Le Treizième
Dalaï lama
Au début de cette période,
les Européens qui s'intéressent au Tibet sont de plus en
plus nombreux. Mais l'image qu'ils véhiculent est souvent entachée
de préjugés occidentaux. Des explorateurs sillonnent le Toit
du Monde. Tous ne sont pas désintéressés. La rivalité
entre la Russie et la Grande-Bretagne se poursuit. Elle se terminera par
le retrait de l'empire des tsars, après sa défaite face au
Japon. La Chine continue d'être en proie à des troubles internes
qui motivent les interventions étrangères. Dès qu'il
est en âge de le faire, le Dalaï lama décide d'exercer
le pouvoir. Il échappe à un attentat de son ancien régent.
Ses velléités d'indépendance lui valent une invasion
des troupes britanniques en 1904; il doit fuir en Mongolie. Quelques années
plus tard, les troupes chinoises entrent à Lhassa dans le dessein
de l'arrêter; il part à nouveau pour l'exil, cette fois en
Inde. Il profite de la Révolution chinoise de 1911, et des troubles
consécutifs, pour proclamer l'indépendance de son pays. Mais
celui-ci reste soumis à la tutelle de l'Angleterre, qui interdit
l'accès des étrangers au Pays des Neiges. De plus, pour que
cette proclamation d'indépendance puisse un jour être invoquée
avec quelque chance de succès dans l'arène internationale,
il serait nécessaire que le nouvel État obtienne la reconnaissance
de quelques grandes nations. C'est d'autant plus impossible que la Grande-Bretagne,
qui a reconnu la suzeraineté de la Chine, s'y opposerait et qu'elle
est en droit de le faire en vertu des traités. Le maître du
Tibet entreprend de transformer son pays, notamment en le dotant d'une
armée moderne. Il est appuyé par les éléments
progressistes, mais se heurte à l'hostilité d'une partie
importante de l'opinion publique conduite par les abbés des principaux
monastères gelugpas. La révolution de 1917 en Russie, puis
l'évolution de la situation en Mongolie, qui devient un État
communiste, l'incitent à se rapprocher prudemment du clergé
conservateur. Il meurt sans avoir accompli la tâche qu'il s'était
fixée. Le mythe du Shangrila est en train de naître. Il donnera
du Tibet une image idyllique largement fantaisiste.
1876: Naissance du 13ème Dalaï
lama, à Thakpo Langdun. La dynastie mandchoue, en déclin,
ne maintient plus qu'une présence nominale au Tibet. Ce Dalaï
lama connaîtra une existence longue et mouvementée.
Clements R. Markham, employé au Geographical
Department de l'India Office, publie la Relation de la Mission de George
Bogle au Tibet ainsi que le Voyage de Thomas Manning à Lhassa accompagnés
de documents sur les autres voyages entrepris par des Européens
au Royaume des Neiges et d'aperçus concernant la géographie
et l'histoire de cette contrée. Un siècle s'est écoulé
depuis la mission de Bogle et, si cette dernière n'a pas rendu d'emblée
les fruits escomptés, en grande partie à cause des carence
de l'administration coloniale, la publication de Markham montre que les
Anglais n'ont jamais renoncé à l'idée de nouer d'étroites
relations commerciales avec le Tibet. D'après cet auteur, le commerce
du Tibet avec l'extérieur est loin d'être négligeable,
comme le montre la présence de commerçants étrangers
à Lhassa. Le Royaume des Neiges importe des produits variés
et exporte des métaux précieux (or et argent), de la laine
et quelques autres denrées. Mais les Tibétains continuent
de redouter un invasion des Gurkhas du Népal et les Chinois sont
hostiles à un développement incontrôlé des relations
extérieures. Au moins quatre mille soldats chinois occupent le Tibet
et les ambans de Lhassa contrôlent fermement les frontières.
Le souhait des Britanniques de pénétrer sur le Toit du Monde
se heurtera donc inévitablement aux réticences chinoises,
comme par le passé. Mais il y a sans doute moyen d'entrebâiller
la porte, d'abord en offrant des garanties au Tibet contre les Gurkhas,
ensuite en faisant pression sur Pékin pour obtenir une présence
britannique à Lhassa; la Russie ayant obtenu celle d'un représentant
auprès du Kutuktu en Mongolie, l'Angleterre pourrait, en
compensation, négocier avec la Chine l'envoi du sien auprès
du Dalaï lama.
Par la Convention sino-britannique de Zhifu,
cinq nouveaux ports sont ouverts aux Britanniques et la Chine s'engage
à fournir des passeports aux ressortissants anglais pour se rendre
au Tibet; les voyageurs de l'Inde qui souhaitent se rendre en Chine pourront
passer par le Toit du Monde; l'Angleterre reconnaît ainsi la tutelle
chinoise sur le Tibet sans demander leur avis aux Tibétains.
De 1876 à 1880, un Russe, Prjevalsky,
tente de pénétrer au Tibet à partir de la Chine septentrionale.
Il parviendra jusqu'aux sources du Huang-Ho (Fleuve jaune).
1879: Le Panchen lama intronise le nouveau
Dalaï lama.
Sarat Chandra Das et Ugyen
Gyatso entreprennent une série de voyages au Tibet, sous divers
déguisements (lamas, marchands népalais...) pour le compte
des services secrets britanniques. Au monastère de Tashilumpo, ils
initient un tulkou, Sengchen, premier ministre du Panchen lama, à
l'art de la photographie et de la lanterne magique. Ces relations compromettantes
vont coûter la vie au Tibétain (voir
ci-après 1887)
ainsi qu'à bien d'autres personnes, s'il faut en croire le récit
du moine japonais Kawaguchi, sans parler de
celles qui seront emprisonnées ou privés de leurs biens.
1880: Un édit du régent et des
abbés de Drepung, Sera et Ganden interdit la religion catholique.
1881: Assassinat du père Brieux, un
missionnaire français.
Krishna, un pandit hindou, pénètre
au sud-est du Tibet, muni d'instruments de géodésie dissimulés
dans un moulin à prière. Découvert, il est vendu comme
esclave, s'échappe, ne parvient pas à franchir l'Himalaya
et finit par regagner la Chine.
Un explorateur d'origine austro-hongroise qui
travaille pour la France, Charles-Eugène Ujfalvy de Mezökövesd,
et son épouse française, Marie Bourdon, tentent de se rendre
au Tibet. Ils ne dépasseront pas le Cachemire d'où ils rapporteront
de précieux renseignements et une collection d'objets rares qu'ils
donneront aux Musée
d'ethnographie du Trocadéro.
La Russie obtient le droit de libre circulation
pour ses négociants en Mongolie chinoise.
1885: Guerre civile au Bouthan.
Le Tibet intervient pour rétablir l’ordre.
Les Anglais laissent faire. Mais ils ne se
désintéressent nullement du Pays des Neiges. Grâce
aux espions qu’ils y entretiennent, ils sont tenus parfaitement au courant
de ce qui s’y passe et font dresser des cartes pour préparer une
éventuelle invasion. Pour ce faire, ils n'ont pas besoin de se mettre
en première ligne, les ressources de l'empire leur permettent de
déléguer des indigènes qui passent facilement inaperçus.
Ce sont les fameux pundits qui mesurent les distances en feignant d'égrener
un chapelet, déterminent l'altitude avec un thermomètre et
les azimuts grâce aux étoiles. Ils jettent des débris
de bois dans les rivières surveillées en aval, aux Indes,
pour vérifier qu'il s'agit bien des mêmes!
Les Anglais se décident toutefois à
envoyer à Lhassa une mission officielle dirigée par un citoyen
britannique, Macaulay. C'est une levée de bouclier au Royaume des
Neiges! La mission est abandonnée. Mais l'Angleterre réclame
à la Chine un dédommagement en raison du non respect de la
convention de Zhifu.
Lhassa envoie au Kham des instructions pour
interdire l'entrée aux missionnaires français.
1886: Des soldats tibétains
pénètrent au Sikkim, sous contrôle britannique depuis
1861. Lhassa, qui a fortifié sa frontière avec les Indes,
entend recouvrer sa tutelle sur le petit royaume.
1887: Sengchen est brutalement
noyé dans le Brahmapoutre. Après la découverte des
activités d'espionnage de Sarat Chandra Das et Ugyen Gyatso, il
a été arrêté, emprisonné et flagellé
en public à Lhassa. Voici comment Kawaguchi
décrit, par ouï dire, la triste fin de ce lama: lié
de cordes, une grosse pierre attachée à son dos, il est précipité
à la rivière, devant la foule de ses fidèles, par
trois fois retiré de l'eau, encore vivant, avant d'y être
replongé, la dernière fois à sa demande, la foule
exhortant les bourreaux à lui faire grâce, ensuite de quoi
le cadavre est dépecé pour être offert en pâture
aux bêtes sauvages, selon le rite des funérailles célestes;
cet événement se déroule en juin.
La mission française de Batang est dévastée,
sa chapelle détruite et les chrétiens dispersés.
Un Anglais, le capitaine H. Deasy, prend la
tête d'une expédition pour explorer le Chang Thang par le
nord. Malade, il doit rebrousser chemin, non sans avoir enterré
les vivres qui lui restent.
1888: Les Anglais expulsent
sans ménagement les Tibétains du Sikkim. Il prennent le contrôle
du col qui permet d'envahir le Tibet.
Une émeute contre les commerçants
népalais éclate à Lhassa. Les échoppes sont
pillées et leurs propriétaires sont molestés. Une
grave crise risque d’opposer le Népal au Tibet; Lhassa accepte le
paiement d’une indemnité pour éviter la guerre.
Un moine bouriate nommé
Dordjieff entre dans l’intimité du Dalaï lama. Il intrigue
pour la Russie. Ce curieux personnage réussit à persuader
les Tibétains que l’empire russe est en fait le Shambala. Il invite
le Dalaï lama à se rendre à Moscou en visite officielle;
pour différentes raisons, le voyage n'aura jamais lieu. D'après
certains auteurs, Dordjieff signifierait "coup de tonnerre" en tibétain.
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Dordjieff |
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1889: Une révolte éclate au
Nyarong (Kham). Malgré la présence sur place d’un représentant
de Lhassa, depuis 1865, le prince du Nyarong sollicite l'aide du gouverneur
du Sichuan, pour venir à bout des rebelles.
Deux Anglais, le capitaine Welby et le lieutenant
Malcolm, de l'armée des Indes, tentent la traversée du Chang
Thang, du Ladakh à la Chine. Leurs bêtes et leurs gens meurent
les uns après les autres. Certains sont empoisonnés par l'eau
qu'ils boivent. Celle-ci est si rare qu'il faut creuser des puits pour
s'en procurer. Des membres de l'expédition s'égarent. Ils
seront retrouvés plus tard en guenilles par Sven
Hedin. Sur dix hommes, quatre seulement atteindront la Chine. Encore
ont-ils eu la chance de rencontrer sur leur chemin un marchand tibétain
qui leur a permis de gagner la capitale de l'Amdo.
1889: Le prince Henri d'Orléans
et P. G. Bonvalot se mettent en route pour rallier le Tonkin, à
partir de Paris, en passant par la Russie, l'Asie centrale, le Tibet et
la Chine. Les explorateurs envisagent de suivre le chemin tracé
par Prjevalski et par les pères Huc
et Gabet. Mais Bonvalot, visiblement fasciné par le Tibet, rêve
de se rendre à Lhassa, en suivant une piste utilisée par
les caravaniers mongols. Les deux hommes ne parviendront pas jusqu'à
la cité sainte mais le récit de Bonvalot, publié en
1892 (De Paris au Tonkin à travers le Tibet inconnu), prouvera
la véracité de la relation du père Huc. Pendant la
traversée du Chang Thang, les explorateurs ont la surprise de découvrir
que des singes, à queue courte, à pelage roux et petite tête,
y vivent, pas très loin d'une source d'eau chaude, à une
altitude et dans une région presque dépourvue de végétation
où on ne les attendrait pas. Cette découverte ne sera pas
prise au sérieux. Leurs détracteurs iront jusqu'à
prétendre que les Français ont confondu les marmottes avec
des singes! Pour autant qu'il soit possible d'en reconstituer la route,
l'expédition doit avoir pénétré sur les hauts
plateaux à l'est du Lop Nor, a traversé le Chang Thang, une
partie du Qinghai, avant de pénétrer dans l'U-Tsang, puis
de revenir vers le Kham pour se terminer au Sichuan d'où elle atteindra
le Tonkin (on peut lire un résumé
du récit de ce voyage en cliquant
ici).
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Gabriel Bonvalot (source: M.
C. Prylli) |
De Paris au Tonkin (source:
M. C. Prylli) |
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1890: L’expansion russe
se heurte aux appétits britanniques à la frontière
de l'Afghanistan. L'établissement de la ligne Durand (1893-1895)
réglera temporairement ce problème, qualifié de Grand
Jeu, en définissant les limites respectives des zones d'influence
des deux puissances européennes dans la région.
La frontière entre le Sikkim et le Tibet
est fixée à la conférence de Calcutta entre la Chine
et l'Angleterre. Aucun représentant du Tibet ne participe à
cette négociation pourtant cruciale. Les Tibétains perdent
accès à certains pâturages.
Lhassa considérant que Pékin
n'a pas défendu assez vigoureusement ses intérêts suspend
l'envoi des offrandes à l'empereur.
Le traité de Calcutta, qui semble anodin,
est lourd de conséquence pour l'avenir. L'Angleterre se voit confirmer
la possession du Sikkim. En contrepartie, en traitant avec Pékin
sans Lhassa, elle entérine en droit international la suzeraineté
de la Chine sur le Tibet.
1891: Un baroudeur américain,
William Woodville Rockhill, ancien de Saint-Cyr et de la Légion
étrangère, essaye d'atteindre Lhassa. Après bien des
péripéties, au cours desquelles il est amené à
se nourrir de saucisses confectionnées avec le foie, le coeur et
les intestins, assaisonnés d'oignons sauvages, de deux moutons payés
à des nomades un prix exorbitant, son voyage est interrompu par
la rencontre de soldats tibétains. Des palabres s'engagent avec
l'officier qui les commande, puis avec le chef de district et même
avec des envoyés de Lhassa, ensuite de quoi notre Américain
est reconduit hors de la région. Mais il est tout de même
parvenu à distraire les sbires qui l'expulsent assez longtemps pour
qu'un moinillon de ses compagnons parvienne à se faufiler dans une
foule de pèlerins en route pour la cité sainte. L'idée
que le jeune homme verra la capitale le console de son échec.
A la même époque, les français
Dutreuil de Rhins et Grenard entreprennent une série de voyages
de découvertes à partir du Sinkiang, avec le projet de traverser
le Tibet pour se rendre à Xining. Ces voyages sont conçus
de manière à s'enchaîner les uns aux autres, les premiers
constituant la préparation des suivants. Ils se dérouleront
de 1891 à 1894 et seront émaillés d'incidents qui
amèneront parfois les explorateurs à changer d'itinéraire.
Grenard en a laissé le récit, dans "La dernière
mission de Dutreuil de Rhins de Paris à Pékin".
Il apporte un témoignage parfois amusant et frappé au
coin des préjugés occidentaux sur les territoires parcourus
et les habitants rencontrés (on
peut lire un résumé du récit de ces voyages en
cliquant ici).
1892: Un espion britannique, le capitaine Bower,
et son équipe traversent le Tibet septentrional (Chang Thang) d'est
en ouest pour dresser des cartes de la région.
Une missionnaire anglaise,
Annie Taylor, qui a vécu en Chine et au Sikkim, entre au Tibet par
le nord-est, accompagnée de quelques personnes, pour évangéliser
le pays. Elle se joint à une caravane mongole qui tombe dans une
embuscade de brigands tibétains. Les femmes et quelques hommes s'enfuient
et rencontrent un camp de nomades. Ils y sont accueillis après quelques
instants d'hésitation. Les nomades sont des rivaux des brigands;
ils vont aider Annie Taylor et ses compagnons à récupérer
une partie du butin volé. Une dissension éclate à
propos d'une veste de fourrure entre deux accompagnateurs de la missionnaire.
En fait, l'un des hommes est jaloux de l'attention qu'elle porte à
l'autre. La petite équipe se sépare des nomades et reprend
son chemin vers le sud. Un des hommes de l'expédition, de confession
musulmane, meurt bientôt, malgré les soins qui lui sont prodigués.
