lettre du père Ippolito Desideri,
missionnaire de la société de Jésus, au père Ildebrando Grassi, missionnaire de la même société, au royaume de Mysore
(d’après Markham - du Halde: Lettres édifiantes)
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Cette lettre est datée du 10 avril 1716, à Lhassa. Après quelques formules de politesse, Desideri écrit que, mandaté comme missionnaire au Tibet, il a quitté Goa le 20 novembre 1713 et est arrivé à Surat le 4 janvier 1714. Etant amené à séjourner là quelques temps, il en a profité pour apprendre le persan. Le 26 mars, il est parti pour Delhi où il est arrivé le 11 mai. Il y a rencontré le frère Manuel Freyre également mandaté comme missionnaire au Tibet. Les deux religieux se mirent en route le 23 septembre en direction du Royaume des Neiges. Ils atteignirent Lahore le 10 octobre; là, ils éprouvèrent la satisfaction de commencer à mettre en œuvre leur ministère en confessant et en administrant l’eucharistie à des chrétiens privés de pasteur. Ils quittèrent Lahore le 19 octobre et, au bout de quelques jours, ils atteignirent le pied d’une montagne que Desideri appelle le Caucase. 

Ils gravirent ainsi trois chaînes de plus en plus hautes jusqu’au sommet, le Per-Pangial (Pir Punjal), un col qui conduit au Cachemire. Les gens du pays vénèrent cette montagne où ils adorent un vieillard supposé être le gardien de la région. Pour Desideri, il n’y a aucun doute, cette vénération n’est qu’une réminiscence du mythe de Prométhée. 

Les sommets de la plus haute montagne sont toujours couverts de neige et de glace. Les missionnaires mirent douze jours pour traverser à pieds, avec d’incroyables difficultés, cette contrée rocheuse entrecoupées de torrents impétueux. Ils furent parfois obligés de s’agripper à la queue d’un yack pour ne pas être entraînés par le courant. Desideri, qui n’avait pas pris la précaution de se pourvoir de vêtements en rapport avec le climat, souffrit beaucoup du froid. 

Aussi inhospitalière qu’elle paraisse, cette région ne manque pourtant pas de charme. On y rencontre une grande variété d’arbres, le sol en est fertile et elle n’est pas complètement inhabitée. Plusieurs petits Etats s’y sont formés dont certains dépendent du Grand Moghol. La route devient cependant impraticable aux cavaliers et même aux jampans, une sorte de palanquin. 

Le 10 mars, les deux missionnaires parvinrent au Cachemire (Desideri se trompe certainement et, au lieu de mars, il faudrait lire novembre). Ils y restèrent six mois, en attendant que les énormes masses de neige qui encombraient les passes aient fondu. Desideri, fatigué, y tomba malade. Il n’en continua pas moins à apprendre le persan et commença à s’intéresser au Tibet. Il apprit qu’il existait en fait deux Tibet: le Petit Tibet ou Balistan au nord-ouest et le Grand Tibet ou Bouthan au nord-est. Le Balistan n’est pas très éloigné du Cachemire; il est habité par des musulmans tributaires du Grand Moghol; c’est une contrée économique fertile mais stérile au plan spirituel, au moins pour ce qui concerne l’évangile. L’autre Tibet est plus éloigné du Cachemire mais la route en est fréquentée par de nombreuses caravanes qui transportent notamment de la laine à travers les défilés; le chemin est d’abord peu pénible mais il devient de plus en plus difficile en raison du vent, de la neige, du froid excessif et de l’obligation de passer la nuit sur la terre gelée. Le Grand Tibet commence au sommet d’une énorme montagne enneigée, le Kantel (le mont Kantul des anciennes cartes, au nord-est de Srinagar). Un versant de la montagne appartient au Cachemire et l’autre au Tibet.  

