des cibles mobiles, avec leurs vieux fusils à mèche, mais ils deviennent d'excellents tireurs sur des cibles fixes. Grenard, sous une grêle de balles, le met à l'abri derrière un muret. On essaie en vain de parlementer et d'envoyer chercher des secours. Bientôt, la situation devient intenable; Grenard est contraint d'abandonner Dutreuil de Rhins; ce dernier a perdu connaissance et est probablement intransportable. Grenard, un moment à la merci de ses ennemis, leur échappe par miracle, non sans avoir été dépouillé de tout objet de valeur, puis accompagné à coups de pierres par des garnements. Recueilli par un fonctionnaire chinois, il reste près d'un mois à proximité de Tom-Boumdo, dans l'espoir de récupérer les papiers tombés aux mains des assaillants. Quant au corps de son chef, il n'y faut pas songer, il a été précipité dans une rivière au fond d'un ravin, sur l'ordre du lama du monastère voisin. 

La bourgade tibétaine de Yatung devient un comptoir anglais. La Grande-Bretagne pose un pied sur le Toit du Monde.  

1895: Le Dalaï lama décide d’exercer le pouvoir. Le régent Demo est mis à l’écart.  

Le Nyarong (Kham) est une nouvelle fois envahi par un de ses voisins. Cette fois, l’agresseur est le roitelet du Tchagla, un féal de Pékin. Les cavaliers du Nyarong triomphent de leurs adversaires, sans intervention de Lhassa ni de Pékin.  

Nouvelle expédition d'Henri d'Orléans au Tibet.  

Victoire militaire du Japon sur la Chine. 

L. Austine Waddell, officier de l'armée des Indes, publie "Le Bouddhisme du Tibet". Il prétend qu'avant l'introduction du bouddhisme, les Tibétains étaient des sauvages rapaces et des cannibales notoires, sans langue écrite et adeptes d'une religion animiste qu'il rapproche du taoïsme chinois. L'introduction du bouddhisme aurait donc joué un rôle civilisateur. Mais le bouddhisme du Tibet aurait été profondément perverti par le culte des diables auquel s'adonnait le pays. Le lamaïsme serait recouvert d'une fine couche mal posée de vernis de symbolisme bouddhique sous laquelle transparaîtrait lugubrement la poussée sinistre des superstitions polydémonistes. La population subirait la tyrannie intolérable des moines et des croyances qu'ils lui ont imposées pour la dominer par la terreur. Mais tout n'est pas perdu; comme le christianisme, le lamaïsme pourrait être réformé. On ne peut s'empêcher de penser que, dans l'esprit de l'auteur, la colonisation du Tibet par une nation protestante, la sienne, contribuerait à cette régénération religieuse. 

1896-1900: Un Suédois, Sven Hedin, explore l'Arka-tagh où les seuls sentiers sont ceux "tracés par les yacks, les ânes sauvages et les antilopes". Il découvre, au nord du Tibet, une Pompéi asiatique, Karadong. "De tous côtés, écrit-il,  de la surface ondulée du désert, émergent des vestiges d'habitation admirablement conservés. Des édifices, il ne reste que les colonnes en bois, hautes de 2 à 3 mètres. Nulle part, une pierre ou une brique. Le peuplier et les roseaux ont été ici les seuls matériaux employés. Ces ruines occupent une superficie de 3 à 4 kilomètres carrés." Les fouilles amènent la découverte de murs couverts de peintures représentant des femmes dans l'attitude de la prière, des hommes au type arien, vêtus comme les Persans de la fin du 19ème siècle, des chiens, des chevaux, un bateau bondissant sur les vagues. On met à jour des statues du Bouddha, des figurines en gypse. Et partout sortent des dunes des files de peupliers morts. Jadis s'épanouissait donc ici une ville active, dans le cadre d'une végétation luxuriante. De nombreux autres indices permettent d'aboutir à la conclusion  que, depuis des siècles, un processus de désertification est en cours dans la région.  
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Sven Hedin au Tibet
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Sven Hedin, invinciblement attiré par la cité interdite, se dirige vers le sud, en direction de Lhassa, déguisé en pèlerin mongol. Il est refoulé par les Tibétains. 

1897: Savage Landor, un personnage énigmatique, arrêté sur le chemin de Lhassa, est torturé au moyen d'une barre de fer rougie passée devant ses yeux pour le rendre aveugle; il est sauvé par un détail de son anatomie: sa main, palmée comme une coquille saint-jacques, prouve aux Tibétains qu'il est la réincarnation d'un lama. Cette anecdote inspirera un épisode de Michel Strogoff à Jules Verne. 

1898: Le 13ème Dalaï lama abolit la peine de mort, sauf en cas de haute trahison. 

Deux mandarins chinois sont massacrés à Sampheling (Xiangcheng) au Kham. 

Début de l’insurrection nationaliste des Boxers en Chine. Les légations étrangères vont être assiégées, ce qui entraînera l'envoi d’un corps expéditionnaire occidental pour venir à bout de l’insurrection. La Chine est à nouveau à feu et à sang.  

Un couple de missionnaires protestants d'origine hollandaise, Petrus et Susie Carson Rijnhart, essaient eux aussi de se rendre à Lhassa. Leur équipée sera un véritable calvaire. Accompagnés de quelques Tibétains et portant avec eux leur enfant qui vient de naître, ils affrontent les hauts cols qu'ils doivent traverser. Ils se nourrissent de thé, de tsampa et d'oignons sauvages. Ils se chauffent à la bouse et à la corne de yack découpée en lamelles. Ils rencontrent sur leur chemin des cadavres d'animaux et aussi d'hommes abandonnés par les caravanes. Les guides fatigués leurs faussent compagnie, en emportant l'essentiel des provisions. En plein hiver, sous une tente battue par les vents, la jeune femme protège du froid comme elle peut son nouveau né. Mais celui-ci finit par mourir. Le couple se voit interdire l'accès à la ville sainte. Les deux missionnaires doivent retourner sur leurs pas. Des brigands les attaquent. Les nouveaux guides, dont un est blessé, s'enfuient à leur tour avec les montures. Petrus décide de partir à la rencontre de nomades aperçus de l'autre côté d'une rivière.  Il traverse l'eau. Arrivé sur l'autre rive, il salue de la main sa compagne, avant de disparaître derrière un rocher. Susie ne le verra jamais revenir. On ne sait par quel miracle, la jeune femme parvient tout de même à rejoindre en vie le Sichuan. Elle ramènera de son équipée une vision très négative du Tibet: "Rien ne saurait être plus éloigné de la vérité que la croyance, entretenue par de nombreux Occidentaux, que les lamas sont des êtres supérieurs, dotés de dons physiques et intellectuels transcendantaux. Au contraire, pour ce qui est du savoir, ce ne sont que des enfants soumis à des émotions superficielles. Pendant les quatre années qu'a duré notre séjour parmi les Tibétains de différentes tribus et de différents districts, nous n'avons pas rencontré un seul lama qui soit au courant des plus simples faits de la Nature... nous n'avons trouvé qu'en grande majorité les lamas étaient ignorants, stupides, superstitieux et intellectuellement atrophiés comme tout clergé qui n'a jamais été en contact avec l'influence éclairante et édifiante de l'éducation chrétienne. Ils vivent dans un obscur Moyen Âge et sont eux-mêmes tellement aveugles qu'ils n'ont pas conscience de l'obscurité qui les entoure." Comme le laissent supposer les dernières phrases, ce témoignage n'est sans doute pas exempt de préjugés chrétiens. On ne saurait pourtant l'écarter d'un simple revers de la main. D'autant qu'un autre voyageur, Kawaguchi, bouddhiste japonais, se montre, à la même époque, à peine moins critique à l'égard des aspects du bouddhisme tibétain qui le choquent.  

En octobre 1898, Ovché Narzounof est envoyé par Dordjieff à Lhassa chargé de cadeaux pour le Dalaï lama. Parvenu à destination, en mars 1899, Le Kalmouk est frappé par le rôle prépondérant des femmes dans la vie sociale et le commerce de la capitale tibétaine. Cette situation s'explique par le nombre élevé d'hommes qui embrassent la vie monastique et font voeu de célibat. Il en résulte une grande liberté de moeurs des femmes qui, ne trouvant pas de maris, n'hésitent pas à devenir concubines des marchands chinois pour les aider dans leurs affaires. Le commerce est très actif et l'on vend sur les marchés beaucoup d'articles provenant de Chine ou de l'Inde; on paie en or, qui est pesé, en roupie indienne, ou en tranka, la monnaie locale, qui peut être subdivisée en fragmentant les pièces! Les moines ont le monopole du commerce du thé qu'ils partagent avec celui des images pieuses. Beaucoup de restaurants sont tenus par des Chinois. Tous les ans, la montagne de la tête de Langdarma, persécuteur du bouddhisme, s'avance vers la ville pour l'ensevelir; une cérémonie est célébrée par les moines, au cours de laquelle des coups de canon sont tirées sur cette montagne, pour la faire reculer; d'autre part, une vache noire bien nourrie, offerte en sacrifice, est placée à son sommet. Les maisons sont petites; elles comportent ordinairement deux étages, celui du bas servant de boutique; leurs toits en terrasse sont constitués de poutres recouvertes de terre; le sol est de terre battue, sauf chez les riches qui ont adopté le ciment et s'enorgueillissent de posséder du mobilier chinois; les carreaux des fenêtres sont en papier huilé; on s'éclaire avec des lumignons antiques; on se chauffe à la bouse de yak et avec un arbuste qui ressemble à un chardon. Dès leur plus jeune âge, les enfants tibétains, apparemment peu enclins à fréquenter l'école, se livrent des combats à coups de pierres propulsées par des frondes, exercice qui développe la précision du geste et l'esprit guerrier. Les Tibétains sont généralement accueillants et affables; ils reçoivent l'étranger avec respect, en se vêtant de leurs plus beaux atours; les hommes portent des bijoux aussi bien que les femmes.  

1899: Début de la guerre des Boers en Afrique du Sud. Pendant trois ans, ce conflit calmera les ardeurs colonisatrices des Britanniques en Asie. Mais ce n’est que partie remise.   

Vers la fin du 19ème siècle, un marchand anglais, T. T. Cooper, se fait l'écho des remarques formulées six siècles plus tôt par Marco Polo. Dans une auberge, où il s'est arrêté pour manger, il croit être invité à une partie de campagne. Il s'agit en réalité des préliminaires d'une offrande particulière, celle d'une jeune fille de quinze ans. Cette dernière se met à pleurer lorsqu'elle constate que l'Anglais préfère fumer sa pipe plutôt que de profiter de ses charmes. Notre homme finit par céder à ses avances et paye aux parents la dot de la demoiselle. Cette dernière, devenue son épouse, ne le suivra que deux jours. Elle trouvera ensuite un prétexte pour retourner dans son village.  

1900: Tentative d’assassinat du Dalaï lama par le régent Demo. Son frère a offert à l'un des maîtres du pontife tibétain une paire de bottes enchantées; celui qui les portera tombera aussitôt malade. On découvre dans une des bottes un pentacle bön invoquant des puissances maléfiques. C'est sûr, le régent tente de reconquérir le pouvoir en se débarrassant du Dalaï lama par la magie! Demo et sa famille sont inculpés et privés de leurs biens. Un conspirateur, proche du régent, est précipité du haut du Potala, les biens et les épouses de sa famille sont distribués comme cadeaux aux favoris du Dalaï lama. Le régent se suicide en prison (le moine japonais Kawaguchi, alors présent à Lhassa, relate cette affaire, voir  ici).  

Le Dalaï lama fait murer la route de Yatung pour interdire l’arrivée au Tibet des marchandises britanniques. 

Les pressions exercées sur la Chine, pour ramener le Tibet à la raison, et lui faire respecter les termes de l’accord de 1893, demeurant sans effet, la Grande-Bretagne essaie d'entrer directement en pourparlers avec le Dalaï lama en ignorant une suzeraineté chinoise devenue inopérante. Lhassa laisse sans réponse trois lettres qui lui sont adressées par lord Curzon, vice-roi des Indes, en 1899, 1900 et 1901. Les Tibétains poussent la forfanterie jusqu'à arracher les bornes qui marquent la frontière du Sikkim avec leur pays. Les Anglais soupçonnent les Russes d'armer les Tibétains pour menacer l'empire des Indes. 

Le 10 janvier 1900, Narzounof est envoyé à Paris par Dordjieff pour y acquérir un certain nombre d'instruments (notamment des vases sacrés en acier, un télescope, un phonographe et des appareils électriques...) destinés au Dalaï lama. La Société impériale russe de Géographie charge le Kalmouk de ramener des photographies du Tibet. Notre homme prend le bateau pour les Indes. A Calcutta, il apprend que les autorités britanniques, peu disposées à favoriser les intrigues russes, s'apprêtent à l'arrêter. Il prend subrepticement le train pour Darjeeling; là, un concours de circonstances malheureuses amène la police à découvrir son identité; il est assigné en résidence surveillée chez un moine mongol. Quatre mois plus tard, il est ramené à Calcutta pour y être incarcéré; il y est détenu un peu plus d'un mois, après quoi il est rapatrié en Russie. Dans le courant de la même année, Dordjieff rencontre Nicolas II; l'idée d'un protectorat russe sur le Tibet fait son chemin. Un temple bouddhiste est édifié à Saint-Petersbourg.  

Fin de l’insurrection des Boxers. 