Les survivants continuent d'avancer, mais les vivres commencent à
manquer. Les dissensions refont leur apparition. On ne sait comment se
défaire du jaloux. Annie Taylor refuse qu'il soit tué, comme
le propose l'un de ses compagnons. Le jaloux finit par partir de lui même,
mais il emmène avec lui la tente, les bêtes et les provisions.
Ceux qui restent sont totalement démunis, dans une nature hostile,
alors que l'hiver est là. Cela n'empêche pas notre Anglaise
de fêter Noël avec un pudding fabriqué grâce aux
moyens du bord. A l'approche de Lhassa, ce qui reste de l'équipe
est arrêté par la police, sur la dénonciation du jaloux.
Nos aventuriers sont confrontés à leur dénonciateur.
Les juges sont menaçants, mais l'Anglaise fait preuve d'audace et,
d'accusée, elle se fait accusatrice; elle dénonce le vol
dont elle a été la victime. Le jaloux perd la partie. Les
juges tibétains se montrent cléments envers Annie Taylor
et ses amis; ils sont autorisés à regagner la Chine. Le voyage
de retour sera pénible mais s'achèvera heureusement au printemps
(le moine japonais Kawaguchi
a eu connaissance de cette équipée, lors de son séjour
à Lhassa, voir ici).
1893: La conférence commerciale de Darjeeling
complète le traité de Calcutta. Un projet d’ouverture d’une
voie commerciale entre les Indes et le Tibet est élaboré.
Les résidents anglais au Tibet ne seront soumis qu'aux seules lois
britanniques. Le droit de pâture est défini pour donner un
semblant de satisfaction aux Tibétains. Mais leurs envoyés
présents aux négociations sont complètement négligés.
Froissées, les autorités tibétaines ignoreront les
résultats de la conférence et des incidents frontaliers s'en
suivront. Les Anglais comprennent bientôt que la suzeraineté
chinoise est purement nominale et ils ne vont pas tarder à s'adresser
directement à Lhassa pour tenter de prendre pied au Pays des Neiges.
Deux moines kalmouks, qui sont en fait des
émissaires de la Russie, parviennent dans la capitale du Tibet.
1894: L'expédition de Grenard et Dutreuil
de Rhins perd dans les fondrières la trace de la piste qu'elle se
proposait de suivre et s'égare. A Tom-Boumdo, où on finit
par arriver, sous une pluie battante, après de longs et épuisants
détours, toutes les portes se ferment. La caravane campe là
quelques jours, dans un enclos qu'il a fallu faire ouvrir avec beaucoup
d'insistance. Deux chevaux disparaissent et les traces montrent qu'ils
ont été volés par un Tibétain. Pour obliger
les habitants du village à les lui faire rendre et éviter
aussi d'autres larcins, Dutreuil de Rhins en saisit lui aussi deux, comme
gage, aux autochtones. Sans s'en douter, il vient de signer son arrêt
de mort. Au moment où l'expédition quitte le village, le
5 juin, on commence à lui tirer dessus depuis les maisons. Comme
les explorateurs cheminent sur une corniche exposée, Dutreuil de
Rhins est blessé au ventre, alors qu'il vient de s'arrêter
pour riposter aux assaillants, leur offrant ainsi une cible facile. Les
Tibétains se montrent maladroits lorsqu'ils visent des cibles mobiles,
avec leurs vieux fusils à mèche, mais ils deviennent d'excellents
tireurs sur des cibles fixes. Grenard, sous une grêle de balles,
le met à l'abri derrière un muret. On essaie en vain de parlementer
et d'envoyer chercher des secours. Bientôt, la situation devient
intenable; Grenard est contraint d'abandonner Dutreuil de Rhins; ce dernier
a perdu connaissance et est probablement intransportable. Grenard, un moment
à la merci de ses ennemis, leur échappe par miracle, non
sans avoir été dépouillé de tout objet de valeur,
puis accompagné à coups de pierres par des garnements. Recueilli
par un fonctionnaire chinois, il reste près d'un mois à proximité
de Tom-Boumdo, dans l'espoir de récupérer les papiers tombés
aux mains des assaillants. Quant au corps de son chef, il n'y faut pas
songer, il a été précipité dans une rivière
au fond d'un ravin, sur l'ordre du lama du monastère voisin.
La bourgade tibétaine de Yatung devient
un comptoir anglais. La Grande-Bretagne pose un pied sur le Toit du Monde.
1895: Le Dalaï lama décide d’exercer
le pouvoir. Le régent Demo est mis à l’écart.
Le Nyarong (Kham) est une nouvelle fois envahi
par un de ses voisins. Cette fois, l’agresseur est le roitelet du Tchagla,
un féal de Pékin. Les cavaliers du Nyarong triomphent de
leurs adversaires, sans intervention de Lhassa ni de Pékin.
Nouvelle expédition d'Henri d'Orléans
au Tibet.
Victoire militaire du Japon sur la Chine.
L. Austine Waddell, officier de l'armée
des Indes, publie "Le Bouddhisme du Tibet". Il prétend qu'avant
l'introduction du bouddhisme, les Tibétains étaient des sauvages
rapaces et des cannibales notoires, sans langue écrite et adeptes
d'une religion animiste qu'il rapproche du taoïsme chinois. L'introduction
du bouddhisme aurait donc joué un rôle civilisateur. Mais
le bouddhisme du Tibet aurait été profondément perverti
par le culte des diables auquel s'adonnait le pays. Le lamaïsme serait
recouvert d'une fine couche mal posée de vernis de symbolisme bouddhique
sous laquelle transparaîtrait lugubrement la poussée sinistre
des superstitions polydémonistes. La population subirait la tyrannie
intolérable des moines et des croyances qu'ils lui ont imposées
pour la dominer par la terreur. Mais tout n'est pas perdu; comme le christianisme,
le lamaïsme pourrait être réformé. On ne peut
s'empêcher de penser que, dans l'esprit de l'auteur, la colonisation
du Tibet par une nation protestante, la sienne, contribuerait à
cette régénération religieuse.
1896-1900: Un Suédois,
Sven Hedin, explore l'Arka-tagh où les seuls sentiers sont ceux
"tracés par les yacks, les ânes
sauvages et les antilopes". Il découvre,
au nord du Tibet, une Pompéi asiatique, Karadong. "De
tous côtés, écrit-il, de la surface ondulée
du désert, émergent des vestiges d'habitation admirablement
conservés. Des édifices, il ne reste que les colonnes en
bois, hautes de 2 à 3 mètres. Nulle part, une pierre ou une
brique. Le peuplier et les roseaux ont été ici les seuls
matériaux employés. Ces ruines occupent une superficie de
3 à 4 kilomètres carrés."
Les fouilles amènent la découverte de murs couverts de peintures
représentant des femmes dans l'attitude de la prière, des
hommes au type arien, vêtus comme les Persans de la fin du 19ème
siècle, des chiens, des chevaux, un bateau bondissant sur les vagues.
On met à jour des statues du Bouddha, des figurines en gypse. Et
partout sortent des dunes des files de peupliers morts. Jadis s'épanouissait
donc ici une ville active, dans le cadre d'une végétation
luxuriante. De nombreux autres indices permettent d'aboutir à la
conclusion que, depuis des siècles, un processus de désertification
est en cours dans la région.
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Sven
Hedin au Tibet |
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Sven Hedin, invinciblement attiré par
la cité interdite, se dirige vers le sud, en direction de Lhassa,
déguisé en pèlerin mongol. Il est refoulé par
les Tibétains.
1897: Savage Landor, un personnage énigmatique,
arrêté sur le chemin de Lhassa, est torturé au moyen
d'une barre de fer rougie passée devant ses yeux pour le rendre
aveugle; il est sauvé par un détail de son anatomie: sa main,
palmée comme une coquille saint-jacques, prouve aux Tibétains
qu'il est la réincarnation d'un lama. Cette anecdote inspirera un
épisode de Michel Strogoff à Jules Verne.
1898: Le 13ème Dalaï lama abolit
la peine de mort, sauf en cas de haute trahison.
Deux mandarins chinois sont massacrés
à Sampheling (Xiangcheng) au Kham.
Début de l’insurrection nationaliste
des Boxers en Chine. Les légations étrangères vont
être assiégées, ce qui entraînera l'envoi d’un
corps expéditionnaire occidental pour venir à bout de l’insurrection.
La Chine est à nouveau à feu et à sang.
Un couple de missionnaires protestants d'origine
hollandaise, Petrus et Susie Carson Rijnhart, essaient eux aussi de se
rendre à Lhassa. Leur équipée sera un véritable
calvaire. Accompagnés de quelques Tibétains et portant avec
eux leur enfant qui vient de naître, ils affrontent les hauts cols
qu'ils doivent traverser. Ils se nourrissent de thé, de tsampa et
d'oignons sauvages. Ils se chauffent à la bouse et à la corne
de yack découpée en lamelles. Ils rencontrent sur leur chemin
des cadavres d'animaux et aussi d'hommes abandonnés par les caravanes.
Les guides fatigués leurs faussent compagnie, en emportant l'essentiel
des provisions. En plein hiver, sous une tente battue par les vents, la
jeune femme protège du froid comme elle peut son nouveau né.
Mais celui-ci finit par mourir. Le couple se voit interdire l'accès
à la ville sainte. Les deux missionnaires doivent retourner sur
leurs pas. Des brigands les attaquent. Les nouveaux guides, dont un est
blessé, s'enfuient à leur tour avec les montures. Petrus
décide de partir à la rencontre de nomades aperçus
de l'autre côté d'une rivière. Il traverse l'eau.
Arrivé sur l'autre rive, il salue de la main sa compagne, avant
de disparaître derrière un rocher. Susie ne le verra jamais
revenir. On ne sait par quel miracle, la jeune femme parvient tout de même
à rejoindre en vie le Sichuan. Elle ramènera de son équipée
une vision très négative du Tibet: "Rien
ne saurait être plus éloigné de la vérité
que la croyance, entretenue par de nombreux Occidentaux, que les lamas
sont des êtres supérieurs, dotés de dons physiques
et intellectuels transcendantaux. Au contraire, pour ce qui est du savoir,
ce ne sont que des enfants soumis à des émotions superficielles.
Pendant les quatre années qu'a duré notre séjour parmi
les Tibétains de différentes tribus et de différents
districts, nous n'avons pas rencontré un seul lama qui soit au courant
des plus simples faits de la Nature... nous n'avons trouvé qu'en
grande majorité les lamas étaient ignorants, stupides, superstitieux
et intellectuellement atrophiés comme tout clergé qui n'a
jamais été en contact avec l'influence éclairante
et édifiante de l'éducation chrétienne. Ils vivent
dans un obscur Moyen Âge et sont eux-mêmes tellement aveugles
qu'ils n'ont pas conscience de l'obscurité qui les entoure."
Comme le laissent supposer les dernières phrases, ce témoignage
n'est sans doute pas exempt de préjugés chrétiens.
On ne saurait pourtant l'écarter d'un simple revers de la main.
D'autant qu'un autre voyageur, Kawaguchi,
bouddhiste japonais, se montre, à la même époque, à
peine moins critique à l'égard des aspects du bouddhisme
tibétain qui le choquent.
En octobre 1898, Ovché
Narzounof est envoyé par Dordjieff à Lhassa chargé
de cadeaux pour le Dalaï lama. Parvenu à destination, en mars
1899, Le Kalmouk est frappé par le rôle prépondérant
des femmes dans la vie sociale et le commerce de la capitale tibétaine.
Cette situation s'explique par le nombre élevé d'hommes qui
embrassent la vie monastique et font voeu de célibat. Il en résulte
une grande liberté de moeurs des femmes qui, ne trouvant pas de
maris, n'hésitent pas à devenir concubines des marchands
chinois pour les aider dans leurs affaires. Le commerce est très
actif et l'on vend sur les marchés beaucoup d'articles provenant
de Chine ou de l'Inde; on paie en or, qui est pesé, en roupie indienne,
ou en tranka, la monnaie locale, qui peut être subdivisée
en fragmentant les pièces! Les moines ont le monopole du commerce
du thé qu'ils partagent avec celui des images pieuses. Beaucoup
de restaurants sont tenus par des Chinois. Tous les ans, la montagne de
la tête de Langdarma, persécuteur du bouddhisme, s'avance
vers la ville pour l'ensevelir; une cérémonie est célébrée
par les moines, au cours de laquelle des coups de canon sont tirées
sur cette montagne, pour la faire reculer; d'autre part, une vache noire
bien nourrie, offerte en sacrifice, est placée à son sommet.
Les maisons sont petites; elles comportent ordinairement deux étages,
celui du bas servant de boutique; leurs toits en terrasse sont constitués
de poutres recouvertes de terre; le sol est de terre battue, sauf chez
les riches qui ont adopté le ciment et s'enorgueillissent de posséder
du mobilier chinois; les carreaux des fenêtres sont en papier huilé;
on s'éclaire avec des lumignons antiques; on se chauffe à
la bouse de yak et avec un arbuste qui ressemble à un chardon. Dès
leur plus jeune âge, les enfants tibétains, apparemment peu
enclins à fréquenter l'école, se livrent des combats
à coups de pierres propulsées par des frondes, exercice qui
développe la précision du geste et l'esprit guerrier. Les
Tibétains sont généralement accueillants et affables;
ils reçoivent l'étranger avec respect, en se vêtant
de leurs plus beaux atours; les hommes portent des bijoux aussi bien que
les femmes.
1899: Début de la guerre des Boers en
Afrique du Sud. Pendant trois ans, ce conflit calmera les ardeurs colonisatrices
des Britanniques en Asie. Mais ce n’est que partie remise.
Vers la fin du 19ème siècle,
un marchand anglais, T. T. Cooper, se fait l'écho des remarques
formulées six siècles plus tôt par Marco Polo. Dans
une auberge, où il s'est arrêté pour manger, il croit
être invité à une partie de campagne. Il s'agit en
réalité des préliminaires d'une offrande particulière,
celle d'une jeune fille de quinze ans. Cette dernière se met à
pleurer lorsqu'elle constate que l'Anglais préfère fumer
sa pipe plutôt que de profiter de ses charmes. Notre homme finit
par céder à ses avances et paye aux parents la dot de la
demoiselle. Cette dernière, devenue son épouse, ne le suivra
que deux jours. Elle trouvera ensuite un prétexte pour retourner
dans son village.
1900: Tentative d’assassinat
du Dalaï lama par le régent Demo. Son frère a offert
à l'un des maîtres du pontife tibétain une paire de
bottes enchantées; celui qui les portera tombera aussitôt
malade. On découvre dans une des bottes un pentacle bön invoquant
des puissances maléfiques. C'est sûr, le régent tente
de reconquérir le pouvoir en se débarrassant du Dalaï
lama par la magie! Demo et sa famille sont inculpés et privés
de leurs biens. Un conspirateur, proche du régent, est précipité
du haut du Potala, les biens et les épouses de sa famille sont distribués
comme cadeaux aux favoris du Dalaï lama. Le régent se suicide
en prison (le moine japonais Kawaguchi,
alors présent à Lhassa, relate cette affaire, voir
ici).
Le Dalaï lama fait murer la route de Yatung
pour interdire l’arrivée au Tibet des marchandises britanniques.
Les pressions exercées sur la Chine,
pour ramener le Tibet à la raison, et lui faire respecter les termes
de l’accord de 1893, demeurant sans effet, la Grande-Bretagne essaie d'entrer
directement en pourparlers avec le Dalaï lama en ignorant une suzeraineté
chinoise devenue inopérante. Lhassa laisse sans réponse trois
lettres qui lui sont adressées par lord Curzon, vice-roi des Indes,
en 1899, 1900 et 1901. Les Tibétains poussent la forfanterie jusqu'à
arracher les bornes qui marquent la frontière du Sikkim avec leur
pays. Les Anglais soupçonnent les Russes d'armer les Tibétains
pour menacer l'empire des Indes.
Le 10 janvier 1900, Narzounof
est envoyé à Paris par Dordjieff pour y acquérir un
certain nombre d'instruments (notamment des vases sacrés en acier,
un télescope, un phonographe et des appareils électriques...)
destinés au Dalaï lama. La Société impériale
russe de Géographie charge le Kalmouk de ramener des photographies
du Tibet. Notre homme prend le bateau pour les Indes. A Calcutta, il apprend
que les autorités britanniques, peu disposées à favoriser
les intrigues russes, s'apprêtent à l'arrêter. Il prend
subrepticement le train pour Darjeeling; là, un concours de circonstances
malheureuses amène la police à découvrir son identité;
il est assigné en résidence surveillée chez un moine
mongol. Quatre mois plus tard, il est ramené à Calcutta pour
y être incarcéré; il y est détenu un peu plus
d'un mois, après quoi il est rapatrié en Russie. Dans le
courant de la même année, Dordjieff rencontre Nicolas II;
l'idée d'un protectorat russe sur le Tibet fait son chemin. Un temple
bouddhiste est édifié à Saint-Petersbourg.