Les missionnaires quittèrent le Cachemire le 17 mai 1715 et ils entrèrent au Tibet le 30, jour de l’Ascension. Il avait beaucoup neigé et les vents transformaient le paysage jusqu’à Leh, au Ladakh, où résidait le roi, en un lieu d’horreur, de mort et de désolation. La neige s’entassait d’un sommet à l’autre ne laissant qu’un étroit passage aux torrents rugissant qui frappaient les rochers, prêts à emporter les voyageurs même les plus robustes. Les montagnes paraissaient de part et d’autre infranchissables. Il fallut se frayer un sentier, à mi-pente, et celui-ci était si étroit et si nu qu’on était obligé de regarder sans cesse où l’on posait les pieds;  au moindre faux pas, c’était la chute assurée, la mort au fond d’un abîme ou au moins un membre brisé. Là où poussent des buissons, il est possible de s’y accrocher mais sur ces montagnes on ne trouvait pas même un brin d’herbe! Les voyageurs étaient parfois contraints de quitter leurs souliers et de marcher pieds nus pour mieux assurer leurs pas. Certainement, les épisodes de cette randonnée sont inoubliables! 

Sous ce climat, il n’y a pas d’autre nourriture que la farine de battu, une sorte d’orge (que Markham compare au quinoa du Pérou). D’après Desideri, les gens du pays le mangent tel quel; les missionnaires l’accommodèrent en brouet mais ce ne fut pas une mince affaire que de trouver du bois pour le faire cuire (Desideri et Freyre paraissent avoir redécouvert la tsampa!). 

La réverbération des rayons du soleil sur la neige fatiguait beaucoup les yeux et rendait les voyageurs presque aveugles. Desideri fut amené à se confectionner des espèces d’œillères pour se protéger. Les douaniers, rencontrés de temps à autres, ne se contentaient pas seulement de prélever les droits, ils se saisissaient aussi de tout ce qui leur plaisait. Dans ces hautes montagnes, on ne trouve pas de grandes villes. Il n’y a pas de monnaie; c’est celle du Grand Moghol qui est généralement utilisée et le troc y est encore un moyen d’échange des marchandises.  

Le voyage du Cachemire au Ladakh, accompli à pieds, dura quarante jours. Les deux jésuites arrivèrent à destination le 25 juin. Le royaume du second Tibet commence au mont Kantel et s’étend au nord-est. Il étaut dirigé par un gyampo (souverain), nommé Nima Nangial, vassal d’un roi plus important. Les premières personnes rencontrées par les missionnaires étaient musulmanes; ensuite, ils rencontrèrent aussi des bouddhistes qui leur parurent moins superstitieux et idolâtres. 

Au Ladakh, Desideri commença à se familiariser avec le bouddhisme. Il écrit que le dieu de cette religion s’appelle Konchok et que ses fidèles semblent avoir quelques notions de la Sainte Trinité. Ils parlent en effet parfois de Konchok-chik (traduit par un dieu) et d’autres fois de Konchok-sum (trois dieux). Ils connaissent l’usage du chapelet et répètent toujours les mots: om, ha, hum lesquels signifient pouvoir, verbe et cœur ou amour (il s'agit évidemment de Om Mani Padme Hum mal entendu et encore plus mal traduit - voir ici). Ils adorent Urghien né voici sept cents ans, qui serait à la fois un homme et un dieu et serait né d’une fleur. Mais il existe aussi des statues féminines avec une fleur dans la main qui sont supposées représenter la mère d’Urghien. Plusieurs autres personnages pourraient être des saints. Dans leurs églises, on peut voir des autels couverts de tissus et d’ornements, avec, au milieu, un tabernacle dans lequel on dit qu’Urghien habite, bien que d’autres pensent qu’il est dans les cieux. 

Les prêtres tibétains s’appellent des lamas. Ils portent un habit qui les différencient des autres hommes, sont tonsurés et observent le célibat. Ils passent leur temps à étudier les livres sacrés écrits dans une langue et avec des signes différents de ceux utilisés par les gens du commun. Ils disent leurs prières en chœur, célèbrent leurs rites et offrent des présents dans des temples où brûlent des lampes sacrées. Les offrandes consistent en blé, orge, pâte et eau présentés dans des récipients scrupuleusement nettoyés. Le surplus des offrandes est mangé comme s'il avait été consacré. Les lamas sont très respectés; ils vivent ensemble hors du monde profane, obéissent à des supérieurs locaux et sont sous l’autorité d’un supérieur général que le roi lui-même traite avec une grande vénération.  