Le général russe Kozlov explore le Kham. Il a pour guide Dja-lama (Tchegoun lama), un ancien moine bouddhiste d'origine russe, qui a séjourné à Drepung, où il aurait tué le moine qui partageait sa cellule au cours d'une dispute. Ce personnage violent et cruel prendra ultérieurement la tête d'une croisade mongole antichinoise; il consacrera ses bannières avec le sang des prisonniers dont il ouvrira les poitrines pour en arracher le coeur. L'idée de la reconstitution d'un empire mongol, aux limites imprécises, mais qui comprendrait la Mongolie intérieure et extérieure, le Tibet et une partie de l'Asie centrale, dont le Sinkiang, commence à germer dans certains esprits russes (Semenov, Dja-lama, Ungern). 

Toujours en 1900, un Bouriate bouddhiste converti au christianisme, qui exerce la médecine tibétaine en Russie, sans diplôme mais avec un grand succès, y compris dans l'entourage du Tsar, Piotr Badmaev, publie "La Russie et la Chine", ouvrage dans lequel il défend l'idée d'un rapprochement entre la Russie, la Chine, la Mongolie et le Tibet. Mettant en pratique ses idées, il crée d'ailleurs une entreprise commerciale en vue de faciliter la pénétration russe en Extrême-Orient. Si ce projet grandiose réussissait, la Russie deviendrait, d'après lui, le pays le plus puissant du monde. 
 
1901: En février, Dordjieff et Narzounof sont à nouveau à Lhassa. Le Kalmouk photographie les monuments du Tibet, en se cachant, car il est interdit d'enfermer des images du pays dans des boites noires pour les emmener en Occident. On notera que certains Indiens d'Amérique du Nord s'opposent aussi à ce qu'on les photographie, par crainte que l'on ne soustrait ainsi une partie de leur personne. Les descriptions que donne Narzounof des sites visités: le Jokhang, le Barkhor, Drepung, Sera... ainsi que des pèlerinages autour du Jokhang, sont exactes et proches de ce que l'on peut encore voir aujourd'hui. Quelques notes pittoresques: les fidèles jettent du riz dans les plis de la robe de la déesse des femmes en couche, les grains attirent les rats qu'il est interdit de tuer sous peine de mort; un peuplier est né d'un cheveu de Bouddha; le dépeçage des morts, au cours des funérailles célestes, est confié à des mendiants qui habitent dans des maisons de cornes de boeufs et de moutons qui empestent, ces étranges fossoyeurs sont d'une rare insolence; la montagne sur laquelle est adossé Sera renferme des mines d'argent, il y a là beaucoup d'ascètes qui habitent dans des cellules appelées ritodes dont certaines sont luxueuses, ces ascètes sont parfois accompagnés de domestiques; des pèlerins font le tour de Lhassa en le mesurant avec leurs corps, c'est-à-dire en se couchant par terre, puis en se relevant et en se couchant à nouveau, les pieds là où reposait la face, et ainsi de suite. Après avoir visité les environs de la capitale, Narzounof se rend à Shigatse pour voir Tashilumpo, où il rencontre le Panchen lama. Puis, en compagnie de Dordjieff, il s'en va au Népal, en prenant la précaution de cacher soigneusement ses clichés. De là, nos deux compères passent en Inde, en se faisant passer pour des Tibétains auprès de la police, qui leur conseille de se méfier des Russes mal intentionnés. D'Odessa, Dordjieff se rend directement à Saint-Petersbourg, à la tête de l'ambassade envoyée auprès du Tsar par le Dalaï lama. 

Arrivée à Lhassa de l'agent russe Tsybikov. Les Anglais s’inquiètent mais il leur est impossible d’intervenir militairement tant que la question de l'Afrique du Sud n'est pas définitivement réglée.  

Mort de la reine Victoria. La disparition de l'impératrice des Indes, dont les Tibétains pensent qu'elle est une émanation de la déesse Vajravarahi, la laie adamantine, n'est pas de bon augure pour le Pays des Neiges.  

1902: Le représentant de Lhassa au Nyarong (Kham) est appelé à de plus hautes fonctions. Son autorité est transmise à l'abbé gelugpa du monastère de Litang, la capitale de ce petit pays. C'est une faute politique. En effet, les relations entre l'abbé, proche de Lhassa, et le prince, proche de Pékin, vont rapidement se détériorer et fournir un prétexte d'intervention à la Chine.  

Alliance entre la Grande-Bretagne et le Japon pour contrecarrer l'avancée russe en Asie.   

La Russie se rapproche de la Chine et lui rétrocède la Mandchourie. Un projet de condominium sino-russe sur le Tibet aurait été envisagé. Des troupes russes et chinoises pourraient s'installer sur le toit du monde, aux portes de l'empire des Indes. Le bruit en court à Londres. Mais il a été propagé en Inde par le moine japonais, Kawaguchi, de retour du Tibet, où il est allé étudier des textes sacrés. Le gouvernement japonais, qui se prépare à un conflit avec l'empire des tsars, n'est peut-être pas totalement étranger à cette rumeur (un résumé du récit de Kawaguchi est  ici).  

1903: Le Dalaï lama appelle les religieux du Nyarong (Kham) à prendre fait et cause pour l'abbé du monastère de Litang contre les prochinois. Les moines soulèvent la population contre le prince. Les missionnaires français, installés dans cette région, théoriquement sous administration chinoise, en vertu des traités, réclament la protection de Pékin. L'armée du prince, épaulée par un contingent chinois, écrase celle de l'abbé.  

Un Anglais, le capitaine Rawling, se rend au Chang Thang, sur les traces de Deasy et de Bower. A court de provisions, il cherche la cache où Deasy a enterré ses vivres et la trouve, dans la plaine des Antilopes. Un ouragan, qui arrache ses tentes, met fin à cette nouvelle campagne d'espionnage cartographique. 

La guerre des Boers s'achève sur une victoire britannique.   

Pour en finir avec les intrigues russes au Tibet, les Anglais, inquiets pour l'empire des Indes, envoient une petite armée, sous les ordres du colonel Francis Younghusband, en direction de la frontière, afin d'imposer une négociation. Les négociateurs n'étant pas au rendez-vous, les troupes britanniques pénètrent plus avant dans la vallée de Gyantse. Les fortifications que les militaires britanniques rencontrent, au long de leur progression, leur donnent une piètre idée de la puissance tibétaine. "Ces gens-là, pensent-ils, ne sont que des sauvages superstitieux.  

Mécontents de la tournure que prennent les événements, les Tibétains soupçonnent quelque traîtrise dans leurs rangs. Quatre hauts dignitaires sont démis de leurs fonctions et emprisonnés, l'un pour trahison et les autres pour incompétence.  
   
1904: Les Tibétains s'opposent à la marche des envahisseurs. Younghusband décide de se rendre à leur camp pour prévenir un affrontement. Il est reçu par des adversaires sûrs d'eux et menaçants, qui rejettent toute négociation, avant le retrait des soldats anglais. Le combat est inévitable.   

La rencontre a lieu à Gourou, un endroit où les Tibétains ont élevé un mur, en travers de la route. A l'approche des Britanniques, le général de Lhassa leur intime à nouveau l'ordre de quitter le pays, faute de quoi ils s'attireront des ennuis. Les Anglais se préparent au combat en mettant en batterie leurs mitrailleuses. Dès les premières rafales, l'armée tibétaine, composée en grande partie de paysans, vêtus comme les soldats de Gengis khan, nombreuse mais dotée d'armes archaïques, est mise en déroute, malgré la valeur individuelle des soldats. C'est un massacre. Les chefs tibétains, qui se croyaient invulnérables, derrière leurs montagnes et sous la protection de leurs dieux, sont abasourdis.   

Les troupes britanniques arrivent dans les environs de Gyantse. La population les accueille bien. Les moines conduisent même les officiers britanniques vers des cellules où des ermites sont emmurés vivants. C'est au tour des Anglais d'être stupéfaits devant ce qu'ils considèrent comme une manifestation de barbarie.  

Les négociateurs attendus ne se présentent toujours pas. Des informations font état de la construction d'ouvrages défensifs sur la route de Lhassa. Younghusband envoie une colonne mobile en direction de la capitale. Un nouveau combat éclate et, cette fois, ce sont les Tibétains qui ont le dessus. Leurs troupes ne cessent d'ailleurs de se renforcer. Elles comptent bientôt une dizaine de milliers de combattants, c'est-à-dire plus du triple du corps expéditionnaire britannique.  

Une trève est acceptée. L'arrivée des envoyés du Dalaï lama permet enfin aux négociations de s'engager. Younghusband s'aperçoit rapidement que les Tibétains ne cherchent qu'à gagner du temps et à fatiguer leurs adversaires. Il décide alors de frapper un grand coup, en s'emparant de la citadelle qui surplombe Gyantse. L'artillerie britannique ouvre le feu. Une brèche est pratiquée. L'assaut ne durera qu'une demi-heure. Les pertes britanniques s'élèveront à quatre morts et trente-sept blessés. D'après les auteurs britanniques, les Tibétains auraient perdus 300 tués. Les Chinois prétendront que de nombreux défenseurs se suicidèrent plutôt que de se rendre; mais cette information est controversée.   

Après leur défaite, les Tibétains fuient Gyantse. La route de Lhassa est ouverte. Elle est parcourue sous la pluie. Les Tibétains résistent encore désespérément, pendant six heures, sur les lieux de leur dernière victoire. En vain. Ils vont encore laisser plusieurs centaines de morts sur le terrain. En tout, la guerre aura coûté au moins 2 800 tués au Tibétains, toujours d'après les auteurs britanniques. Chemin faisant, les soldats anglais vivent sans ménagement aux frais des habitants.   
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Younghusband La fuite du Dalaï lama
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Les vainqueurs arrivent à proximité de la capitale le 1er août 1904. Les Anglais découvrent une ville à la fois magnifique et sordide. Le Potala les émerveille et les inquiète. L'ampleur des espaces verts qui ceinturent la cité les étonne. Mais les rues fangeuses sont encombrées d'immondices. D'énormes cochons, que les soldats doivent écarter à coups de baïonnette, y pataugent. La crasse des habitants et leur apathie consternent les vainqueurs. La disproportion entre le Potala et les taudis sans romantisme, dont se compose la cité, attire de leur part cette remarque: "C'est la manifestation de l'immense orgueil et de la volonté de puissance qui au Tibet sépare la caste sacerdotale des profondes vérités d'une religion qu'elle a prostituée". Younghusband restera néanmoins toute sa vie fasciné par la découverte de la culture tibétaine.   

Le Dalaï lama, cependant, s'est enfui vers Ourga (Mongolie) en compagnie de Dordjieff. Il est reçu avec empressement par le Kutuktu Bogdo Gegheen, chef religieux de Mongolie, et les représentants russes. Mais le Tsar, qui mène une guerre qu'il va perdre contre le Japon, ne peut pas voler au secours de ses amis tibétains, pour le moment. Le consul russe à Ourga, Shishmarev, n'en intrigue pas moins pour que le Dalaï lama se réfugie en Russie. Plusieurs habitants de Lhassa, effrayés par la réputation des Anglais, ont également déserté la capitale. Pékin destitue le Dalaï lama accusé de lâcheté. Ce dernier est parti sans laisser d'instruction. Younghusband reçoit l'ordre de faire sauter le Potala, si ses propositions ne sont pas rapidement acceptées. Heureusement, au bout de quelques jours, des plénipotentiaires se présentent.   

Les Tibétains vont composer avec l'occupant et lui ouvrir leur pays. Les accords antérieurs sont renouvelés. Trois centres commerciaux sont créés. Les Anglais recevront des dommages de guerre en soixante quinze versements annuels et occuperont la vallée du Tchumbi, tant que la somme convenue ne sera pas soldée. Le Tibet s'engage à ne pas céder ou louer une partie de son territoire sans l'accord de la Grande-Bretagne. Aucune puissance étrangère ne sera autorisée à envoyer des représentants officiels ou des personnes privées au Tibet, quels que soient les motifs de leur séjour, que ce soit pour construire des routes, des voies ferrées, installer le télégraphe, prospecter ou exploiter des mines, sans le consentement de Londres. L'accord est signé, avec apparat, dans la salle du trône du Potala, à la demande du chef de l'expédition britannique. Les troupes peuvent se retirer de Lhassa. Les Anglais vont occuper pendant 75 ans une partie du territoire tibétain. Cet accord, négocié sans la participation des Chinois, est parfois interprété comme une reconnaissance implicite de l'indépendance du Tibet par les Anglais; on verra que cette interprétation est néanmoins contredite par d'autres accords, dans lesquels la suzeraineté de la Chine sur le Royaume des Neiges est explicitement reconnue par le cabinet de Londres.   

Les termes de l'accord sont mal accueillis dans plusieurs capitales. La France propose un marché à l'empereur de Chine; il protège les missionnaires français au Tibet; en retour, ceux-ci maintiennent les fidèles dans leur devoir envers le souverain de Chine. La France reconnaît donc implicitement à son tour l'autorité de la Chine sur le Tibet. La Russie proteste énergiquement. La Chine refuse de reconnaître le traité. Les bouddhistes s'agitent à travers la steppe. Younghusband, loin d'être accueilli en héros, est désavoué par son gouvernement. 

L'année de l'invasion, un Anglais, Perceval Landon décrit l'autorité du Dalaï-lama comme une machine d'oppression. À peu près au même moment, un autre voyageur de la même nation, le Capitaine W.F.T. O'Connor, observe que les grands propriétaires terriens et les prêtres exercent, chacun dans leur domaine respectif, un pouvoir despotique sans aucun appel, tandis que les simples gens sont opprimés par une fabrique de prêtres et de monachisme des plus monstrueuses. 