Fin de l’insurrection des Boxers.
Le général russe Kozlov explore
le Kham. Il a pour guide Dja-lama (Tchegoun lama), un ancien moine bouddhiste
d'origine russe, qui a séjourné à Drepung, où
il aurait tué le moine qui partageait sa cellule au cours d'une
dispute. Ce personnage violent et cruel prendra ultérieurement la
tête d'une croisade mongole antichinoise; il consacrera ses bannières
avec le sang des prisonniers dont il ouvrira les poitrines pour en arracher
le coeur. L'idée de la reconstitution d'un empire mongol, aux limites
imprécises, mais qui comprendrait la Mongolie intérieure
et extérieure, le Tibet et une partie de l'Asie centrale, dont le
Sinkiang, commence à germer dans certains esprits russes (Semenov,
Dja-lama, Ungern).
Toujours en 1900, un Bouriate bouddhiste converti
au christianisme, qui exerce la médecine tibétaine en Russie,
sans diplôme mais avec un grand succès, y compris dans l'entourage
du Tsar, Piotr Badmaev, publie "La Russie et la Chine", ouvrage
dans lequel il défend l'idée d'un rapprochement entre la
Russie, la Chine, la Mongolie et le Tibet. Mettant en pratique ses idées,
il crée d'ailleurs une entreprise commerciale en vue de faciliter
la pénétration russe en Extrême-Orient. Si ce projet
grandiose réussissait, la Russie deviendrait, d'après lui,
le pays le plus puissant du monde.
1901: En février,
Dordjieff et Narzounof sont à nouveau à Lhassa. Le Kalmouk
photographie les monuments du Tibet, en se cachant, car il est interdit
d'enfermer des images du pays dans des boites noires pour les emmener en
Occident. On notera que certains Indiens d'Amérique du Nord s'opposent
aussi à ce qu'on les photographie, par crainte que l'on ne soustrait
ainsi une partie de leur personne. Les descriptions que donne Narzounof
des sites visités: le Jokhang, le Barkhor, Drepung, Sera... ainsi
que des pèlerinages autour du Jokhang, sont exactes et proches de
ce que l'on peut encore voir aujourd'hui. Quelques notes pittoresques:
les fidèles jettent du riz dans les plis de la robe de la déesse
des femmes en couche, les grains attirent les rats qu'il est interdit de
tuer sous peine de mort; un peuplier est né d'un cheveu de Bouddha;
le dépeçage des morts, au cours des funérailles célestes,
est confié à des mendiants qui habitent dans des maisons
de cornes de boeufs et de moutons qui empestent, ces étranges fossoyeurs
sont d'une rare insolence; la montagne sur laquelle est adossé Sera
renferme des mines d'argent, il y a là beaucoup d'ascètes
qui habitent dans des cellules appelées ritodes dont certaines
sont luxueuses, ces ascètes sont parfois accompagnés de domestiques;
des pèlerins font le tour de Lhassa en le mesurant avec leurs corps,
c'est-à-dire en se couchant par terre, puis en se relevant et en
se couchant à nouveau, les pieds là où reposait la
face, et ainsi de suite. Après avoir visité les environs
de la capitale, Narzounof se rend à Shigatse pour voir Tashilumpo,
où il rencontre le Panchen lama. Puis, en compagnie de Dordjieff,
il s'en va au Népal, en prenant la précaution de cacher soigneusement
ses clichés. De là, nos deux compères passent en Inde,
en se faisant passer pour des Tibétains auprès de la police,
qui leur conseille de se méfier des Russes mal intentionnés.
D'Odessa, Dordjieff se rend directement à Saint-Petersbourg, à
la tête de l'ambassade envoyée auprès du Tsar par le
Dalaï lama.
Arrivée à Lhassa de l'agent russe
Tsybikov. Les Anglais s’inquiètent mais il leur est impossible d’intervenir
militairement tant que la question de l'Afrique du Sud n'est pas définitivement
réglée.
Mort de la reine Victoria.
La disparition de l'impératrice des Indes, dont les Tibétains
pensent qu'elle est une émanation de la déesse Vajravarahi,
la laie adamantine, n'est pas de bon augure pour le Pays des Neiges.
1902: Le représentant de Lhassa au Nyarong
(Kham) est appelé à de plus hautes fonctions. Son autorité
est transmise à l'abbé gelugpa du monastère de Litang,
la capitale de ce petit pays. C'est une faute politique. En effet, les
relations entre l'abbé, proche de Lhassa, et le prince, proche de
Pékin, vont rapidement se détériorer et fournir un
prétexte d'intervention à la Chine.
Alliance entre la Grande-Bretagne et le Japon
pour contrecarrer l'avancée russe en Asie.
La Russie se rapproche
de la Chine et lui rétrocède la Mandchourie. Un projet de
condominium sino-russe sur le Tibet aurait été envisagé.
Des troupes russes et chinoises pourraient s'installer sur le toit du monde,
aux portes de l'empire des Indes. Le bruit en court à Londres. Mais
il a été propagé en Inde par le moine japonais, Kawaguchi,
de retour du Tibet, où il est allé étudier des textes
sacrés. Le gouvernement japonais, qui se prépare à
un conflit avec l'empire des tsars, n'est peut-être pas totalement
étranger à cette rumeur (un
résumé du récit de Kawaguchi est ici).
1903: Le Dalaï lama appelle les religieux
du Nyarong (Kham) à prendre fait et cause pour l'abbé du
monastère de Litang contre les prochinois. Les moines soulèvent
la population contre le prince. Les missionnaires français, installés
dans cette région, théoriquement sous administration chinoise,
en vertu des traités, réclament la protection de Pékin.
L'armée du prince, épaulée par un contingent chinois,
écrase celle de l'abbé.
Un Anglais, le capitaine Rawling, se rend au
Chang Thang, sur les traces de Deasy et de Bower. A court de provisions,
il cherche la cache où Deasy a enterré
ses vivres et la trouve, dans la plaine des Antilopes. Un ouragan, qui
arrache ses tentes, met fin à cette nouvelle campagne d'espionnage
cartographique.
La guerre des Boers s'achève sur une
victoire britannique.
Pour en finir avec les
intrigues russes au Tibet, les Anglais, inquiets pour l'empire des Indes,
envoient une petite armée, sous les ordres du colonel Francis Younghusband,
en direction de la frontière, afin d'imposer une négociation.
Les négociateurs n'étant pas au rendez-vous, les troupes
britanniques pénètrent plus avant dans la vallée de
Gyantse. Les fortifications que les militaires britanniques rencontrent,
au long de leur progression, leur donnent une piètre idée
de la puissance tibétaine. "Ces gens-là, pensent-ils,
ne sont que des sauvages superstitieux."
Mécontents de la tournure que prennent
les événements, les Tibétains soupçonnent quelque
traîtrise dans leurs rangs. Quatre hauts dignitaires sont démis
de leurs fonctions et emprisonnés, l'un pour trahison et les autres
pour incompétence.
1904: Les Tibétains
s'opposent à la marche des envahisseurs. Younghusband décide
de se rendre à leur camp pour prévenir un affrontement. Il
est reçu par des adversaires sûrs d'eux et menaçants,
qui rejettent toute négociation, avant le retrait des soldats anglais.
Le combat est inévitable.
La rencontre a lieu à Gourou, un endroit
où les Tibétains ont élevé un mur, en travers
de la route. A l'approche des Britanniques, le général de
Lhassa leur intime à nouveau l'ordre de quitter le pays, faute de
quoi ils s'attireront des ennuis. Les Anglais se préparent au combat
en mettant en batterie leurs mitrailleuses. Dès les premières
rafales, l'armée tibétaine, composée en grande partie
de paysans, vêtus comme les soldats de Gengis khan, nombreuse mais
dotée d'armes archaïques, est mise en déroute, malgré
la valeur individuelle des soldats. C'est un massacre. Les chefs tibétains,
qui se croyaient invulnérables, derrière leurs montagnes
et sous la protection de leurs dieux, sont abasourdis.
Les troupes britanniques
arrivent dans les environs de Gyantse. La population les accueille bien.
Les moines conduisent même les officiers britanniques vers des cellules
où des ermites sont emmurés vivants. C'est au tour des Anglais
d'être stupéfaits devant ce qu'ils considèrent comme
une manifestation de barbarie.
Les négociateurs attendus ne se présentent
toujours pas. Des informations font état de la construction d'ouvrages
défensifs sur la route de Lhassa. Younghusband envoie une colonne
mobile en direction de la capitale. Un nouveau combat éclate et,
cette fois, ce sont les Tibétains qui ont le dessus. Leurs troupes
ne cessent d'ailleurs de se renforcer. Elles comptent bientôt une
dizaine de milliers de combattants, c'est-à-dire plus du triple
du corps expéditionnaire britannique.
Une trève est acceptée. L'arrivée
des envoyés du Dalaï lama permet enfin aux négociations
de s'engager. Younghusband s'aperçoit rapidement que les Tibétains
ne cherchent qu'à gagner du temps et à fatiguer leurs adversaires.
Il décide alors de frapper un grand coup, en s'emparant de la citadelle
qui surplombe Gyantse. L'artillerie britannique ouvre le feu. Une brèche
est pratiquée. L'assaut ne durera qu'une demi-heure. Les pertes
britanniques s'élèveront à quatre morts et trente-sept
blessés. D'après les auteurs britanniques, les Tibétains
auraient perdus 300 tués. Les Chinois prétendront que de
nombreux défenseurs se suicidèrent plutôt que de se
rendre; mais cette information est controversée.
Après leur défaite, les Tibétains
fuient Gyantse. La route de Lhassa est ouverte. Elle est parcourue sous
la pluie. Les Tibétains résistent encore désespérément,
pendant six heures, sur les lieux de leur dernière victoire. En
vain. Ils vont encore laisser plusieurs centaines de morts sur le terrain.
En tout, la guerre aura coûté au moins 2 800 tués au
Tibétains, toujours d'après les auteurs britanniques. Chemin
faisant, les soldats anglais vivent sans ménagement aux frais des
habitants.
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Younghusband |
La fuite du Dalaï lama |
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Les vainqueurs arrivent à proximité
de la capitale le 1er août 1904. Les Anglais découvrent une
ville à la fois magnifique et sordide. Le Potala les émerveille
et les inquiète. L'ampleur des espaces verts qui ceinturent la cité
les étonne. Mais les rues fangeuses sont encombrées d'immondices.
D'énormes cochons, que les soldats doivent écarter à
coups de baïonnette, y pataugent. La crasse des habitants et leur
apathie consternent les vainqueurs. La disproportion entre le Potala et
les taudis sans romantisme, dont se compose la cité, attire de leur
part cette remarque: "C'est la manifestation de l'immense orgueil et
de la volonté de puissance qui au Tibet sépare la caste sacerdotale
des profondes vérités d'une religion qu'elle a prostituée".
Younghusband restera néanmoins toute sa vie fasciné par la
découverte de la culture tibétaine.
Le Dalaï lama, cependant, s'est enfui
vers Ourga (Mongolie) en compagnie de Dordjieff. Il est reçu avec
empressement par le Kutuktu Bogdo Gegheen, chef religieux de Mongolie,
et les représentants russes. Mais le Tsar, qui mène une guerre
qu'il va perdre contre le Japon, ne peut pas voler au secours de ses amis
tibétains, pour le moment. Le consul russe à Ourga, Shishmarev,
n'en intrigue pas moins pour que le Dalaï lama se réfugie en
Russie. Plusieurs habitants de Lhassa, effrayés par la réputation
des Anglais, ont également déserté la capitale. Pékin
destitue le Dalaï lama accusé de lâcheté. Ce dernier
est parti sans laisser d'instruction. Younghusband reçoit l'ordre
de faire sauter le Potala, si ses propositions ne sont pas rapidement acceptées.
Heureusement, au bout de quelques jours, des plénipotentiaires se
présentent.
Les Tibétains vont composer avec l'occupant
et lui ouvrir leur pays. Les accords antérieurs sont renouvelés.
Trois centres commerciaux sont créés. Les Anglais recevront
des dommages de guerre en soixante quinze versements annuels et occuperont
la vallée du Tchumbi, tant que la somme convenue ne sera pas soldée.
Le Tibet s'engage à ne pas céder ou louer une partie de son
territoire sans l'accord de la Grande-Bretagne. Aucune puissance étrangère
ne sera autorisée à envoyer des représentants officiels
ou des personnes privées au Tibet, quels que soient les motifs de
leur séjour, que ce soit pour construire des routes, des voies ferrées,
installer le télégraphe, prospecter ou exploiter des mines,
sans le consentement de Londres. L'accord est signé, avec apparat,
dans la salle du trône du Potala, à la demande du chef de
l'expédition britannique. Les troupes peuvent se retirer de Lhassa.
Les Anglais vont occuper pendant 75 ans une partie du territoire tibétain.
Cet accord, négocié sans la participation des Chinois, est
parfois interprété comme une reconnaissance implicite de
l'indépendance du Tibet par les Anglais; on verra que cette interprétation
est néanmoins contredite par d'autres accords, dans lesquels la
suzeraineté de la Chine sur le Royaume des Neiges est explicitement
reconnue par le cabinet de Londres.
Les termes de l'accord
sont mal accueillis dans plusieurs capitales. La France propose un marché
à l'empereur de Chine; il protège les missionnaires français
au Tibet; en retour, ceux-ci maintiennent les fidèles dans leur
devoir envers le souverain de Chine. La France reconnaît donc implicitement
à son tour l'autorité de la Chine sur le Tibet. La
Russie proteste énergiquement. La Chine refuse de reconnaître
le traité. Les bouddhistes s'agitent à travers la steppe.
Younghusband, loin d'être accueilli en héros, est désavoué
par son gouvernement.
L'année de l'invasion, un Anglais, Perceval
Landon décrit l'autorité du Dalaï-lama comme une machine
d'oppression. À peu près au même moment, un autre voyageur
de la même nation, le Capitaine W.F.T. O'Connor, observe que les
grands propriétaires terriens et les prêtres exercent, chacun
dans leur domaine respectif, un pouvoir despotique sans aucun appel, tandis
que les simples gens sont opprimés par une fabrique de prêtres
et de monachisme des plus monstrueuses.
En 1904, l'Allemand Albert Tafel participe
en tant que médecin à l'expédition géologique
et géographique de Wilhelm Filchner en Chine et au Tibet. Les deux
hommes ne tardent pas à se fâcher et Tafel reste en Asie après
le retour en Europe de Filchner. Il ne rentrera qu'en 1908 avec de nombreux
documents sur le nord-est du Tibet. Après avoir subi l'opération
d'une tumeur maligne à l'estomac, il se sent suffisamment rétabli
pour repartir en Asie en 1933. Mais il souffre bientôt d'un cancer
au foie qui l'oblige à revenir en Allemagne, où il meurt
en 1935.
1905: La Chine entreprend
la construction d'un télégraphe destiné à relier
au Sichuan la ville de Chamdo (Kham), un important noeud de communications.
Pékin envisage de coloniser la région et d'en exploiter les
ressources minières. L'afflux de Chinois provoque un début
de disette à Batang. Le nouvel envoyé de Pékin, Feng,
qui vient d'y arriver, souhaite réduire le nombre des moines considérés
comme des bouches inutiles. Il enjoint à la majeure partie d'entre
eux (4 700 sur 5 000) de se défroquer sous peine de décapitation.
Cette mesure déclenche une levée de boucliers. Feng ordonne
alors la destruction du monastère de Batang. Sur
le conseil du père Mussot, un missionnaire français, qui
le juge militairement trop faible, il temporise, avant de quitter Batang
pour Chamdo. A peine Feng a-t-il tourné
les talons qu'une multitude de guerriers tibétains font irruption
dans la bourgade et massacrent les Chinois. Feng lui-même est tué
sur la route avec les soldats de son escorte.
Animée par les
monastères gelugpas, qui menacent de mort tous ceux qui aideraient
les Chinois, le soulèvement gagne toutes les régions du Kham.
Les missions françaises, trop sectaires
pour bien s'implanter en milieu bouddhiste, tombent sous les coups des
révoltés. Elles ont ostensiblement fait le jeu de Pékin.