Le roi et beaucoup de ses courtisans regardaient les missionnaires jésuites comme des lamas du Christ venus d’Europe. En les voyant réciter leurs prières, ils se montraient curieux des livres qu’ils lisaient et de la signification des différentes figures qui s’y trouvaient. Quelques-uns, après les avoir soigneusement examinés, les approuvèrent en disant "Nuru", ce qui signifie très bon. Ils remarquaient deux choses: la première, c’est que ces livres ressemblaient aux leurs, ce qui n’avait pas sauté aux yeux de Desideri, qui ajoute que les Tibétains étaient peut-être capables de lire leurs livres mais ne les comprenaient pas;  la seconde, c’est que, s’ils comprenaient le langage des missionnaires et pouvaient dialoguer avec eux, ils éprouveraient un grand plaisir à parler de religion, preuve que ce peuple était disposé à recevoir les vérités du christianisme. 

D'après le religieux européen, les Tibétains sont naturellement gentils, mais incultes et grossiers. Ils ignorent tout des arts et des sciences, bien qu’ils soient loin d’être idiots. Ils ne communiquent avec aucune autre nation; aucun met n’est interdit à leur consommation; ils ne croient pas en la transmigration des âmes et ne pratiquent pas la polygamie (observations plus que contestables); ces trois points les distinguent des idolâtres des Indes. 

Au Tibet, l’hiver prévaut presque toute l’année. Les sommets sont toujours couverts de neige; le sol ne porte que du blé et de l’orge; les arbres, les fruits, les légumes y sont rares. Les maisons sont petites, étroites, et construites en pierres entassées sans art les unes sur les autres. Les vêtements sont uniquement de laine. Pendant la durée de leur séjour au Ladakh, les deux missionnaires habitèrent dans la hutte d’un pauvre natif du Cachemire qui vivait de mendicité. 

Deux jours après leur arrivée, les missionnaires rencontrèrent le Lompo, second du roi qui est communément appelé son bras droit. Le 2 juillet ils furent reçus en audience par le roi lui-même assis sur son trône. Le 4 et le 8, ils furent à nouveau appelés auprès du roi qui les traita plus familièrement. Le 6, ils présentèrent leur respect au Grand lama accompagnés de plusieurs autres lamas, dont un fils du Lompo et un parent du roi. Ils furent accueillis honorablement et on leur offrit des rafraîchissements selon la coutume locale. 

Ces honneurs et démonstrations d’amitié n’effaçaient toutefois pas toutes leurs craintes car ils savaient que la caravane des marchands de laine comportaient de nombreux musulmans et que certains d’entre eux, par jalousie ou haine du christianisme, avaient dit au roi et à ses ministres que les missionnaires étaient en réalité de riches commerçants possédant des perles, des diamants, des rubis, des joyaux de diverses sortes, et beaucoup d’autres objets de valeur. Un officier de la cour se rendit dans leur logement où tout fut fouillé; ce qu’il trouva excita la curiosité du roi qui demanda qu’on lui apporte tout dans un panier et un sac de cuir; le maigre bagage des deux missionnaires: leur linge, leurs livres, leurs écrits, leurs instruments de mortification, leurs chapelets et leurs médailles furent ainsi mis sous les yeux du roi qui, après les avoir examinés, acquitta les missionnaires en disant qu’il avait eu plus de plaisir à inspecter ces pauvres effets qu'à découvrir des perles et des rubis. 