En 1904, l'Allemand Albert Tafel participe en tant que médecin à l'expédition géologique et géographique de Wilhelm Filchner en Chine et au Tibet. Les deux hommes ne tardent pas à se fâcher et Tafel reste en Asie après le retour en Europe de Filchner. Il ne rentrera qu'en 1908 avec de nombreux documents sur le nord-est du Tibet. Après avoir subi l'opération d'une tumeur maligne à l'estomac, il se sent suffisamment rétabli pour repartir en Asie en 1933. Mais il souffre bientôt d'un cancer au foie qui l'oblige à revenir en Allemagne, où il meurt en 1935.   

1905: La Chine entreprend la construction d'un télégraphe destiné à relier au Sichuan la ville de Chamdo (Kham), un important noeud de communications. Pékin envisage de coloniser la région et d'en exploiter les ressources minières. L'afflux de Chinois provoque un début de disette à Batang. Le nouvel envoyé de Pékin, Feng, qui vient d'y arriver, souhaite réduire le nombre des moines considérés comme des bouches inutiles. Il enjoint à la majeure partie d'entre eux (4 700 sur 5 000) de se défroquer sous peine de décapitation. Cette mesure déclenche une levée de boucliers. Feng ordonne alors la destruction du monastère de Batang. Sur le conseil du père Mussot, un missionnaire français, qui le juge militairement trop faible, il temporise, avant de quitter Batang pour Chamdo. A peine Feng a-t-il tourné les talons qu'une multitude de guerriers tibétains font irruption dans la bourgade et massacrent les Chinois. Feng lui-même est tué sur la route avec les soldats de son escorte. 

Animée par les monastères gelugpas, qui menacent de mort tous ceux qui aideraient les Chinois, le soulèvement gagne toutes les régions du Kham. Les missions françaises, trop sectaires pour bien s'implanter en milieu bouddhiste, tombent sous les coups des révoltés. Elles ont ostensiblement fait le jeu de Pékin. Les missionnaires et les quelques convertis vont payer le prix fort. Les pères Mussot, Soulié, Bourdonnec et Dubernard deviennent des martyrs de la foi. Les moines de Tchamoutong, au sud-est du Tibet, brûlent l'église du père Génestier, qui ne doit son salut qu'à une fuite accompagnée de coups de fusils; il tue même un adversaire qui le vise, d'une balle entre les deux yeux! La mission est pillée; un Tibétain, rendu fou par la sonnerie du réveil-matin qu'il vient de voler, se précipite dans un ravin où il perd la vie. L'ambassadeur de France réclame auprès du gouvernement impérial le respect des traités et la protection de ses ressortissants. La réplique ne va pas se faire attendre.   

Le général mandchou Zhao Erh-Feng envahit l'est du Tibet avec une extrême brutalité. Ses troupes rasent les monastères, massacrent les moines, décapitent les fonctionnaires tibétains et installent des Chinois à leur place, avec l'approbation des Français et aussi celle des Britanniques. L'éradication du bouddhisme tibétain et la colonisation du Kham sont les buts avoués de l'entreprise. Des paysans du Sichuan doivent remplacer les Khampas chassés de leur terre. Plus grands que les autres Tibétains, les Khampas ou habitants du Kham, sont d'une origine inconnue; certains pensent qu'ils pourraient descendre des anciens Tokhariens du Sinkiang, des Indo-Européens, on l'a déjà dit; quoi qu'il en soit, ces redoutables guerriers, quelque peu pillards, n'ont jamais été réellement soumis. 

Zhao Erh-Feng met le siège devant Sampheling qui résiste quelques mois. Un grand nombre de défenseurs de la ville, coupable d'avoir tué deux mandarins quelques années plus tôt, seront massacrés. Le général chinois victorieux portera, devant l’histoire, le surnom de "boucher Zhao". Il se montrera impitoyable envers les vaincus. Il fera torturer pendant trente jours le prince soupçonné d'être l'instigateur du meurtre de l'amban de Batang, en prenant bien soin de le maintenir vivant; il lui fera désarticuler les rotules devant sa famille; finalement, il ordonnera de le mettre à mort, en lui arrachant le coeur, et la foule défilera devant le corps encore palpitant.  

Voici comment Bacot rapporte la prise de Sampheling. Le siège du monastère fortifié dura six mois; toute la contrée environnante s'était réfugiée au milieu des moines guerriers bien pourvus de vivres et d'eau venant de la montagne par des conduits souterrains. L'approche se fit par mines et contremines, les adversaires s'étranglant dans les boyaux souterrains. Les Chinois finirent par découvrir les conduites d'eau et en privèrent les assiégés qui continuèrent cependant à résister (peut-être en buvant leur urine?). Les Chinois manquaient de vivres; ce fut la guerre de la soif contre la faim; la désertion se mit dans les rangs des assiégeants; les chefs qui ne savaient plus se faire obéir furent fusillés, les déserteurs coupés en morceaux, les blessés dans le dos exécutés. Le supérieur du monastère se pendit de désespoir; les moines guerriers ayant été décimés, les laïcs envoyèrent un émissaire réclamer des secours au monastère de Chontain, dont ils ignoraient la prise; l'homme tomba entre les mains des Chinois. Zhao Erh-feng prit son temps et usa de ruse; quelques-uns de ses soldats s'approchèrent de nuit des murailles, se faisant passer pour le renfort attendu; une fois les Chinois dans la place, une effroyable mêlée s'engagea, moines et laïcs tibétains déchirant à coups de dents leurs égorgeurs; dans la confusion, plusieurs assaillants s'entretuèrent. Le feu fut mis au grand temple qui contenait du fourrage et l'incendie troua de lueurs l'obscurité. Au matin, 80 moines, découverts dans un réduit secret, furent décapités un à un, au fur et à mesure qu'ils apparaissaient au grand jour. 

Les adversaires font assaut de sauvagerie. Une cinquantaine de soldats chinois sont massacrés à coups de hache pendant leur sommeil, lors de l'investissement d'Atentze; leur officier est écorché vif et sa peau empaillée; plus tard, cette dépouille naturalisée est remise au vice-roi du Yunnan, comme pièce à conviction; le supplice favori des Tibétains est d'écorcher un homme vivant; ils ne dédaignent pas non plus de scier des soldats entre deux planches. Mais Bacot observe que même le meurtre chez eux prend un air innocent et paisible.  

Les événements rapportés ci-dessus sont certainement ceux qui ont été racontés à Marco Pallis en 1936, par un Khampa y ayant participé. 

A la demande des Britanniques, le Panchen lama se rend en Inde. C’est une nouvelle carte que les Anglais espèrent mettre dans leur jeu. De son côté, le second hiérarque gelugpa compte se procurer des armes pour parer à toute éventualité. Il ne sortira rien de ce voyage au cours duquel le Panchen lama aura, pour la première fois, l'occasion de prendre le train.  

Une révolution, prologue de celle de 1917, secoue la Russie et fait vaciller le trône du Tsar. Les troubles sont la conséquence de la défaite russe face au Japon. La Russie va devoir renoncer à ses velléités d'expansion en Asie.   

1906: Le Dalaï lama quitte Ourga. Il est brouillé avec le Kutuktu Bogdo Gegheen dont il raillait la vie dissolue. Surtout, le Kutuktu a vu ses ressources fondre au profit du pontife tibétain qu'il doit nourrir et qui reçoit la plus grande partie des offrandes apportées par les pèlerins; il y a de quoi le rendre jaloux!  

Zhao, pacificateur du Kham, se taille, avec l'accord de Pékin, une manière de petit royaume. Le Tsarong et le Sagnen admettent la tutelle chinoise. 

Les Chinois négocient avec les Britanniques le traité de Pékin. Echaudés par les déconvenues qu'ils viennent d'essuyer, affaiblis par la chute du ministère Balfour à Londres, les Anglais décident de se montrer conciliants avec la Chine. La convention de Lhassa est aménagée. Il n'y aura pas d'occupation anglaise du territoire tibétain. L'indemnité de guerre se règlera en trois fois. La suzeraineté de la Chine sur le Tibet est réaffirmée.  

Première expédition au Tibet de Jacques Bacot, à partir du Tonkin, suivant un itinéraire de pèlerinage qui le met en contact intime avec la vie religieuse des Tibétains. A son retour en France, il se consacre à l'étude du tibétain auprès de Sylvain Lévi. Voici quelques phrases de Bacot citées par Marco Pallis: "Les Tibétains s'imposent immédiatement par la dignité de leur personne. On les rencontre vêtus noblement, chevauchant dans les vastes espaces de leurs déserts... Dans tout le Tibet on aurait grand'peine à rencontrer un sot... Les Tibétains ne sont ni barbares, ni incultes, et leur pays ne l'est pas davantage. Ils cachent sous leur enveloppe rustique des raffinements qui nous font défaut, beaucoup de courtoisie et de philosophie, le besoin d'embellir les objets usuels quels qu'ils soient, une tente, un couteau... En outre, ils sont gais, ces Tibétains, et heureux, ce qui n'est pas le cas ailleurs aujourd'hui, plus heureux que nos pauvres ouvriers dans leurs tristes usines..." Ces appéciations, qui tranchent avec le ton critique et parfois méprisant d'autres explorateurs, méritent d'être soulignées. 

Bacot arrive au Tibet, un pays "isolé du monde et si voisin du ciel que l'occupation naturelle de ses habitants est la prière" et où "les grandes cités sont les monastères dont les moines gouvernent, rendent la justice, lèvent l'impôt, impriment les livres, font le commerce, la banque et la guerre." Venu par le Yunnan jusqu'au Kham, pendant une période d'accalmie, "quelques têtes tombent encore, mais comme de grosses gouttes après l'orage", il narre des épisodes d'une guerre dont il n'a pas été témoin. Celle-ci débuta en 1905, par le meurtre du légat impérial (amban) de Batang. Les Tibétains envahirent Atentze, massacrèrent quatre missionnaires français, avec leurs ouailles indigènes, et incendièrent la ville. Le général chinois Zhao Erh-Feng répliqua en détruisant des monastères dont les moines s'étaient enfuis, tandis que ses lieutenants soumettaient la région; après quoi, ses troupes se dirigèrent vers le nord, à proximité du Nyarong, encore indépendant, où un envoyé de Lhassa et le supérieur d'un monastère se partageaient le pouvoir. Zhao Erh-Feng, si énergique au sud, parut alors temporiser. Au cours de son périple, l'explorateur français entend parler du royaume de Poyul ou Pomi. Ce royaume aurait été créé, au 13ème siècle, par des soldats chinois venus guerroyer au Tibet; ils auraient été séduits par la beauté du pays et y seraient demeurés; ses habitants, maintenant habiles dresseurs de chevaux, se livreraient au brigandage; ils seraient de religion bön; dans le nord de la région s'étendrait une forêt vierge peuplée de lions, d'aurochs et de licornes; on raconte que les hommes y portent une calotte de fer sur leur chevelure, que les maisons y sont faites de bouse séchée et d'os de yacks et bien d'autres choses encore. L'explorateur, intrigé, voudrait s'y rendre; il en est empêché par la vigilance des cerbères chinois, mais se promet de récidiver (voir ci-après ici). 

Bacot ramena de ce voyage en France un Tibétain; ce dernier rédigea une relation naïve de son voyage qui mérite d'être connue et méditée, ne serait-ce que parce qu'il s'agit du seul témoignage d'un Tibétain de cette époque sur notre pays. On peut en lire un résumé ici 

Le regain de violence contre les missionnaires occidentaux et la guerre sino tibétaine sont certainement des conséquences de l'équipée britannique à Lhassa; les Tibétains ne peuvent que voir d'un mauvais oeil ces étrangers qui les envahissent et les massacrent; par ailleurs, la Chine, incapable d'assurer la sécurité d'un pays qu'elle est censée protéger et se sentant elle-même menacée, se venge en accentuant son emprise sur le Pays des Neiges. Les rivalités des grandes puissances ont donc pour résultat un accroissement de la tutelle de la Chine qui avait tendance à s'affaiblir. Le Tibet est devenu le jouet d'enjeux qui le dépassent et qu'il ne peut pas maîtriser. L'étouffement dans le sang de la révolte des Khampas et la volonté affichée par la Chine impériale de coloniser la région, avec l'accord des Français et des Britanniques, marque un tournant dans l'histoire du pays. Au début du 20ème siècle, son avenir est en train de se décider.   

Sven Hedin  tente d'obtenir des Britanniques l'autorisation de se rendre à Lhassa. Il se heurte à un refus catégorique, malgré l'accueil cordial de son ami Younghusband. Les Anglais le soupçonnent d'être un agent tsariste. Il décide alors de passer outre et de se rendre à Shigatse, à partir du Ladakh qui dépend alors du Cachemire. Une expédition de vingt-cinq hommes et d'une centaine de chevaux et mulets est organisée. Elle doit surmonter des difficultés inouïes. La présence d'un Européen s'ébruite. L'explorateur, identifié, craint d'être refoulé, comme cinq ans plus tôt. Il parvient tout de même jusqu'à Shigatse, où le Panchen lama l'accueille favorablement et l'autorise à sortir du Tibet par le chemin des écoliers, lui offrant ainsi la possibilité de réaliser de nouvelles découvertes. Mais tout ceci est décidé à l'insu des Chinois. Sven Hedin observe que les Anglais, en envahissant le Tibet, ont travaillé pour l'empereur de Chine, dont la tutelle sur le Royaume des Neiges est plus affirmée que jamais. Il observe également que l'interdiction de tuer des animaux n'est pas respectée à la lettre par les adeptes du bouddhisme tibétain et suppose que certains rituels sanglants auxquels ils se livrent sont probablement une survivance du bön (un résumé du récit de l'explorateur suédois est ici). 

Le Dalaï lama réside à Kumbum, en Amdo, jusqu'à 1908. 