Les missionnaires et les quelques convertis vont payer le prix fort. Les
pères Mussot, Soulié, Bourdonnec et Dubernard deviennent
des martyrs de la foi. Les moines de Tchamoutong, au sud-est du Tibet,
brûlent l'église du père Génestier, qui ne doit
son salut qu'à une fuite accompagnée de coups de fusils;
il tue même un adversaire qui le vise, d'une balle entre les deux
yeux! La mission est pillée; un Tibétain, rendu fou par la
sonnerie du réveil-matin qu'il vient de voler, se précipite
dans un ravin où il perd la vie. L'ambassadeur de France réclame
auprès du gouvernement impérial le respect des traités
et la protection de ses ressortissants. La
réplique ne va pas se faire attendre.
Le général mandchou Zhao Erh-Feng
envahit l'est du Tibet avec une extrême brutalité. Ses troupes
rasent les monastères, massacrent les moines, décapitent
les fonctionnaires tibétains et installent des Chinois à
leur place, avec l'approbation des Français et aussi celle des Britanniques.
L'éradication du bouddhisme tibétain et la colonisation du
Kham sont les buts avoués de l'entreprise. Des paysans du Sichuan
doivent remplacer les Khampas chassés de leur terre. Plus grands
que les autres Tibétains, les Khampas ou habitants du Kham, sont
d'une origine inconnue; certains pensent qu'ils pourraient descendre des
anciens Tokhariens du Sinkiang, des Indo-Européens, on l'a déjà
dit; quoi qu'il en soit, ces redoutables guerriers, quelque peu pillards,
n'ont jamais été réellement soumis.
Zhao Erh-Feng met
le siège devant Sampheling qui résiste quelques mois. Un
grand nombre de défenseurs de la ville, coupable d'avoir tué
deux mandarins quelques années plus tôt, seront massacrés.
Le général chinois victorieux portera, devant l’histoire,
le surnom de "boucher Zhao". Il se montrera impitoyable envers les
vaincus. Il fera torturer pendant trente jours le prince soupçonné
d'être l'instigateur du meurtre de l'amban de Batang, en prenant
bien soin de le maintenir vivant; il lui fera désarticuler les rotules
devant sa famille; finalement, il ordonnera de le mettre à mort,
en lui arrachant le coeur, et la foule défilera devant le corps
encore palpitant.
Voici comment Bacot
rapporte la prise de Sampheling. Le siège du monastère fortifié
dura six mois; toute la contrée environnante s'était réfugiée
au milieu des moines guerriers bien pourvus de vivres et d'eau venant de
la montagne par des conduits souterrains. L'approche se fit par mines et
contremines, les adversaires s'étranglant dans les boyaux souterrains.
Les Chinois finirent par découvrir les conduites d'eau et en privèrent
les assiégés qui continuèrent cependant à résister
(peut-être en buvant leur urine?). Les Chinois manquaient de vivres;
ce fut la guerre de la soif contre la faim; la désertion se mit
dans les rangs des assiégeants; les chefs qui ne savaient plus se
faire obéir furent fusillés, les déserteurs coupés
en morceaux, les blessés dans le dos exécutés. Le
supérieur du monastère se pendit de désespoir; les
moines guerriers ayant été décimés, les laïcs
envoyèrent un émissaire réclamer des secours au monastère
de Chontain, dont ils ignoraient la prise; l'homme tomba entre les mains
des Chinois. Zhao Erh-feng prit son temps et usa de ruse; quelques-uns
de ses soldats s'approchèrent de nuit des murailles, se faisant
passer pour le renfort attendu; une fois les Chinois dans la place, une
effroyable mêlée s'engagea, moines et laïcs tibétains
déchirant à coups de dents leurs égorgeurs; dans la
confusion, plusieurs assaillants s'entretuèrent. Le feu fut mis
au grand temple qui contenait du fourrage et l'incendie troua de lueurs
l'obscurité. Au matin, 80 moines, découverts dans un réduit
secret, furent décapités un à un, au fur et à
mesure qu'ils apparaissaient au grand jour.
Les adversaires font assaut de sauvagerie.
Une cinquantaine de soldats chinois sont massacrés à coups
de hache pendant leur sommeil, lors de l'investissement d'Atentze; leur
officier est écorché vif et sa peau empaillée; plus
tard, cette dépouille naturalisée est remise au vice-roi
du Yunnan, comme pièce à conviction; le supplice favori des
Tibétains est d'écorcher un homme vivant; ils ne dédaignent
pas non plus de scier des soldats entre deux planches. Mais Bacot
observe que même le meurtre chez eux prend un air innocent et paisible.
Les événements rapportés
ci-dessus sont certainement ceux qui ont été racontés
à Marco Pallis en 1936, par un Khampa y ayant
participé.
A la demande des Britanniques, le Panchen lama
se rend en Inde. C’est une nouvelle carte que les Anglais espèrent
mettre dans leur jeu. De son côté, le second hiérarque
gelugpa compte se procurer des armes pour parer à toute éventualité.
Il ne sortira rien de ce voyage au cours duquel le Panchen lama aura, pour
la première fois, l'occasion de prendre le train.
Une révolution, prologue de celle de
1917, secoue la Russie et fait vaciller le trône du Tsar. Les troubles
sont la conséquence de la défaite russe face au Japon. La
Russie va devoir renoncer à ses velléités d'expansion
en Asie.
1906: Le Dalaï lama quitte Ourga. Il est
brouillé avec le Kutuktu Bogdo Gegheen dont il raillait la
vie dissolue. Surtout, le Kutuktu a vu ses ressources fondre au
profit du pontife tibétain qu'il doit nourrir et qui reçoit
la plus grande partie des offrandes apportées par les pèlerins;
il y a de quoi le rendre jaloux!
Zhao, pacificateur du Kham, se taille, avec
l'accord de Pékin, une manière de petit royaume. Le Tsarong
et le Sagnen admettent la tutelle chinoise.
Les Chinois négocient
avec les Britanniques le traité de Pékin.
Echaudés par les déconvenues qu'ils viennent d'essuyer, affaiblis
par la chute du ministère Balfour à Londres, les Anglais
décident de se montrer conciliants avec la Chine. La convention
de Lhassa est aménagée. Il n'y aura pas d'occupation anglaise
du territoire tibétain. L'indemnité de guerre se règlera
en trois fois. La suzeraineté de la Chine sur le Tibet est réaffirmée.
Première expédition
au Tibet de Jacques Bacot, à partir du Tonkin, suivant un itinéraire
de pèlerinage qui le met en contact intime avec la vie religieuse
des Tibétains. A son retour en France, il se consacre à l'étude
du tibétain auprès de Sylvain Lévi. Voici quelques
phrases de Bacot citées par Marco Pallis: "Les
Tibétains s'imposent immédiatement par la dignité
de leur personne. On les rencontre vêtus noblement, chevauchant dans
les vastes espaces de leurs déserts... Dans tout le Tibet on aurait
grand'peine à rencontrer un sot... Les Tibétains ne sont
ni barbares, ni incultes, et leur pays ne l'est pas davantage. Ils cachent
sous leur enveloppe rustique des raffinements qui nous font défaut,
beaucoup de courtoisie et de philosophie, le besoin d'embellir les objets
usuels quels qu'ils soient, une tente, un couteau... En outre, ils sont
gais, ces Tibétains, et heureux, ce qui n'est pas le cas ailleurs
aujourd'hui, plus heureux que nos pauvres ouvriers dans leurs tristes usines..."
Ces appéciations, qui tranchent avec le ton critique et parfois
méprisant d'autres explorateurs, méritent d'être soulignées.
Bacot arrive au Tibet, un pays "isolé
du monde et si voisin du ciel que l'occupation naturelle de ses habitants
est la prière" et où "les grandes cités sont
les monastères dont les moines gouvernent, rendent la justice, lèvent
l'impôt, impriment les livres, font le commerce, la banque et la
guerre." Venu par le Yunnan jusqu'au Kham, pendant une période
d'accalmie, "quelques têtes tombent encore, mais comme de grosses
gouttes après l'orage", il narre des épisodes d'une guerre
dont il n'a pas été témoin. Celle-ci débuta
en 1905, par le meurtre du légat impérial (amban)
de Batang. Les Tibétains envahirent Atentze, massacrèrent
quatre missionnaires français, avec leurs ouailles indigènes,
et incendièrent la ville. Le général chinois Zhao
Erh-Feng répliqua en détruisant des monastères dont
les moines s'étaient enfuis, tandis que ses lieutenants soumettaient
la région; après quoi, ses troupes se dirigèrent vers
le nord, à proximité du Nyarong, encore indépendant,
où un envoyé de Lhassa et le supérieur d'un monastère
se partageaient le pouvoir. Zhao Erh-Feng, si énergique au sud,
parut alors temporiser. Au cours de son périple, l'explorateur français
entend parler du royaume de Poyul ou Pomi. Ce
royaume aurait été créé, au 13ème siècle,
par des soldats chinois venus guerroyer au Tibet; ils auraient été
séduits par la beauté du pays et y seraient demeurés;
ses habitants, maintenant habiles dresseurs de chevaux, se livreraient
au brigandage; ils seraient de religion bön; dans le nord de la région
s'étendrait une forêt vierge peuplée de lions, d'aurochs
et de licornes; on raconte que les hommes y portent une calotte de fer
sur leur chevelure, que les maisons y sont faites de bouse séchée
et d'os de yacks et bien d'autres choses encore. L'explorateur, intrigé,
voudrait s'y rendre; il en est empêché par la vigilance des
cerbères chinois, mais se promet de récidiver (voir
ci-après ici).
Bacot ramena de ce voyage en France un Tibétain;
ce dernier rédigea une relation naïve de son voyage qui mérite
d'être connue et méditée, ne serait-ce que parce qu'il
s'agit du seul témoignage d'un Tibétain de cette époque
sur notre pays. On peut en lire un
résumé ici.
Le regain de violence contre les missionnaires
occidentaux et la guerre sino tibétaine sont certainement des conséquences
de l'équipée britannique à Lhassa; les Tibétains
ne peuvent que voir d'un mauvais oeil ces étrangers qui les envahissent
et les massacrent; par ailleurs, la Chine, incapable d'assurer la sécurité
d'un pays qu'elle est censée protéger et se sentant elle-même
menacée, se venge en accentuant son emprise sur le Pays des Neiges.
Les rivalités des grandes puissances ont donc pour résultat
un accroissement de la tutelle de la Chine qui avait tendance à
s'affaiblir. Le Tibet est devenu le jouet d'enjeux qui le dépassent
et qu'il ne peut pas maîtriser. L'étouffement dans le sang
de la révolte des Khampas et la volonté affichée par
la Chine impériale de coloniser la région, avec l'accord
des Français et des Britanniques, marque un tournant dans l'histoire
du pays. Au début du 20ème siècle, son avenir est
en train de se décider.
Sven Hedin tente
d'obtenir des Britanniques l'autorisation de se rendre à Lhassa.
Il se heurte à un refus catégorique, malgré l'accueil
cordial de son ami Younghusband. Les Anglais le soupçonnent d'être
un agent tsariste. Il décide alors de passer outre et de se rendre
à Shigatse, à partir du Ladakh qui dépend alors du
Cachemire. Une expédition de vingt-cinq hommes et d'une centaine
de chevaux et mulets est organisée. Elle doit surmonter des difficultés
inouïes. La présence d'un Européen s'ébruite.
L'explorateur, identifié, craint d'être refoulé, comme
cinq ans plus tôt. Il parvient tout de même jusqu'à
Shigatse, où le Panchen lama l'accueille favorablement et l'autorise
à sortir du Tibet par le chemin des écoliers, lui offrant
ainsi la possibilité de réaliser de nouvelles découvertes.
Mais tout ceci est décidé à l'insu des Chinois. Sven
Hedin observe que les Anglais, en envahissant le Tibet, ont travaillé
pour l'empereur de Chine, dont la tutelle sur le Royaume des Neiges est
plus affirmée que jamais. Il observe également que l'interdiction
de tuer des animaux n'est pas respectée à la lettre par les
adeptes du bouddhisme tibétain et suppose que certains rituels sanglants
auxquels ils se livrent sont probablement une survivance du bön (un
résumé du récit de l'explorateur suédois est
ici).
Le Dalaï lama réside à Kumbum,
en Amdo, jusqu'à 1908.
Pendant l'année 1906, le colonel Mannerheim,
futur héros de l'indépendance finlandaise, est chargé
par l'armée russe d'une mission d'exploration en Asie centrale.
Il bénéficie de la couverture d'organisations scientifiques
suédoises et finlandaises pour ne pas éveiller les soupçons.
Il parcourra 7 000 km à l'ouest de l'empire du milieu, notamment
au Sinkiang et au Shanxi, dressant des cartes, prenant des photos et notant
l'attitude des populations. Après un séjour à Pékin,
son périple s'achève par une visite au Dalaï lama. Moscou
n'a certainement pas abandonné tout espoir d'expansion à
l'est.
En 1906, le zoologiste autrichien Erich Zugmayer
observe la faune sauvage des plateaux de l'ouest tibétain où
il recueille un abondant matériel zoologique.
1907: L’amban de Lhassa exige la destitution
de Youthog Phuntsog Palden accusé d’être le responsable de
l'ouverture des marchés britanniques au Tibet. Un programme de réforme
est élaboré. Il prévoit la création à
Lhassa d'un hôtel des monnaies, la mise sur pied d’une armée
et la réduction des privilèges accordés aux religieux.
Le recours à des mandarins est envisagé.
Trois des personnes écartées
du pouvoir lors de l'invasion britanniques sont rappelées par le
Dalaï lama.
Zhao lance un train de réformes dans
les territoires sous son contrôle. L'administration est partagée
entre Chinois et Tibétains. L'influence des monastères est
réduite par l'interdiction de s'agrandir et la réduction
du nombre de leurs moines. Des écoles sont ouvertes. Le servage
est aboli. Un état civil est créé. La fiscalité
est modifiée. La monnaie mandchoue est seule admise, avec les lingots
d'argent, comme moyen de paiement. L'hygiène corporelle et le port
du pantalon sont imposés. Les colons chinois sont incités
à s'installer dans la région. Leur mariage avec des Tibétaines
est encouragé… Bref, la sinisation du pays est en marche.
Mécontente de la concurrence commerciale
que lui impose l'Angleterre au Tibet, la Chine interdit l'usage des roupies
indiennes à l'ouest des terres sous son contrôle et envisage
la création d'une banque à Lhassa.
Le 31 août 1907, une convention anglo-russe
relative à la Perse, à l'Afghanistan et au Tibet suspend
le travail scientifique dans la région pendant trois ans ce qui
verrouille un peu plus l'accès au Tibet. La première guerre
mondiale et ses suites n'arrangeront pas les choses.
Un traité russo-japonais règle
la question d'Extrême-Orient.
Le traité
russo-britannique de Saint-Pétersbourg, qui consacre la volonté
de paix des deux puissances en Asie, reconnaît la suzeraineté
de la Chine sur le Tibet. Les grandes puissances tirent la leçon
des événements.
De retour au Ladakh, Sven Hedin monte une nouvelle
expédition pour parfaire ses connaissances sur le Tibet, en annonçant
son départ pour Khotan, au Sinkiang, pour donner le change aux Tibétains.
Mais le traité entre les Russes et les Anglais complique la situation
puisque les deux puissances sont tombées d'accord pour n'autoriser
aucune expédition scientifique au Tibet pendant trois ans sans leur
accord préalable. Afin d'échapper à la surveillance
des militaires, dont les postes ne vont pas manquer d'être multipliés
aux frontières, l'explorateur se déguise en domestique musulman
d'une caravane de marchands et s'abstient de se laver; plus tard, il prendra
même les apparences du berger chargé de la garde des moutons
de l'expédition. Mais, fatigué de jouer à cache cache
avec les autorités et les mailles du filet se resserrant, il finira
par se livrer et sera expulsé. On l'autorisera néanmoins
à repartir en suivant un itinéraire inexploré (voir
ici).
1908: Le 13ème Dalaï lama s’installe
au Wutai Shan (Shanxi). Il y reçoit de nombreux visiteurs étrangers
et cherche à nouer des relations diplomatiques. Il souhaite se rapprocher
de la France. A cette fin, il admet l’ouverture de missions catholiques
au Tibet, à condition que les conflits qui les opposeraient aux
monastères bouddhistes soient réglés par Lhassa. Ces
tentatives resteront sans lendemain. Paris craint de mécontenter
Londres, Saint-Pétersbourg et Pékin. La stabilité
européenne milite pour une entente avec les deux premières
capitales. Une brouille avec la Chine hypothèquerait la situation
du Tonkin. Et puis, les contrats économiques proposés par
la Chine sont beaucoup plus juteux que ceux du Tibet.