Les affaires étant dans cet état, Desideri, qui était déjà résolu à tout souffrir pour accomplir sa mission, ne pouvait que se réjouir en voyant qu’il se trouvait dans un pays bien gouverné où il pourrait travailler sans trop de difficulté à sauver les âmes. Il s’était donc mis à apprendre la langue du pays, afin d’y propager la foi, espérant que, malgré la stérilité des rochers de la contrée, le Très Haut ne trouverait pas cette tâche sans intérêt, lorsqu’il apprit l’existence d’un troisième Tibet. Après plusieurs consultations, et contre le vœu de Desideri, les missionnaires décidèrent de s’y rendre. Le voyage exigeait habituellement six ou sept mois à travers des contrées désertiques presque privées de population. Ce troisième Tibet était plus exposé que les deux autres aux incursions des Tatars frontaliers. 

Les deux religieux quittèrent le Ladakh le 17 août 1715 et ils arrivèrent à Lhassa, d’où Desideri adressa sa lettre, le 18 mars 1716. L’auteur de la missive laisse à son correspondant le soin d’imaginer quelles furent  leurs souffrances en cheminant dans la neige et le froid. Peu de temps après leur arrivée, un tribunal s’avisa de leur chercher chicane; heureusement, un jour que Desideri passait devant le palais, en se rendant à une audience, le roi, assis sur son balcon avec ses ministres, l’aperçut et s’informa; un ministre, juste et équitable, était déjà au courant de l’affaire et il saisit l'occasion de plaider la cause des missionnaires; le roi convoqua alors immédiatement Desideri et donna l’ordre qu’il ne soit plus jamais inquiété. 

Quelques jours plus tard, Desideri se rendit auprès du ministre, lequel lui reprocha de ne s’être pas spontanément présenté devant le roi. Le jésuite s’excusa en expliquant qu’il savait que la coutume était d’offrir un cadeau et qu’il ne possédait aucun objet de valeur susceptible d’être offert à un roi. Malgré son ingénuité, cette excuse ne parut pas suffisante et Desideri dut se rendre officiellement en audience au palais. Il y rencontra une centaine de personnes qui attendaient d’être reçues. Deux officiers prenaient leurs noms qu’ils couchaient sur un papier transmis au roi. Celui-ci donna immédiatement l’ordre d’introduire Desideri en même temps qu’un grand lama. Le présent de ce dignitaire était somptueux, ce qui faisait encore plus ressortir l’insignifiance de ce qu'apportait le missionnaire européen. Cependant, le roi demanda que le cadeau du lama soit déposé à l’entrée, selon la coutume, et il se fit apporter celui de Desideri pour le garder auprès de lui, manifestant   ostensiblement par ce geste le plaisir qu’il éprouvait en le recevant. Cette marque de faveur exceptionnelle accordée, le roi fit asseoir Desideri en face de lui et lui posa d’innombrables questions, pendant deux heures, sans jamais adresser la moindre parole aux autres personnes présentes. Après cette première visite, Desideri pensa qu’il pourrait tirer profit des bonnes dispositions du roi pour lui démontrer la vérité de la sainte religion chrétienne à la première occasion. Malheureusement, au moment de l'écriture de sa lettre, il n’en avait pas encore eu l’opportunité.   

Desideri précise que le roi est de race tatar (il s'agit de Latsang khan), qu'il a conquis quelques années plus tôt cette contrée (elle fut en fait conquise par Gushri khan un siècle plus tôt mais Latsang Khan s'empara de Lhassa en 1705 pour déposer le 6ème Dalaï lama), laquelle n’est qu’à quatre mois de marche de Pékin et qu'un envoyé de cette capitale vient de quitter Lhassa pour y retourner. 

La lettre se termine par des formules de politesse; Desideri réclame les prières de Grassi pour l’aider, après tant d’épreuves, dans la mission qui lui est confiée pour la gloire de Dieu.  

Ce document n’est pas exempt de défaut; les erreurs y sont nombreuses, notamment en ce qui concerne l’interprétation des dogmes, des rites et des prières du bouddhisme tibétain; Desideri observe cette religion, nouvelle pour lui, à travers le prisme déformant de sa propre foi ce qui le conduit à des approximations parfois très éloignées de la réalité. Il n’en reste pas moins un témoignage direct incontestable d’un séjour au Tibet au 18ème siècle; les récits de cette sorte sont trop rares pour qu’on néglige celui-ci.


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