Pendant l'année 1906, le colonel Mannerheim, futur héros de l'indépendance finlandaise, est chargé par l'armée russe d'une mission d'exploration en Asie centrale. Il bénéficie de la couverture d'organisations scientifiques suédoises et finlandaises pour ne pas éveiller les soupçons. Il parcourra 7 000 km à l'ouest de l'empire du milieu, notamment au Sinkiang et au Shanxi, dressant des cartes, prenant des photos et notant l'attitude des populations. Après un séjour à Pékin, son périple s'achève par une visite au Dalaï lama. Moscou n'a certainement pas abandonné tout espoir d'expansion à l'est. 

En 1906, le zoologiste autrichien Erich Zugmayer observe la faune sauvage des plateaux de l'ouest tibétain où il recueille un abondant matériel zoologique. 

1907: L’amban de Lhassa exige la destitution de Youthog Phuntsog Palden accusé d’être le responsable de l'ouverture des marchés britanniques au Tibet. Un programme de réforme est élaboré. Il prévoit la création à Lhassa d'un hôtel des monnaies, la mise sur pied d’une armée et la réduction des privilèges accordés aux religieux. Le recours à des mandarins est envisagé. 

Trois des personnes écartées du pouvoir lors de l'invasion britanniques sont rappelées par le Dalaï lama.  

Zhao lance un train de réformes dans les territoires sous son contrôle. L'administration est partagée entre Chinois et Tibétains. L'influence des monastères est réduite par l'interdiction de s'agrandir et la réduction du nombre de leurs moines. Des écoles sont ouvertes. Le servage est aboli. Un état civil est créé. La fiscalité est modifiée. La monnaie mandchoue est seule admise, avec les lingots d'argent, comme moyen de paiement. L'hygiène corporelle et le port du pantalon sont imposés. Les colons chinois sont incités à s'installer dans la région. Leur mariage avec des Tibétaines est encouragé… Bref, la sinisation du pays est en marche.  

Mécontente de la concurrence commerciale que lui impose l'Angleterre au Tibet, la Chine interdit l'usage des roupies indiennes à l'ouest des terres sous son contrôle et envisage la création d'une banque à Lhassa.  
 
Le 31 août 1907, une convention anglo-russe relative à la Perse, à l'Afghanistan et au Tibet suspend le travail scientifique dans la région pendant trois ans ce qui verrouille un peu plus l'accès au Tibet. La première guerre mondiale et ses suites n'arrangeront pas les choses. 

Un traité russo-japonais règle la question d'Extrême-Orient. 
 
Le traité russo-britannique de Saint-Pétersbourg, qui consacre la volonté de paix des deux puissances en Asie, reconnaît la suzeraineté de la Chine sur le Tibet. Les grandes puissances tirent la leçon des événements. 

De retour au Ladakh, Sven Hedin monte une nouvelle expédition pour parfaire ses connaissances sur le Tibet, en annonçant son départ pour Khotan, au Sinkiang, pour donner le change aux Tibétains. Mais le traité entre les Russes et les Anglais complique la situation puisque les deux puissances sont tombées d'accord pour n'autoriser aucune expédition scientifique au Tibet pendant trois ans sans leur accord préalable. Afin d'échapper à la surveillance des militaires, dont les postes ne vont pas manquer d'être multipliés aux frontières, l'explorateur se déguise en domestique musulman d'une caravane de marchands et s'abstient de se laver; plus tard, il prendra même les apparences du berger chargé de la garde des moutons de l'expédition. Mais, fatigué de jouer à cache cache avec les autorités et les mailles du filet se resserrant, il finira par se livrer et sera expulsé. On l'autorisera néanmoins à repartir en suivant un itinéraire inexploré (voir ici).  

1908: Le 13ème Dalaï lama s’installe au Wutai Shan (Shanxi). Il y reçoit de nombreux visiteurs étrangers et cherche à nouer des relations diplomatiques. Il souhaite se rapprocher de la France. A cette fin, il admet l’ouverture de missions catholiques au Tibet, à condition que les conflits qui les opposeraient aux monastères bouddhistes soient réglés par Lhassa. Ces tentatives resteront sans lendemain. Paris craint de mécontenter Londres, Saint-Pétersbourg et Pékin. La stabilité européenne milite pour une entente avec les deux premières capitales. Une brouille avec la Chine hypothèquerait la situation du Tonkin. Et puis, les contrats économiques proposés par la Chine sont beaucoup plus juteux que ceux du Tibet. 

Le Tsarong et le Sagnen reviennent dans le giron de Lhassa. 
  
Le pontife tibétain, après bien des hésitations, se rend à Pékin, où il est invité depuis longtemps par Tseu Hi pour discuter de la difficile question des convoitises européennes sur le Tibet et tenter de regagner les bonnes grâces du pouvoir central. Une délicate question de protocole se pose: lequel des deux potentats aura la prééminence sur l'autre? Une solution bâtarde est trouvée: le Dalaï lama se pliera au protocole imposé aux membres de la famille impériale; cette solution ne satisfait évidemment personne, chacun estimant être supérieur à l'autre! On oblige le Dalaï lama à fléchir le genou devant l'impératrice douairière pour marquer sa dépendance. On l'humilie par tous les moyens. Mais il ne se laisse pas intimider. L'impératrice décerne à son visiteur des titres honorifiques empoisonnés et, suprême humiliation, elle lui garantit le paiement d'une rente, comme à un haut fonctionnaire chinois. Un décret le rétablit dans ses fonctions de chapelain de la cour mandchoue mais la relation religieux-protecteur est visiblement tombée en désuétude et Pékin traite désormais le Dalaï lama en vassal. 

Un second amban s’installe à Lhassa. La tentative de main mise chinoise se confirme. 

Mort de l'empereur Guangxu. Mort de l'impératrice de Chine Tseu Hi (Cixi). Les Chinois voient dans ces deux décès inattendus une vengeance du Dalaï lama. Un enfant, Pouyi, monte sur le trône de Chine. 

Nouveau traité sino-britannique signé à Calcutta. Après des débats houleux, la convention de 1893 est confirmée. La Chine est militairement garante de l'application de l'accord au Tibet.  

1909: Retour à Lhassa du Dalaï lama. Il se montre gracieux avec les Tibétains et ignore ostensiblement les Chinois. Le cœur des soldats chinois est noir de rage, selon l'expression de l'un d'entre eux. 

Création par le Dalaï lama d'un Bureau des affaires étrangères, embryon d'un futur ministère. 

"Le Journal indigène du Tibet" voit le jour. Mais il est imprimé en Chine.  

Après avoir temporisé deux ans à Batang, Zhao Erh-Feng bouscule l'armée tibétaine à Chamdo (Tsiamdo), puis descend vers la boucle du Brahmapoutre; une armée chinoise avance au Tibet, soit disant pour faire respecter les accords sino-britanniques; la Chine entend en réalité prendre sa revanche, suite à l'agression britannique, et affirmer son autorité sur le Pays des Neiges. Le second amban est destitué; il aurait tenté de négocier avec l'entourage du Dalaï lama. Le général Zhong est lancé en une marche foudroyante sur Lhassa, avec une poignée d'hommes gonflée par la propagande, sans s'inquiéter des poches rebelles du Tsarong et du Nyarong, ni des monastères révoltés de Sacha Gumba et Louzon, qui ne sont pas encore soumis. Des émeutes, orchestrées par les monastères de Ganden, Sera et Drepung, éclatent à Lhassa; mais, plutôt que d'organiser la résistance, les Tibétains massacrent les Chinois installés dans la capitale et brûlent la demeure des amban. Les moines agissent en ordre dispersé: certains protègent les Chinois pour se faire bien voir des envahisseurs, d'autres marchent à leur rencontre et se font battre; les survivants se déguisent en civils pour fuir. Le général Zhong s'empare de la ville; l'intention des Chinois est d'arrêter le Dalaï lama et de mettre à mort trois de ses ministres. Le Dalaï Lama est contraint de fuir une seconde fois; il quitte en catastrophe le Potala pour se réfugier aux Indes britanniques. Des unités de l'armée tibétaine se sacrifient pour arrêter ses poursuivants. L'armée chinoise entre dans une ville morte, après avoir supplicié les parlementaires envoyés au devant d'elle. Le Tibet est vaincu par ses querelles intestines et par sa naïve crédulité, plus que par la force de ses adversaires (Bacot dixit). 

Zhong pille le Potala dont les trésors sont envoyés en Chine; au passage, une peinture sacrée est offerte en cadeau à Monseigneur Giraudeau, évêque des missions françaises au Sichuan, ancien zouave pontifical, qui a lutté contre les Prussiens dans l'armée de Bourbaki en 1870, et qui mourra presque centenaire, sans avoir jamais vu une automobile de sa vie.  

Dans une revue parisienne mensuelle, qui relate les exploits de Sven Hedin, le mystérieux Tibet est décrit comme un État dominé par une théocratie qui, pour se maintenir au pouvoir, ferme obstinément le pays aux influences extérieures. Lhassa est qualifiée de cité interdite. Des pans entiers de la région sont encore à découvrir. Les nomades sont des êtres primitifs à demi sauvages. Un peuple de barbares superstitieux, complètement coupés du reste du monde, voilà l'image des Tibétains propagée alors auprès de l'opinion publique française. 

Nouveau voyage au Tibet de Jacques Bacot, au cours d'une période troublée. Il laissera le récit de ces voyages, "Dans les marches tibétaines - Le Tibet révolté". Cette fois-ci, il remonte du Yunnan jusqu'au Sichuan où il pénètre au Kham pour gagner le royaume de Poyul, où il ne parviendra pas; il se dirige vers le sud, traverse le Nyarong, puis passe par le Tsarong dans l'espoir de se rendre jusqu'au mythique pays de Pemakoe. Son voyage se heurte aux réticences des représentants locaux de l'autorité qui ne lui interdisent pas positivement de poursuivre sa route mais font tout ce qu'ils peuvent pour l'en dissuader. De ces pérégrinations dans les marches tibétaines, à la frontière du Yunnan, peuplées de nombreuses ethnies qui se détestent, l'explorateur rapporte une foule de renseignements. Son voyage est finalement arrêté par les Tibétains et notre explorateur se voit contraint de revenir au Yunnan; mais il a découvert les sources de l'Irrawaddy, sans les avoir cherchées. L'abondance de ses observations empêche de les rapporter toutes ici; un résumé en est donné par ailleurs, quelques extraits figurent ci-après.  

Les missionnaires et les explorateurs avancent derrière les troupes chinoises qui écrasent les populations d'impôts et de corvées; les Tibétains soupçonnent les Européens d'être derrière les entreprises d'expansion chinoises; on soupçonne l'explorateur français d'être en reconnaissance pour le compte de la Chine, quand on ne le prend pas pour un mandarin. Les Chinois ne connaissent rien des pays où ils font la guerre; ils envoient d'abord des troupes insuffisantes qui sont battues et doivent ensuite revenir en nombre. Les troupes chinoises sont mal commandées et mal traitées, les officiers s'approprient la solde, l'expédition de Bacot croise une colonne chinoise dont les soldats sont décimés par la dysenterie. Les scellés sont mis sur les biens précieux des monastères occupés par les militaires chinois, mais cela n'empêche nullement certains officiers de vendre des objets à leur profit; les bâtiments conventuels, dévastés et mal entretenus, convertis en bureaux administratifs et en casernes, tombent en ruine. La sinisation du pays est en marche et elle commence d'abord par l'ouverture d'écoles où l'on apprend le mandarin. Lorsque les Chinois introduisent leur code au Tibet, ils ne font qu'y semer le désordre. Les Tibétains sont très courageux, mais la portée de leurs fusils à mèche est trop courte; ils doivent s'approcher très près de leurs adversaires pour espérer les atteindre; ils essuient donc des pertes sévères. L'esclavage subsiste au Tibet mais il y s'agit plutôt d'une forme de servage. Les prisons tibétaines sont des fosses profondes où le prisonnier est introduit, puis muré par la voûte; un regard au sommet permet de lui jeter de l'eau, de la nourriture et des ordures; il dort couché dans l'eau; Younghusband aurait retiré un vieillard d'une cellule de ce type dont les larmes avaient creusé des rigoles dans ses joues. Les Tibétains n'ont aucun sens de ce qu'est la nation; Bacot observe que, s'il n'avait pas volontairement renoncé à son entreprise, les Tibétains qui l'accompagnaient auraient fait la guerre à leurs compatriotes, qui tentaient de l'arrêter, sans l'ombre d'une hésitation; au Tibet, les tribus se battent entre elles depuis toujours; on y est fidèle à son maître, pas à une patrie. Voici un exemple des châtiments auxquels s'exposent les voleurs: un moine du Dergué, qui avait dérobé des objets sacrés, est chassé du monastère après qu'on lui ait prélevé des lanières de chair dans le dos et coupé un bout du nez; ailleurs, on se débarrasse d'un délinquant en le jetant dans une rivière cousu dans une peau de bête. 

A la lecture du récit de Bacot, on est souvent amené à penser que le conflit du début du 20ème siècle n'est qu'une répétition anticipée de ce qui se produira cinquante ans plus tard. Une autre remarque vient à l'esprit; elle est inspirée par le regard porté par un lama karmapa sur les destructions de monastères commises par des soldats chinois, lors d'incidents de frontières, bien avant l'arrivée des communistes au pouvoir; le lama les interprète comme une leçon de non-attachement et une occasion de méditer sur l'impermanence des choses; cette attitude, peut être rapprochée de celle de Milarepa face à sa cruche cassée: les événements funestes sont nos maîtres; cette position me semble typiquement tibétaine, les Occidentaux peuvent la comprendre, mais elle ne leur viendrait pas spontanément à l'esprit et, surtout, elle ne motiverait pas leur comportement. 