Le Tsarong et le Sagnen reviennent dans le
giron de Lhassa.
Le pontife tibétain, après bien
des hésitations, se rend à Pékin, où il est
invité depuis longtemps par Tseu Hi pour discuter de la difficile
question des convoitises européennes sur le Tibet et tenter de regagner
les bonnes grâces du pouvoir central. Une délicate question
de protocole se pose: lequel des deux potentats aura la prééminence
sur l'autre? Une solution bâtarde est trouvée: le Dalaï
lama se pliera au protocole imposé aux membres de la famille impériale;
cette solution ne satisfait évidemment personne, chacun estimant
être supérieur à l'autre! On oblige le Dalaï lama
à fléchir le genou devant l'impératrice douairière
pour marquer sa dépendance. On l'humilie par tous les moyens. Mais
il ne se laisse pas intimider. L'impératrice décerne à
son visiteur des titres honorifiques empoisonnés et, suprême
humiliation, elle lui garantit le paiement d'une rente, comme à
un haut fonctionnaire chinois. Un décret le rétablit dans
ses fonctions de chapelain de la cour mandchoue mais la relation religieux-protecteur
est visiblement tombée en désuétude et Pékin
traite désormais le Dalaï lama en vassal.
Un second amban s’installe à
Lhassa. La tentative de main mise chinoise se confirme.
Mort de l'empereur Guangxu. Mort de l'impératrice
de Chine Tseu Hi (Cixi). Les Chinois voient dans ces deux décès
inattendus une vengeance du Dalaï lama. Un enfant, Pouyi, monte sur
le trône de Chine.
Nouveau traité sino-britannique signé
à Calcutta. Après des débats houleux, la convention
de 1893 est confirmée. La Chine est militairement garante de l'application
de l'accord au Tibet.
1909: Retour à Lhassa
du Dalaï lama. Il se montre gracieux avec les Tibétains et
ignore ostensiblement les Chinois. Le cœur des soldats chinois est noir
de rage, selon l'expression de l'un d'entre eux.
Création par le Dalaï lama d'un
Bureau des affaires étrangères, embryon d'un futur ministère.
"Le Journal indigène du Tibet"
voit le jour. Mais il est imprimé en Chine.
Après avoir temporisé deux ans
à Batang, Zhao Erh-Feng bouscule l'armée tibétaine
à Chamdo (Tsiamdo), puis descend vers la boucle du Brahmapoutre;
une armée chinoise avance au Tibet, soit disant pour faire respecter
les accords sino-britanniques; la Chine entend en réalité
prendre sa revanche, suite à l'agression britannique, et affirmer
son autorité sur le Pays des Neiges. Le second amban est
destitué; il aurait tenté de négocier avec l'entourage
du Dalaï lama. Le général Zhong est lancé en
une marche foudroyante sur Lhassa, avec une poignée d'hommes gonflée
par la propagande, sans s'inquiéter des poches rebelles du Tsarong
et du Nyarong, ni des monastères révoltés de Sacha
Gumba et Louzon, qui ne sont pas encore soumis. Des émeutes, orchestrées
par les monastères de Ganden, Sera et Drepung, éclatent à
Lhassa; mais, plutôt que d'organiser la résistance, les Tibétains
massacrent les Chinois installés dans la capitale et brûlent
la demeure des amban. Les moines agissent en ordre dispersé:
certains protègent les Chinois pour se faire bien voir des envahisseurs,
d'autres marchent à leur rencontre et se font battre; les survivants
se déguisent en civils pour fuir. Le général Zhong
s'empare de la ville; l'intention des Chinois est d'arrêter le Dalaï
lama et de mettre à mort trois de ses ministres. Le Dalaï Lama
est contraint de fuir une seconde fois; il quitte en catastrophe le Potala
pour se réfugier aux Indes britanniques. Des unités de l'armée
tibétaine se sacrifient pour arrêter ses poursuivants. L'armée
chinoise entre dans une ville morte, après avoir supplicié
les parlementaires envoyés au devant d'elle. Le Tibet est vaincu
par ses querelles intestines et par sa naïve crédulité,
plus que par la force de ses adversaires (Bacot
dixit).
Zhong pille le Potala dont les trésors
sont envoyés en Chine; au passage,
une peinture sacrée est offerte en cadeau à Monseigneur Giraudeau,
évêque des missions françaises au Sichuan, ancien zouave
pontifical, qui a lutté contre les Prussiens dans l'armée
de Bourbaki en 1870, et qui mourra presque centenaire, sans avoir jamais
vu une automobile de sa vie.
Dans une revue parisienne mensuelle, qui relate
les exploits de Sven Hedin, le mystérieux Tibet est décrit
comme un État dominé par une théocratie qui, pour
se maintenir au pouvoir, ferme obstinément le pays aux influences
extérieures. Lhassa est qualifiée de cité interdite.
Des pans entiers de la région sont encore à découvrir.
Les nomades sont des êtres primitifs à demi sauvages. Un peuple
de barbares superstitieux, complètement coupés du reste du
monde, voilà l'image des Tibétains propagée alors
auprès de l'opinion publique française.
Nouveau voyage au Tibet
de Jacques Bacot, au cours d'une période troublée. Il laissera
le récit de ces voyages, "Dans les marches tibétaines
- Le Tibet révolté". Cette fois-ci, il remonte du Yunnan
jusqu'au Sichuan où il pénètre au Kham pour gagner
le royaume de Poyul, où il ne parviendra
pas; il se dirige vers le sud, traverse le Nyarong, puis passe par le Tsarong
dans l'espoir de se rendre jusqu'au mythique pays de Pemakoe. Son voyage
se heurte aux réticences des représentants locaux de l'autorité
qui ne lui interdisent pas positivement de poursuivre sa route mais font
tout ce qu'ils peuvent pour l'en dissuader. De ces pérégrinations
dans les marches tibétaines, à la frontière du Yunnan,
peuplées de nombreuses ethnies qui se détestent, l'explorateur
rapporte une foule de renseignements. Son voyage est finalement arrêté
par les Tibétains et notre explorateur se voit contraint de revenir
au Yunnan; mais il a découvert les sources de l'Irrawaddy, sans
les avoir cherchées. L'abondance de ses observations empêche
de les rapporter toutes ici; un résumé
en est donné par ailleurs, quelques extraits figurent ci-après.
Les missionnaires et les explorateurs avancent
derrière les troupes chinoises qui écrasent les populations
d'impôts et de corvées; les Tibétains soupçonnent
les Européens d'être derrière les entreprises d'expansion
chinoises; on soupçonne l'explorateur français d'être
en reconnaissance pour le compte de la Chine, quand on ne le prend pas
pour un mandarin. Les Chinois ne connaissent rien des pays où ils
font la guerre; ils envoient d'abord des troupes insuffisantes qui sont
battues et doivent ensuite revenir en nombre. Les troupes chinoises sont
mal commandées et mal traitées, les officiers s'approprient
la solde, l'expédition de Bacot croise une colonne chinoise dont
les soldats sont décimés par la dysenterie. Les scellés
sont mis sur les biens précieux des monastères occupés
par les militaires chinois, mais cela n'empêche nullement certains
officiers de vendre des objets à leur profit; les bâtiments
conventuels, dévastés et mal entretenus, convertis en bureaux
administratifs et en casernes, tombent en ruine. La sinisation du pays
est en marche et elle commence d'abord par l'ouverture d'écoles
où l'on apprend le mandarin. Lorsque les Chinois introduisent leur
code au Tibet, ils ne font qu'y semer le désordre. Les Tibétains
sont très courageux, mais la portée de leurs fusils à
mèche est trop courte; ils doivent s'approcher très près
de leurs adversaires pour espérer les atteindre; ils essuient donc
des pertes sévères. L'esclavage subsiste au Tibet mais il
y s'agit plutôt d'une forme de servage. Les prisons tibétaines
sont des fosses profondes où le prisonnier est introduit, puis muré
par la voûte; un regard au sommet permet de lui jeter de l'eau, de
la nourriture et des ordures; il dort couché dans l'eau; Younghusband
aurait retiré un vieillard d'une cellule de ce type dont les larmes
avaient creusé des rigoles dans ses joues. Les Tibétains
n'ont aucun sens de ce qu'est la nation; Bacot observe que, s'il n'avait
pas volontairement renoncé à son entreprise, les Tibétains
qui l'accompagnaient auraient fait la guerre à leurs compatriotes,
qui tentaient de l'arrêter, sans l'ombre d'une hésitation;
au Tibet, les tribus se battent entre elles depuis toujours; on y est fidèle
à son maître, pas à une patrie. Voici un exemple des
châtiments auxquels s'exposent les voleurs: un moine du Dergué,
qui avait dérobé des objets sacrés, est chassé
du monastère après qu'on lui ait prélevé des
lanières de chair dans le dos et coupé un bout du nez; ailleurs,
on se débarrasse d'un délinquant en le jetant dans une rivière
cousu dans une peau de bête.
A la lecture du récit
de Bacot, on est souvent amené à penser que le conflit du
début du 20ème siècle n'est qu'une répétition
anticipée de ce qui se produira cinquante ans plus tard. Une autre
remarque vient à l'esprit; elle est inspirée par le regard
porté par un lama karmapa sur les destructions de monastères
commises par des soldats chinois, lors d'incidents de frontières,
bien avant l'arrivée des communistes au pouvoir; le lama les interprète
comme une leçon de non-attachement et une occasion de méditer
sur l'impermanence des choses; cette attitude, peut être rapprochée
de celle de Milarepa face à sa cruche
cassée: les événements funestes sont nos maîtres;
cette position me semble typiquement tibétaine, les Occidentaux
peuvent la comprendre, mais elle ne leur viendrait pas spontanément
à l'esprit et, surtout, elle ne motiverait pas leur comportement.
Parlons maintenant un
peu du Pémakoe (ou Népémakö), second but du voyage
de Bacot. Effrayés par les exactions commises par les troupes chinoises,
des habitants du Kham méridional se sont jetés dans l'Himalaya,
à la recherche de la vallée où se blottirait ce pays
idéal, espérant y trouver la paix et l'abondance. La Terre
promise des Tibétains aurait été découverte
par Pen'ba tsan; cette région, demeure du monstre légendaire
Chengui, se trouverait dans une boucle du Brahmapoutre et serait défendue
par des lions. D'après une prophétie de Padmasambhava, le
bouddhisme doit être un jour chassé du Tibet envahi par les
Toro-napo, des hommes au vêtement court devant, long derrière
(est-ce une vision de la queue de pie occidentale?) et qui se mettent à
l'ombre derrière un crottin de cheval; alors, les arbres, de chaque
côté du fleuve, s'inclineront les uns vers les autres et réuniront
leurs cimes pour former un pont sur lequel passeront les derniers bouddhistes,
dirigés par un grand lama; le lama domptera les bêtes féroces
qui vivent au Pémakoe, lequel deviendra alors habitable; il serait
très chaud, couvert de fleurs et si fertile qu'il suffirait de tendre
les mains et de récolter les fruits pour s'y nourrir, sans avoir
à travailler. Pendant l'expédition anglaise à Lhassa,
le grand lama Song-gye Thomed (bouddha auquel rien ne résiste),
s'y serait rendu et y aurait construit des monastères. Des milliers
de familles tentent donc de rejoindre le fabuleux territoire pendant la
guerre sino-tibétaine; la plupart de ces personnes, habituées
au climat des altitudes, meurent de la fièvre, contractée
dans un milieu chaud et humide, ou des morsures des serpents. La désillusion
est à la mesure des espoirs: la vallée se révèle
être une terre inhospitalière, habitée par des aborigènes
à peu près inconnus qui se nourrissent de la chair des singes
locaux; deux ans plus tard, un explorateur retrouvera les ossements de
ces malheureux, morts de faim et d'épuisement, éparpillés
le long du chemin de leur exil. Mais n'est-ce pas comme un écho
anticipé du mythe de Shangrila?
1910: Le Dalaï lama réclame l’aide
de Saint-Pétersbourg. Les ambassadeurs du Japon, de la France, de
la Russie et de la Grande-Bretagne à Pékin sont approchés
par des émissaires tibétains. Le Japon s'interroge. Les autres
puissances préfèrent privilégier leur alliance avec
la Chine.
Zhao Erh-Feng entre à son tour à
Lhassa. Pékin destitue le Dalaï lama en termes méprisants.
Un gouvernement prochinois est constitué. Les biens de la famille
Demo lui sont restitués. Londres proteste du bout des lèvres.
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Le
13ème Dalaï lama en exil en Inde |
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Les démarches engagées par le
Dalaï lama pour solliciter l'intervention des puissances étrangères
demeurent lettre morte. Les Anglais reconnaissent le nouveau gouvernement
tibétain installé par les Chinois. Pour le tibétologue
américain Robert Barnett, le Tibet devient
à ce moment complètement chinois pour quelques mois. Avant,
il n'était qu'une colonie ou un protectorat. La situation instable
du sous-continent ne les incite pas à risquer une confrontation
avec l'empire mandchou. Londres s'oppose même à un déplacement
du pontife tibétain en Russie; tant qu'il sera sur leur territoire,
il devra cantonner son action aux affaires religieuses.
1911: Le Dalaï lama profite de son exil
pour s'initier à la politique étrangère. L'idée
de créer une armée nationale germe dans son esprit. Il entre
secrètement en relation avec la résistance tibétaine
et prépare une insurrection.
L'officier britannique Charles Alfred Bell
et son bras droit, un ressortissant du Sikkim qui parle anglais et tibétain,
Laden La, déjà mêlé à l'invasion de 1904,
servent d'agents de liaison auprès du pontife tibétain.
Le Panchen lama, resté au Tibet, refuse
la proposition des Chinois de remplacer le Dalaï lama. Mais il n'entretient
aucun contact avec la résistance intérieure.
Sun Yat Sen crée le Kuomintang, un parti
nationaliste. Les troupes chinoises se soulèvent et renversent le
jeune empereur. La Chine se transforme en république. Le général
Yuan Shikai en sera le premier président. Il gouvernera le pays
de manière dictatoriale mais ne parviendra pas à se faire
proclamer empereur.
Au Tibet, l'amban est déposé
par les militaires révoltés. Des combats les opposent aux
troupes restées fidèles à l'empereur déchu,
notamment à Shigatse.
Zhao Erh-Feng est décapité par
les révolutionnaires chinois à Chengdu.
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Zhao
Erh-Feng décapité |
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La Mongolie extérieure se soustrait
à l'influence chinoise, se déclare indépendante et
proclame empereur le Kutuktu (Bogdo-Gegheen), bouddha vivant, reflet
mongol du Dalaï lama. Le Kutuktu cumule donc à son tour
les pouvoirs spirituel et temporel.
La Chine en décomposition n'intéresse
plus l'Angleterre qui se rapproche du Dalaï lama et s'engage à
lui fournir l'aide nécessaire pour chasser les Chinois de son pays
le moment venu.
Dans sa brochure "L'Art tibétain",
Jacques Bacot écrit: "Le seul but
que je m'étais proposé... était de réhabiliter
un peu les Tibétains, de réclamer pour eux, non pas de l'admiration,
mais de l'indulgence et montrer qu'en somme ils ne sont pas tout à
fait des barbares." Ces mots, en retrait
par rapport aux appréciations élogieuses rapportées
plus haut (1906), paraîtront extrêmement
sévères aux lecteurs d'aujourd'hui. Mais ils s'adressaient
à un public habitué à porter un regard largement négatif
sur le Royaume des Neiges.
1912: Le Tibet profite de
la révolution de 1911 pour remettre en cause la présence
chinoise sur son territoire. Une insurrection éclate, d'abord au
Kham, comme à l'accoutumée, puis elle se répand dans
le reste du pays. De violents combats opposent les insurgés aux
troupes chinoises. On compte les morts par milliers. A Lhassa, les Chinois
se retranchent dans le monastère de Tengyeling. Les monastères
de Sera et Ganden prennent part à la révolte, alors que celui
de Drepung reste fidèle aux autorités en place. Finalement,
celles-ci sont destituées. Les membres du gouvernement prochinois
sont arrêtés et les plus marquants sont exécutés.
Des troupes chinoises, venant du Sichuan et du Yunnan, commencent alors
à pénétrer au Kham, pour rétablir l'ordre.