Parlons maintenant un peu du Pémakoe (ou Népémakö), second but du voyage de Bacot. Effrayés par les exactions commises par les troupes chinoises, des habitants du Kham méridional se sont jetés dans l'Himalaya, à la recherche de la vallée où se blottirait ce pays idéal, espérant y trouver la paix et l'abondance. La Terre promise des Tibétains aurait été découverte par Pen'ba tsan; cette région, demeure du monstre légendaire Chengui, se trouverait dans une boucle du Brahmapoutre et serait défendue par des lions. D'après une prophétie de Padmasambhava, le bouddhisme doit être un jour chassé du Tibet envahi par les Toro-napo, des hommes au vêtement court devant, long derrière (est-ce une vision de la queue de pie occidentale?) et qui se mettent à l'ombre derrière un crottin de cheval; alors, les arbres, de chaque côté du fleuve, s'inclineront les uns vers les autres et réuniront leurs cimes pour former un pont sur lequel passeront les derniers bouddhistes, dirigés par un grand lama; le lama domptera les bêtes féroces qui vivent au Pémakoe, lequel deviendra alors habitable; il serait très chaud, couvert de fleurs et si fertile qu'il suffirait de tendre les mains et de récolter les fruits pour s'y nourrir, sans avoir à travailler. Pendant l'expédition anglaise à Lhassa, le grand lama Song-gye Thomed (bouddha auquel rien ne résiste), s'y serait rendu et y aurait construit des monastères. Des milliers de familles tentent donc de rejoindre le fabuleux territoire pendant la guerre sino-tibétaine; la plupart de ces personnes, habituées au climat des altitudes, meurent de la fièvre, contractée dans un milieu chaud et humide, ou des morsures des serpents. La désillusion est à la mesure des espoirs: la vallée se révèle être une terre inhospitalière, habitée par des aborigènes à peu près inconnus qui se nourrissent de la chair des singes locaux; deux ans plus tard, un explorateur retrouvera les ossements de ces malheureux, morts de faim et d'épuisement, éparpillés le long du chemin de leur exil. Mais n'est-ce pas comme un écho anticipé du mythe de Shangrila?      

1910: Le Dalaï lama réclame l’aide de Saint-Pétersbourg. Les ambassadeurs du Japon, de la France, de la Russie et de la Grande-Bretagne à Pékin sont approchés par des émissaires tibétains. Le Japon s'interroge. Les autres puissances préfèrent privilégier leur alliance avec la Chine. 

Zhao Erh-Feng entre à son tour à Lhassa. Pékin destitue le Dalaï lama en termes méprisants. Un gouvernement prochinois est constitué. Les biens de la famille Demo lui sont restitués. Londres proteste du bout des lèvres. 
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Le 13ème Dalaï lama en exil en Inde
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Les démarches engagées par le Dalaï lama pour solliciter l'intervention des puissances étrangères demeurent lettre morte. Les Anglais reconnaissent le nouveau gouvernement tibétain installé par les Chinois. Pour le tibétologue américain Robert Barnett, le Tibet devient à ce moment complètement chinois pour quelques mois. Avant, il n'était qu'une colonie ou un protectorat. La situation instable du sous-continent ne les incite pas à risquer une confrontation avec l'empire mandchou. Londres s'oppose même à un déplacement du pontife tibétain en Russie; tant qu'il sera sur leur territoire, il devra cantonner son action aux affaires religieuses. 

1911: Le Dalaï lama profite de son exil pour s'initier à la politique étrangère. L'idée de créer une armée nationale germe dans son esprit. Il entre secrètement en relation avec la résistance tibétaine et prépare une insurrection.   

L'officier britannique Charles Alfred Bell et son bras droit, un ressortissant du Sikkim qui parle anglais et tibétain, Laden La, déjà mêlé à l'invasion de 1904, servent d'agents de liaison auprès du pontife tibétain.  

Le Panchen lama, resté au Tibet, refuse la proposition des Chinois de remplacer le Dalaï lama. Mais il n'entretient aucun contact avec la résistance intérieure. 

Sun Yat Sen crée le Kuomintang, un parti nationaliste. Les troupes chinoises se soulèvent et renversent le jeune empereur. La Chine se transforme en république. Le général Yuan Shikai en sera le premier président. Il gouvernera le pays de manière dictatoriale mais ne parviendra pas à se faire proclamer empereur.   

Au Tibet, l'amban est déposé par les militaires révoltés. Des combats les opposent aux troupes restées fidèles à l'empereur déchu, notamment à Shigatse. 

Zhao Erh-Feng est décapité par les révolutionnaires chinois à Chengdu. 
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Zhao Erh-Feng décapité
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La Mongolie extérieure se soustrait à l'influence chinoise, se déclare indépendante et proclame empereur le Kutuktu (Bogdo-Gegheen), bouddha vivant, reflet mongol du Dalaï lama. Le Kutuktu cumule donc à son tour les pouvoirs spirituel et temporel.  

La Chine en décomposition n'intéresse plus l'Angleterre qui se rapproche du Dalaï lama et s'engage à lui fournir l'aide nécessaire pour chasser les Chinois de son pays le moment venu. 

Dans sa brochure "L'Art tibétain", Jacques Bacot écrit: "Le seul but que je m'étais proposé... était de réhabiliter un peu les Tibétains, de réclamer pour eux, non pas de l'admiration, mais de l'indulgence et montrer qu'en somme ils ne sont pas tout à fait des barbares." Ces mots, en retrait par rapport aux appréciations élogieuses rapportées plus haut (1906), paraîtront extrêmement sévères aux lecteurs d'aujourd'hui. Mais ils s'adressaient à un public habitué à porter un regard largement négatif sur le Royaume des Neiges. 

1912: Le Tibet profite de la révolution de 1911 pour remettre en cause la présence chinoise sur son territoire. Une insurrection éclate, d'abord au Kham, comme à l'accoutumée, puis elle se répand dans le reste du pays. De violents combats opposent les insurgés aux troupes chinoises. On compte les morts par milliers. A Lhassa, les Chinois se retranchent dans le monastère de Tengyeling. Les monastères de Sera et Ganden prennent part à la révolte, alors que celui de Drepung reste fidèle aux autorités en place. Finalement, celles-ci sont destituées. Les membres du gouvernement prochinois sont arrêtés et les plus marquants sont exécutés. Des troupes chinoises, venant du Sichuan et du Yunnan, commencent alors à pénétrer au Kham, pour rétablir l'ordre. Leur progression est rapidement stoppée sous la pression de Londres, qui menace de ne pas reconnaître la République de Chine. L'armée chinoise du Tibet ne peut plus compter sur des renforts. Elle se débande et doit être évacuée via l'Inde, avec l'accord des nouvelles autorités tibétaines; cet accord reste lettre morte; beaucoup de soldats, en butte à l'hostilité populaire, périssent en route. La persécution s'abat sur les partisans de la Chine. Le monastère de Tengyeling est rasé. Les épouses tibétaines de soldats chinois doivent fuir à l'étranger, pour éviter d'être lapidées ou mutilées. Le général Zhong, qui commandait les troupes chinoises à Lhassa, de retour en Chine, est arrêté par les autorités de Pékin, jugé puis exécuté. 

Les Anglais obtiennent l'éloignement de Dordjieff qui est envoyé en Mongolie.  

Mandaté par le Dalaï lama, Dordjieff se rend en Russie pour obtenir la reconnaissance de l'indépendance du Tibet. La même démarche est entreprise auprès de la France et de l'Angleterre. Tous ces efforts resteront vains. La Chine étant hors jeu, les cartes vont être redistribuées en Asie et les nouvelles zones d'influence ne sont pas encore attribuées. Une reconnaissance prématurée de l'indépendance du Tibet serait de nature à réduire la marge de manœuvre des puissances coloniales, en le soustrayant par avance à leurs appétits.  

Accord sino-russe qui reconnaît la souveraineté de la Chine sur la Mongolie extérieure. Cette dernière obtient cependant l'autonomie et la Russie exercera sur elle une sorte de protectorat.  

Les nouvelles autorités chinoises élaborent la doctrine des cinq races. La Chine est un pays composé de Chinois, de Mongols, de Mandchous, de Musulmans et de Tibétains. Cette doctrine inspirera la politique chinoise jusqu’à nos jours.  
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Le drapeau de la République de Chine (1912-1928) symbolisant la doctrine des cinq races
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1913: Un accord de reconnaissance mutuelle d'indépendance est signé entre la Mongolie et le Tibet. Les relations établies entre les deux nations permettent l'acheminement d’armes japonaises du Japon vers le Tibet en transitant par la Mongolie.  

Le Dalaï lama revient à Lhassa avec une baignoire dans ses bagages. C’est la première baignoire introduite au Tibet! Le Dalaï lama est accompagné par Laden La qui dirigera un temps la police de Lhassa tout en continuant à servir les Britanniques. Le pontife tibétain proclame l'indépendance de son pays dans un discours resté célèbre. Il y note que le Tibet est indépendant pour la première fois depuis l'accession au pouvoir des dalaï lamas. Conscient des forces centrifuges qui le travaillent, il exhorte ses peuples à l'union sous sa bannière, celle de Songtsen Gampo dont il se veut l'héritier. 

La déclaration d'indépendance du Tibet se base sur la vacance du trône de Chine et, par voie de conséquence, sur la nullité des allégeances antérieures, ce qui revient à reconnaître implicitement ces allégeances. L'indépendance ne s'entend d'ailleurs que vis-à-vis de la Chine. Les relations avec la Grande Bretagne ne sont pas remises en cause. Un point important en découle et mérite d'être souligné. Le souverain tibétain ne va pas nouer de relations diplomatiques avec l'étranger. Compte tenu du traité signé avec les Anglais, cela lui serait difficile. Ces derniers, toutefois, auraient pu reconnaître l'indépendance du nouvel État et procéder à un échange d'ambassadeurs; ils ne le font pas, on a vu plus haut pourquoi et l'on sait également que les autres puissances se montrent peu soucieuses de prendre parti prématurément. L'isolement diplomatique dans lequel le Pays des Neiges est maintenu jouera un rôle important dans le futur. Mais nul n'en a conscience pour le moment.  

Le traitement asymétrique des deux pays, éviction de la Chine d’un côté, maintien de la tutelle anglaise de l’autre, est interprété par les révolutionnaires chinois comme une manoeuvre de l'empire britannique pour asseoir sa domination sur l'Asie. A leurs yeux, l'indépendance fictive du Tibet s'inscrit dans la continuité de la guerre de l'opium. Cette idée alimentera leur propagande. L'intérêt géostratégique du Toit du Monde n'échappe à personne. Dans cette forteresse naturelle naissent tous les grands fleuves d’Asie. Leurs vallées sont autant de voies d'invasions potentielles. Aucun pays asiatique ne peut se désintéresser de ce qui se passe au Tibet, la Chine moins qu’un autre. 
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Le drapeau du Tibet indépendant
 
Le potentat tibétain va s'efforcer de redresser son pays et de promouvoir des réformes. Il abolira la corvée de transport. Il limitera les privilèges de la noblesse et s'entourera de roturiers progressistes. Il amènera l'électricité au Tibet. Il ouvrira une école anglaise à Gyantse et rêvera d'introduire dans son pays une instruction élémentaire obligatoire, mais les monastères s'y opposeront. Des timbres et une monnaie nationale verront le jour. Surtout, il tentera de doter son pays d'une armée moderne. Elle sera initialement formée par un officier japonais. Elle comportera une unité de moines guerriers, la guerre n'est pas incompatible avec les principes du bouddhisme tibétain, à condition d'être menée pour la défense et la propagation de la religion; le bouddhisme tibétain n'est, sur ce plan, guère différents des religions occidentales. L'armée ne dépassera jamais 17 000 combattants pourvus d'armes souvent démodés. Ces réformes entraînent une hausse de la fiscalité qui soulève l'hostilité d'une partie de la population. Le clergé voit d'un mauvais oeil la création d'une caste militaire formée à l'étranger qui risque de lui disputer le pouvoir. Bien des gens pensent que l'entretien d’une armée moderne constitue une dépense inutile et qu'il suffit, si besoin est, d'appeler les Mongols à la rescousse, comme autrefois! 
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Le bouddhisme et la guerre 
Initialement non violent, le bouddhisme, on l'a déjà dit, fut obligé de se plier aux contraintes sociales dès qu'il cessa d'être une religion individuelle pour se fondre dans les institutions étatiques. Les exemples qui montrent qu'il s'est accommodé de cette renonciation à l'un de ses principes de base sont nombreux. Le régime fasciste japonais recruta ses adhérents les plus fervents dans le milieu bouddhiste aussi bien que chez les shintoïstes. En 2009, les bouddhistes du Sri Lanka ont applaudi sans état d'âme à l'écrasement sanglant de la rébellion tamoule. Le Tibet ne fait pas exception à cette règle; le bouddhisme tibétain compte d'ailleurs un dieu de la guerre d'origine mongole, Begtse, qui brandit une épée de la main droite et de la gauche un coeur humain; il figure sous un dais fabriqué de crânes humains et des diables rouges grouillent à ses pieds. Le coeur humain pourrait rappeler une coutume mongole; on dit en effet que les princes de cette nation arrachaient celui de leur ennemi pour le dévorer tout chaud.
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Le dieu de la guerre: Begtse
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Voici un extrait révélateur du discours d’indépendance: «Nous sommes une nation petite, religieuse, indépendante. Pour nous maintenir à la hauteur du reste du monde, nous devons défendre notre pays.» On ne peut pas mieux dire. Mais encore faut-il en avoir les moyens et ceux-ci lui sont chichement mesurés par son opinion publique!  

Nouveaux troubles au Nyarong (Kham). Le consul britannique de Chengdu, Sir Eric Teichman, réussit le tour de force de pacifier la région. 

1914: La Russie, satisfaite du protectorat qu'elle exerce sur la Mongolie, n'entend plus se mêler des affaires du Pays des Neiges. La conférence de Simla (Inde) va donc se borner à un débat entre trois partenaires: le Tibet, la République de Chine et la Grande Bretagne. L'indépendance du Tibet y est admise, mais la Chine continue de posséder un droit de suzeraineté sur les hauts plateaux. Les frontières sont arrêtées entre les possessions des trois pays; celles du Tibet sont à peu près les mêmes que celles de la Région autonome qui sera instituée par le régime communiste un demi siècle plus tard. Des provinces du nord et de l'est du Tibet historique sont placées sous contrôle chinois. Une partie du versant sud de l’Himalaya tombe dans l'escarcelle des Britanniques. La Grande Bretagne, le Tibet et la République de Chine s'entendent pour fermer les frontières du Tibet aux Occidentaux. Seuls des Anglais (Charles Bell et Henry Mac Mahon en particulier) vont pouvoir y circuler librement. 

Des dignitaires tibétains expriment à l'Anglais Charles Bell l'idée que c'est dans leur pays que se trouvent les racines de la Chine. Tous les fleuves de l'Asie y prennent leur source. Il est donc évident, depuis toujours, que l'histoire du Tibet et celle de la Chine sont étroitement liées. Les deux pays se prennent pour le centre du monde. L'influence culturelle de la Chine au Tibet est presque aussi importante que celle de l'Inde, comme le révèle en particulier l'architecture du Royaume des Neiges. D'après Gedun Chompel, le lion des neiges, symbole du Tibet, aurait d'ailleurs été inspiré par le lion chinois, lui-même venu de Perse. Quoi qu'il en soit, la doctrine de l'Angleterre et désormais arrêtée et pour longtemps: le Tibet est indépendant de fait, sinon en droit, mais il continue d'être sous suzeraineté chinoise. Cette position sera celle du cabinet de Londres jusqu'en 2008.   
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L'emblème du Tibet indépendant
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Malgré les avantages qu'il en retire, le gouvernement chinois fait la fine bouche et ne ratifiera jamais le traité. Il souhaiterait renouer le lien religieux-protecteur et trouve que les territoires qui lui sont accordés sont insuffisants, compte tenu des conquêtes de Zhao Erh-Feng. Tous les termes de l'iaccord ne seront donc pas appliqués. Le Tibet en tire argument pour dénoncer la clause reconnaissant la suzeraineté de la Chine. Le point de vue des Tibétains est partagé par certains analystes, dont les membres d'une commission internationale de juristes commanditée par l’ONU après 1959; il convient cependant d'observer que, si l'on admet que la non ratification par la Chine de la convention de Simla rend celle-ci sans effet, on en revient à la situation antérieure; la suzeraineté de la Chine sur le Tibet cesse d'être reconnue par la Grande-Bretagne, mais l'existence d'un État tibétain indépendant n'est pas acquise pour autant puisque celui-ci n'a été reconnu par aucun grand pays avant Simla. Par ailleurs, prétendre que la reconnaissance de la Grande-Bretagne suffit pour légitimer l'indépendance du Tibet sur l'arène internationale revient à dire que l'Angleterre dicte le droit en matière internationale. La Chine y trouve évidemment des arguments pour dénoncer un complot colonialiste. 

La première guerre mondiale met à mal cet édifice laborieusement élaboré. L'Angleterre est trop occupée sur les champs de bataille européens pour intervenir en Asie. Le Japon s'empare de la colonie que les Allemands possédaient en Chine.  

Un explorateur allemand, Albert Tafel, publie un récit de voyage dans lequel il fait état du royaume de Nangchen. Ce royaume, situé au nord du Tibet, aurait été fondé au 8ème siècle de notre ère. Il faisait partie des nombreuses principautés féodales dont se composait l'éphémère empire tibétain. 

Révolte à Batang (Tibet oriental). Un accord entre la Chine et le Tibet empêche l’affaire de dégénérer en une confrontation entre les deux pays. L'armée tibétaine ne serait pas en mesure de résister à une attaque chinoise. Le Dalaï lama est contraint d'accepter la présence à Lhassa d’un représentant de Pékin. Mais, dans l'esprit des Tibétains, il ne s'agit que d'une trêve qui leur permettra de renforcer leur armée. Un millier de soldats tibétains sont mis à la disposition de Londres, pour lutter aux côtés des soldats britanniques contre les empires centraux. Quatre jeunes nobles sont envoyés à Londres pour y étudier l'art de la guerre. 

1915: Une mission tibétaine se rend en Inde pour obtenir des armes et une augmentation des taxes frontalières, en vue de financer l'effort d'armement. Elle n'obtient pas satisfaction.  

Des troupes chinoises se révoltent un peu partout sur fond de xénophobie. Sur les marches du Tibet, elles font appel à Lhassa. Un missionnaire est massacré.   

Le Japon entre en lice. Il voudrait imposer son protectorat à la Chine. 

1916: Mort de Yuan Shikai. Plusieurs provinces chinoises proclament leur indépendance. Le règne des seigneurs de la guerre commence.  

Révolte des Tibétains du Sichuan. 

Alexandra David Néel, qui s'est rendue à Shigatse, à partir du Sikkim, reçoit une lettre du résident britannique lui enjoignant de quitter le sol tibétain (à une date imprécise, mais pendant la Première Guerre mondiale). Cette lettre est accompagnée d'une expulsion du Sikkim. L'entrée des étrangers au Tibet est étroitement surveillée par les Anglais.   

1917: Le Potala interdit au monastère de Tashilumpo l'usage des corvées. Le Dalaï lama reproche au Panchen lama son inertie lors des événements de 1904. 

Au Tibet intérieur (région sous contrôle chinois), l'anarchie grandissante et les exactions des militaires, dont les officiers ne pensent qu'à s'enrichir, réduisent la population au désespoir. 

La Grande Bretagne, malgré la guerre en Europe, profite de la décomposition de la Chine pour tenter de s'imposer comme seule puissance jouissant d’un statut privilégié au Tibet.   

Un religieux du monastère de Pakio, se croyant prédestiné, déclenche une rébellion armée contre les Chinois dans les territoires qu'ils occupent. Il ambitionne rien de moins que la conquête de toute la Chine! Après quelques succès éphémères, l'équipée s'achève par une déconfiture totale. Mais la trêve entre la Chine et le Tibet est rompue. 

Révolution en Russie. Lénine et le parti communiste bolchevique accèdent au pouvoir. 

Dans "La main de Fu Manchu", Sax Rohmer situe au Tibet le quartier général de la sinistre conspiration du docteur pour dominer le monde, "un mystère caché derrière le voile du lamaïsme". Le thème de cet ouvrage ne manque pas de saveur à une époque où la quasi totalité de la planète est enchaînée à l'Europe comme Omphale à son rouet! Ne pourrait-on pas y voir le miroir où l'Occident apercevrait, non sans une certaine crainte, le reflet de sa propre image?  

1918: Tentative d'invasion du Tibet par les troupes chinoises sous les ordres d'un seigneur de la guerre, le général Peng. L'armée tibétaine modernisée, aidée par la population, met les Chinois en déroute. De nombreux prisonniers chinois ne rentreront jamais chez eux. Ils sont noyés par groupes de plusieurs dizaines d'hommes. Les autres subissent un véritable calvaire. On les fait défiler dans Lhassa, derrière les cadavres mutilés de leurs camarades morts sur la route. La modernisation n’a pas effacé l'antique barbarie. 

Pékin doit faire appel aux Britanniques pour obtenir d’abord un cessez-le-feu, ensuite une garantie de son intégrité territoriale.   

Les frontières orientales du Tibet avec la Chine sont repoussées vers l'est à la suite de l'armistice de Rongbatsa (Tibet oriental). Les Anglais interviennent cependant afin de modérer les exigences tibétaines. La France s'inquiète pour ses missionnaires des conséquences du passage sous l'administration de Lhassa des lieux où ils évangélisent. Au sortir de la Première Guerre mondiale, les territoires contrôlés par Lhassa recouvrent à peu près ce que sera ultérieurement la Région Autonome du Tibet (RAT). Le reste du Tibet historique, non encore juridiquement intégré à des provinces chinoises, est sous le contrôle des seigneurs de la guerre.  

Théodore Monod écrit dans son Journal: «Le Tibet, en ce moment, me fascine. C'est un pays immense, et à peu près inconnu… et quel mystère enveloppe ces déserts retirés, parcourus seulement par des chevaux sauvages, des oiseaux et des chacals, semés de villes mortes, témoins d’une civilisation qui dut être avancée. J'ai envie d'apprendre le tibétain… Le Tibet aux Tibétains, voilà la justice… Il serait beau qu'il se fondât un "État autonome tibétain", mais d'où les Anglais et les Russes seraient à déloger, aussi bien que les Chinois.»  

1919: La Grande Bretagne, qui avait songé un moment à porter la question du Tibet devant  la conférence de la paix à Versailles, y renonce en raison des exigences japonaises. La question des frontières tibéto-chinoises se traitera par des négociations à Pékin.   

Des troubles antioccidentaux agitent la Chine. Les ressortissants de ce pays refusent la clause du traité de Versailles qui ouvre sur leur pays une porte au Japon. Cette puissance asiatique montante figure parmi les vainqueurs de la première guerre mondiale. Les Japonais accréditent auprès des Chinois l’idée que la politique de Londres vise à les évincer du Tibet. Les négociations de Pékin échouent.  

Les territoires du Kham, provisoirement repris à la Chine, sont en voie de pacification. 

La Chine abroge l'accord sino-russe de 1912 relatif à la Mongolie extérieure. Elle va profiter des troubles consécutifs à la révolution bolchevique pour tenter de reprendre pied dans ce pays. 

1920: Mise en route d'une réforme fiscale pour financer la modernisation du Tibet et de son armée. Celle-ci dépouille la noblesse et le clergé monastique d'une partie de leurs prérogatives. Les impôts qu'ils prélevaient jusqu’à présent remonteront partiellement au pouvoir central. Le Panchen lama devra solder les frais d'entretien du quart de l'armée nationale, perspective qui n'enchante guère l'abbé de Tashilumpo. 

Sous l'influence des idées de la révolution française, qui commencent à pénétrer au Tibet, la transmission héréditaire des charges est supprimée. Le mérite prend la place de la naissance. 

Le commandant en chef des troupes tibétaines, Tsarong Shape, qui porte un uniforme européen, affiche des opinions très favorables à l’évolution en cours, qu’il souhaite appuyer sur l’armée. Face à lui se dresse l'opposition conservatrice des religieux, avec à sa tête les abbés de Sera, Drepung et Ganden, qui estiment que l'ouverture sur l’étranger va détruire la religion. Une partie des notables accepte les réformes mais sans aller jusqu'à un bouleversement complet de la société. Religieux et nobles refusent une nouvelle ponction sur leurs revenus fiscaux pour alimenter des projets de modernisation dont ils contestent le bien fondé.  
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Tsarong Shape au milieu de ses officiers
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Fondation du Parti populaire mongol inspiré par la révolution bolchevique. Curieusement, Dordjieff continue de servir les intérêts russes, malgré l'athéisme militant du nouveau régime. Il estime que le communisme est compatible avec une religion athée telle que le bouddhisme et il n'est pas loin de croire que Lénine est une réincarnation de Sakyamuni. Par ailleurs, il pense que le mythe de Shambala est d'origine russe.   

Mission de Charles Bell, accompagné de Laden La, à Lhassa. Les Anglais vont former les officiers de la nouvelle armée tibétaine et lui procurer des armes. Il s'agit maintenant d'empêcher le communisme soviétique de pénétrer sur le toit du monde.   

1921: Les moines de Ganden, Sera et Drepung profitent de la fête du Monlam Chenmo pour manifester leurs sentiments anti-britanniques. 

Tsarong Shape et de jeunes officiers interrompent une réunion de l'Assemblée de Lhassa pour réclamer de nouveaux impôts contre les nobles et une représentation de l'armée. Les moines se mobilisent pour s'opposer à un éventuel coup de force militaire; certains d'entre eux occupent le palais d'été, Norbulingka, où ils se livrent à des actes de vandalisme. Une guerre civile menace le Tibet. Le Dalaï lama frappe à droite et à gauche pour ramener le calme. Mais il est effrayé par le tour que prennent les événements. Il met en sommeil sa politique de réformes et se rapproche du clergé conservateur. Ce dernier réclame la fermeture de l'école anglaise de Gyantse et s'oppose à l'introduction des sports occidentaux. Le football est prohibé car, taper dans un ballon, c'est frapper la tête de Bouddha! Parallèlement à cette montée du conservatisme, le culte de Shugden, protecteur des Gelugpas et gardien de leur doctrine, bénéficie d'un regain de faveur. 

Fondation du Parti communiste chinois à Shanghai.  

Le Kutuktu (Bogdo-Gegheen) proclame l'indépendance de la Mongolie extérieure. Avec son accord, un aventurier d'origine germanique, le baron Ungern von Sternberg, envahit le pays à la tête de militaires russes qui fuient la révolution bolchevique. Doté d'un indéniable charisme, ce personnage énigmatique est autoritaire et cruel. On l'appellera le loup des steppes. Il exige de ses soldats une soumission sans réserve et exécute lui-même les officiers récalcitrants en leur fracassant le crâne à coups de canne! Se prenant pour une réincarnation de Gengis khan, il rêve de reconstituer l'empire mongol; le nouvel État, placé sous le gouvernement nominal du Kutuktu, serait protégé par un ordre de chevalerie bouddhiste inspiré des Chevaliers Teutoniques. La Chine intrigue pour rétablir son influence. La guerre civile fait rage et les troupes d'Ungern font des incursions au Tibet. 
 