Leur progression est rapidement stoppée sous la pression de Londres,
qui menace de ne pas reconnaître la République de Chine. L'armée
chinoise du Tibet ne peut plus compter sur des renforts. Elle se débande
et doit être évacuée via l'Inde, avec l'accord des
nouvelles autorités tibétaines; cet accord reste lettre morte;
beaucoup de soldats, en butte à l'hostilité populaire, périssent
en route. La persécution s'abat sur les partisans de la Chine. Le
monastère de Tengyeling est rasé. Les épouses tibétaines
de soldats chinois doivent fuir à l'étranger, pour éviter
d'être lapidées ou mutilées. Le général
Zhong, qui commandait les troupes chinoises à Lhassa, de retour
en Chine, est arrêté par les autorités de Pékin,
jugé puis exécuté.
Les Anglais obtiennent l'éloignement
de Dordjieff qui est envoyé en Mongolie.
Mandaté par le Dalaï lama, Dordjieff
se rend en Russie pour obtenir la reconnaissance de l'indépendance
du Tibet. La même démarche est entreprise auprès de
la France et de l'Angleterre. Tous ces efforts resteront vains. La Chine
étant hors jeu, les cartes vont être redistribuées
en Asie et les nouvelles zones d'influence ne sont pas encore attribuées.
Une reconnaissance prématurée de l'indépendance du
Tibet serait de nature à réduire la marge de manœuvre des
puissances coloniales, en le soustrayant par avance à leurs appétits.
Accord sino-russe qui reconnaît la souveraineté
de la Chine sur la Mongolie extérieure. Cette dernière obtient
cependant l'autonomie et la Russie exercera sur elle une sorte de protectorat.
Les nouvelles autorités chinoises élaborent
la doctrine des cinq races. La Chine est un pays composé de Chinois,
de Mongols, de Mandchous, de Musulmans et de Tibétains. Cette doctrine
inspirera la politique chinoise jusqu’à nos jours.
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Le
drapeau de la République de Chine (1912-1928) symbolisant la doctrine
des cinq races |
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1913: Un accord de reconnaissance mutuelle
d'indépendance est signé entre la Mongolie et le Tibet. Les
relations établies entre les deux nations permettent l'acheminement
d’armes japonaises du Japon vers le Tibet en transitant par la Mongolie.
Le Dalaï lama revient à Lhassa
avec une baignoire dans ses bagages. C’est la première baignoire
introduite au Tibet! Le Dalaï lama est
accompagné par Laden La qui dirigera un temps la police de Lhassa
tout en continuant à servir les Britanniques.
Le pontife tibétain proclame l'indépendance de son pays dans
un discours resté célèbre. Il y note que le Tibet
est indépendant pour la première fois depuis l'accession
au pouvoir des dalaï lamas. Conscient des forces centrifuges qui le
travaillent, il exhorte ses peuples à l'union sous sa bannière,
celle de Songtsen Gampo dont il se veut l'héritier.
La déclaration d'indépendance
du Tibet se base sur la vacance du trône de Chine et, par voie de
conséquence, sur la nullité des allégeances antérieures,
ce qui revient à reconnaître implicitement ces allégeances.
L'indépendance ne s'entend d'ailleurs que
vis-à-vis de la Chine. Les relations avec la Grande Bretagne ne
sont pas remises en cause. Un point important en découle et mérite
d'être souligné. Le souverain tibétain ne va pas nouer
de relations diplomatiques avec l'étranger. Compte tenu du traité
signé avec les Anglais, cela lui serait difficile. Ces derniers,
toutefois, auraient pu reconnaître l'indépendance du nouvel
État et procéder à un échange d'ambassadeurs;
ils ne le font pas, on a vu plus haut pourquoi et l'on sait également
que les autres puissances se montrent peu soucieuses de prendre parti prématurément.
L'isolement diplomatique dans lequel le Pays des Neiges est maintenu jouera
un rôle important dans le futur. Mais nul n'en a conscience pour
le moment.
Le traitement asymétrique des deux pays,
éviction de la Chine d’un côté, maintien de la tutelle
anglaise de l’autre, est interprété par les révolutionnaires
chinois comme une manoeuvre de l'empire britannique pour asseoir sa domination
sur l'Asie. A leurs yeux, l'indépendance fictive du Tibet s'inscrit
dans la continuité de la guerre de l'opium. Cette idée alimentera
leur propagande. L'intérêt géostratégique du
Toit du Monde n'échappe à personne. Dans cette forteresse
naturelle naissent tous les grands fleuves d’Asie. Leurs vallées
sont autant de voies d'invasions potentielles. Aucun pays asiatique ne
peut se désintéresser de ce qui se passe au Tibet, la Chine
moins qu’un autre.
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Le
drapeau du Tibet indépendant |
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Le potentat tibétain
va s'efforcer de redresser son pays et de promouvoir des réformes.
Il abolira la corvée de transport. Il limitera les privilèges
de la noblesse et s'entourera de roturiers progressistes. Il amènera
l'électricité au Tibet. Il ouvrira une école anglaise
à Gyantse et rêvera d'introduire dans son pays une instruction
élémentaire obligatoire, mais les monastères s'y opposeront.
Des timbres et une monnaie nationale verront le jour. Surtout, il tentera
de doter son pays d'une armée moderne. Elle sera initialement formée
par un officier japonais. Elle comportera une unité de moines guerriers,
la guerre n'est pas incompatible avec les principes du bouddhisme tibétain,
à condition d'être menée pour la défense et
la propagation de la religion; le bouddhisme tibétain n'est, sur
ce plan, guère différents des religions occidentales. L'armée
ne dépassera jamais 17 000 combattants pourvus d'armes souvent démodés.
Ces réformes entraînent une hausse de la fiscalité
qui soulève l'hostilité d'une partie de la population. Le
clergé voit d'un mauvais oeil la création d'une caste militaire
formée à l'étranger qui risque de lui disputer le
pouvoir. Bien des gens pensent que l'entretien d’une armée moderne
constitue une dépense inutile et qu'il suffit, si besoin est, d'appeler
les Mongols à la rescousse, comme autrefois!
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Le bouddhisme et la guerre
Initialement non violent, le
bouddhisme, on l'a déjà dit, fut obligé de se plier
aux contraintes sociales dès qu'il cessa d'être une religion
individuelle pour se fondre dans les institutions étatiques. Les
exemples qui montrent qu'il s'est accommodé de cette renonciation
à l'un de ses principes de base sont nombreux. Le régime
fasciste japonais recruta ses adhérents les plus fervents dans le
milieu bouddhiste aussi bien que chez les shintoïstes. En 2009, les
bouddhistes du Sri Lanka ont applaudi sans état d'âme à
l'écrasement sanglant de la rébellion tamoule. Le Tibet ne
fait pas exception à cette règle; le bouddhisme tibétain
compte d'ailleurs un dieu de la guerre d'origine mongole, Begtse, qui brandit
une épée de la main droite et de la gauche un coeur humain;
il figure sous un dais fabriqué de crânes humains et des diables
rouges grouillent à ses pieds. Le coeur humain pourrait rappeler
une coutume mongole; on dit en effet que les princes de cette nation arrachaient
celui de leur ennemi pour le dévorer tout chaud. |
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Le
dieu de la guerre: Begtse |
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Voici un extrait révélateur
du discours d’indépendance: «Nous
sommes une nation petite, religieuse, indépendante. Pour nous maintenir
à la hauteur du reste du monde, nous devons défendre notre
pays.» On ne peut pas mieux dire.
Mais encore faut-il en avoir les moyens et ceux-ci lui sont chichement
mesurés par son opinion publique!
Nouveaux troubles au Nyarong (Kham). Le consul
britannique de Chengdu, Sir Eric Teichman, réussit le tour de force
de pacifier la région.
1914: La Russie, satisfaite du protectorat
qu'elle exerce sur la Mongolie, n'entend plus se mêler des affaires
du Pays des Neiges. La conférence de Simla (Inde) va donc se borner
à un débat entre trois partenaires: le Tibet, la République
de Chine et la Grande Bretagne. L'indépendance du Tibet y est admise,
mais la Chine continue de posséder un droit de suzeraineté
sur les hauts plateaux. Les frontières sont arrêtées
entre les possessions des trois pays; celles du Tibet sont à peu
près les mêmes que celles de la Région autonome qui
sera instituée par le régime communiste un demi siècle
plus tard. Des provinces du nord et de l'est du Tibet historique sont placées
sous contrôle chinois. Une partie du versant sud de l’Himalaya tombe
dans l'escarcelle des Britanniques. La Grande Bretagne, le Tibet et la
République de Chine s'entendent pour fermer les frontières
du Tibet aux Occidentaux. Seuls des Anglais (Charles Bell et Henry Mac
Mahon en particulier) vont pouvoir y circuler librement.
Des dignitaires tibétains expriment
à l'Anglais Charles Bell l'idée que c'est dans leur pays
que se trouvent les racines de la Chine. Tous les fleuves de l'Asie y prennent
leur source. Il est donc évident, depuis toujours, que l'histoire
du Tibet et celle de la Chine sont étroitement liées. Les
deux pays se prennent pour le centre du monde. L'influence culturelle de
la Chine au Tibet est presque aussi importante que celle de l'Inde, comme
le révèle en particulier l'architecture du Royaume des Neiges.
D'après Gedun Chompel, le lion
des neiges, symbole du Tibet, aurait d'ailleurs été inspiré
par le lion chinois, lui-même venu de Perse. Quoi qu'il en soit,
la doctrine de l'Angleterre et désormais arrêtée et
pour longtemps: le Tibet est indépendant de fait, sinon en droit,
mais il continue d'être sous suzeraineté chinoise. Cette position
sera celle du cabinet de Londres jusqu'en 2008.
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L'emblème
du Tibet indépendant |
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Malgré les avantages qu'il en retire,
le gouvernement chinois fait la fine bouche et ne ratifiera jamais le traité.
Il souhaiterait renouer le lien religieux-protecteur et trouve que les
territoires qui lui sont accordés sont insuffisants, compte tenu
des conquêtes de Zhao Erh-Feng. Tous les termes de l'iaccord ne seront
donc pas appliqués. Le Tibet en tire argument pour dénoncer
la clause reconnaissant la suzeraineté de la Chine. Le point de
vue des Tibétains est partagé par certains analystes, dont
les membres d'une commission internationale de juristes commanditée
par l’ONU après 1959; il convient cependant d'observer que, si l'on
admet que la non ratification par la Chine de la convention de Simla rend
celle-ci sans effet, on en revient à la situation antérieure;
la suzeraineté de la Chine sur le Tibet cesse d'être reconnue
par la Grande-Bretagne, mais l'existence d'un État tibétain
indépendant n'est pas acquise pour autant puisque celui-ci n'a été
reconnu par aucun grand pays avant Simla. Par ailleurs, prétendre
que la reconnaissance de la Grande-Bretagne suffit pour légitimer
l'indépendance du Tibet sur l'arène internationale revient
à dire que l'Angleterre dicte le droit en matière internationale.
La Chine y trouve évidemment des arguments pour dénoncer
un complot colonialiste.
La première guerre mondiale met à
mal cet édifice laborieusement élaboré. L'Angleterre
est trop occupée sur les champs de bataille européens pour
intervenir en Asie. Le Japon s'empare de la colonie que les Allemands possédaient
en Chine.
Un explorateur allemand, Albert Tafel, publie
un récit de voyage dans lequel il fait état du royaume de
Nangchen. Ce royaume, situé au nord du Tibet, aurait été
fondé au 8ème siècle de notre ère. Il faisait
partie des nombreuses principautés féodales dont se composait
l'éphémère empire tibétain.
Révolte à
Batang (Tibet oriental). Un accord entre la Chine et le Tibet empêche
l’affaire de dégénérer en une confrontation entre
les deux pays. L'armée tibétaine ne serait pas en mesure
de résister à une attaque chinoise. Le Dalaï lama est
contraint d'accepter la présence à Lhassa d’un représentant
de Pékin. Mais, dans l'esprit des Tibétains, il ne s'agit
que d'une trêve qui leur permettra de renforcer leur armée.
Un millier de soldats tibétains sont mis à la disposition
de Londres, pour lutter aux côtés des soldats britanniques
contre les empires centraux. Quatre jeunes nobles sont envoyés à
Londres pour y étudier l'art de la guerre.
1915: Une mission tibétaine se rend
en Inde pour obtenir des armes et une augmentation des taxes frontalières,
en vue de financer l'effort d'armement. Elle n'obtient pas satisfaction.
Des troupes chinoises se révoltent un
peu partout sur fond de xénophobie. Sur les marches du Tibet, elles
font appel à Lhassa. Un missionnaire est massacré.
Le Japon entre en lice. Il voudrait imposer
son protectorat à la Chine.
1916: Mort de Yuan Shikai. Plusieurs provinces
chinoises proclament leur indépendance. Le règne des seigneurs
de la guerre commence.
Révolte des Tibétains du Sichuan.
Alexandra David Néel, qui s'est rendue
à Shigatse, à partir du Sikkim, reçoit une lettre
du résident britannique lui enjoignant de quitter le sol tibétain
(à une date imprécise, mais pendant la Première Guerre
mondiale). Cette lettre est accompagnée d'une expulsion du Sikkim.
L'entrée des étrangers au Tibet est étroitement surveillée
par les Anglais.
1917: Le Potala interdit au monastère
de Tashilumpo l'usage des corvées. Le Dalaï lama reproche au
Panchen lama son inertie lors des événements de 1904.
Au Tibet intérieur (région sous
contrôle chinois), l'anarchie grandissante et les exactions des militaires,
dont les officiers ne pensent qu'à s'enrichir, réduisent
la population au désespoir.
La Grande Bretagne, malgré la guerre
en Europe, profite de la décomposition de la Chine pour tenter de
s'imposer comme seule puissance jouissant d’un statut privilégié
au Tibet.
Un religieux du monastère de Pakio,
se croyant prédestiné, déclenche une rébellion
armée contre les Chinois dans les territoires qu'ils occupent. Il
ambitionne rien de moins que la conquête de toute la Chine! Après
quelques succès éphémères, l'équipée
s'achève par une déconfiture totale. Mais la trêve
entre la Chine et le Tibet est rompue.
Révolution en Russie. Lénine
et le parti communiste bolchevique accèdent au pouvoir.
Dans "La main de Fu Manchu", Sax Rohmer
situe au Tibet le quartier général de la sinistre conspiration
du docteur pour dominer le monde, "un mystère
caché derrière le voile du lamaïsme".
Le thème de cet ouvrage ne manque pas de saveur à une époque
où la quasi totalité de la planète est enchaînée
à l'Europe comme Omphale à son rouet! Ne pourrait-on pas
y voir le miroir où l'Occident apercevrait, non sans une certaine
crainte, le reflet de sa propre image?
1918: Tentative d'invasion du Tibet par les
troupes chinoises sous les ordres d'un seigneur de la guerre, le général
Peng. L'armée tibétaine modernisée, aidée par
la population, met les Chinois en déroute. De nombreux prisonniers
chinois ne rentreront jamais chez eux. Ils sont noyés par groupes
de plusieurs dizaines d'hommes. Les autres subissent un véritable
calvaire. On les fait défiler dans Lhassa, derrière les cadavres
mutilés de leurs camarades morts sur la route. La modernisation
n’a pas effacé l'antique barbarie.
Pékin doit faire appel aux Britanniques
pour obtenir d’abord un cessez-le-feu, ensuite une garantie de son intégrité
territoriale.
Les frontières orientales du Tibet avec
la Chine sont repoussées vers l'est à la suite de l'armistice
de Rongbatsa (Tibet oriental). Les Anglais interviennent cependant afin
de modérer les exigences tibétaines. La France s'inquiète
pour ses missionnaires des conséquences du passage sous l'administration
de Lhassa des lieux où ils évangélisent. Au sortir
de la Première Guerre mondiale, les territoires contrôlés
par Lhassa recouvrent à peu près ce que sera ultérieurement
la Région Autonome du Tibet (RAT). Le reste du Tibet historique,
non encore juridiquement intégré à des provinces chinoises,
est sous le contrôle des seigneurs de la guerre.
Théodore Monod écrit dans son
Journal: «Le Tibet, en ce moment,
me fascine. C'est un pays immense, et à peu près inconnu…
et quel mystère enveloppe ces déserts retirés, parcourus
seulement par des chevaux sauvages, des oiseaux et des chacals, semés
de villes mortes, témoins d’une civilisation qui dut être
avancée. J'ai envie d'apprendre le tibétain… Le Tibet aux
Tibétains, voilà la justice… Il serait beau qu'il se fondât
un "État autonome tibétain", mais d'où les Anglais
et les Russes seraient à déloger, aussi bien que les Chinois.»