Ungern von Sternberg
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1922: Un puissant ministre gelugpa impose son fils comme réincarnation du 15ème Karmapa, contre les voeux des membres de l'école. Le jeune tulkou meurt rapidement, en tombant du haut d'un bâtiment, et c'est un candidat de l'école qui le remplacera! 

Inauguration d'une ligne télégraphique entre Lhassa et les Indes britanniques.  

L'universitaire américain Joseph Rock, installé à Lijiang, au Yunnan, commence à écrire des articles pour le magazine américain National Geographic. Sa collaboration se poursuivra pendant plusieurs années. On pense que ces articles ont inspiré James Hamilton, l'auteur d’"Horizons Perdus". Rock explore les vallées du nord-ouest du Yunnan et s'aventure au Tibet. Il en rapporte des informations scientifiques et aussi de nombreuses photos très intéressantes.  
   
Défait et capturé par les soviétiques, le baron Ungern von Sternberg est fusillé. La Mongolie extérieure devient une monarchie parlementaire théocratique sous influence russe. La personne du Kutuktu n'est pas mise en cause par les soviétiques, en dépit de sa collusion avec le baron. 

1923: Fuite en Mongolie du Panchen Lama qui redoute que le Dalaï Lama ne le fasse assassiner. Une querelle s'est élevée entre les deux hiérarques gelugpas au sujet des taxes imposées au Panchen lama.  

Naissance du 16ème Karmapa.  

Émeutes dans la région de Labrang (Amdo) où les Chinois tentent de pénétrer. 

Alexandra David-Néel se met dans la tête de se rendre à Lhassa, malgré les interdictions britanniques. Elle réside en Asie depuis 1911. Orientaliste, elle y a poursuivi ses études auprès de personnes distinguées. Elle s'est entretenue avec le Dalaï Lama au Sikkim et s'est rendue à Shigatse, en 1916. Elle en a été expulsée, suite à une intervention de Charles Bell, résident de la Grande-Bretagne au Sikkim. Ensuite, elle a visité plusieurs pays d'Asie, dont la Mongolie et le nord du Tibet. Mais la vigilance des Britanniques et de leurs sbires lui a jusqu'à présent fermé la porte de Lhassa.   

Le caractère dominant de cette femme est la volonté, une volonté qui confine à l'entêtement. Aucun obstacle ne la fera renoncer à son projet. Cette fois, accompagnée de son fils spirituel, un jeune lama, elle décide d'effectuer une nouvelle tentative à partir des montagnes du Yunnan. Pour déjouer les nombreux contrôles de police qui jalonnent la route, au passage des rivières ou dans la traversée des villages, elle se déguise en mendiante tibétaine faible d'esprit, qui se rend en pèlerinage, sur un lieu saint, accompagnée de son fils.   
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Alexandra David-Néel
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Le récit de ses aventures, "Le Voyage d'une Parisienne à Lhassa", est justement célèbre. On le lit avec beaucoup d'intérêt. Les péripéties de cette périlleuse équipée sont décrites avec précision, non sans humour, par une Européenne dont l'esprit rationnel ne s'en laisse pas facilement conter. Le réalisme y côtoie le merveilleux. L'image qu'elle donne des Tibétains est saisissante. Le peuple est fruste, pauvre, sale, ignorant et superstitieux. Il vit dans des conditions d'hygiène plus que précaires et mange une nourriture, que notre vagabonde refuse, mais que son fils est obligé d'accepter par politesse, malgré le dégoût que cette viande lui inspire: des abats faisandés dans une panse de brebis cousue! Pourtant, on la sent pleine de sympathie pour ces gens, hospitaliers et souriants au milieu de leur misère, même s'ils ne se laissent pas aisément deviner et si une première impression favorable est souvent suivie de déconvenue.   

Son fils se fera plusieurs fois passer sans difficulté pour un devin. Il exploitera ainsi la crédulité des personnes rencontrées pour en obtenir de menus services. Mais tous les deux savent bien que les prétendus pouvoirs du jeune lama ressortent davantage de l'habileté que d'un véritable don. Le long cheminement, à pied à travers de hautes montagnes, sur des sentiers escarpés, est pénible et dangereux. Un accident les retardera: le fils, lors d'un chute, se foule une cheville et il leur faut attendre sa guérison dans une grotte. La faculté, qu'elle tient de l'enseignement d'un gourou, de pouvoir accroître la température de son corps presque à volonté, lui permet de résister au froid des nuits en altitude (pour ce qui concerne cette précieuse faculté, voir  ici). Au franchissement des cols, on s'exclame: "les dieux ont triomphé; les démons sont vaincus", en bons Tibétains!   

On traverse des vallées suspendu à un câble au-dessus des fleuves. Il n'y a pas toujours de ponts et, lorsqu'il en existe, ils sont gardés aux deux extrémités par la police. A force de ruses, on parvient à échapper à la vigilance de la maréchaussée. Mais cela ne suffit pas. Un jour, Alexandra David-Néel est reconnue par un pèlerin qui l'a rencontrée en Chine. A partir de ce moment, elle vit dans l'angoisse d'une dénonciation qui la ramènerait à la frontière. Il lui arrive d'avoir à utiliser le pistolet qu'elle porte sur elle pour éloigner un importun. Un jour, son fils, qui marche derrière elle, est assailli par plusieurs voleurs qui le dépouillent de ses maigres ressources; les malfaiteurs sont trop nombreux pour qu'elle emploie l'arme; la vie de son fils serait en danger. Alors, l'idée lui vient de faire appel à son vocabulaire tibétain; elle couvre les agresseurs d'imprécations appelant sur leur tête la vengeance des dieux. Le ciel, jusqu'alors serein, se couvre opportunément; la forêt frémit. Les malfaiteurs deviennent verts de peur; sans doute ont-ils eu la malchance de s'en prendre à une redoutable magicienne; ils rendent l'argent et supplient la vieille mendiante de retirer ses malédictions. L'affaire est réglée!  

Notre couple finit par arriver à Lhassa où il s'établit dans une masure. La ville  est jugée médiocre. Sans le Potala, ce ne serait qu'une petite bourgade sans intérêt. L'imposant palais étagé sur la montagne est bâti sans génie. Décidément, les Tibétains ne sont pas des artistes!  Dans les magasins de la ville, en matière d'objets exotiques, on ne trouve guère que des casseroles en aluminium! La poussière de sable qui envahit les rues aveugle les passants. Mais notre aventurière a réalisé son pari. Elle a atteint la ville sainte malgré les interdictions de Londres! Elle y restera plusieurs mois.   

La visite du Potala faillit lui être fatale. Un moine, un affreux petit gnome, selon sa description, l'oblige à quitter son chapeau, à la stupéfaction de son fils, qui craint que cette atteinte portée à son déguisement ne dévoile sa véritable identité. Heureusement, il n'en est rien. On voit bien qu'elle n'est pas tibétaine, mais on la prend pour une Ladakhie.  

Elle assiste à des fêtes au cours desquelles elle aperçoit le Dalaï lama. L'une de ces fêtes est la version tibétaine du bouc émissaire. Périodiquement, un homme payé pour jouer ce rôle est chargé de toutes les fautes commises par les habitants de Lhassa. Il est chassé de la ville, au milieu des huées de la foule, venue assister à la cérémonie; l'affluence des pèlerins est immense.  

Le bouddhisme tibétain dépeint par Alexandra David-Néel est une religion imprégnée de magie et de sorcellerie, où l'influence du bön est indéniable. Les lamas se livrent masqués à des danses sacrées, accompagnées de musique et de chants admirables, qui comportent aussi quelque chose d'effrayant. Les masques portés par les officiants: têtes d'hommes grotesques, de démons ou d'animaux (cerfs, yaks...) font penser à un carnaval mystérieux qui aurait pu inspiré Jérôme Bosh ou James Ensor.  (Un site sur Alexandra David-Néel est  ici  et une vidéo est  ici ) 

1924: Construction de la première centrale hydro-électrique du Tibet.  

Mort du Kutuktu. Sa réincarnation n'est pas recherchée. Le régime parlementaire théocratique est aboli en Mongolie. Ce pays devient une République populaire sur le modèle soviétique. Son indépendance ne sera plus réellement remise en cause par la Chine. Mais cette puissance continuera cependant à entretenir le mythe de sa souveraineté sur un pays qui vient de lui échapper grâce à l'appui de la Russie.   
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Le dernier Kutuktu (Bogdo-Gegen)
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L'alpiniste et géologue anglais Noël E. Odell étudie le versant nord de l'Himalaya. Il s'y heurte à l'hostilité des Tibétains qui l'accusent de libérer les démons emprisonnés dans la montagne en fragmentant la roche à coups de marteau. 
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Le Panchen lama est contraint de chercher refuge en Chine. Une tentative de rapprochement avec le Dalaï lama échoue. 

1925: Les sentiments antimilitaristes d’une fraction de la population tibétaine sont exacerbés suite à l'amputation d'un soldat condamné pour avoir tué un policier au cours d'une rixe. Tsarong Shape est évincé de la tête de l’armée au profit d'un neveu opiomane du Dalaï lama. L'influence britannique est en perte de vitesse. L'école de Gyantse est fermée. L'ouverture du Tibet a fait long feu. Le pays se replie sur lui-même. Devenu prudent, le Dalaï lama aura désormais tendance à s'appuyer sur ses proches. On parlera de népotisme. La situation en Mongolie n'est certainement pas étrangère à la distance que le maître du Tibet prend désormais avec des idées nouvelles dont les conséquences l'effrayent.  

Tchang Kaï Chek contrôle le Kuomintang. Il parviendra, tant bien que mal, par la force et la négociation, à entrer en composition avec les seigneurs de la guerre. 

Le Panchen lama est représenté à la conférence de réorganisation de la Chine organisée par un chef projaponais. 

Antonin Artaud publie son "Adresse au Dalaï lama": "Nous sommes environnés de papes rugueux, de littérateurs, de critiques, de chiens, notre Esprit est parmi les chiens, qui pensent immédiatement avec la terre, qui pensent indécrottablement dans le présent... Car tu sais bien à quelle libération transparente des âmes, à quelle liberté de l'Esprit dans l'Esprit, ô Pape acceptable, ô Pape en l'esprit véritable, nous faisons allusion." Appel d'un déçu du mysticisme occidental à une autorité religieuse orientale afin de remplacer l'hôte du Vatican par celui du Potala ou provocation dans le goût surréaliste? En tous cas, une des premières manifestations de l'engouement qui portera les Occidentaux, quelques décennies plus tard, vers les religions de l'Orient mystérieux.  

1926: Fondation du Melong (Le Miroir), premier journal tibétain. D'abord ronéotypé, il est encouragé par le Dalaï lama et le Panchen lama. Il publie de nombreux articles ouverts sur le monde et s'inscrit dans le courant moderniste. Son audience restera toutefois limitée. Un article qu'il insère pour combattre l’ivrognerie, endémique au Tibet, ne contribue pas à élargir le cercle de ses lecteurs. 

1927: Début de la répression anticommuniste en Chine. Le mouvement communiste est provisoirement vaincu. Les survivants entreprendront la longue marche qui les conduira au Shaanxi (1934).  

Participation du Dalaï lama et du Panchen lama à la formation du gouvernement national de Chine à Nankin. 

Troubles à la frontière orientale du Tibet. Deux seigneurs de la guerre chinois, l'un étant le neveu de l'autre, les Liu, en sont venus aux mains. 

Une mission communiste bouriate approche le Dalaï lama. A cette époque, le bouddhisme, présenté comme une religion athée, est jugé compatible avec le marxisme dans les sphères politiques de Moscou.  

Walter Evans-Wentz publie "Le Livre des morts tibétain". Cet ouvrage connaîtra un grand succès. Il sera plusieurs fois réédité et sera abondamment commenté à telle enseigne que, dans les éditions ultérieures, les commentaires occuperont davantage de pages que le texte lui-même. Jung en donnera une lecture psychanalytique. On oubliera souvent les origines et la fonction originelle du texte pour y projeter les fantasmes de l'Occident.  

1928: Le gouvernement de Nankin (Tchang Kaï Chek) crée un comité des Affaires mongoles et tibétaines. La volonté de colonisation du Tibet est réaffirmée. 

Nouvelle mission communiste bouriate auprès du Dalaï lama. La Russie soviétique continue la politique extérieure tsariste.  

Un peintre orientaliste d’origine russe, Roerich, émigré aux États-Unis, parvient avec son fils, non sans difficultés, à pénétrer au cœur du Tibet. Il découvre que l’art animalier des nomades tibétains est très proche de celui des Scythes. Il étudie de nombreux monuments mégalithiques du sud du pays. Il ramène la collection complète du canon bönpo (300 volumes) qui sera déposée au musée qu'il a fondé à New York.  
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Le Tangla La sacré - Tableau de N. Roerich (1939)
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Au cours de ses pérégrinations, alors qu'il attend interminablement l'autorisation d'aller plus avant, Roerich rencontre le commissaire tibétain de Hor. Voici la description qu'il en donne. Ce «jeune homme de vingt-cinq ans, était assis sur une estrade couverte de peaux de léopard. Habillé à la chinoise d'une longue robe de soie jaune, il était coiffé d'un chapeau de fourrure surmonté d'une flèche d'or incrustée de pierres précieuses, insigne de son haut grade dans l'armée… Une bague en or massif, surmontée d'une grosse émeraude, ornait sa main. Devant lui, sur la table basse, étaient posés une tasse à thé, un encrier et tout ce qui est nécessaire pour écrire. L'étendard personnel du général et son sabre protégé d'un fourreau de cuir vert étaient suspendu au mât central de la tente.» Le commissaire se comporte en satrape oriental. Toute cette pompe est déployée au milieu d'un désert, où les nomades vivent dans la crasse et la pauvreté!   

1929: Lungshar devient chef de l'armée tibétaine.  

Tchang Kaï Chek envoie l'abbé du Temple Jaune de Pékin auprès du Dalaï lama. Ce dernier accepte un échange de représentants à condition que la Chine lui fournisse des armes. Les négociations tournent court. 
   
1930: Conflit armé entre deux monastères du Kham dont l'un est soutenu par les troupes chinoises de l'un des Liu. Les Chinois sont repoussés et les guerriers khampas entrent au Sichuan.  

Tentative d'instauration d’un gouvernement soviétique au Kham oriental. 

Mao Tsé Toung reconnaît aux minorités le droit de réclamer leur indépendance.  

La Chine propose au Panchen lama de lui fournir une escorte militaire pour regagner son pays. L'abbé de Tashilumpo refuse. Plusieurs tentatives de rapprochement ont lieu entre Pékin et Lhassa. Toutes échouent, le Tibet ne reconnaissant pas son inféodation à la Chine.  

1931: L'usage du tabac, réputé démoniaque, a été interdit au Tibet. Suite à la mort en prison d'un trafiquant arrêté dans la maison du bahadur, pendant népalais de l'amban chinois, une grave crise éclate entre le Népal et le Tibet. Seule l’intervention de la Grande Bretagne, qui mandate Laden La pour arranger l'affaire, permet d'éviter la guerre. Kunpela remplace Lungshar à la tête de l’armée. 

Le roi du Pol, un État semi-indépendant, vestige des temps de troubles, refuse de payer son tribut à Lhassa. Il est chassé de son royaume qui est intégré au Tibet. 

Apparition du cinéma et des premières automobiles à Lhassa. Le Dalaï Lama en fait venir trois qu'il n'utilisera que très peu, faute de routes et de carburant. Ce nouveau moyen de transport est mal accueilli par la population qui redoute que les gaz d'échappement n'irritent les divinités aériennes. De plus, il constitue une menace économique pour les caravaniers. Par ailleurs, la construction des routes mobiliserait les paysans au détriment de la production vivrière. Dans un premier temps, la modernisation entraînerait l'appauvrissement du pays; c'est ce qui se produira une trentaine d'années plus tard. 

Le Panchen lama occupe une place d'honneur à la conférence de révision de la constitution chinoise. La suzeraineté de la Chine sur la Mongolie et sur le Tibet y est rappelée. 

Le Japon s'empare de la Mandchourie. 

Dans son ouvrage "La Religion du Tibet", l'Anglais Charles Bell écrit: "L'air sec, froid et pur stimule l'intellect mais l'isolement par rapport aux cités humaines et aux autres nations prive le Tibétain des sujets qui pourraient nourrir son cerveau. Son esprit se tourne alors vers l'intérieur et, aidé par la monotonie de sa vie et l'effroi que lui inspire l'échelle démesurée de la Nature qui l'entoure, il s'adonne à la contemplation religieuse... C'est là toute la différence entre l'attitude dévote et religieuse au Tibet et le matérialisme philosophique dans la Chine agricole." L'influence de l'environnement naturel sur l'orientation religieuse n'est pas une idée nouvelle. Renan n'a-t-il pas déjà émis l'hypothèse que le monothéisme est un produit du désert?  
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Le 9ème Panchen lama avec les dirigeants nationalistes chinois 
(source: documentation chinoise)
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1931-1932: Le zoologiste américain Brooke Dolan avec les allemands Ernst Schäfer (spécialiste en ornithologie) et Hugo Weigold (zoologiste également spécialiste des oiseaux) réunissent des exemplaires de la faune et de la flore du haut-plateau tibétain. 

1932: Nouvelle tentative d'invasion chinoise au Kham à l'initiative d'un Liu. Les territoires perdus face aux Tibétains sont récupérés. 

Le Panchen lama, nommé par la Chine commissaire pacificateur des provinces frontières de l’ouest, est courtisé par les factions chinoises. Une nouvelle tentative de rapprochement du Dalaï lama avec lui échoue. L'abbé de Tashilumpo a choisi la carte chinoise. Un projet d'invasion du Tibet par 10 000 Chinois, sous les ordres du Panchen lama, est élaboré. 

Laden La, qui correspond avec les deux éminents religieux tibétains, pourrait servir d'intermédiaire. 

Démarches diplomatiques du Potala tous azimuts, y compris auprès de la SDN, pourtant perçue comme une machine de guerre occidentale. Sans résultat. Ouverture de négociations avec la Chine pour régler le problème frontalier. Le Dalaï lama accepte de reconnaître la suzeraineté de la Chine. Mais l’affaire se complique. Un général tibétain poursuit les hostilités et un général chinois fait sécession pour se tailler un royaume personnel; ce dernier tient son charisme de la possession d'un poste de radio qu'il présente comme un moyen d'entrer en communication avec les dieux! Un accord est cependant signé. Le sort des populations concernées est loin d'être enviable. Du côté tibétain, la langue de Lhassa est imposée, les impôts sont démesurés, beaucoup de personnes s'enfuient au Yunnan. Du côté chinois, la pression fiscale est accrue au profit des militaires. La faiblesse du pouvoir central, tant en Chine qu'au Tibet, favorise le brigandage. 

1933: Mort du 13ème  Dalaï lama. Déçu d'avoir échoué dans sa tentative de modernisation et de restauration de l'empire, il aurait décidé de quitter la vie, non en se suicidant, mais en choisissant le moment de sa mort, comme le peuvent les tulkou. 

Voici quelques lignes prémonitoires extraites de son testament écrit alors que la Mongolie est devenue une république populaire : «Il se peut qu'un jour, ici, au cœur du Tibet, la religion et l'administration soient attaquées simultanément, du dehors et du dedans. A moins de sauvegarder nous-mêmes notre royaume, il arrivera que les Dalaï lamas et les Panchen lamas, le père et le fils, les dépositaires de la Foi, les glorieuses Réincarnations soient jetés à terre et leurs noms voués à l’oubli. Les communautés monastiques et le clergé verront leurs monastères détruits… Les administrations des Trois Grands Rois Religieux (Dalaï lama, Panchen lama et Karmapa) s’effriteront. Tous seront réduits en servitude par l'ennemi, et contraints d'errer, en vagabonds. Tous les êtres vivants sombreront dans la misère et la terreur, et la nuit tombera lentement sur la souffrance du monde.» Dans ce document, il insiste sur la nécessité d'entretenir de bonnes relations de voisinage avec l'Inde, dominée par les Anglais, et la Chine, encore nationaliste. Il exhorte laïcs et religieux à faire front contre les dangers qui menacent le pays. (Le testament peut être lu  ici). 

Un tremblement de terre agite le Tibet. C'est de mauvais augure! 

Au moment où disparaît le 13ème Dalaï lama, il n'est pas inutile de s'interroger sur l'idée que l'on se fait du statut du Tibet à l'étranger. Malgré la déclaration d'indépendance de 1913, ce pays est toujours considéré en Occident comme partie intégrante de la Chine, ainsi que le montrent les cartes imprimées entre les deux guerres mondiales. 
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A titre d'exemple, une carte de Chine publiée en France vers 1920 est  ici
 

Durant les décennies 1920 et 1930, plusieurs épidémies auraient frappé Lhassa: la variole en 1925 (7 000 victimes), la fièvre typhoïde en 1934 et en 1937 (5 000 victimes). La population de la ville (26 000 à 30 000 habitants vers 1950), ne devait pas dépasser alors 25 000 habitants.  

Un Anglais d'origine grecque, Marco Pallis, entreprend une série d'ascensions dans l'Himalaya. Bien qu'il n'aille pas jusque dans leur pays, il rencontre plusieurs Tibétains et tombe sous le charme de leur caractère. Il passe par le village où étudia Csoma et croise le chemin d'un érudit italien, Guiseppe Tucci, qui négocie l'achat d'un tablier rituel confectionné avec des fragments d'os humains. Notre alpiniste note que, lorsque un mani (pierre portant un mantra gravé) se trouve au bord d'un chemin, celui-ci se sépare en deux afin que les bouddhistes puissent toujours avoir l'inscription sur leur droite lorsqu'ils passent devant elle, quel que soit le sens de leur marche, ce qui me semble symbolique de l'importance que les Tibétains accordent au respect de leurs rites, mêmes dans les circonstances ordinaires de la vie.  

A la même époque, le succès du roman de James Hilton, "Horizons perdus" accrédite dans l'esprit du public occidental l'image d'une région du monde, située dans l'Himalaya, où règnent la paix, la prospérité et la tolérance, à l'abri des montagnes couvertes de neige qui séparent cet oasis du reste d'un monde en proie à la guerre et aux bouleversement sociaux. Le mythe de Shangrila est en train de naître. Il propagera, dans l'esprit du public occidental, l'image fausse d'un havre de paix et de tolérance dans les vallées himalayennes où l'on vit très vieux, à condition de n'en jamais sortir, sous peine de retrouver immédiatement les misères inhérentes à son âge. La parenté de ce lieu idyllique avec le royaume de Shambala (et aussi avec la vallée de Pemakoe) est évidente. Dans l'un comme dans l'autre cas, il s'agit d'un univers idéal qui, comme la plupart des utopies, est aussi une prison. Mais, il convient de le noter, cet oasis de félicité ne doit pas grand chose aux autochtones. Il est, au contraire, la création d'un missionnaire belge, le père Perrault, installé, depuis 1743 (!?), dans un ancien monastère tibétain désaffecté qui se dresse quelque part entre ciel et terre. Et, sauf rares exceptions, ce sont des Occidentaux qui y tiennent les premiers rôles. L'idéologie colonialiste n'a pas encore perdue ses droits! 
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Caravanier filant sa laine en marchant Campement de nomades avec leurs tentes de feutre noir
Dessins de Léa Lafugie
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Une femme peintre, Léa Lafugie, entreprend plusieurs explorations au Tibet. L'entrée sur le Toit du monde est toujours aussi difficile et périlleuse. Son talent de dessinatrice est le sésame qui lui ouvre les portes; les moines sont remplis de curiosité devant cette courageuse occidentale qui reproduit si bien leurs traits. Voici quelques-unes de ses observations les plus notables: la polyandrie assure la présence d'un homme au foyer tandis que les autres gardent les troupeaux sur la montagne ou vont commercer au loin; les femmes accueillent dans leur couche les étrangers de passage; une jeune fille enceinte avant le mariage est certaine de ne pas manquer de prétendants (observation voisine chez Bacot): c'est la preuve qu'elle n'est pas stérile; les enfants, qui ignorent qui est leur père, tiennent tous les maris pour leurs oncles; les caravaniers se régalent d'un brouet d'intestins de mouton bouillis sans avoir été lavés; il est impossible, en altitude, de cuire les légumes, l'eau bouillant à moins de 100° (même remarque de Bacot qui ajoute que les aliments ne prennent qu'un goût de fumée); les Tibétains ignorent le savon; il goûtent même à l'eau mousseuse du bain de l'exploratrice.  

Le second voyage de Léa Lafugie l'amène à Gyantse, via Darjeeling et le Sikkim. Dans la cité tibétaine, l'exploratrice croise des prisonniers hirsutes, vêtus de haillons, les chevilles passées dans une lourde barre de fer qui les oblige à marcher les jambes écartées; ces malheureux, lâchés à l'aube et repris au crépuscule, mendient leur pitance, l'administration pénitentiaire n'étant pas chargée de les nourrir. Les ouvriers d'une fabrique de tapis, hommes, femmes et enfants, sont logés et nourris mais ne touchent aucun salaire; ils sont donc sous la totale dépendance de leur maître (Marco Pallis rapporte à peu près la même chose). 

Un troisième voyage est organisé pour rejoindre le Spiti via le Bushar. Cette expédition s'avère encore plus pénible et plus périlleuse que les précédentes. La vision des grottes exiguës creusées dans la montagne, où des hommes se laissent enfermer pour méditer pendant des années, sans échanger la moindre parole avec quiconque, pas même avec ceux qui leur apportent leur maigre pitance, l'émeut autant que quelques années plus tôt le furent les militaires anglais assistant à une scène comparable. 
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Prisonnier mendiant aux chevilles entravées Funérailles célestes (les deux personnages au premier plan découpent un cadavre sur une table de pierres)
Dessins de Léa Lafugie
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Finalement, au cours de ces trois voyages, Léa Lafugie n'a pas pénétré très avant au Tibet. Elle en rapporte néanmoins une moisson d'images évocatrices. Le chemin de Lhassa est de toute façon irrévocablement fermé (un résumé plus complet de son récit est ici). 

Un auteur français, Teddy Legrand (pseudonyme de Frédéric Causse alias Jean d'Agraives, romancier, ou de Pierre Mariel, journaliste d'extrême droite?) publie un roman intitulé "Les Sept têtes du dragon vert". Il y promène ses personnages dans les milieux ésotériques et politiques de l'époque. La trame des événements historiques, révolution bolchevique en Russie, prise du pouvoir par Hitler en Allemagne... y cache une conjuration dont le but est la domination du monde. Le Tibet n'est pas absent de cette fresque pseudo historique dont un passage sera repris et développé par Louis Pauwels et Jacques Bergier dans "Le Matin des magiciens" (1960). Malgré la présence dans cet ouvrage de personnages réels qui lui confèrent des allures d'authenticité, il semble bien que les faits qui y sont rapportés ne relèvent que de la fiction.


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