1919: La Grande Bretagne, qui avait songé
un moment à porter la question du Tibet devant la conférence
de la paix à Versailles, y renonce en raison des exigences japonaises.
La question des frontières tibéto-chinoises se traitera par
des négociations à Pékin.
Des troubles antioccidentaux agitent la Chine.
Les ressortissants de ce pays refusent la clause du traité de Versailles
qui ouvre sur leur pays une porte au Japon. Cette puissance asiatique montante
figure parmi les vainqueurs de la première guerre mondiale. Les
Japonais accréditent auprès des Chinois l’idée que
la politique de Londres vise à les évincer du Tibet. Les
négociations de Pékin échouent.
Les territoires du Kham, provisoirement repris
à la Chine, sont en voie de pacification.
La Chine abroge l'accord sino-russe de 1912
relatif à la Mongolie extérieure. Elle va profiter des troubles
consécutifs à la révolution bolchevique pour tenter
de reprendre pied dans ce pays.
1920: Mise en route d'une réforme fiscale
pour financer la modernisation du Tibet et de son armée. Celle-ci
dépouille la noblesse et le clergé monastique d'une partie
de leurs prérogatives. Les impôts qu'ils prélevaient
jusqu’à présent remonteront partiellement au pouvoir central.
Le Panchen lama devra solder les frais d'entretien du quart de l'armée
nationale, perspective qui n'enchante guère l'abbé de Tashilumpo.
Sous l'influence des idées de la révolution
française, qui commencent à pénétrer au Tibet,
la transmission héréditaire des charges est supprimée.
Le mérite prend la place de la naissance.
Le commandant en chef des troupes tibétaines,
Tsarong Shape, qui porte un uniforme européen, affiche des opinions
très favorables à l’évolution en cours, qu’il souhaite
appuyer sur l’armée. Face à lui se dresse l'opposition conservatrice
des religieux, avec à sa tête les abbés de Sera, Drepung
et Ganden, qui estiment que l'ouverture sur l’étranger va détruire
la religion. Une partie des notables accepte les réformes mais sans
aller jusqu'à un bouleversement complet de la société.
Religieux et nobles refusent une nouvelle ponction sur leurs revenus fiscaux
pour alimenter des projets de modernisation dont ils contestent le bien
fondé.
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Tsarong
Shape au milieu de ses officiers |
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Fondation du Parti populaire mongol inspiré
par la révolution bolchevique. Curieusement, Dordjieff continue
de servir les intérêts russes, malgré l'athéisme
militant du nouveau régime. Il estime que le communisme est compatible
avec une religion athée telle que le bouddhisme et il n'est pas
loin de croire que Lénine est une réincarnation de Sakyamuni.
Par ailleurs, il pense que le mythe de Shambala est d'origine russe.
Mission de Charles Bell, accompagné
de Laden La, à Lhassa. Les Anglais vont former les officiers de
la nouvelle armée tibétaine et lui procurer des armes. Il
s'agit maintenant d'empêcher le communisme soviétique de pénétrer
sur le toit du monde.
1921: Les moines de Ganden, Sera et Drepung
profitent de la fête du Monlam Chenmo pour manifester leurs sentiments
anti-britanniques.
Tsarong Shape et de jeunes officiers interrompent
une réunion de l'Assemblée de Lhassa pour réclamer
de nouveaux impôts contre les nobles et une représentation
de l'armée. Les moines se mobilisent pour s'opposer à un
éventuel coup de force militaire; certains d'entre eux occupent
le palais d'été, Norbulingka, où ils se livrent à
des actes de vandalisme. Une guerre civile menace le Tibet. Le Dalaï
lama frappe à droite et à gauche pour ramener le calme. Mais
il est effrayé par le tour que prennent les événements.
Il met en sommeil sa politique de réformes et se rapproche du clergé
conservateur. Ce dernier réclame la fermeture de l'école
anglaise de Gyantse et s'oppose à l'introduction des sports occidentaux.
Le football est prohibé car, taper dans un ballon, c'est frapper
la tête de Bouddha! Parallèlement à cette montée
du conservatisme, le culte de Shugden,
protecteur des Gelugpas et gardien de leur doctrine, bénéficie
d'un regain de faveur.
Fondation du Parti communiste chinois à
Shanghai.
Le Kutuktu (Bogdo-Gegheen)
proclame l'indépendance de la Mongolie extérieure. Avec son
accord, un aventurier d'origine germanique, le baron Ungern von Sternberg,
envahit le pays à la tête de militaires russes qui fuient
la révolution bolchevique. Doté d'un indéniable charisme,
ce personnage énigmatique est autoritaire et cruel. On l'appellera
le loup des steppes. Il exige de ses soldats une soumission sans réserve
et exécute lui-même les officiers récalcitrants en
leur fracassant le crâne à coups de canne! Se prenant pour
une réincarnation de Gengis khan, il rêve de reconstituer
l'empire mongol; le nouvel État, placé sous le gouvernement
nominal du Kutuktu, serait protégé par un ordre de
chevalerie bouddhiste inspiré des Chevaliers Teutoniques. La Chine
intrigue pour rétablir son influence. La guerre civile fait rage
et les troupes d'Ungern font des incursions au Tibet.
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Ungern
von Sternberg |
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1922: Un puissant ministre gelugpa impose
son fils comme réincarnation du 15ème Karmapa, contre les
voeux des membres de l'école. Le jeune tulkou meurt rapidement,
en tombant du haut d'un bâtiment, et c'est un candidat de l'école
qui le remplacera!
Inauguration d'une ligne télégraphique
entre Lhassa et les Indes britanniques.
L'universitaire américain Joseph Rock,
installé à Lijiang, au Yunnan, commence à écrire
des articles pour le magazine américain National Geographic.
Sa collaboration se poursuivra pendant plusieurs années. On pense
que ces articles ont inspiré James Hamilton, l'auteur d’"Horizons
Perdus". Rock explore les vallées du nord-ouest du Yunnan et
s'aventure au Tibet. Il en rapporte des informations scientifiques et aussi
de nombreuses photos très intéressantes.
Défait et capturé par les soviétiques,
le baron Ungern von Sternberg est fusillé. La Mongolie extérieure
devient une monarchie parlementaire théocratique sous influence
russe. La personne du Kutuktu n'est pas mise en cause par les soviétiques,
en dépit de sa collusion avec le baron.
1923: Fuite en Mongolie du Panchen Lama qui
redoute que le Dalaï Lama ne le fasse assassiner. Une querelle s'est
élevée entre les deux hiérarques gelugpas au sujet
des taxes imposées au Panchen lama.
Naissance du 16ème Karmapa.
Émeutes dans la région de Labrang
(Amdo) où les Chinois tentent de pénétrer.
Alexandra David-Néel
se met dans la tête de se rendre à Lhassa, malgré les
interdictions britanniques. Elle réside en Asie depuis 1911. Orientaliste,
elle y a poursuivi ses études auprès de personnes distinguées.
Elle s'est entretenue avec le Dalaï Lama au Sikkim et s'est rendue
à Shigatse, en 1916. Elle en a été expulsée,
suite à une intervention de Charles Bell, résident de la
Grande-Bretagne au Sikkim. Ensuite, elle a visité plusieurs pays
d'Asie, dont la Mongolie et le nord du Tibet. Mais la vigilance des Britanniques
et de leurs sbires lui a jusqu'à présent fermé la
porte de Lhassa.
Le caractère dominant de cette femme
est la volonté, une volonté qui confine à l'entêtement.
Aucun obstacle ne la fera renoncer à son projet. Cette fois, accompagnée
de son fils spirituel, un jeune lama, elle décide d'effectuer une
nouvelle tentative à partir des montagnes du Yunnan. Pour déjouer
les nombreux contrôles de police qui jalonnent la route, au passage
des rivières ou dans la traversée des villages, elle se déguise
en mendiante tibétaine faible d'esprit, qui se rend en pèlerinage,
sur un lieu saint, accompagnée de son fils.
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Alexandra
David-Néel |
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Le récit de ses aventures, "Le Voyage
d'une Parisienne à Lhassa", est justement célèbre.
On le lit avec beaucoup d'intérêt. Les péripéties
de cette périlleuse équipée sont décrites avec
précision, non sans humour, par une Européenne dont l'esprit
rationnel ne s'en laisse pas facilement conter. Le réalisme y côtoie
le merveilleux. L'image qu'elle donne des Tibétains est saisissante.
Le peuple est fruste, pauvre, sale, ignorant et superstitieux. Il vit dans
des conditions d'hygiène plus que précaires et mange une
nourriture, que notre vagabonde refuse, mais que son fils est obligé
d'accepter par politesse, malgré le dégoût que cette
viande lui inspire: des abats faisandés dans une panse de brebis
cousue! Pourtant, on la sent pleine de sympathie pour ces gens, hospitaliers
et souriants au milieu de leur misère, même s'ils ne se laissent
pas aisément deviner et si une première impression favorable
est souvent suivie de déconvenue.
Son fils se fera plusieurs fois passer sans
difficulté pour un devin. Il exploitera ainsi la crédulité
des personnes rencontrées pour en obtenir de menus services. Mais
tous les deux savent bien que les prétendus pouvoirs du jeune lama
ressortent davantage de l'habileté que d'un véritable don.
Le long cheminement, à pied à travers de hautes montagnes,
sur des sentiers escarpés, est pénible et dangereux. Un accident
les retardera: le fils, lors d'un chute, se foule une cheville et il leur
faut attendre sa guérison dans une grotte. La faculté, qu'elle
tient de l'enseignement d'un gourou, de pouvoir accroître la température
de son corps presque à volonté, lui permet de résister
au froid des nuits en altitude (pour ce
qui concerne cette précieuse faculté, voir
ici). Au
franchissement des cols, on s'exclame: "les dieux ont triomphé;
les démons sont vaincus", en bons Tibétains!
On traverse des vallées suspendu à
un câble au-dessus des fleuves. Il n'y a pas toujours de ponts et,
lorsqu'il en existe, ils sont gardés aux deux extrémités
par la police. A force de ruses, on parvient à échapper à
la vigilance de la maréchaussée. Mais cela ne suffit pas.
Un jour, Alexandra David-Néel est reconnue par un pèlerin
qui l'a rencontrée en Chine. A partir de ce moment, elle vit dans
l'angoisse d'une dénonciation qui la ramènerait à
la frontière. Il lui arrive d'avoir à utiliser le pistolet
qu'elle porte sur elle pour éloigner un importun. Un jour, son fils,
qui marche derrière elle, est assailli par plusieurs voleurs qui
le dépouillent de ses maigres ressources; les malfaiteurs sont trop
nombreux pour qu'elle emploie l'arme; la vie de son fils serait en danger.
Alors, l'idée lui vient de faire appel à son vocabulaire
tibétain; elle couvre les agresseurs d'imprécations appelant
sur leur tête la vengeance des dieux. Le ciel, jusqu'alors serein,
se couvre opportunément; la forêt frémit. Les malfaiteurs
deviennent verts de peur; sans doute ont-ils eu la malchance de s'en prendre
à une redoutable magicienne; ils rendent l'argent et supplient la
vieille mendiante de retirer ses malédictions. L'affaire est réglée!
Notre couple finit par arriver à Lhassa
où il s'établit dans une masure. La ville est jugée
médiocre. Sans le Potala, ce ne serait qu'une petite bourgade sans
intérêt. L'imposant palais étagé sur la montagne
est bâti sans génie. Décidément, les Tibétains
ne sont pas des artistes! Dans les magasins de la ville, en matière
d'objets exotiques, on ne trouve guère que des casseroles en aluminium!
La poussière de sable qui envahit les rues aveugle les passants.
Mais notre aventurière a réalisé son pari. Elle a
atteint la ville sainte malgré les interdictions de Londres! Elle
y restera plusieurs mois.
La visite du Potala faillit lui être
fatale. Un moine, un affreux petit gnome, selon sa description, l'oblige
à quitter son chapeau, à la stupéfaction de son fils,
qui craint que cette atteinte portée à son déguisement
ne dévoile sa véritable identité. Heureusement, il
n'en est rien. On voit bien qu'elle n'est pas tibétaine, mais on
la prend pour une Ladakhie.
Elle assiste à des fêtes au cours
desquelles elle aperçoit le Dalaï lama. L'une de ces fêtes
est la version tibétaine du bouc émissaire. Périodiquement,
un homme payé pour jouer ce rôle est chargé de toutes
les fautes commises par les habitants de Lhassa. Il est chassé de
la ville, au milieu des huées de la foule, venue assister à
la cérémonie; l'affluence des pèlerins est immense.
Le bouddhisme tibétain dépeint
par Alexandra David-Néel est une religion imprégnée
de magie et de sorcellerie, où l'influence du bön est indéniable.
Les lamas se livrent masqués à des danses sacrées,
accompagnées de musique et de chants admirables, qui comportent
aussi quelque chose d'effrayant. Les masques portés par les officiants:
têtes d'hommes grotesques, de démons ou d'animaux (cerfs,
yaks...) font penser à un carnaval mystérieux qui aurait
pu inspiré Jérôme Bosh ou James Ensor.
(Un site sur Alexandra
David-Néel est ici
et une vidéo est
ici
)
1924: Construction de la première centrale
hydro-électrique du Tibet.
Mort du Kutuktu. Sa réincarnation
n'est pas recherchée. Le régime parlementaire théocratique
est aboli en Mongolie. Ce pays devient une République populaire
sur le modèle soviétique. Son indépendance ne sera
plus réellement remise en cause par la Chine. Mais cette puissance
continuera cependant à entretenir le mythe de sa souveraineté
sur un pays qui vient de lui échapper grâce à l'appui
de la Russie.
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Le dernier Kutuktu (Bogdo-Gegen) |
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L'alpiniste et géologue anglais Noël
E. Odell étudie le versant nord de l'Himalaya. Il s'y heurte à
l'hostilité des Tibétains qui l'accusent de libérer
les démons emprisonnés dans la montagne en fragmentant la
roche à coups de marteau.
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Le Panchen lama est contraint de chercher
refuge en Chine. Une tentative de rapprochement avec le Dalaï lama
échoue.
1925: Les sentiments antimilitaristes d’une
fraction de la population tibétaine sont exacerbés suite
à l'amputation d'un soldat condamné pour avoir tué
un policier au cours d'une rixe. Tsarong Shape est évincé
de la tête de l’armée au profit d'un neveu opiomane du Dalaï
lama. L'influence britannique est en perte de vitesse. L'école de
Gyantse est fermée. L'ouverture du Tibet a fait long feu. Le pays
se replie sur lui-même. Devenu prudent, le Dalaï lama aura désormais
tendance à s'appuyer sur ses proches. On parlera de népotisme.
La situation en Mongolie n'est certainement pas étrangère
à la distance que le maître du Tibet prend désormais
avec des idées nouvelles dont les conséquences l'effrayent.
Tchang Kaï Chek contrôle le Kuomintang.
Il parviendra, tant bien que mal, par la force et la négociation,
à entrer en composition avec les seigneurs de la guerre.
Le Panchen lama est représenté
à la conférence de réorganisation de la Chine organisée
par un chef projaponais.
Antonin Artaud publie
son "Adresse au Dalaï lama": "Nous
sommes environnés de papes rugueux, de littérateurs, de critiques,
de chiens, notre Esprit est parmi les chiens, qui pensent immédiatement
avec la terre, qui pensent indécrottablement dans le présent...
Car tu sais bien à quelle libération transparente des âmes,
à quelle liberté de l'Esprit dans l'Esprit, ô Pape
acceptable, ô Pape en l'esprit véritable, nous faisons allusion."
Appel d'un déçu du mysticisme occidental à une autorité
religieuse orientale afin de remplacer l'hôte du Vatican par celui
du Potala ou provocation dans le goût surréaliste? En tous
cas, une des premières manifestations de l'engouement qui portera
les Occidentaux, quelques décennies plus tard, vers les religions
de l'Orient mystérieux.
1926: Fondation du Melong
(Le Miroir), premier journal tibétain. D'abord ronéotypé,
il est encouragé par le Dalaï lama et le Panchen lama. Il publie
de nombreux articles ouverts sur le monde et s'inscrit dans le courant
moderniste. Son audience restera toutefois limitée. Un article qu'il
insère pour combattre l’ivrognerie, endémique au Tibet, ne
contribue pas à élargir le cercle de ses lecteurs.
1927: Début de la répression
anticommuniste en Chine. Le mouvement communiste est provisoirement vaincu.
Les survivants entreprendront la longue marche qui les conduira au Shaanxi
(1934).
Participation du Dalaï lama et du Panchen
lama à la formation du gouvernement national de Chine à Nankin.
Troubles à la frontière orientale
du Tibet. Deux seigneurs de la guerre chinois, l'un étant le neveu
de l'autre, les Liu, en sont venus aux mains.
Une mission communiste bouriate approche le
Dalaï lama. A cette époque, le bouddhisme, présenté
comme une religion athée, est jugé compatible avec le marxisme
dans les sphères politiques de Moscou.
Walter Evans-Wentz publie "Le Livre des
morts tibétain". Cet ouvrage connaîtra un grand succès.
Il sera plusieurs fois réédité et sera abondamment
commenté à telle enseigne que, dans les éditions ultérieures,
les commentaires occuperont davantage de pages que le texte lui-même.
Jung en donnera une lecture psychanalytique. On oubliera souvent les origines
et la fonction originelle du texte pour y projeter les fantasmes de l'Occident.
1928: Le gouvernement de Nankin (Tchang Kaï
Chek) crée un comité des Affaires mongoles et tibétaines.
La volonté de colonisation du Tibet est réaffirmée.
Nouvelle mission communiste bouriate auprès
du Dalaï lama. La Russie soviétique continue la politique extérieure
tsariste.
Un peintre orientaliste d’origine russe, Roerich,
émigré aux États-Unis, parvient avec son fils, non
sans difficultés, à pénétrer au cœur du Tibet.
Il découvre que l’art animalier des nomades tibétains est
très proche de celui des Scythes. Il étudie de nombreux monuments
mégalithiques du sud du pays. Il ramène la collection complète
du canon bönpo (300 volumes) qui sera déposée au musée
qu'il a fondé à New York.
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Le
Tangla La sacré - Tableau de N. Roerich (1939) |
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Au cours de ses pérégrinations,
alors qu'il attend interminablement l'autorisation d'aller plus avant,
Roerich rencontre le commissaire tibétain de Hor. Voici la description
qu'il en donne. Ce «jeune homme de
vingt-cinq ans, était assis sur une estrade couverte de peaux de
léopard. Habillé à la chinoise d'une longue robe de
soie jaune, il était coiffé d'un chapeau de fourrure surmonté
d'une flèche d'or incrustée de pierres précieuses,
insigne de son haut grade dans l'armée… Une bague en or massif,
surmontée d'une grosse émeraude, ornait sa main. Devant lui,
sur la table basse, étaient posés une tasse à thé,
un encrier et tout ce qui est nécessaire pour écrire. L'étendard
personnel du général et son sabre protégé d'un
fourreau de cuir vert étaient suspendu au mât central de la
tente.» Le commissaire se comporte
en satrape oriental. Toute cette pompe est déployée au milieu
d'un désert, où les nomades vivent dans la crasse et la pauvreté!
1929: Lungshar devient chef de l'armée
tibétaine.
Tchang Kaï Chek envoie l'abbé du
Temple Jaune de Pékin auprès du Dalaï lama. Ce dernier
accepte un échange de représentants à condition que
la Chine lui fournisse des armes. Les négociations tournent court.
1930: Conflit armé entre deux monastères
du Kham dont l'un est soutenu par les troupes chinoises de l'un des Liu.
Les Chinois sont repoussés et les guerriers khampas entrent au Sichuan.
Tentative d'instauration d’un gouvernement
soviétique au Kham oriental.
Mao Tsé Toung reconnaît aux minorités
le droit de réclamer leur indépendance.
La Chine propose au Panchen lama de lui fournir
une escorte militaire pour regagner son pays. L'abbé de Tashilumpo
refuse. Plusieurs tentatives de rapprochement ont lieu entre Pékin
et Lhassa. Toutes échouent, le Tibet ne reconnaissant pas son inféodation
à la Chine.
1931: L'usage du tabac, réputé
démoniaque, a été interdit au Tibet. Suite à
la mort en prison d'un trafiquant arrêté dans la maison du
bahadur, pendant népalais de l'amban chinois, une
grave crise éclate entre le Népal et le Tibet. Seule
l’intervention de la Grande Bretagne, qui mandate Laden La pour arranger
l'affaire, permet d'éviter la guerre.
Kunpela remplace Lungshar à la tête de l’armée.
Le roi du Pol, un État semi-indépendant,
vestige des temps de troubles, refuse de payer son tribut à Lhassa.
Il est chassé de son royaume qui est intégré au Tibet.
Apparition du cinéma et des premières
automobiles à Lhassa. Le Dalaï Lama en fait venir trois qu'il
n'utilisera que très peu, faute de routes et de carburant. Ce nouveau
moyen de transport est mal accueilli par la population qui redoute que
les gaz d'échappement n'irritent les divinités aériennes.
De plus, il constitue une menace économique pour les caravaniers.
Par ailleurs, la construction des routes mobiliserait les paysans au détriment
de la production vivrière. Dans un premier temps, la modernisation
entraînerait l'appauvrissement du pays; c'est ce qui se produira
une trentaine d'années plus tard.
Le Panchen lama occupe une place d'honneur
à la conférence de révision de la constitution chinoise.
La suzeraineté de la Chine sur la Mongolie et sur le Tibet y est
rappelée.
Le Japon s'empare de la Mandchourie.
Dans son ouvrage "La Religion du Tibet",
l'Anglais Charles Bell écrit: "L'air
sec, froid et pur stimule l'intellect mais l'isolement par rapport aux
cités humaines et aux autres nations prive le Tibétain des
sujets qui pourraient nourrir son cerveau. Son esprit se tourne alors vers
l'intérieur et, aidé par la monotonie de sa vie et l'effroi
que lui inspire l'échelle démesurée de la Nature qui
l'entoure, il s'adonne à la contemplation religieuse... C'est là
toute la différence entre l'attitude dévote et religieuse
au Tibet et le matérialisme philosophique dans la Chine agricole."
L'influence de l'environnement naturel
sur l'orientation religieuse n'est pas une idée nouvelle. Renan
n'a-t-il pas déjà émis l'hypothèse que le monothéisme
est un produit du désert?
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Le
9ème Panchen lama avec les dirigeants nationalistes chinois
(source: documentation chinoise) |
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1931-1932: Le zoologiste américain
Brooke Dolan avec les allemands Ernst Schäfer (spécialiste
en ornithologie) et Hugo Weigold (zoologiste également spécialiste
des oiseaux) réunissent des exemplaires de la faune et de la flore
du haut-plateau tibétain.
1932: Nouvelle tentative d'invasion chinoise
au Kham à l'initiative d'un Liu. Les territoires perdus face aux
Tibétains sont récupérés.
Le Panchen lama, nommé par la Chine
commissaire pacificateur des provinces frontières de l’ouest, est
courtisé par les factions chinoises. Une nouvelle tentative de rapprochement
du Dalaï lama avec lui échoue. L'abbé de Tashilumpo
a choisi la carte chinoise. Un projet d'invasion du Tibet par 10 000 Chinois,
sous les ordres du Panchen lama, est élaboré.
Laden La, qui correspond avec les deux éminents
religieux tibétains, pourrait servir d'intermédiaire.
Démarches diplomatiques du Potala tous
azimuts, y compris auprès de la SDN, pourtant perçue comme
une machine de guerre occidentale. Sans résultat. Ouverture de négociations
avec la Chine pour régler le problème frontalier. Le Dalaï
lama accepte de reconnaître la suzeraineté de la Chine. Mais
l’affaire se complique. Un général tibétain poursuit
les hostilités et un général chinois fait sécession
pour se tailler un royaume personnel; ce dernier tient son charisme de
la possession d'un poste de radio qu'il présente comme un moyen
d'entrer en communication avec les dieux! Un accord est cependant signé.
Le sort des populations concernées est loin d'être enviable.
Du côté tibétain, la langue de Lhassa est imposée,
les impôts sont démesurés, beaucoup de personnes s'enfuient
au Yunnan. Du côté chinois, la pression fiscale est accrue
au profit des militaires. La faiblesse du pouvoir central, tant en Chine
qu'au Tibet, favorise le brigandage.
1933: Mort du 13ème
Dalaï lama. Déçu d'avoir échoué dans sa
tentative de modernisation et de restauration de l'empire, il aurait décidé
de quitter la vie, non en se suicidant, mais en choisissant le moment de
sa mort, comme le peuvent les tulkou.
Voici quelques lignes prémonitoires
extraites de son testament écrit alors que la Mongolie est devenue
une république populaire : «Il
se peut qu'un jour, ici, au cœur du Tibet, la religion et l'administration
soient attaquées simultanément, du dehors et du dedans. A
moins de sauvegarder nous-mêmes notre royaume, il arrivera que les
Dalaï lamas et les Panchen lamas, le père et le fils, les dépositaires
de la Foi, les glorieuses Réincarnations soient jetés à
terre et leurs noms voués à l’oubli. Les communautés
monastiques et le clergé verront leurs monastères détruits…
Les administrations des Trois Grands Rois Religieux (Dalaï lama,
Panchen lama et Karmapa) s’effriteront. Tous seront réduits en
servitude par l'ennemi, et contraints d'errer, en vagabonds. Tous les êtres
vivants sombreront dans la misère et la terreur, et la nuit tombera
lentement sur la souffrance du monde.»
Dans ce document, il insiste sur la nécessité d'entretenir
de bonnes relations de voisinage avec l'Inde, dominée par les Anglais,
et la Chine, encore nationaliste. Il exhorte laïcs et religieux à
faire front contre les dangers qui menacent le pays. (Le
testament peut être lu ici).
Un tremblement de terre agite le Tibet. C'est
de mauvais augure!
Au moment où disparaît le 13ème
Dalaï lama, il n'est pas inutile de s'interroger sur l'idée
que l'on se fait du statut du Tibet à l'étranger. Malgré
la déclaration d'indépendance de 1913, ce pays est toujours
considéré en Occident comme partie intégrante de la
Chine, ainsi que le montrent les cartes imprimées entre les deux
guerres mondiales.
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A titre d'exemple, une
carte de Chine publiée en France vers 1920 est
ici
Durant les décennies 1920 et 1930, plusieurs
épidémies auraient frappé Lhassa: la variole en 1925
(7 000 victimes), la fièvre typhoïde en 1934 et en 1937 (5
000 victimes). La population de la ville (26 000 à 30 000 habitants
vers 1950), ne devait pas dépasser alors 25 000 habitants.
Un Anglais d'origine grecque,
Marco Pallis, entreprend une série
d'ascensions dans l'Himalaya. Bien qu'il n'aille pas jusque dans leur pays,
il rencontre plusieurs Tibétains et tombe sous le charme de leur
caractère. Il passe par le village où étudia Csoma
et croise le chemin d'un érudit italien, Guiseppe Tucci,
qui négocie l'achat d'un tablier rituel confectionné avec
des fragments d'os humains. Notre alpiniste note que, lorsque un mani
(pierre portant un mantra gravé) se trouve au bord d'un chemin,
celui-ci se sépare en deux afin que les bouddhistes puissent toujours
avoir l'inscription sur leur droite lorsqu'ils passent devant elle, quel
que soit le sens de leur marche, ce qui me semble symbolique de l'importance
que les Tibétains accordent au respect de leurs rites, mêmes
dans les circonstances ordinaires de la vie.
A la même époque, le succès
du roman de James Hilton, "Horizons perdus" accrédite dans
l'esprit du public occidental l'image d'une région du monde, située
dans l'Himalaya, où règnent la paix, la prospérité
et la tolérance, à l'abri des montagnes couvertes de neige
qui séparent cet oasis du reste d'un monde en proie à la
guerre et aux bouleversement sociaux. Le mythe de Shangrila est en train
de naître. Il propagera, dans l'esprit du public occidental, l'image
fausse d'un havre de paix et de tolérance dans les vallées
himalayennes où l'on vit très vieux, à condition de
n'en jamais sortir, sous peine de retrouver immédiatement les misères
inhérentes à son âge. La parenté de ce lieu
idyllique avec le royaume de Shambala (et aussi avec la vallée de
Pemakoe) est évidente. Dans l'un comme dans
l'autre cas, il s'agit d'un univers idéal qui, comme la plupart
des utopies, est aussi une prison. Mais,
il convient de le noter, cet oasis de félicité ne doit pas
grand chose aux autochtones. Il est, au contraire, la création d'un
missionnaire belge, le père Perrault, installé, depuis 1743
(!?), dans un ancien monastère tibétain désaffecté
qui se dresse quelque part entre ciel et terre. Et, sauf rares exceptions,
ce sont des Occidentaux qui y tiennent les premiers rôles. L'idéologie
colonialiste n'a pas encore perdue ses droits!
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Caravanier filant sa laine en marchant |
Campement de nomades avec leurs tentes de
feutre noir |
Dessins de Léa Lafugie
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Une femme peintre, Léa Lafugie, entreprend
plusieurs explorations au Tibet. L'entrée sur le Toit du monde est
toujours aussi difficile et périlleuse. Son talent de dessinatrice
est le sésame qui lui ouvre les portes; les moines sont remplis
de curiosité devant cette courageuse occidentale qui reproduit si
bien leurs traits. Voici quelques-unes de ses observations les plus notables:
la polyandrie assure la présence d'un homme au foyer tandis que
les autres gardent les troupeaux sur la montagne ou vont commercer au loin;
les femmes accueillent dans leur couche les étrangers de passage;
une jeune fille enceinte avant le mariage est certaine de ne pas manquer
de prétendants (observation voisine chez Bacot):
c'est la preuve qu'elle n'est pas stérile; les enfants, qui ignorent
qui est leur père, tiennent tous les maris pour leurs oncles; les
caravaniers se régalent d'un brouet d'intestins de mouton bouillis
sans avoir été lavés; il est impossible, en altitude,
de cuire les légumes, l'eau bouillant à moins de 100°
(même remarque de Bacot qui ajoute que les
aliments ne prennent qu'un goût de fumée); les Tibétains
ignorent le savon; il goûtent même à l'eau mousseuse
du bain de l'exploratrice.
Le second voyage de Léa Lafugie l'amène
à Gyantse, via Darjeeling et le Sikkim. Dans la cité tibétaine,
l'exploratrice croise des prisonniers hirsutes, vêtus de haillons,
les chevilles passées dans une lourde barre de fer qui les oblige
à marcher les jambes écartées; ces malheureux, lâchés
à l'aube et repris au crépuscule, mendient leur pitance,
l'administration pénitentiaire n'étant pas chargée
de les nourrir. Les ouvriers d'une fabrique de tapis, hommes, femmes et
enfants, sont logés et nourris mais ne touchent aucun salaire; ils
sont donc sous la totale dépendance de leur maître (Marco
Pallis rapporte à peu près la même chose).
Un troisième voyage est organisé
pour rejoindre le Spiti via le Bushar. Cette expédition s'avère
encore plus pénible et plus périlleuse que les précédentes.
La vision des grottes exiguës creusées dans la montagne, où
des hommes se laissent enfermer pour méditer pendant des années,
sans échanger la moindre parole avec quiconque, pas même avec
ceux qui leur apportent leur maigre pitance, l'émeut autant que
quelques années plus tôt le furent les militaires
anglais assistant à une scène comparable.
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Prisonnier mendiant aux chevilles entravées |
Funérailles célestes (les deux
personnages au premier plan découpent un cadavre sur une table de
pierres) |
Dessins de Léa Lafugie
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Finalement, au cours de ces trois voyages,
Léa Lafugie n'a pas pénétré très avant
au Tibet. Elle en rapporte néanmoins une moisson d'images évocatrices.
Le chemin de Lhassa est de toute façon irrévocablement fermé
(un résumé plus complet de
son récit est ici).
Un auteur français, Teddy Legrand (pseudonyme
de Frédéric Causse alias Jean d'Agraives, romancier, ou de
Pierre Mariel, journaliste d'extrême droite?) publie un roman intitulé
"Les Sept têtes du dragon vert". Il y promène ses personnages
dans les milieux ésotériques et politiques de l'époque.
La trame des événements historiques, révolution bolchevique
en Russie, prise du pouvoir par Hitler en Allemagne... y cache une conjuration
dont le but est la domination du monde. Le Tibet n'est pas absent de cette
fresque pseudo historique dont un passage sera repris et développé
par Louis Pauwels et Jacques Bergier dans "Le Matin des magiciens"
(1960). Malgré la présence dans cet ouvrage de personnages
réels qui lui confèrent des allures d'authenticité,
il semble bien que les faits qui y sont rapportés ne relèvent
que de la fiction. |